La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII




comment la douleur a été réglée dans une loi


LE TRAVAIL


Souffrir, vieillir, mourir, combien dans ces trois mots l’Infini met de choses ! La douleur a restitué ses racines à notre liberté et fait de l’homme un être incommensurable. Mais voyez comme la vie est merveilleusement graduée ; avec quel art elle prépare la formation du créé !

La douleur avait besoin d’être réglée et calibrée dans une loi, c’est le travail. Le travail en étend l’égale dose sur la surface de la vie. Car la douleur n’est point l’unité de mesure, mais l’intensité de la loi s’accumulant sur le point faible où elle est appelée. Puis il fallait que le travail lui-même fût fixé à l’homme par un besoin, et c’est la faim.

L’homme naît mou et superbe ; il est si nouveau dans la substance ! Mais ici, à peine sorti du néant, il faut qu’il désire l’être ; à peine en possession de l’être, il faut que l’orgueil ne le consume pas ! Relatif, il se croit absolu ; il faut donc que le premier sentiment de sa vie soit un besoin, que son premier pas soit un acte de dépendance en même temps qu’un effort. De là, la faim, obligeant l’homme à se soumettre pour conserver son existence.

La faim devient la mère du travail. La faim ! avons-nous bien observé cette admirable invention pour un être créé ? La pensée de l’Infini est toute là. Pour celui qui n’eût pas encore ressenti la faim de l’âme, inventer celle du corps, lui en faire la nécessité de chaque jour, l’aiguillon de tous les instants ! Dès lors, l’homme ne cessera d’éprouver le besoin de l’être et ne pourra le satisfaire qu’en employant sans paix ni trêve ses organes et sa volonté.


Comme l’Infini sait bien s’y prendre ! Arrêtons-nous devant cet homme frappant de la pioche ou du marteau depuis le matin jusqu’au soir (pensons que Dieu le voit), puis admirons ce qui se passe ! Pas une seconde sans un mouvement, pas de mouvement qui ne soit un acte, et pas d’acte qui ne soit un effort.... nous avons compris l’homme. Il faut le tirer du néant ! le travail est le cric qui soulève peu à peu notre volonté.

La liberté, ce pouvoir d’être cause, cette faculté du mérite, veut que l’homme se refasse lui-même. Il faut que l’âme se reprenne en sous-œuvre à partir du commencement. Oui, à cause même de sa faiblesse, l’homme doit s’édifier peu à peu, cran à cran, et, pour ainsi dire, seconde à seconde par la vertu d’un effort sans répit. Le travail n’est que l’acte continu. Si l’homme veut être, qu’il soit par ses propres forces !

Puisque l’homme est à faire, qu’il travaille ! puisqu’il est le fils de ses œuvres, qu’il travaille ! A-t-il fait bien, a-t-il fait mal, qu’il travaille ! Ici, pour l’ordre de la nature, le travail obvie à tout. Il distille la volonté, élargit la source du cœur, approfondit la conscience. Le travail construit l’homme sur tous les points de son âme. Il est l’œuvre ontologique par excellence. Il prépare tout : combien n’a-t-il pas aidé à sauver les âmes enfermées dans la Gentilité ?

Aussi est-il la grande loi..... Fais tes efforts ! dit-on à l’enfant qu’on élève. C’est aussi le mot de la grâce. La plus profonde métaphysique, la vie même ne parlent pas autrement. L’inexprimable satisfaction que l’homme éprouve après le travail n’est qu’une indication de la nature.

Mais le travail ne retient pas seulement l’âme dans la position du relatif vis-à-vis de l’Absolu ; il fait encore que l’homme sort de lui-même, il fait encore qu’il se donne ! Tout effort a une portée plus haute encore que la volonté. Pour gagner sa vie, l’homme est obligé de donner de sa vie. La lueur et la force coulent de ses membres en même temps. Et le soldat, mettant le plus gros enjeu, fut toujours réputé l’ouvrier le plus glorieux.

En s’exposant à la mort, le héros prouve qu’il tient plus à l’honneur qu’à la vie. Quoi ! il est prêt à céder le don splendide de l’Infini. Mais si le héros a la force de donner une fois sa vie, le saint a la vaillance de l’offrir tous les jours. Néanmoins, il faut que la coupe se vide, goutte à goutte ou d’un seul trait. Mais on doit croire que la vie est donnée dans la mesure de l’épreuve et que l’épreuve est calculée sur les forces de notre liberté. Une longue vie est une longue grâce, car la vie est d’un prix dont il faut chercher la proportion dans l’Infini.

En comparant l’état de l’homme à sa naissance, avec l’état où il est parvenu lorsqu’il approche de la mort, on comprendra toute la vertu du travail sur un être libre. Que la grâce regarde ici avec envie l’œuvre de son protégé ! C’est une chose divinement remarquable que le développement de volonté, de cœur et de conscience qu’on retrouve chez l’homme dont la vie a été remplie par le travail.

Cette grâce, issue de Dieu, comment y préparer tant d’âmes qui la refusent ? C’est l’œuvre du travail, à son tour issu de l’être libre. Loin du travail et de l’activité, la grâce trouve difficilement une tige prête à grandir. Elle vient féconder le champ que laboure le travail. De plus, comme l’homme est orgueil, la grâce s’entend avec la douleur pour effacer l’égoïsme à mesure que le moi se fortifie par l’effort. Mais c’est le travail qui opère dans les masses le relèvement des âmes, et qui l’opère sans transports, sans enthousiasme, ce dont tant d’êtres seraient presque toujours incapables. Le travail est le levier universel du genre humain.

Un fils d’Adam vient en ce monde. Il faut que son cœur s’arrache à lui-même et prenne sa route vers Dieu. Pour cela, il faut que sa volonté sorte aussi d’elle-même à l’aide de l’effort ; pour cela, il faut qu’il travaille ; et pour cela, il faut qu’il ait faim. La plante croît sans avoir faim et sans travail la bête mange.

Pour l’homme, le travail n’est pas uniquement une punition qui le purifie devant Dieu et un traitement qui redresse sa volonté courbée dans sa chute, de manière à rendre au cœur son premier mouvement hors de lui-même. Le travail est encore pour l’homme une gloire, puisque c’est l’homme qui, par un effort personnel, a l’honneur ici de concourir au rétablissement de sa nature, de ramener la vigueur en son âme aussi bien qu’en son corps, tout en se ménageant sur la terre une existence digne et indépendante. On peut saisir le sens de ces mots d’une sainte : « La justice divine a châtié l’homme avec de la gloire. »

Travail, fontaine renaissante de la volonté, travail, qui agrandis le passage du cœur et reconstruis l’homme écroulé, travail, toi qui fais en nous une liberté vivante, il faut que l’homme, pour conserver même ici-bas son existence, te fasse monter dans ses membres comme une sève, te sente jaillir de son cœur comme le sang et te répande en bienfaits sur ceux qu’il aime et qu’il élève autour de lui !