La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre IV

Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 25-35).
CHAPITRE IV




fruits de la douleur pour cette vie et au delà

Nous comprenons déjà le sens de la vie. Dieu nous envoie sur la terre pour produire de nous-mêmes ce qu’il ne peut produire pour nous : la volonté dans la faiblesse, le renoncement dans le besoin ; enfin, l’amour, dans une personnalité qui avait à tout instant le pouvoir de se refermer dans l’égoïsme, et la force, dans un cœur qui rencontrait à tout instant l’occasion de se dissoudre dans le mal. Aussi, sur la terre, dans ce lieu de combat, le malheur restera souvent victorieux pour que le mérite le soit, et la douleur surnagera toujours pour que le cœur puisse à toute heure se sauver.

Si l’on écoutait les hommes, il faudrait renoncer à la douleur. Mais qu’on y songe : si l’âme, laissant retomber sa liberté, venait à perdre le temps, quels regrets dans l’Infini ! L’homme, ici-bas, ne peut pas être consulté. Dieu, plus prévoyant, pourvoit continuellement à la peine, afin que l’âme, un jour, montant sur le seuil de la Gloire, n’ait point de reproches à faire !

La douleur nourrit l’âme. Souvent elle lui assure un pain plus fortifiant dans la vie que le pain de l’amour. Mais il ne faudrait point croire que la vie chrétienne soit une vie de privations continuelles ; c’est la privation seulement des biens temporels. Or, si elle est privation pour les organes physiques, elle est satisfaction pour les besoins spirituels. La vie du chrétien est le bien-être de l’âme, comme la vie de l’égoïste est le bien-être du corps. C’est à l’homme de choisir.

Les riches du monde sont pauvres précisément par où les saints sont riches. La question est de savoir quelle est la valeur des richesses du saint et celle des richesses du riche ; car les richesses n’ont de valeur que pour satisfaire nos besoins. Quels sont ceux de l’homme ? a-t-il besoin d’immortalité ? a-t-il besoin de ce qui est passager ?

Qui saurait compter les richesses de la douleur ? Les hommes qui ont vécu à l’abri de la douleur ont ordinairement peu de valeur parmi leurs semblables. La vie n’est parvenue à défricher en eux que la surface de l’âme ; leurs sentiments et leurs affections n’ont pu prendre assez de profondeur. Ils montrent encore cette sorte d’affabilité banale qui s’efface au moment où elle naît ; ils ne connaissent point cette large sympathie qui apaise la douleur dans ceux qui en sont surchargés. C’est ce qui fait dire que le bonheur rend égoïste et que le malheur apprend à compatir. Celui qui n’a point souffert ne sait pas où prendre son âme.

La douleur s’occupe de rétablir l’égalité des consciences et des conditions devant Dieu. L’artisan, qui se fatigue du matin au soir, conserve ordinairement des membres sains et un esprit paisible ; la douleur visite rarement sa pensée ou son corps. Le riche, qui se condamne à l’oisiveté, sent à tout instant sa santé dérangée et son esprit inquiet ; la douleur, suppléant au travail, poursuit sa pensée et sa chair. C’est ce qui fait dire que les pauvres sont heureux et que les riches ont besoin de l’être.

La douleur met dans l’âme cette intensité si rare qui s’applique ensuite à toutes nos facultés, et qui fait les hommes supérieurs dans les sentiments comme dans les entreprises. Les hommes n’ont ordinairement de valeur que de deux manières : ou ils ont beaucoup reçu de la vertu des ancêtres, ou beaucoup acquis par la douleur. L’intelligence et les grandes vertus se réveillent rarement d’elles-mêmes.

Celui qui a lu attentivement l’histoire des grands hommes peut dire qu’ils n’ont su parfaitement qu’une chose : la douleur. Leur âme, plus profonde, contenait-elle donc la vie à plus haute dose ? Byron fait dire au Dante : « C’est le sort des esprit de mon ordre d’être torturés pendant leur vie, d’user leur cœur, et de mourir seuls. » Et Dante fit lui-même cette belle remarque : « Plus une chose est parfaite, plus elle sent le bien et aussi la douleur. » La douleur, conduisant l’homme plus avant dans l’être, le mène aux grandes choses[1]. Qui n’a senti son être accru après la douleur ? L’homme ne sait pas la valeur du secret qu’il porte ici-bas. La prière n’a un si grand empire sur Dieu que parce qu’elle est faite dans la douleur de cette vie. L’âme heureuse n’offrirait que ses louanges ; mais offrir de son être, offrir, lorsque le malheur semble tout nous ravir, c’est le fait de ce qu’il y a de plus divin, c’est le trait même de l’Infini ! Être sublime, que celui à qui il ne reste que le désir et qui le porte vers les Cieux !

Dans l’homme, l’ardeur du saint désir n’est pas encore éteinte qu’elle est déjà vivante au ciel. La prière de la douleur s’embrase dans le sein de Dieu, comme s’il voyait cette flamme sortir de sa propre substance. La prière, comme une flèche, part de la liberté, mais la douleur la fait pénétrer en Dieu, comme si elle joignait une portée surnaturelle. Bien que l’ange prie pour nous, l’Écriture semble plus étonnée des effets de la prière de l’homme que de la prière de l’ange. Celle des saints obtient des miracles[2] !

Ah ! les saints, puis au-dessous d’eux, les hommes de génie, les poètes, les artistes, peuvent être considérés comme les enfants gâtés de la douleur. Ils éprouvent, il est vrai, de si précieuses choses dans le cœur ; dès ce monde ils prennent part à de telles joies, qu’ils n’appartiendraient plus à l’humanité, si la douleur ne leur réservait ses beaux fruits. La couronne de laurier est un signe de douleur. Dans ce monde affligé, comme tout ne saurait naître de l’amour, c’est la douleur qui a réussi à préparer le plus grand nombre de saints, de héros, d’hommes de génie et d’excellentes familles.

La douleur produit des saints, parce qu’elle ramène du monde beaucoup d’âmes que les circonstances de fortune, de naissance ou d’affection y auraient sans doute trop attachées. Quelquefois même, lorsque l’épée est entrée jusqu’à la garde, l’homme rencontre l’exquise joie qui existe au fond de l’extrême douleur, et, sentant que c’est la main de Dieu qui vient de frapper, il se retourne pour la baiser.

La douleur produit des héros, parce qu’elle ramène de ses mystérieux champs de bataille des âmes fermes et généreuses. Personne n’est entré plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort, en ces heures solennelles où le moi apporte son abdication. Par une action intérieure, la douleur produit le même effet dans notre âme. Elle tient ainsi secrètement une école d’héroïsme. Il n’y a rien de bon au monde comme les saints et les vieux soldats[3] ! La douleur produit des hommes de génie et des poètes, parce qu’elle fait descendre l’homme dans son âme plus avant qu’il n’y serait jamais allé de lui-même. Il faut prendre les choses à une certaine profondeur, si on veut les tenir de leur source. C’est toujours la grandeur du sentiment qui suscite le génie, ou qui réveille le poète. Rien ne met en nous de la solidité comme la douleur.

La douleur forme des familles remarquables, et toutes ces personnes révérées qui deviennent le trésor de ceux qui les entourent. Il semble que la douleur soit la source de toute profondeur dans le caractère et dans l’esprit. Elle fait atteindre aux sentiments une réalité à laquelle, ici-bas, l’amour

seul ne serait pas arrivé. Rien n’est tel que la douleur pour chasser la légèreté, éteindre l’indifférence, donner son prix à la sagesse et à tout ce qui vient du cœur. Ne confiez que peu de choses aux personnes qui n’ont pas souffert.

Enfin, vous savez qu’ici-bas le plus tendre de vos amis est toujours celui qui a le plus souffert, ou qui a aimé avec le plus d’abnégation. La mesure de l’amour fait la mesure de la douleur, mais la mesure de la douleur donne toujours celle de l’amour. Ces hommes dont le caractère est à la fois si ferme et l’esprit si doux, ces hommes, sur lesquels se repose le cœur et que chacun désire consulter, ne se rencontrent que parmi ceux qui ont traversé les grandes difficultés de la vie, qui ont été plus ou moins à l’école de la douleur. Vous qui avez souffert, vous ne savez pas combien vous êtes devenus précieux ; vous ne savez pas quelle lumière sort de vos yeux et quel miel coule de vos lèvres !

Et vous qui souffrez, puissiez-vous trouver ici l’argument de vos consolations ! Songez que la douleur est l’instrument divin qui prépare votre âme à la vie infinie. La douleur assurera vos droits à l’immortalité.

Soyez pleins de confiance en la douleur. Ou elle travaille à fortifier en vous une volonté dont vous aviez besoin pour accroître votre personnalité devant Dieu, ou elle s’applique à agrandir en vous un cœur qui contiendra au Ciel une plus grande quantité d’amour.

Vous qui souffrez, n’ayez aucun regret ; si votre conscience est sans reproche, vous travaillez pour ceux de vos pères ou de vos frères dont la patience n’aurait point su expier comme la vôtre. Vous voulez bien aussi savoir ce qu’est la reconnaissance dans les Cieux !

Réjouissez-vous donc, car, peut-être, beaux comme des saints, vous portez, fixé sur vos épaules par le nœud de la réversibilité, un manteau de douleur renfermant l’avenir de beaucoup d’âmes que vous ne connaissez pas encore, mais que vous reconnaîtrez en Dieu !

Croyez que par la liberté humaine, il s’opère une grande chose dans le temps, puisque toute une Éternité est en partie fondée sur un si faible point. Vous qui souffrez, consolez-vous, consolez-vous ! pourriez-vous oublier ces mots : Bienheureux ceux qui pleurent !

La liberté humaine dans le temps ! Remontons à la première question ; sortons de l’enceinte de l’âme pour entrer dans celle de l’être.

  1. Les grands esprits, dans l’antiquité, ont laissé un mot de prédilection sur la douleur : « Il n’y a pas moins de grandeur à souffrir de grands maux, remarquait Tite-Live, qu’à faire de grandes choses. » — «C’est un grand malheur, observait Cicéron, de n’avoir pas éprouvé de peines. » — « La fournaise rend ferme le vase du potier, dit l’Écriture, et la douleur l’âme du juste, » — « Le bonheur, dit le Livre de la Sagesse, fait des monstres, et l’adversité fait des hommes, » Rentre en toi, nous dit la morale. Qui sait mieux que la douleur nous frayer ce précieux chemin en nous-mêmes !
  2. Il est vrai, l’ange est dans la gloire, inondé d’existence et de joie ; là son état est l’état même de la prière, avec l’effet, avec le but de la prière.

    La prière, ou l’humilité, n’est ici-bas qu’un élan vers l’état ou l’âme sera dans la gloire.

  3. Le soldat suit la ligne d’éducation du saint. La guerre entreprend et la sainteté accomplit l’école du sacrifice. Toutes deux firent naître en l’homme la soif sacrée de la mort. Le christianisme fit jaillir des légions de martyrs du sein des familles patriciennes et guerrières de Rome.

    « Un phénomène remarquable, observe J. de Maistre, c’est que le métier de la guerre ne tend jamais à dégrader ni à rendre féroce celui qui l’exerce ; il tend à le perfectionner. L’homme le plus honnête est ordinairement un militaire honnête. Dans le commerce de la vie, les militaires sont plus aimables, plus faciles et plus obligeants que les autres hommes. Au milieu du sang qu’il fait couler, le guerrier est humain, comme l’épouse est chaste dans les transports de l’amour. Le soldat est si noble qu’il ennoblit ce qu’il y a de plus ignoble, en exerçant sans s’avilir les fonctions de l’exécuteur. »

    Chez les nations, la grande noblesse est née des armes. Mais si le guerrier lègue sa noblesse à la terre, le saint porte la sienne dans le Ciel. Cependant, il laisse parmi nous une telle lignée, que les chrétiens se disputent son nom.