Calmann-Lévy, éditeur (p. 23-37).


III


Elle s’applique, profitant du jour qui baisse, inclinant son profil délicat, au petit nez, au menton fin. Son pinceau effleure les ailes ocellées de l’archange, vertes et bleues, comme un émail persan. Et elle est si absorbée qu’elle n’entend pas le coup, discret frappé à la porte.

On frappe encore.

Cette fois, Marie Laubespin a entendu. Elle ne bouge pas et crie seulement :

— C’est toi. Belle ?… Entre…

Et, tout de suite, d’une voix changée, qui tremble un peu :

— Comment, c’est vous, Claude !

Elle a reconnu le pas du visiteur. Sans quitter sa chaise, elle tourne la tête, tend la main. Mais qu’a donc Claude ? Il touche à peine cette main que Marie lui offre. Son visage maigre, aquilin, au type hispano-flamand, paraît vieilli par l’inquiétude. La moustache noire ne dissimule pas le pli amer de la bouche. Ses beaux yeux fauves, brouillés de vert, ont une étrange expression…

— Vous arrivez d’Arras ?… Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?… Pourquoi n’avez-vous pas répondu à ma lettre ?

— Parce que je voulais une explication… Je me suis décidé brusquement à partir, et j’ai aperçu votre père à la gare. Il attendait le train de Bruxelles qui arrive cinq minutes après le train de Paris. Il n’a eu que le temps de me dire : « Viens dîner ! » et il s’est élancé vers un singulier bonhomme qui l’a embrassé, oui, embrassé sur les deux joues !… Je les ai laissés à leurs effusions, et je suis allé mettre mon sac chez ma tante… Et me voilà !

Marie demande :

— Vous êtes sûr ?… Un singulier bonhomme embrassait papa ?… C’est invraisemblable, Claude ! Papa est allé chercher à la gare et conduire à l’hôtel du Cygne un jeune homme qu’il n’a jamais vu, qui s’est annoncé par lettre, et qui est le fils du feu professeur Ercole di Toma, le grand archéologue napolitain.

— Je ne connais pas…

— Un vieil ami de papa. Ils ont fouillé ensemble un peu partout, en Sicile… Monsieur di Toma a laissé deux fils, un sculpteur et Angelo, le peintre, notre convive de ce soir… C’est cet Angelo qui doit illustrer le fameux ouvrage : l’Art et la Vie à Pompéi

— Si son talent ressemble à son plumage, ce monsieur Thomas…

— Di Toma, Claude ! vous le dépoétisez !

— Vous verrez s’il est poétique ! Une espèce de rasta, habillé d’étoffes trop minces, chaussé de souliers jaunes et coiffé d’un vieux feutre gris… D’ailleurs assez beau garçon, mais odieux !

— Il n’a jamais quitté son pays ; il n’est pas riche ; il porte les vêtements qu’il porterait à Naples, en cette saison… Soyez charitable, Claude !

Le jeune homme ne répond pas. Il s’est assis dans la bergère, devant le petit poêle rougeoyant. Marie nettoie ses pinceaux et couvre la miniature que son ami n’a même pas regardée. Elle vient enfin s’asseoir près de lui, et ils évitent de se regarder, chacun sentant la gêne de l’autre, voulant parler et n’osant parler…

Il dit enfin :

— Isabelle est à Pont-sur-Deule ?

— Oui, jusqu’à demain. J’irai à Courtrai avec elle pour voir Frédéric Van Coppenolle. Accompagnez-nous… Ce sera une occasion de saluer madame Vervins, notre vieille amie, au Béguinage.

Claude ne paraît pas entendre la timide invitation.

— J’admire, dit-il, le soin que vous avez de réconcilier des gens qui ne s’aiment pas, qui ne s’accordent pas, qui finiront par se détester.

— Pourquoi ? Isabelle est très bonne et Frédéric est un honnête garçon, ni méchant, ni sot, laborieux, dévoué à sa famille…

— Frédéric est un balourd et Isabelle une écervelée. L’un est resté Belge et l’autre est devenue Parisienne. La bière forte et le vin mousseux !

— Puisqu’ils sont mariés…

— Ils divorceront !

— Claude !… Les sentiments religieux d’Isabelle…

— Parlez des vôtres, Marie, je les respecte en les maudissant, puisque je souffre à cause d’eux… et vous aussi peut-être… Mais les sentiments religieux d’Isabelle !… Non ! C’est à mourir de rire… Isabelle n’a jamais réfléchi sérieusement à quoi que ce soit, excepté à ses robes, à ses chapeaux et à ses amoureux… Ne protestez pas ! Je dis amoureux et non amants. Et je veux croire avec vous qu’Isabelle est vertueuse, ce qui d’ailleurs m’est indifférent… Je pourrais tout au plus m’étonner de cette ardeur que vous mettez à réconcilier les Van Coppenolle, vous qui avez fait du mariage une expérience si malheureuse. Mais je ne m’en étonne plus trop. Je sais maintenant que vous prêchez d’exemple.

— Expliquez-vous. Je ne comprends pas…

— Pourquoi m’avez-vous écrit la lettre froide, réticente et calculée que j’ai reçue hier ? Vous m’annoncez, brusquement, que vous avez changé d’avis, que vous suivrez votre père à Naples et que vous y resterez huit ou dix mois !… Rien ne me faisait prévoir ce voyage, et j’en chercherais encore la véritable raison, celle que vous n’osez pas dire, si une phrase de ma tante, tout à l’heure, ne m’avait éclairé… Votre mari doit venir à Pont-sur-Deule, et votre famille prépare une réconciliation… On disait même que monsieur Laubespin était attendu, ce soir… Cela, je ne l’ai pas cru, puisque j’avais rencontré votre père, à la gare, avec son Napolitain et qu’il m’avait invité… Pourtant…

— Mon pauvre Claude !… Vous êtes fier de votre clairvoyance et de votre beau raisonnement. Il n’y a pas de quoi… Votre tante a beaucoup d’imagination, et vous, une étrange crédulité… Ne cherchez aucune relation entre un racontar de petite ville et mon voyage qui ne sera pas, je vous l’affirme, un second voyage de noces… J’ajoute que ni monsieur Laubespin, ni moi, ne souhaitons reprendre la vie commune…

— Bien vrai, Marie ?… Ah ! je respire !… Vous me pardonnez, dites ?…

— Oui, mon ami.

— Et, malgré votre lettre, vous resterez ?

— Non…

— Pourquoi ?…

— Il faut que je m’en aille, Claude, il le faut ! pour moi, pour vous… Je sens que je vous fais du mal, et cela me trouble… Je voudrais vous guérir et je ne le puis qu’en m’éloignant…

— C’est à cause de moi ?…

— Oui… Il y a un malentendu entre nous. Vous me regardez comme une veuve ou une femme libre, qui peut, selon son cœur, accueillir ou repousser votre amour. Vous oubliez que le choix ne m’est pas permis, que je suis mariée devant le prêtre, et que les torts de monsieur Laubespin ne suppriment pas mes devoirs… Ah ! pourquoi m’avez-vous parlé ? Je ne soupçonnais rien. Je croyais à votre fraternelle amitié. J’étais presque heureuse…

— Est-ce possible, Marie ! C’est moi que vous fuyez, et parce que, dans un moment d’émotion, j’ai eu la faiblesse d’avouer un amour que je croyais deviné !… Si j’étais dangereux pour votre repos, si vous m’aimiez… mais vous ne m’aimez pas !… Alors, que craignez-vous ?… Mes importunités ?… Je saurai me taire. Je me suis tu vingt ans. N’avez-vous pas trouvé en moi un frère et un ami ?

— Je ne les trouve plus… Je trouve un homme qui se plaint, qui m’effraie, que je fais souffrir et qui me tourmente… Tout à l’heure encore, vous m’avez cherché une querelle absurde. La semaine dernière… c’était autre chose…

— Je vous ai baisé la main… comme tant d’autres fois.

— Non, pas comme les autres fois… Tout est changé, Claude…

Elle secoue la tête, et son petit visage exprime une volonté irrévocable qui consterne le jeune homme.

Il soupire, sans protester, le front dans ses mains. Et des souvenirs l’assiègent qui lui montrent Marie mêlée à toute son existence d’homme et d’enfant.


Leurs mères s’étaient mariées la même année, et madame Wallers eut d’abord un fils, Jacques. Marie attendit, pour naître, que Claude fût né. On aurait pu les endormir dans le même berceau. Mais l’heureuse petite Wallers fut choyée dès sa naissance, tandis que Claude, tout de suite orphelin, ne connut pas le lait, le sourire, le baiser de la femme et la cadence de ses genoux. Pauvre poussin de couveuse !

Les seuls plaisirs de son enfance délaissée, il les eut chez les voisins Wallers qui l’invitaient à passer des après-midi avec le gros Jacques, bruyant et pleurard, Isabelle, la cousine de Paris, coquette et gourmande, et cette petite Marie, blonde, qui semblait en porcelaine.

Et, bien que le gros Jacques fût l’aîné d’un an, Claude, plus grand, plus mâle, était, dans tous les jeux, celui qui tue les méchants et protège les faibles : il était l’explorateur casqué de papier qui arrache la petite Marie aux cannibales ; il était saint Christophe, qui porte Jésus sur son dos. Il était le père de toutes les poupées…

Marie l’aimait. Marie lui offrait la moitié de ses gâteaux, sa boîte à couleurs, son jeu de patience, et elle lui écrivait, au premier janvier, sur du papier à dentelle acheté par la bonne… Marie, la froide et fragile Marie, chérissait Claude parce qu’il était mal habillé, pas riche, et qu’il n’avait pas de maman.

S’ils avaient grandi côte à côte, au lieu d’être séparés par le collège et la pension, leur tendresse enfantine eût suivi sa pente naturelle et fût devenue de l’amour. Mais, quand Marie sortit du couvent, Claude, bachelier, partit pour Paris. Aux vacances, il voyagea. Et le cœur incertain de la jeune fille appartint à l’homme fait, à l’homme hardi qui, le premier, voulut le prendre.

Et c’est alors que Claude comprit son amour, né de ses émotions puériles comme un fleuve formé d’humbles ruisseaux. Il fut déchiré jusqu’à l’âme, mais stoïque dans sa douleur, raide d’orgueil, il cacha sa jalousie. En se comparant au fiancé de Marie Wallers, il pensa que la lutte n’était pas possible, et l’humiliation éprouvée exaspéra son désir d’être « quelqu’un », de dépasser Laubespin par le succès et la fortune… Il travailla avec rage, au lieu de se lamenter, car il avait un tempérament d’homme d’action et répugnait aux tristesses contemplatives et stériles. Et, Marie étant à jamais perdue pour lui, heureuse loin de lui, il tâcha de l’oublier. Il tint, dans ses bras, de doux corps féminins ; il fit, parfois, pleurer des femmes qui l’aimèrent et qu’il crut aimer… Mais aucune ne lui rendit ce sentiment de tendresse protectrice et timide, cette fraîche joie, cette volupté pure et délicate qu’il avait ressentis aux dernières grandes vacances, avant le mariage de Marie, l’année qui fut leur seizième année…

Et voilà qu’après dix ans ils se retrouvèrent, lui, devenu ingénieur des mines en Artois, elle, presque libérée, dans la vieille maison tiède encore de leur enfance. Marie était moins jolie qu’autrefois, car c’est l’amour de l’homme qui fait la beauté de la femme. Ses joues étaient devenues trop minces, ses tempes creuses ; ses paupières se fripaient dans les larmes, comme une soie trop fine, et sa chevelure lumineuse éteignait ses reflets… Mais, plus que jamais, elle était cette enfant faible, silencieuse et touchante que Claude avait tant aimée ! Elle était la petite Marie…

Mais lui, le grand Claude, il n’était plus un collégien pauvre et ombrageux. Il avait fait ses preuves. Il valait Laubespin. Il vaudrait davantage.

Son âme s’ouvrit toute au rêve éblouissant de la revanche et de la conquête.

Un jour de printemps, dans le clair atelier, pendant que chantait le carillon de Sainte-Ursule, Claude éclata en mots d’amour. Il dit la monstruosité d’un mariage fictif qui enchaîne les époux, redevenus étrangers par les sentiments et par les intérêts ; il cita des femmes divorcées qui conservaient l’estime des honnêtes gens ; il insinua que l’annulation en cour de Rome est facilement obtenue quand on a de la fortune et des amis haut placés…

Marie fut épouvantée par ces discours. Elle crut que le Tentateur s’était incarné sous la forme chère de Claude. D’abord, muette et consternée, elle répondit enfin, en pleurant. Claude ignorait-il qu’elle était une vraie chrétienne, qu’elle voyait dans le mariage non pas un contrat, mais un sacrement ? L’amour qu’il implorait d’elle, l’Église l’appelait tout simplement, tout crûment : adultère.

— Et moi qui croyais à votre amitié ! Moi qui étais si confiante, si heureuse ! Il faut nous séparer…

Il trembla. À force de promesses, pourtant, il rassura la jeune femme. Il obtint qu’elle oublierait l’aveu intempestif. Mais quand un homme a dit : « Je vous aime » à une femme elle garde le son de ces mots dans l’oreille et dans le cœur, et elle croit les entendre, déguisés, sous les phrases les plus banales. La peur de l’amour, sans cesse, la ramène à l’idée de l’amour.

Vint le dernier dimanche d’octobre. Claude avait déjeuné chez les Wallers. Il monta dans l’atelier pour voir les Annonciations.

Marie soufflait sur le papier de soie qui couvrait les enluminures, et la feuille légère et transparente se rebroussait ou s’envolait. Parfois, l’haleine de la jeune femme effleurait les mains impatientes de Claude.

Il avait d’abord regardé les peintures précieuses, mais bientôt ses yeux se détournèrent des Madones et des archanges, et caressèrent d’un regard hésitant le cou nu de Marie, sa nuque ambrée, où les tresses aux fortes racines croisaient leurs cordes soyeuses, dorées à la base et qui s’argentaient en remontant vers le front, selon la courbe de la tête. Et Claude était fasciné par cette chevelure dont la splendide orfèvrerie brillait dans la lumière comme un joyau, et qui exhalait une odeur de jeunesse, mêlée au parfum pur de l’iris.

Soudain, la jeune femme fit la moue :

— Vous êtes distrait, Claude !

Elle rejeta les miniatures sur la table et se tourna vers Claude… Et elle reconnut tout à coup ce visage qu’elle avait vu, le jour de l’aveu, et qu’elle pensait bien ne revoir jamais. Une émotion l’envahit, plaisir triste et douce peine…

Soudain, Claude prit la main de son amie et la baisa, dans ce creux sensible et délicat de la paume, puis sur la chair du poignet ; tout le long du bras demi-nu, jusqu’au pli du coude où l’épiderme plus mince laisse transparaître une petite veine bleue. Puis la porte se referma derrière lui, et la jeune femme se retrouva seule.

Les anges, autour d’elle, élevaient des lis, et les Madones, sous les colombes planantes, accueillaient dans leur âme l’époux divin. L’atelier baignait dans le silence et la blancheur comme un oratoire.

Marie s’assit, la tête dans les mains, et pria.

Pendant ce temps, Claude emportait dans sa solitude d’Arras le souvenir de la nuque dorée, du bras mince, de l’artère battante sous la peau fiévreuse. Et toute la nuit il veilla, malade d’amour, rêvant de cette pulsation plus troublante que le spasme de la volupté, comme s’il avait possédé, dans un baiser profond, le cœur même, le cœur mystérieux et caché de Marie…


« Tout est changé ! » a-t-elle dit… Maintenant, la pensée de Claude émerge des souvenirs profonds, et retrouve la réalité présente… Oui, tout est changé depuis cette dernière visite, depuis ce baiser. Et la lettre de Marie, ce voyage brusquement décidé, révèlent que la dévote timide a pris peur.

Pourtant Claude ne veut pas qu’elle parte. Il ne le veut pas !

Obstiné contre l’évidence, espérant modifier cette résolution qui le désespère, et où il devine l’influence souveraine du confesseur, Claude emploie l’éternelle tactique, celle qui réussit toujours quand la femme est tendre et qu’elle aime un peu. Il se plaint, pour se faire plaindre. Il dit sa solitude, les folles, les mauvaises pensées qui lui viennent…

La porte du poêle projette un reflet ardent sur le tapis, mais la fenêtre est pleine de nuit bleue. Un Esprit voilé, triste et souriant, le Crépuscule qui a le visage du Souvenir, est entré dans la chambre. Son geste invisible amollit les volontés, rapproche les âmes…

« Marie ! ne m’abandonnez pas ! Ne me livrez pas aux tentations du désespoir… Je suis un homme, et le meilleur de nous ne vaut pas grand’chose… Apprenez-moi à vous chérir comme vous voulez être chérie, dans le sacrifice et la pureté… J’essaierai, Marie, quoique un tel amour me soit difficile… Faites ce miracle de me rendre pareil à vous ! Mais ne me quittez pas, ne partez pas, bien-aimée ! »

Elle ne bouge pas, comme endormie, quoique ses yeux fixes brillent dans l’ombre… Et soudain, elle se lève, va vers la table, cherche et tâtonne… La clarté brutale d’une lampe jaillit.

— Non, Claude ! Épargnez-nous… Je souffre de vous faire souffrir… mais il faut que je parte… Ma décision est prise… N’insistez pas… Et puis, descendez… Mon père est revenu, je pense… On vous attend… Je dois m’habiller…

— C’est bien. J’ai compris…

— Claude !

— Je vous ai trop importunée. Pardon ! Je me retire…

Il est parti !… Elle demeure, au milieu de l’atelier, immobile, la bouche entr’ouverte comme pour appeler… Et un flot de larmes coule sur ses joues.