La Doublure/Chapitre 05

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 246-278).
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V

Le soir, après dîner, tous les deux, côte à côte,
En écoutant la mer sur la plage moins haute
Qu’eux, marchent à peu près tout seuls, doucement, sur
La Promenade des Anglais. Le ciel est pur
Et la nuit presque pas plus fraîche, mais sans lune.
Ils ont la mer à gauche ; à droite, la tribune,
Très longue, en fer et bois, qu’on met tous les hivers
Aux batailles de fleurs, et qu’ils voient à l’envers.
Tous les quinze ou vingt pas à peu près, quand on passe
En regardant à droite, à côté d’un espace

Séparant la tribune en deux, on aperçoit
La route tout d’abord, puis un trottoir, puis soit
Quelque lanterne à flamme hésitante qui brille
Avec un nom quelconque au côté de la grille
Ouverte d’un hôtel, soit le fragment d’un mur
Bas, avec, au-dessus, quelque feuillage obscur.
Quelqu’un, sur le trottoir, là-bas, en passant, tousse.
À gauche, vers la mer, parfois plus ou moins douce,
Une descente en pierre et très courte aboutit
Sur les galets. Parfois, pendant un très petit
Moment, on voit sécher de longues traces blanches
D’écume. Là, plusieurs constructions en planches
Se suivent, d’assez loin, vagues chalets bâtis
Avec d’étroits volets, sur de gros pilotis
Inégaux, se plantant du sommet de la pente
Jusqu’aux galets, ainsi qu’une étrange charpente.
Devant celui-ci sèche un costume de bain
Marron et blanc, ayant la taille d’un bambin,
Faisant un peu ployer une longue ficelle.
Tout au loin, dans la mer, semblant une étincelle,

Un phare fait trembler, sans s’éteindre, son feu.

Roberte, sans manteau, dans un costume bleu,
Avec, au col, un nœud en foulard jaune paille,
Marche contre Gaspard qui la tient par la taille ;
Son chapeau, très petit, en jais et velours noir,
Traversé d’une longue épingle, laisse voir
Beaucoup de ses cheveux. Gaspard a le costume
D’un marron mélangé, complet, qu’il a coutume
De mettre tous les jours et qui fait le genou,
Sans paletot non plus avec son chapeau mou.

Après cette journée, ils n’ont pas eu l’envie
D’aller recommencer tous deux la même vie
Encore, parmi tous les masques et le bruit,
Et de se promener dans la fête de nuit
Qui, de nouveau, rassemble, en costumes, tout Nice
Là-bas, et doit finir par un feu d’artifice.
Ils ont voulu plutôt jouir de ce beau soir
Tranquillement.


Gaspard lui dit : « Veux-tu t’asseoir ? »
Pendant qu’en avançant le menton il lui montre
Un des bancs exposés à gauche, qu’on rencontre
Seuls ou deux à la fois, tous les cinquante pas,
Et dont le dossier plat est mobile d’en bas ;
Celui-là, juste, a son dossier en équilibre,
Au milieu, droit ; Gaspard lui fait voir qu’on est libre,
Sans se donner de mal, de le mettre où l’on veut,
Qu’on n’a qu’à le pousser du petit doigt, qu’on peut
Aller se reposer et goûter la détente
De l’heure en regardant au loin, si ça la tente,
Et surtout qu’elle n’ait pas peur de prendre mal.
Roberte dit : « Vraiment c’est très original,
Ces dossiers complaisants ; mais il faut se connaître,
Pour pouvoir s’appuyer deux ensemble, ou bien être
D’accord, sans quoi c’est bien incommode ; ma foi,
Je crois que j’aime autant flâner un peu ; pas toi ?
Continuons encore. » Il lui répond : « C’est comme
Tu voudras, moi ça m’est indifférent en somme. »

Elle chantonne un peu : « Prom’nons-nous dans les bois, »
Rythmant de son pas lent ; puis reprenant sa voix :
« Hein, qu’on est mieux ici qu’à Paris, tu ne trouves
Pas ? » Il répond : « Oh ! si. » Puis elle : « Tu m’approuves,
Alors, de t’avoir fait planter là ton maudit
Théâtre de malheur où l’on ne t’applaudit
Jamais suffisamment, comme tu le mérites,
Où l’on ne te comprend pas, où tes hypocrites
De camarades sont là tous après toi tant
Qu’ils sont. » Lui : « Sois tranquille ; ah ! je suis trop content
De ne plus être là dans cette affreuse boîte ;
Va, maintenant c’est bien fini, je ne convoite
Plus avec cette ardeur splendide, aucun succès ;
Je te promets qu’ils sont bien loin les beaux accès
De désespoir farouche et de rage impuissante,
C’est bien fini ; pourvu maintenant que je sente
Ma Roberte tout près de moi, comme ça, là,
Je ne demande plus rien à personne. » Il l’a
Serrée un peu plus fort avec son bras ; il baisse
La tête vers son front, à gauche ; elle se laisse

Embrasser aux cheveux en disant : « Mon chéri, »
Puis plonge dans le sien son regard attendri.
Ils restent quelque temps de la sorte, en silence ;
Tout doucement pendant qu’il marche il la balance
En la fixant toujours de son regard câlin ;
La bouche tendrement en avant, il dit : « Hein,
Comme on se moque un peu du reste tout de même,
Quand on est tous les deux ensemble et quand on s’aime. »
Il serre de nouveau, puis lui donne le bras
En lui lâchant la taille. Il demande : « Tu n’as
Jamais eu de regrets, après, de t’être enfuie
Si vite ainsi ? » Tout en marchant elle s’appuie
Sur lui tous les deux pas ; elle répond : « Jamais…
Jamais… jamais. » Il dit : « Et si tu ne m’aimais
Plus ? » Elle fait : « Voulez-vous bien un peu vous taire,
Monsieur. »

En ce moment ils trouvent de la terre
Sous leurs pieds, remplaçant tout à coup le sol dur
Très uni, régulier, de larges pierres sur

L’espèce de bitume à rainures desquelles,
Quoique se posant très lentement, leurs semelles
Faisaient à chaque pas un bruit sec et léger.

Gaspard reprend : « Tu sais, on croit qu’il va neiger
À Paris, il paraît qu’une nuit la surface
Des bassins a gelé ; je ne crois pas qu’il fasse
Pourtant pendant le jour encore un froid de loup ;
Nous pourrions bien avoir ici le contre-coup
De ça. » Roberte dit : « Oui, ce serait à craindre,
Mais jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre.
Il faut dire que sauf deux ou trois jours, depuis
Une bonne quinzaine au moins, même les nuits
Sont très douces aussi, c’est extraordinaire. »

Il dit : « Je ne suis pas sûr qu’il soit centenaire,
Celui-là, » lui montrant un tout petit palmier
À droite, rabougri, mince. « C’est le premier,
Je suis sûr, que je vois encore aussi grotesque ;
Je crois qu’en essayant il m’arriverait presque

À l’épaule, en trichant. » Roberte dit : « Au fond,
C’est ridicule, tous ces embarras qu’ils font
En paraissant se croire en plein dans les tropiques,
En transplantant tous leurs palmiers microscopiques ;
Ce sont à peine des mandarines que leurs
Oranges soi-disant ; et les envois de fleurs,
Elles sortent toujours directement des serres,
Et du reste elles sont à peu près aussi chères
Qu’à Paris. » Il répond : « Oh ! bien meilleur marché,
Ça, non. »

Elle reprend : « On a beaucoup marché
Par ici, » lui montrant sur la terre un peu molle,
Humide, on ne comprend trop comment, et qui colle,
Dans tous les sens, beaucoup, là, de traces de pas ;
Un talon a de gros clous carrés ; il dit : « Pas,
En ce moment toujours, c’est vraiment incroyable
Comme on voit peu de gens, nous devons être au diable
Déjà, je suis sûr, nous n’avons plus de raisons
Pour jamais revenir sur nos pas, nous causons

Sans penser que nous nous éloignons. » Il s’arrête
Avec elle un instant et retourne la tête ;
Puis après un coup d’œil il dit : « Ah ! bien non, tiens,
Je nous croyais plus loin que ça. » Puis elle : « Viens
Un peu contre le bord voir à quelle distance
Est la mer à peu près ; ce n’est pas l’assistance
Qui gênera la vue ; écoute un peu, tu crois
Qu’en ayant du sang-froid et qu’en étant adroits
De ses pieds et qu’avec ça l’on invoque l’aide
Du bon Dieu, ce serait tout de même trop raide
Pour qu’on puisse descendre à la plage sans rien
Se casser, là-dessus ? » Il répond : « Je veux bien
Essayer si tu veux, mais tu sais, prends bien garde,
Fais attention, va doucement et regarde
Tout le temps à tes pieds, c’est important, sans quoi
On glisserait très bien ; tiens, au fait, donne-moi
La main, ça vaut beaucoup mieux. » Elle la lui donne
Et se met tout à fait au bord. Elle fredonne
Deux fois, improvisant n’importe quoi. « Je vas
Me flanquer sur le nez. » Il lui dit : « Ne fais pas

De bêtises, voyons, c’est inutile ; à force
De plaisanter, tu vas prendre une bonne entorse ;
On peut parfaitement tomber, est-ce qu’on sait ? »
Roberte, en commençant à descendre, dit : « C’est
Bien ce que je dis, va, je ne me sens pas fière
Du tout, moi, là-dessus. » Le sol est tout en pierre,
Assez raide, mais très en relief et rugueux,
Ce qui le rend au pied moins difficultueux ;
Et partout formant des rayures sur la pente,
En anneaux inégaux et mal formés, serpente
Une sorte de gros trait plat, comme en ciment,
Entre les pierres. Lui, reprend : « Décidément
Je crois que nous n’allons pas avoir trop de peine
Pour arriver en bas. » Elle dit : « Je suis pleine
De courage, du reste en voilà la moitié
De faite, maintenant, Seigneur, ayez pitié
De nous. » Il recommande encore : « Ne me lâche
Pas avant d’être en bas surtout, ou je me fâche
Pour de bon. » Elle dit : « Oh ! pour ça, ne crains rien.
D’abord tu me tiens bien, et moi je te tiens bien

Moi-même ; comme ça, ça fait que si je bute
Et que je fasse avant d’arriver la culbute,
Je ne serai pas seule au moins, et tu me suis. »
Elle ajoute, marchant sur des galets : « J’y suis !
Ah ! c’est bon de sentir sous ses deux pieds, au terme
D’un voyage aussi dur que ça, la terre ferme,
Surtout après avoir eu tant d’émotions ;
Nous nous en sommes bien tirés, hein ? nous étions
Faits, vois-tu, tous les deux, pour habiter la Suisse ;
Mais j’y songe à présent, dis donc, crois-tu qu’on puisse
Remonter aussi bien qu’on descend ? sans cela
Nous serions obligés de passer la nuit là,
Pourtant si nous allions être pris par la lame ? »
Gaspard, se rapprochant d’elle, dit : « Oui, madame,
Certainement, je vous promets que nous pourrons
Remonter, j’en suis sûr, et que nous ne mourrons
Pas ici, cette fois encore, je vous jure. »
Il la fixe, en parlant tout près de sa figure,
Puis, avec ses deux mains, doucement il lui prend
La tête, lui donnant un baiser qu’elle rend

Long, et qu’elle prolonge, elle, après, sur la bouche ;
Puis il dit, regardant quelques moments la mouche
Qu’elle a là : « Ça vous donne un peu l’air espagnol. »
Du pouce ensuite, à gauche, il écarte son col
En disant : « Qu’il est dur ! vilaine couturière,
Va ! » Puis il met sa bouche, en l’enfonçant, derrière
L’oreille, dans le col, au milieu des cheveux
Follets, en murmurant tout enfoui : « J’en veux,
J’en veux, » et la serrant bien fort avec tendresse.

Il reste très longtemps ainsi, puis se redresse
En la gardant encore un moment contre lui ;
Il dit en la baisant au front : « C’est qu’aujourd’hui
Je n’ai pas eu mon compte avec cette bataille. »
Puis il la prend de son bras gauche par la taille ;
Il l’aide pour marcher, et tous les deux s’en vont
Vers la mer qu’on entend, près, et qui se confond
Avec le ciel. Il dit : « Qu’on est bien ! » pour réponse
Elle lui tend son front à baiser. On enfonce,
En avançant avec peine, dans les galets.

Devant, on voit parfois tout à coup des reflets
Rayer l’enroulement humide de la vague,
Puis disparaître quand elle s’étale, vague
Dans le noir, en faisant un tumulte plus fort
À cet endroit. Bientôt ils s’arrêtent au bord
En voyant miroiter tout humide la trace
De l’eau. Roberte lui tend sa bouche ; il l’embrasse
En la serrant avec ses deux bras, de nouveau,
Longuement et longtemps. Puis ils regardent l’eau,
Écoutant pétiller en se séchant l’écume
Des vagues à leurs pieds mêmes. Roberte hume,
Disant : « C’est drôle, il n’est pas salé du tout, l’air. »
De temps en temps on voit, même loin, sur la mer,
Très vite, miroiter un espace de houle ;
Puis tout redevient noir, sombre. La vague roule
Puissamment les galets mouillés, avec un bruit
Qu’on croit cesser parfois, mais qui se reproduit
Au loin, dans un endroit quelconque de la côte,
À droite ou bien à gauche. Une vague plus haute
Les force en ce moment à reculer d’un pas,

Bue entre les galets de suite, pour ne pas
Avoir le bout des pieds atteint.

Roberte songe
Sans rien dire. Gaspard reprend : « Veux-tu qu’on longe
Le bord ? » Mais elle dit : « Oh ! remontons plutôt.
Ces galets, ça fait mal, nous serons mieux là-haut ;
Tiens, faisons une course en montant, hein ? attrape
Moi. » Relevant un peu sa jupe, elle s’échappe
En courant, vite ; mais elle s’arrête au bout
De quelques pas, faisant : « Aïe ! » et reste debout,
Immobile. Gaspard arrivant dit : « Bécasse,
Pourquoi fais-tu cela ? c’est ainsi qu’on se casse
Quelque chose. » Elle dit en riant : « Ce n’est rien,
Mon pied a tout à fait tourné, mais ça va bien
Maintenant. » Il reprend : « Comment veux-tu qu’on courre
Là-dessus ? » De nouveau tendrement il l’entoure
De ses bras, en joignant, bien serrés, ses dix doigts
Sur sa taille. Il lui dit : « Vous savez, cette fois,
Je ne vous lâche plus jamais, puisque vous êtes

Aussi peu raisonnable, et puisque vous vous faites
Du mal quand je suis loin. » Presque sans se baisser,
La tenant toute droite il lui met un baiser
Devant, sur les cheveux ; il dit : « Vous êtes belle,
Vous savez. » Tous les deux partent lentement. Elle
Se fait lourde, appuyant contre lui tout son poids ;
Il la presse souvent, beaucoup plus fort.

Deux voix
Parlent en haut, sur la promenade, et deux ombres
Passent en s’agitant, l’une en vêtements sombres
Ordinaires, la canne en main, l’autre en pierrot ;
Le pierrot fait de grands gestes. Puis c’est le trot,
Accompagné de coups de fouet, d’une voiture
Qui passe sur la route au loin. Le trot, lent, dure
Quelque temps ; le cheval, ensuite, allant au pas,
Tourne dans une rue.

Ils arrivent au bas
De la pente ; elle dit : « Ah ! voilà donc l’horrible

Ascension enfin, c’est le moment terrible,
Comment allons-nous faire ? il s’agit de gravir
Tout ça, c’est effrayant ; on pourrait se servir
Des mains peut-être, pour monter à quatre pattes ;
Ou bien faisons plutôt comme les acrobates
Dans les cirques : je vais, moi, me mettre à genoux
Sur ton dos, tu seras à quatre pattes, nous
Monterons comme ça, hein ? » Gaspard la regarde
Parler en souriant ; il murmure : « Bavarde ! »
Elle sourit aussi, puis dit : « Je t’aime tant,
Mon Gaspard, je t’adore ; et toi, dis ? » et lui tend,
Le serrant dans ses bras, sa bouche qu’il lui baise
Longtemps. Elle lui dit : « Ah ! pour que je me taise,
Puisque je parle tant, dame, c’est un moyen
Comme un autre. » Gaspard répète : « Qu’on est bien.

Puis au bout d’un instant il se tourne et la lâche
En lui donnant la main pour monter. Il dit : « Tâche
De bien t’aider de moi surtout, en me suivant. »
Il met déjà son pied sur la pente, en avant ;

Mais elle dit : « Attends, attends. » Elle s’occupe
De relever avec sa main droite sa jupe
Un peu sur le devant ; puis elle dit : « Allons. »
Il ajoute : « Tu vas appuyer tes talons
Bien ferme, n’est-ce pas ? Attention, je monte,
Es-tu prête ? » Elle dit : « Va, je suis prête. » Il compte,
Lui secouant trois fois la main : « Une, deux, trois, »
Et part. Roberte dit : « Toi, qu’est-ce que tu crois
Qu’elle peut bien avoir de hauteur, cette côte
Terrible ? » Il dit : « Je pense à peu près qu’elle est haute
De trois mètres, peut-être un peu plus, je ne sais. »
Elle dit : « Je vais bien ; si je te dépassais
Avant que nous soyons en haut, ce serait drôle,
Hein ? » Elle se dépêche un instant et le frôle,
Gardant toujours sa main. Ils posent tous les deux
Le pied en même temps, juste, en haut. Autour d’eux
Tout est désert. Roberte en se mettant à rire
De sa course à la fin, dit : « Mais c’était bien pire
À descendre après tout qu’à monter, on est fou
D’avoir si peur de ça. » Lui, demande : « Par où

Allons-nous maintenant ? veux-tu qu’on continue
Plus loin ? » Elle répond : « Oh ! bien, elle est connue
Cette route ; ma foi, nous n’avons pas besoin,
Il me semble, c’est vrai, d’aller tellement loin,
Puisque la promenade est tout le temps la même.
Nous l’avons déjà fait plusieurs fois très loin, j’aime
Mieux retourner. » Il dit : « C’est comme tu voudras,
Retournons tous les deux. » Il la prend par le bras
Gauche ; ils vont à pas lents, tout doucement. À droite
La mer, en s’agitant, de temps en temps miroite
En montrant un sommet de vague, et redevient
Sombre presque aussitôt.

En marchant, Gaspard tient
Contre lui, de sa main, l’avant-bras de Roberte,
Serrant sur sa poitrine aussi sa main ouverte
Et la lui caressant. Il dit : « Je suis heureux,
Bien heureux. » Puis il la chatouille dans le creux
De la main, effleurant à peine l’épiderme
Des ongles, doucement ; mais elle la referme

Vite, gardant serré son poing en lui criant :
« Ah ! non, pas ça, dis donc, pas ça, hein ? » en riant.
Il sourit, et rouvrant sa main, il lui tapote
Dedans, tout doucement. Ensuite il lui tripote
Les doigts l’un après l’autre ; arrivant au petit,
Il le plie en tous sens, puis il l’assujettit
Au quatrième. Ensuite elle-même les noue
Au doigt de sa main droite à lui. Contre sa joue
Il vient d’apercevoir, flottants, quelques cheveux
Formant toute une mèche. Il dit : « Attends, je veux
T’enlever, et remettre à sa place, une mèche
Qui traîne sur ta joue, attends voir. » Il se lèche
Un peu le bout du pouce et du deuxième doigt,
En allongeant la langue à peine. Il dit : « Ça doit
Te gêner, » puis il la réapplique derrière
L’oreille.

Tout le temps, à gauche, une barrière
D’étroits morceaux de bois, avec, au milieu d’eux,
De minces fils de fer enlacés deux par deux

Pour les réunir, court ; elle était là dans toute
La longueur qu’ils ont faite eux-mêmes de la route ;
Une autre est mise en face ; elles sont pour les jours
De batailles de fleurs, défendant le parcours.

Mais tout à coup l’on voit partir une fusée
Dans le calme. Roberte en est tout amusée,
Attendant ce qu’on va bien voir sortir, avec
Anxiété ; bientôt, en faisant un bruit sec
De détonation, dans les airs elle éclate,
Laissant tomber plusieurs astres, rouge écarlate ;
Au loin, l’accompagnant, une grande rumeur
Est arrivée ici, pleine de bonne humeur ;
Une fenêtre, après le bruit, vient d’être ouverte
Sur la route, au premier d’une maison. Roberte
Demande, en s’arrêtant, à Gaspard, s’il ne sait
Pas où cela se tire. Il dit : « Je crois que c’est
Sur le cours. » Maintenant, dans la chambre assez sombre,
Tout un groupe nombreux, en arrivant, encombre
La fenêtre au premier, là-bas, de la maison ;

Une voix d’homme dit : « Voyez, j’avais raison, »
Au milieu du murmure, autour, de tout le monde,
À l’apparition brusque d’une seconde
Fusée avec encore une clameur, qui part
Inattendue aussi, surprenante ; très tard,
Montant visiblement plus haut que la première,
Elle fait tout à coup une grande lumière
En parsemant plusieurs étoiles d’un beau blanc
Vif.

Gaspard reprend : « Si nous montions sur ce banc,
Veux-tu, comme ça si, comme je le présume,
Pour varier un peu, tout à l’heure, on allume
Un soleil quelconque ou des machines en bas,
Nous nous croirons toujours mieux placés, n’est-ce pas. »
Elle dit : « Je ne vois pas le moindre reproche
À faire à ton idée, allons. » Elle s’approche
Du banc, vers le côté de la mer ; il la prend
Par la taille ; elle monte, et lui, se faisant grand,
Sur la pointe des pieds, autant qu’il le peut, l’aide ;

En la lâchant il dit : « Oh ! que vous êtes laide
D’avoir été si peu lourde ; dites, pourquoi
Ne pas avoir laissé tout votre poids sur moi ? »
Il monte sur le banc à son tour, tout près d’elle,
Et l’enlace. Là-haut on bouge une chandelle
Derrière, dans la chambre. Elle dit : « Oh ! je suis
Bien. » Il l’embrasse un peu près de la tempe.

Puis
Une fusée encore, avec du bruit, s’élève
En agitant les gens au premier. Assez brève
Elle éclate très tôt, en pluie énorme d’or,
Qui dure peu.

Gaspard lui murmure : « Trésor, »
Tout bas, en l’embrassant doucement dans l’oreille.

Une fusée à gros astres rouges, pareille
Exactement à la première avec un peu
Plus d’astres même, brille auprès d’un astre bleu

Tombé d’une autre, seul ; ils vont juste s’éteindre
Quand une autre fusée, avant de les atteindre,
Jette une pluie aux tons différents et changeants
Dans leur ensemble ; en haut, dans la maison, les gens
Se penchent l’un sur l’autre au bord de la fenêtre
Autant qu’il est possible ; ils ont l’air de connaître
Un autre groupe un peu plus loin sur un balcon.

Gaspard, en n’entendant plus rien, dit : « Je crois qu’on
Doit brûler à présent tout en bas ces espèces
De soleils, de dessins, tu sais, toutes ces pièces
Immobiles ou non qui vomissent du feu. »
Elle répond : « C’est vrai, même je vois un peu
De reflet, sur un mur, là-bas, là-bas, qui danse ;
Quelle cohue on doit y voir, hein, quelle chance,
Tout de même, par un temps pareil, que nous n’y
Soyons pas au lieu d’être ici ; tiens, c’est fini,
Tout est sombre à présent, les pièces sont éteintes,
Elles n’ont pas duré longtemps ; vois-tu les teintes
De lumière là-bas ne sont plus sur le mur,

On ne peut même plus le voir, il est obscur
Tout à fait. »

Quelque temps on observe une pause
Dans le feu d’artifice. À la fenêtre on cause
Un peu. Roberte dit : « Eh bien, qu’est-ce qu’on a
À ne plus rien tirer, voyons donc. » Puis fait : « Ha ! »
Voyant une fusée énorme qui s’élance
Majestueusement et vomit en silence
Trois étoiles d’un beau jaune qui se font voir
Assez longtemps ; puis tout devient encore noir.
Une autre monte et jette une pluie ample, verte,
Très brillante, éclairant vivement tout. Roberte
Dit, la montrant du doigt : « Regarde donc, ça fait
Sur le premier moment un très drôle d’effet.
On dirait qu’on ouvre un immense parapluie. »
Elle laisse tomber son bras, puis elle appuie
Sa tête sur Gaspard qui la presse plus fort
Un instant, l’embrassant sur les yeux ; puis il mord
Sur son front, la serrant plus encore, une touffe

De cheveux, en disant : « Attends, que je t’étouffe. »
Il se redresse et dit : « Si nous ne nous étions
Pas rencontrés, pourtant. »

Des détonations
Éclatent en grand nombre avec des lueurs blanches ;
Des projectiles blancs forment comme les branches
En courbes d’un immense arbrisseau ; fort ils vont
Dans tous les sens, faisant comme une gerbe dont
On ne voit seulement que la moitié qui passe ;
Un peu plus d’un côté, sur une maison basse.
Roberte, en regardant, dit : « Est-ce que c’est ça
Qui serait le bouquet, tout à la fin, déjà ? »
Il lui dit : « Je crois pas, » tout bas, puis en profite
Pour lui baiser l’oreille et les cheveux.

Très vite
Une fusée en long tire-bouchon s’enfuit ;
Puis sans se ralentir, avec beaucoup de bruit,
En haut, quelques instants elle se subdivise

En se tournant de tous les côtés qu’elle vise ;
Elle fait des serpents se recroquevillant,
Qui lancent chaque fois au bout un point brillant
S’éteignant tout de suite ; elle a l’air en colère.
Plus calme, une nouvelle en éclatant éclaire
Très vivement le ciel, de ses astres d’un bleu
Foncé, qui planent haut ; tous, sauf un, durent peu ;
Le dernier est toujours là quand une autre sème
Des chenilles restant immobiles au même
Endroit, ne descendant presque pas ; elles sont
De toutes les couleurs, brillant peu ; toutes ont,
Quoique durant beaucoup, bien le temps de s’éteindre
L’une après l’autre avec douceur, avant d’atteindre,
Si ce n’est de leur cendre en poussière, les toits.

Gaspard, de sa main gauche, en raidissant ses doigts,
Qu’exprès, beaucoup les uns des autres il écarte,
Avant qu’une fusée encore une fois parte,
Cache à Roberte, soi-disant, les yeux, pour voir,
Lui dit-il, si quand même elle pourra savoir

Comment chaque fusée est faite, sa lumière,
Sa couleur, tout enfin. En voyant la première
Aussi facilement que toujours à travers
Tous ses doigts, elle dit : « Ce sont des choses verts, »
Et demande : « Est-ce bien ? » Il dit : « Oui, » puis il bouge
Ses doigts de droite à gauche. Elle dit : « Ça, c’est rouge, »
En en voyant une autre ensuite : « Est-ce qu’elle est
Bien rouge ? » Il répond : « Oui. » Puis elle : « Violet, »
Il dit : « Oui. » Elle dit : « Ah ! voilà des chenilles !
Encore, tiens, ça fait à la fois deux familles. »
Il répond : « C’est très bien. » Elle dit : « En voilà
Une autre, nous allons voir un peu ce qu’elle a. »
Et lorsque la fusée éclate, elle dit : « Pluie
D’or. » Gaspard reprend : « Hein, comme je vous ennuie,
Comme je suis méchant. » Puis il ôte sa main,
Pendant qu’une fusée éclate à mi-chemin,
Toute courte et manquée. Il dit : « Vous ne vous êtes
Pas trompée une fois ; dites, comment vous faites ? »
Il lui met lentement deux baisers tout pareils
Sur les deux yeux, pendant que de nouveaux soleils

Tournent en bas, on croit même, ici, les entendre.
Il lui donne plus fort une muette et tendre
Pression ; elle dit en le fixant : « Gaspard,
Gaspard. » Une fusée isolée et qui part
Avant que les soleils soient encore éteints, monte
Excessivement haut, puis s’ouvre ; Gaspard compte
Les astres qu’elle jette et dit : « Six, n’est-ce pas ? »

Maintenant on entend de nouveau tout en bas
Comme un immense feu qui gagne et qui crépite ;
Une lueur plus vive et très rouge palpite
Là, sur le même bout de mur ; et de nouveau
Une rumeur s’élève, un immense bravo
Qu’on sent vociféré par une grande foule ;
On croit entendre aussi comme un soleil qui roule.
Gaspard, se haussant, dit : « Le voilà, le bouquet. »
À la fenêtre un blond glisse sur le parquet
En voulant se pencher trop, mais il se rattrape.
Très loin, probablement dans la cohue, on frappe
Des mains, avec des cris. La lueur rouge atteint

Son apogée et reste. Ensuite elle s’éteint
Lentement ; un reflet s’entête au mur et dure
Très longtemps. Sur la route, au pas, une voiture
Marche à sa droite auprès des hôtels ; le cocher
Ne cesse, en conduisant toujours, de se pencher,
Le bras gauche raidi sur son siège, en arrière ;
Son ombre biscornue, en passant la barrière
De bois, avance vite ; elle provient d’un bec
De gaz là-bas.

Gaspard attend encore avec
Roberte, un peu, puis dit : « Nous pouvons bien descendre
Ils ne doivent plus rien avoir que de la cendre,
Comme feu d’artifice. » Il saute le premier
Et dit : « Tiens, revoilà justement mon palmier
Centenaire tout près de nous ; ça, c’est très drôle. »
Roberte met sa main droite sur son épaule
Et de l’autre prenant sa main, saute à son tour
Par terre ; il la reçoit en disant : « Mon amour
De Roberte. » Il la prend et contre lui la garde

Quelque temps sans bouger du tout. Puis il regarde,
Et dit : « Continuons, hein ? du même côté ;
Ça ne t’a pas fait mal au pied d’avoir sauté
Du banc ? tu sais, ton pied a tourné sur la plage. »
Elle dit : « Oh ! je n’y pensais plus. » Un tapage
De gens passe très loin, chantant à pleine voix.
Roberte reprend : « Tiens, c’est drôle, je ne vois
Plus personne là-haut, au premier ; ça m’étonne
Qu’ils n’aient pas attendu plus longtemps. » Il dit : « Donne
Moi tes mains et mettons-nous bien vite en chemin. »
Il vient de prendre dans sa main gauche, sa main
Gauche ; lui faisant signe après, dans sa main droite,
Il lui prend sa main droite, et va. La mer miroite
De temps en temps ; il fait calme partout. Parfois
Ils se disent tous deux : « Je t’aime ! » à demi-voix.
Il écarte du pied un gros morceau de verre.
Par moments dans ses mains doucement il lui serre
Les siennes ; tous les deux font ensemble leurs pas
Lents.


Quelqu’un à leur droite, en ce moment, en bas
De la pente, marchant sur les galets, sifflote
Un air ; on sent qu’exprès de son souffle il tremblote
Comme une mandoline un peu, son sifflement
Toujours juste. On entend bientôt, au changement
Du bruit que fait son pas tout à coup, qu’il commence
À remonter la pente ; il chante sa romance
Depuis quelques instants ; Roberte qui la sait
Cherche à se rappeler, sans pouvoir, ce que c’est ;
Il la chante en fermant la bouche, sans parole ;
Elle cherche : « Voyons, c’est une barcarolle,
Je ne connais que ça. » La tête du chanteur
Émerge, puis son corps ; il vient avec lenteur ;
C’est un enfant, un groom d’hôtel ouvrant la porte,
Tête nue et petit ; dans ses deux mains il porte,
Les éloignant du corps, des galets, tous très blancs ;
Il a sur sa livrée et par devant trois rangs
De boutons aussi ronds que des boules, en cuivre.
Roberte dit tout bas : « Son air va me poursuivre,

Je suis sûre. » Il traverse en chantant derrière eux,
Puis siffle de nouveau, plus fort, d’un air heureux
Et sans tremblotement ; puis il se tait sur une
Note élevée.

Ils ont à gauche la tribune
Qui recommence ; allant en même sens, là-bas,
On entend résonner sur le trottoir le pas
D’un homme allant beaucoup plus vite qu’eux, qui longe
Le devant des hôtels ; chaque fois que l’on plonge
Dans un écart de la tribune, on peut le voir,
Un peu plus en avant à chacun, tout en noir,
Avec un chapeau gris ; bientôt il les dépasse,
On cesse de le voir, soudain, dans un espace,
Et l’on n’aperçoit plus personne nulle part.

Ils avancent toujours très lentement. Gaspard
Lui dit en souriant : « Il faut bien qu’on se taise
De temps en temps aussi, n’est-ce pas ? » Il lui baise
La main gauche à plusieurs reprises. Puis lâchant

Sa main droite pendant qu’elle redit le chant :
« Prom’nons-nous dans les bois, » il la prend par la taille,
Conservant sa main gauche. Au loin un groupe braille ;
On entend un cheval immobile hennir,
Loin aussi, par là-bas. Lui, sans la prévenir
Pour la faire tourner complètement, la pousse
Du bras droit, lentement, par une étreinte douce
Pendant qu’en pressant sa main gauche, il la retient
Toujours sans lui parler, la regardant. Il vient,
Lui, de s’arrêter là, mais sans qu’elle comprenne
Encore ce qu’il veut ; maintenant il l’entraîne
Plus fort, en la faisant tourner autour de lui,
En lui donnant toujours son bras pour point d’appui ;
Et presque sans savoir comment, elle se trouve
Dans le sens opposé. Lui, longuement la couve
Du regard, sans parler, en gardant son même air.
Il s repartent avec, à leur gauche, la mer.