La Doublure/Chapitre 03

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 33-234).
◄  II
IV  ►

III

À Nice, cette après-midi, dans l’avenue
De la Gare, une foule énorme et biscornue
Fête le dernier jour qu’on ait de carnaval :
C’est le mardi-gras même. Un soleil estival
Égaye tout l’aspect remuant de la foule
En costumes voyants ; sur les trottoirs on foule
À chaque pas qu’on fait, un peu des confettis
Qu’on lance constamment, et qui tout aplatis
Sous les semelles font une poudre de plâtre,
Qui couvre les souliers d’une couche blanchâtre.

Sur la chaussée, aussi très grouillante, des chars
Se succédant parfois à de trop courts écarts,
Laissent se mélanger ensemble leurs musiques.
Sur les masques en fils de fer fins, des physiques
Cachant complètement le visage, sont peints ;
Tous sont pareils d’un teint rose cru, tous empreints
De la même laideur ridicule, impassible,
Avec de froids regards, d’un sérieux risible.
                                           


                                           
Là, Gaspard et Roberte, au sein du mouvement,
Se guettant pour ne pas se perdre, lentement,
Sur le trottoir de gauche en allant vers la place
Masséna, vont parmi l’immense populace
Que, toute costumée, on ne distingue pas
Du reste, si ce n’est en observant en bas

Les pieds, dont la chaussure est plus ou moins grossière.
Gaspard a dans la main, couverte de poussière
Blanche, une large pelle arrondie en fer-blanc.
Gonflé de confettis, son sac lui pèse au flanc,
Pendant en bandoulière après son épaule. Elle
A, pour projeter ses confettis, une pelle
Plus légère, avec un flexible manche en bois ;
Quand elle veut lancer, retenant de deux doigts
Le haut de l’armature en fer-blanc, elle tâche
De viser aussi bien que possible, puis lâche
Du bout de ses deux doigts tout crispés le sommet
De l’armature ; et son pouce qui comprimait
À l’autre main le manche en sens opposé, lance
Ainsi les confettis, sans grande violence
Du reste. Elle n’a qu’un domino blanc, uni
Avec un capuchon dont le bord est garni
Ainsi que le pourtour, ouvert sur la poitrine
Et rejoint sur le cou, bordant sa pèlerine,
De jaune. Une ceinture, en la même couleur
Jaune peu foncé, pince avec des plis l’ampleur

De l’étoffe grossière et dure sur la taille.
Son sac, depuis qu’elle est en plein dans la bataille,
Ne s’est à peu près pas encore dégrossi.
                                           
Gaspard a le pierrot banal, tout blanc aussi,
Blouse et gros pantalon, de la forme commune
Pour tout le carnaval à peu près, avec une
Collerette très large, en un tulle ayant l’air
Raide et dur à la fois, du même jaune clair,
Assorti tout à fait à celui de Roberte,
De ton ; il a la tête entièrement couverte,
Les oreilles aussi, d’un bonnet phrygien
En lainage tout rouge, et qui ne laisse rien
Passer, que la figure ; un feutre blanc, de forme
Pointue, orné de trois boutons de taille énorme,
En carton, recouverts de jaune aussi, cousus
Devant, en ligne droite, est posé par-dessus
Le bonnet phrygien. Il a, de même qu’elle,
Un masque métallique en grille, par laquelle,
À l’inverse de tous les autres, sans avoir

De peinture qui rende opaque, l’on peut voir
Leurs figures pour les reconnaître au passage ;
Les deux masques n’ont pas même de faux visage
Moulé, tout simplement bombés. Elle, pour mieux
Se garantir du plâtre, en dessous, sur les yeux,
A mis un voile bleu, fin, encore plus trouble,
Car elle l’a plié, par précaution, double,
Et qui lui va du front jusqu’au milieu du nez.
                                           


                                           
Depuis une quinzaine ils se sont démenés
Avec ce carnaval, voulant aller à toutes
Les fêtes. Chaque soir, c’étaient soit des redoutes,

Soit des bals composés rien que de deux couleurs.
Ils ont aussi pris part aux batailles de fleurs,
Par un beau temps. Ayant cru bien faire, pour l’une
D’abord, ils avaient pris des places de tribune ;
Mais ils étaient restés trop debout, tout au fond,
Pour lancer leurs bouquets jusqu’aux voitures, dont
Les séparait devant, en pente, trop de monde.
Aussi se souvenant de ça, pour la seconde,
Avec un grand panier de fleurs, ils avaient pris
Une victoria, dont le grand cheval gris
Très clair partout, avait la croupe toute blanche.
Pour la première fois avant-hier dimanche
On avait craint, pour la fête des confettis,
Un mauvais temps. Pourtant ils s’était repentis
De n’y pas être allés ; pas une seule goutte
N’avait plu malgré les gros nuages, de toute
L’après-midi. Du reste en voyant aujourd’hui
Que tout noircissement du ciel s’était enfui
Pendant la nuit, avec un grand vent de tempête,
Ils ont voulu remplir ce dernier jour de fête,

Et s’en aller à pied, tous les deux, prendre part
Complètement à la bataille.
                                           


                                           
La plupart
Des hommes sont dans des pierrots de même forme
Que celui de Gaspard, mais avec une énorme
Variété dans les couleurs ; beaucoup aussi
Ont de longs dominos à capuchon, ainsi
Que ceux des femmes.
                                           
Là, tout à coup un gros homme
Recouvert jusqu’aux pieds d’un domino vert-pomme,
Ayant tout de travers entre son capuchon
Un masque peint, avec, comme faite au bouchon

Et retroussée en crocs épais, une moustache
Ridicule, et des yeux bleus tout ternes, s’attache
En lui parlant de près, derrière, à gauche, aux pas
De Roberte impassible, et qui n’écoute pas
Les bêtises et les farces qu’il lui débite,
Sous l’air très sérieux du masque, en parlant vite
Avec un ton aigu qui déguise sa voix ;
Il s’obstine à rester, sans répondre aux renvois
De Gaspard lui lançant sa pelle toute pleine
Juste dans la figure ; il se détourne à peine,
Continuant toujours du même ton pointu
Un tas d’insanités, disant maintenant : « tu »
À Roberte qui rit en éloignant la tête ;
Puis faisant un salut brusque, il s’éloigne en quête
De quelque autre personne à relancer.
                                           
Là-bas,
Marchant joyeusement en se donnant le bras
Avec des masques peints toujours pareils, un groupe
De pierrots arrivant chante. Le premier coupe

La foule de ses bras durs d’homme corpulent ;
Il écarte les gens vite, en les bousculant,
Sans que jamais d’ailleurs personne ne se fâche
À cette gaîté. Mais soudain le dernier lâche
La bande, restant là ; son compagnon surpris
Le suit de son regard pour voir ce qui l’a pris
De rester de la sorte en arrière sans cause.
L’autre se baisse, il prend d’une main quelque chose
Par terre ; en revenant, comme pour rire, il court
Les genoux raides, pas pliés, d’un pas très lourd
Et gauche ; en rejoignant le groupe, il se ressoude
Avec l’avant-dernier qui lui tendait son coude
En marchant ; il lui fait regarder ce qu’il tient
À la main.
                                           
Mais, sur la chaussée, à présent, vient
Lentement un grand char. Un mannequin grotesque
De figure avec un nez rouge, gigantesque
De taille, représente, assis, un rémouleur.
Un habit à grand col en linge, de couleur

Brune, culotte courte et bas clairs, le déguise
En ancien artisan. Attentif il aiguise
Des énormes ciseaux en carton, avec soin,
Imitant mal l’éclat du fer, même de loin,
Malgré leurs reflets peints ; son corps plié se penche
Vers l’énorme établi, sous lequel une planche
S’abaisse et se relève actionnant son pied
Sur elle ; l’escabeau sur lequel il s’assied
Est lui-même élevé déjà de plusieurs mètres,
Atteignant à peu près jusqu’au bas des fenêtres
Pleines, pour la plupart, de monde, d’entresol.
Devant, un des deux coins immenses de son col
Est cassé. Mais voilà qu’il s’arrête de faire
Aller son pied de bas en haut ; la grande paire
De ciseaux vient d’avoir ainsi que tout son bras
Une secousse ; c’est, tout près, un embarras
Mouvant de cavalcade ; un groupe d’hommes peste
Devant le char ; assez longtemps ainsi l’on reste
Immobile ; ça met par derrière en retard
Des mascarades qui se tassent. L’on repart

Enfin, en remettant en ordre l’anicroche ;
Le pied du rémouleur recommence ; il s’approche
Et l’on voit maintenant beaucoup plus en détail
Sa figure et sa main en carton, au travail ;
Il reste un centimètre à peu près comme espace
De la meule à la lame énorme qu’il repasse
Mal, au lieu d’appuyer le tranchant des ciseaux
Fort, de son gros bras creux qu’on devine sans os.
Imitant de la pierre, et poreuse, la meule
Donne l’impression de tourner toute seule
Lentement, et de faire, elle-même, plutôt
Aller le gros mollet léger de bas en haut,
À l’aide de la planche où le soulier s’appuie.
Autour du char, sans cesse, on entend une pluie
Blanche, rapide et forte aussi, de confettis
Tomber ; ce sont tous les figurants, assortis
Au grand costume brun du rémouleur lui-même
Qui la jettent partout ; ils ont tous un emblème,
Soit des ciseaux de forme étrange, grands ouverts,
Soit deux couteaux à bout arrondi, de couverts,

Croisés, qui sont brodés en argent sur l’étoffe
De la poitrine ; un d’eux répond à l’apostrophe
D’un gros pierrot masqué, qui tout en bas le suit
Sur la chaussée, et dans la foule, et tout le bruit
Lui parle d’une voix qu’il déguise et l’intrigue ;
L’autre, d’en haut tout en répondant, est prodigue
En jets de confettis, que le pierrot d’en bas
Essaye de lui rendre aussi, mais ne peut pas
Envoyer juste, avec ses mains trop éloignées,
En puisant dans son sac, sans la pelle, à poignées.
                                           


                                           
Sur le trottoir, on vient d’avoir un peu d’effroi,
À cause d’un moment subit de désarroi
Mis dans la marche en droit chemin, d’une analcade ;
Le premier âne tout essoufflé, que saccade

Son cavalier, tapant aussi du talon, dur,
S’entête absolument à se diriger sur
Le trottoir ; un pierrot le prenant par la rêne,
Le caresse d’abord sur le front puis l’entraîne
Fort ; un autre lui bat la croupe avec la main,
Et l’analcade alors se remet en chemin.
Ce sont des hommes mis en toilettes de femmes
Bizarres ; de côté sur leurs selles de dames
Ils sont tout maladroits, semblant se tenir mal
Sur l’unique étrier qui leur est anormal.
Tous ont la même robe en une étoffe verte,
Brillante, laissant voir leurs cous, assez ouverte ;
Leurs gants verts sont très courts, sans couvrir leurs bras nus ;
Des chapeaux longs, étroits, à rubans biscornus,
Semblent les déguiser en des charges d’anglaises
Sous le papier de leurs ombrelles japonaises.
Et comme à des enfants on voit des caoutchoucs
Noirs, plus ou moins serrés, qui, passés sous leurs cous
Mal rasés, tiennent bien enfoncés sur leurs crânes
Aux cheveux coupés courts, leurs grands chapeaux. Les ânes

Ont à la tête, verts et jaunes, des pompons
Dont certains manquent.

Là, criant : « Bonbons, bonbons,
Bonbons ! » avec un fort accent de la Provence,
Un marchand dont la table, étroite et longue, avance
Sur le bord du trottoir, verse des confettis
Dans des sacs en papier ; les sacs les plus petits
Sur la table, font la première des rangées,
Puis d’autres par derrière, alignent, étagées,
Leurs sacs de plus en plus gros et grands ; les derniers
Sont à peu près le double en tous sens des premiers.

Sur la chaussée, allant vite, un retardataire
De l’analcade des Anglaises, solitaire,
Trotte parmi des chars à bancs et des landaus ;
L’homme, voulant aller au galop, pique au dos
L’âne du bout assez pointu de son ombrelle,
Pour rejoindre plus vite, au loin, la ribambelle
Des grands chapeaux étroits.


Émergeant à demi
De la foule, montrant son goulot court parmi
Les voitures, venant par ici, se promène
En balançant avec une démarche humaine,
Un immense flacon bleu de pharmacien ;
Le carton dont il est fait imite assez bien
Les reflets miroitants et les ombres du verre
Bleu foncé, presque opaque aussi, qu’il cherche à faire ;
Mais il ternit de plus en plus. Sur le bouchon
Étroit, formant le haut d’un cœur, un capuchon
De peau se serre avec une ficelle rouge,
Après laquelle pend un cachet rond qui bouge,
En dessous du rebord saillant du gros goulot.
Une étiquette qui se lit de bas en haut
Fait en spirale un tour complet, et le bout, même,
Croise un peu l’autre en en commençant un deuxième
Allant vers le bouchon ; sur le papier, de loin
On ne distingue pas les lettres ; dans le coin
Seulement, on y voit un peu d’une écriture

Rouge, donnant l’aspect de quelque signature
Avec un grand paraphe étrange et compliqué
Et que l’on reconnaît exactement calqué,
Dans sa mémoire, avec chaque boucle analogue,
Sur les flacons aussi tout pareils, de la drogue
Célèbre, qui depuis assez longtemps se vend
Partout.

L’homme s’approche et n’a plus rien devant
Lui, comme encombrement quelconque, qui le masque ;
Et malgré les cahots de sa marche fantasque,
Les mots sur le flacon déjà se font assez
Distincts pour n’en plus être, à présent, effacés.
Sur une autre étiquette à la forme arrondie
De la bouteille même, on lit la parodie
Des cas juste opposés dans lesquels l’élixir
Doit également bien et toujours réussir.
Il se rapproche encore, et l’œil alors découvre
Une entaille très sombre, en rectangle, qui s’ouvre
Juste sur l’étiquette, au milieu ; c’est le trou

Qu’on ne soupçonne pas, d’abord, de loin, par où
L’homme enfermé, dont seul, en dessous, par l’espace
De la bouteille au sol, le bas des jambes passe,
Peut, pour se diriger parmi la foule, voir.
Justement à l’instant il vient de recevoir
Des confettis en plein dans la face ; il s’arrête
Sur le coup, tout saisi, pendant qu’on voit sa tête
Vite se reculer entre l’obscurité
Intérieure, et là quelque temps agité,
Il se frotte les yeux comme quand on s’éveille,
Avec ses poings serrés, pendant que la bouteille
Semble se reposer dans tout le mouvement
Qui va la dépasser ; l’homme au bout d’un moment
Repart, en remettant les yeux à l’ouverture,
Et de nouveau l’on voit avec désinvolture
Se balancer, de droite à gauche, le flacon.


Gaspard, sans y penser, passant sous un balcon
Long et rempli de gens tout costumés, essuie,
Crépitant sourdement sur son feutre, une pluie
De confettis ; plusieurs les lui lancent très fort,
Recommençant ensuite en le visant ; d’abord
D’un premier mouvement instinctif, sous l’averse
Qu’il ne s’attendait pas à sentir, il renverse
En arrière la nuque, en remontant les os
Des épaules qu’il hausse et ceux de tout son dos ;
Après, levant les yeux, il regarde le monde
Épars sur le balcon ; mais avant qu’il réponde
Aux confettis qu’il a tout à l’heure reçus,
Une nouvelle grêle, en lui tombant dessus,
Le force à rebaisser rapidement la tête ;

Puis sans en avoir l’air, en dessous, il apprête
Sa pelle qu’il remplit la plus lourde qu’il peut,
Dans le fond de son sac, sous l’averse qui pleut
Toujours ; et choisissant un court moment de trêve,
Sans que l’on ait rien vu, soudain il se relève,
Et visant avec force, au hasard, dans le tas
Il leur jette, en laissant dans l’air tout un plâtras,
Sa grosse pelletée ; et rejoignant bien vite
Roberte qui regarde en riant, il évite
Tout juste, en échappant à peine d’un instant,
Encore une autre pluie énorme, qu’il entend
Tomber sur le trottoir avec un bruit de grêle.

Au loin, venant vers eux, un gamin sale bêle
Au nez de tous les gens qu’il croise, en se frayant
Lestement un passage ; il est poudreux, n’ayant
Rien pour se garantir, qu’une tête de chèvre
En carton, qu’il maintient des mains, et dont la lèvre
Inférieure, ouverte et basse, laisse voir,
Découpant leurs petits triangles sur le noir

Intérieur, des dents toutes de même taille ;
Mal faite par lui-même, une assez large entaille
Aux bords irréguliers et tout gris, dans le cou
De la tête, lui laisse un espace par où
De ses yeux éveillés, remuants, il se guide
Adroitement. Le bord de la tête, rigide,
Sur ses épaules pèse et fait faire des plis
À l’étoffe ; on croirait voir un torticolis
Formant contraste avec tout le corps qui gambade
Et qui fait, pour marcher, comme une galopade,
En repartant toujours du même pied, sans rien
Changer ; ses vêtements, brun foncé, de vaurien
Ont, à plusieurs endroits, des traces mouchetées
Blanches, qu’on reconnaît faites de pelletées
De confettis. Il est maintenant sur le point
De se croiser avec Roberte ; il la rejoint
Tranquille, d’un pas calme à présent, sans paraître
Vouloir lui faire rien de drôle ; il attend d’être
À deux pas seulement d’elle, encore plus près
Que ça, même, voulant lui faire peur exprès,

Pour lui bêler, alors, très fort en plein visage,
De la voix féminine encore de son âge,
En lui criant, pour rire, après, qu’il la connaît ;
Roberte, à tout hasard, qui justement tenait
Tout debout, dans sa main, sa pelle toute prête,
Le vise pendant qu’il s’en va ; c’est sur la tête
Que les confettis vont tomber les plus nombreux,
Faisant sur le carton un bruit sonore et creux ;
Roberte se prépare à replonger sa pelle ;
Mais le gamin, là-bas, se moque encore d’elle,
En tâtant doucement, comme s’il avait mal,
Les endroits touchés dont sa tête d’animal
Est plus ou moins blanchie ; et d’une voix pleurarde
Il bêle de nouveau fort, pendant qu’il regarde
Roberte, retournant la tête en se sauvant
Et se cognant avec tout le monde.

En avant,
Sous la voûte que l’on enfile, des arcades
Qui finissent au loin, maintenant les façades

De toutes les maisons, rétrécissant partout
Le trottoir de leurs gros piliers carrés, au bout
Qu’ils ont encore à faire, alors, de l’avenue,
Le grouillement du monde, énorme, et la cohue
Des masques se parlant et se battant, ont l’air
Si compacts, sous le jour un peu moins fort et clair
Du plafond, que Gaspard propose de descendre
Du trottoir, maintenant trop encombré, pour prendre
Par le milieu de la chaussée où, justement,
On ne sait pas pourquoi, règne, pour le moment,
Des deux côtés, comme une espèce d’accalmie.

Au loin, se rapprochant, la physionomie
Très ridicule exprès, d’une tête en carton
Reposant sur les deux épaules d’un piéton,
Domine avec son grand chapeau les quelques masques
Qui marchent ; l’homme, avec des allures fantasques,
Trébuche tout le temps, comme étant pris d’alcool ;
C’est entre les deux coins très écartés du col,
À travers un grand trou carré, sous une pomme

D’Adam proéminente et saillante, que l’homme
A sa tête réelle et voit ; il est vêtu
D’un banal habit noir dont le gilet pointu
Ouvert très bas découvre un plastron de chemise
Tuyauté sur son bord ; et complétant la mise
Du gommeux, une fleur rouge sur le revers
De l’habit tire l’œil. Posé tout de travers,
En dégageant le front de la figure énorme,
Et défoncé partout, un chapeau haut de forme
Au poil dans l’autre sens inspire un aspect vieux ;
Tout frisés sous ses bords, des sortes de cheveux
Mal collés avec des espaces, roux carotte,
Recouvrent en très clair la tête que cahote,
De bas en haut, le pas constamment zigzagué
De l’homme qui fait voir un air joyeux et gai
Fixe, sur le visage immense où rien ne bouge ;
Le nez est tout enflé, presque du même rouge
Que les lèvres qui font, en riant, un écart
Sombre, orné d’une dent seulement. Le regard
Terne ne fixe rien, souriant, immobile

Dans le vague ; au milieu, du noir fait la pupille,
Entouré tout d’abord d’un premier cercle bleu
Puis de blanc, mais le tout sans vision ni feu ;
L’homme paraît avoir une poitrine étroite
Sous cette grosse tête ; il tient dans la main droite
Par le fond, en serrant ses doigts, un vrai cruchon
En grès jaune, à liqueur, au goulot sans bouchon,
Qu’il bouge sans paraître attacher d’importance
Au soi-disant liquide empli dedans ; une anse
En haut est juste assez grande pour que le doigt
Puisse encore y passer. De temps en temps il boit
En portant le goulot du cruchon à la bouche
Ouverte en souriant de la tête ; il n’y touche
Qu’en élevant son bras presque tendu très haut
Pour attraper la lèvre à tâtons ; le goulot
Très court et très étroit entre tout à fait juste
Dans l’écart que les deux lèvres font ; il déguste
Lentement à longs traits goulus le soi-disant
Contenu qu’il paraît avaler, en croisant
À chaque pas ses pieds et ses jambes qu’il cogne

Dans sa marche toujours maladroite d’ivrogne ;
En finissant de boire, il berce dans ses bras,
Le serrant tendrement avec des airs béats,
Le cruchon comme pour faire voir comme il l’aime.
Parfois en trébuchant il tourne sur lui-même
Pour que, probablement, le monde puisse voir
Appliqué sur son dos, cousu dans l’habit noir,
Un écriteau carré ; mais il tourne trop vite
Et marche encore un peu trop loin pour qu’on profite
Du moment pour saisir ce que l’on voit écrit
Sur la toile brillante, en un gros manuscrit.
Un pierrot en passant le vise avec sa pelle
Au chapeau qu’il attrape assez bien, puis l’appelle :
« Hé, dis donc, là-bas, vieux pochard, » l’apostrophant
Sous son masque en couleurs, sur un ton bon enfant
Qu’il croit approprié, prenant pour de la vraie
Bonne humeur la figure épanouie et gaie
De la tête au sourire incessant, et le pas
Qui n’est qu’étudié. L’homme ne répond pas
Aux farces du pierrot qui maintenant le raille

Sur son mauvais chapeau, puis sur sa haute taille
Avec qui ses bras courts ne sont pas en rapport,
À ce qu’il dit.

Gaspard a marché tout d’abord
Au milieu ; maintenant tous deux sont très à droite,
À côté du trottoir, longeant la file étroite
D’arcades.
                                           


                                           
Des Chinois vont n’importe comment
Sur leurs ânes parés ; tout seuls pour le moment
Ils peuplent la chaussée entièrement déserte
De sujets et de chars ; ils dépassent Roberte
Assez vite ; l’un d’eux tousse fort, étouffant.

Habillé d’un pierrot rouge et noir, un enfant
Court vers eux, maintenant parmi le tulle raide,
Noir, de sa collerette, une figure laide
Rose cru, faite par son masque en fil de fer,
Toujours avec ce teint voyant et ce même air
Bête ; son autre main sur son sac, il l’empêche
De lui battre au côté pendant qu’il se dépêche.
Il arrive devant eux. Roberte consent
À s’écarter un peu ; très vite, en bondissant,
Il s’approche en gardant toujours la tête basse
Dans le vent de la course ; en un instant il passe
Toujours pressé, sans rien regarder, entre eux deux ;
Roberte, en se tournant, sous le masque hideux
Derrière, voit un peu de sa joue enfantine.

Sous les arcades, là, le monde qui piétine
Fait tout un bruit de pas traînassants et de voix
Basses ou par moments plus fortes. Quelquefois

Gaspard, entre l’écart de deux piliers, attrape
Un lot de confettis égarés qui le tape
Comme une forte grêle au long de son chapeau,
Ou bien l’atteint encore, en lui cinglant la peau,
Aux mains ; et sans savoir, déjà par habitude,
Il regarde parmi toute la multitude
Celui qui l’a frappé, par derrière et devant,
Et sans l’avoir trouvé, lançant le plus souvent
Sur quelqu’un qu’il choisit au hasard, il riposte
Quand même.


Un homme, là, s’arrête et les accoste,
Regagnant avec eux la place Masséna
D’où justement il vient ; comme coiffure il n’a
Qu’un bonnet phrygien ; un caoutchouc trop flasque
Fait par derrière un nœud pour serrer mieux son masque
Peint, d’un rose partout aussi cru comme ton ;
Un endroit est pincé tout au bout du menton
Ainsi que par deux doigts. Après le bonnet rouge
Dont la pointe retombe à droite, tremble et bouge,

Pendant à plusieurs fils tirés et longs, au bout
De la pointe qu’il orne et dont il se découd,
Un léger grelot vide et cabossé, de cuivre.
L’homme exhorte Roberte à venir, à le suivre
Par là-bas, lui donnant quelque nouveau prénom
Affreux à chaque phrase ; elle lui répond : « Non,
Non, non, » faisant de droite à gauche aller sa tête ;
Mais lui sans se lasser continue et s’entête,
Lui disant qu’il ne faut pas faire d’embarras
Avec un vieux copain, en lui tendant son bras
Épais avec sa manche enflée en grosse toile
Très plissée. Il lui parle ensuite de son voile
Double, lui demandant : « Veux-tu le partager
Avec moi ? » protestant qu’il craint fort le danger
Des confettis, jurant après de le lui rendre ;
Puis il paraît alors ne pas du tout comprendre,
Puisqu’il compte ce soir le redonner, comment
Elle le lui refuse encore, et, la nommant
Tout à coup d’un nouveau prénom encore pire
Que les autres d’avant, et qui la force à rire,

Il se met, en prenant des larmes dans sa voix,
À dire que c’est mal d’oublier autrefois
Et leur ancien amour, sur un ton de reproche
Grotesque et désolé ; puis, tirant de sa poche
Un mouchoir à carreaux bleus, il essuie avec,
Le promenant de l’un à l’autre, le coin sec
Des yeux peints au regard sérieux et tout terne
De son masque qu’aucun air triste ne consterne ;
Après, continuant à gémir, il étend
Son mouchoir sur sa main droite, puis imitant
Le bruit fort et vibrant de quelqu’un qui se mouche
En soufflant durement au travers de sa bouche,
Il pince fort le masque au nez, dans son mouchoir.
Puis il dit en avoir ainsi jusqu’à ce soir
À pleurer de la sorte et recommence à geindre
De son ton larmoyant, ayant l’air de se plaindre
À Roberte qui rit, de quelque trahison
Ancienne en ajoutant qu’il va boire un poison,
Et qu’on peut être sûr qu’il ne sera pas lâche
Pour l’avaler ; enfin il s’écarte et les lâche,

Recommençant un bruit semblable en se mouchant,
Et prenant à témoin quelqu’un, qu’on est méchant
Pour lui, qu’il est bien triste et qu’on ne lui témoigne
Qu’indifférence à lui si gentil. Il s’éloigne
Dans l’autre sens, faisant tout ce bout de chemin
Pour la deuxième fois. Roberte, de la main,
Semblant heureuse enfin d’en être dépêtrée,
Lui fait adieu d’un signe ironique.

À l’entrée
De l’avenue, accroît sans cesse un embarras
Tumultueux, formant un étrange fatras
De masques, de couleurs et de chevaux. Un juge
À la calotte noire émerge du grabuge ;
Il se remue un peu sur place, montrant hors
De la cohue au moins la moitié de son corps ;
Sur sa figure au nez long on voit des lunettes ;
Il a les gestes secs, courts des marionnettes,
Semblant n’avoir pour corps maigre qu’un long bâton
Supportant simplement sa tête de carton,

En dessous de sa robe ample et noire qui flotte
Avec beaucoup de plis, tombant droits ; sa calotte
Est mise sur l’oreille ; au bout du nez il a
Une verrue énorme et rouge. Mais voilà
Qu’un grand char important plein de monde s’approche,
Arrivant augmenter encore l’anicroche ;
Il ralentit et puis s’arrête, prisonnier
Dans la foule. Un immense et large cuisinier
S’y tient debout, vêtu d’une casaque blanche ;
Son gigantesque bras tout raide, dont la manche
Retrousse jusqu’au coude en carton rose dur
Imitant bien la peau, tient immobile sur
Un fourneau, le couvercle ouvert d’une marmite.
Quelque chose enfermé dans le fourneau n’imite
Pas mal le flamboiement intérieur du feu
Absent ; l’on aperçoit, reluisant quelque peu,
Un reflet rouge cuivre à travers l’interstice
Laissé par une porte étroite, en fer factice,
Au côté du fourneau par endroits mal noirci.
Tout en haut des enfants, en cuisiniers aussi,

Dansaient, levant beaucoup la jambe, tout à l’heure,
En faisant une ronde, eux tous, intérieure
Dans la marmite. Mais arrêtant leurs ébats,
Maintenant tous penchés, ils regardent en bas
Sur le bord qui leur vient à peu près à la taille.
Un d’eux montre du doigt un point dans la bataille.

Grossissant l’embarras, sans cesse de nouveaux
Venus, en se tassant, s’arrêtent. Deux chevaux
Attelés au timon brillant d’une voiture
Particulière, font enfin une ouverture
Dans la foule, et sortant les premiers, vont au trot
Sur la chaussée alors partout libre. En pierrot
Lui-même et bien masqué, le cocher les rassemble,
Les fouettant tous les deux du même coup. Il semble
Qu’un des maîtres traînés soit venu se jucher
Sur le siège, par goût, pour faire le cocher ;
Car il paraît bien là, lui, pour son propre compte,
Dans son costume, avec son masque que surmonte
Un feutre blanc montrant trois boutons bleus, ainsi

Que les pierrots qui sont en voiture. D’ici
Un instant on pourrait presque être pris au piège
Du masque, en le croyant vrai. Derrière le siège,
De dos, on voit bouger en parlant le chapeau
D’un pierrot, sous lequel on ne voit pas de peau
À cause du bonnet phrygien rouge. Assises
À même la capote en arrière, indécises
À les voir, discutant des mains, deux femmes sont
Côte à côte, les pieds aux coussins. Elles ont
Sur leurs masques pareils des chapeaux gigantesques
À bords très compliqués et de formes grotesques ;
Autour de la calotte, en grande quantité,
Du tulle paraissant de grosse qualité
S’enroule par devant, formant un chou qui bouffe
Sans grâce, avec raideur ; le tout est d’un esbrouffe
Excentrique et voyant, exprès de mauvais goût.
Un petit pierrot blanc et bleu se tient debout,
Les coudes appuyés, penché sur la portière ;
La voiture au dedans est blanche tout entière,
Banquettes et dossiers ; l’on a, pour être sûr

Qu’il ne soit pas sali par les confettis, sur
Le drap capitonné mis une toile blanche.
                                           


                                           
Gaspard est occupé de secouer la manche
De son costume épais pour en faire sortir
Des confettis ; il croit, agacé, les sentir
Assez en bas déjà sans les ravoir ; il passe
Alors, tout replié, dans le très mince espace
Laissé sur son poignet serré, son second doigt,
Puis il retire ainsi, tassés au même endroit,
Des confettis qu’il jette à terre par saccades.

Tous deux sont arrivés à la fin des arcades.

Le char du cuisinier, après ce long retard
Du grand encombrement qui subsiste, repart
Maintenant seulement ; et Roberte s’arrête,
Voulant le regarder partir. La grosse tête
Joyeuse, sous le blanc de l’immense bonnet,
Lui rappelle d’ici quelqu’un qu’elle connaît ;
Un rire satisfait plisse la grande joue.
À présent la musique, en recommençant, joue
Une sorte de basse ou de rythme sans air,
Qui ne donne qu’un bruit faible dans le plein air.
En haut les marmitons, sous l’immense couvercle
Toujours levé sur eux, recommencent leur cercle
En se donnant le bras, changeant assez souvent
De côté dans leur ronde ; ils sautent en levant
Très haut, l’une après l’autre, en travers, chaque jambe.

L’étincellement d’or comme du feu, qui flambe
Au fond du fourneau, n’est qu’une boule en papier
Métallique, cuivré, qui cherche à copier,
Par ses reflets brisés et chiffonnés, la braise.

Le cuisinier a l’air d’attiser la fournaise
Sur laquelle là-haut l’ample marmite bout,
À l’aide d’une tige en vrai fer dont un bout
Dans sa main est en bois, et dont l’autre, tout rouge,
Comme par la chaleur du papier cuivré, bouge,
Appuyé sous la grille, à cause du cahot
Que le char donne au bras très raide. Mais là-haut,
Soudain, les marmitons viennent de disparaître
En plongeant d’un seul coup, afin de ne pas être
Atteints par le couvercle énorme et ténébreux
Qui depuis un moment s’abaisse un peu sur eux.
Ils se sont arrêtés, puis engloutis ensemble
En le voyant. La main du cuisinier, qui tremble
Aux cahots, tombe ainsi que de son propre poids
Et ferme tout à fait le couvercle ; les doigts
D’un des gamins, crispés aux bords de la marmite,
Ne se sont enlevés qu’à l’extrême limite
Pour rentrer dedans juste au moment d’être pris.
Le cuisinier les tient quelque temps assombris
Dans la nuit du couvercle ; il continue à rire,

Comme heureux en pensant qu’ils sont en train de frire.
La musique s’entend, toujours sourde. Bientôt
Le couvercle remonte et s’arrête aussi haut
Qu’avant ; les marmitons, vite, en une seconde
Se sont tous relevés, puis ils refont leur ronde
Déhanchée en riant et se donnant le bras ;
Ils changent de côté presque aussitôt.

En bas,
Sur le plancher du char, recouvert en parties
De minces paillassons, des femmes travesties
Ont un costume, blanc aussi, de pâtissier.
Une d’elles touchant à la boucle d’acier
Qui brille à son genou, remet dedans, bien plate,
En la tirant du bout avec ses doigts, la patte
De sa culotte courte en velours jaune clair,
Dans laquelle des bas entrent, couleur de chair ;
Elle a de fins souliers mordorés ; tout le reste
Du costume est pareil aux marmitons ; la veste
Blanche est très ajustée ; en haut, sous son bonnet

Plus grand et fantaisie aussi, l’on reconnaît
Par la grosseur de tête et, de plus, à la nuque,
Par un léger écart, que c’est une perruque
À cheveux courts et non ses vrais cheveux qu’elle a.
En bas, sur la chaussée assez libre, voilà
Qu’au son de la musique entraînante des couples
Se mettent à tourner avec lourdeur, peu souples,
Ayant l’étoffe en plus de leurs déguisements
Sous lesquels on leur sent autant de vêtements
Quand même, à leur grosseur lente, que d’habitude.

Au milieu, dominant toujours la multitude,
L’immense juge, maigre, et que l’on ne voit plus
Que de dos, fait sans cesse alentour des saluts
Très raides, d’une pièce, en croisant tous les masques.
Et pendant qu’il remue ainsi, ses grands bras flasques
Battent dans tous les sens, se cognant à son corps ;
Des bouts de doigts tout plats, en carton, passent hors
Des manches. Chaque fois qu’en marchant il s’incline,
On voit pointer un peu derrière, à son échine,

Une bosse arrondie et juste à la hauteur
Où doit être la tête exacte du porteur.
Les jambes sont beaucoup trop courtes pour la taille.
                                           


                                           
Gaspard attend toujours que Roberte s’en aille
En regardant aussi ; quand le grand char est loin,
Elle finit enfin par s’écarter du coin
Du trottoir, et cherchant des yeux Gaspard, se tourne.
Par ici tout un flot pour le moment s’enfourne,
Allant dans l’avenue, encore tout tassé
Par l’arrêt un moment causé dans le tracé
Du parcours. Là, Gaspard, qui regardait comme elle,
S’amuse, sans penser, du bout de sa semelle
À déblayer un rail du tramway tout rempli

De confettis intacts ; il sort de son oubli
Quand Roberte, en passant auprès de lui, le touche
De la main.

Un nouveau facétieux s’abouche
Avec elle. À présent, la place Masséna
S’étend toute grouillante au-devant d’eux. Il n’a
Comme déguisement rien qu’une pèlerine
À capuchon, avec un masque qu’enfarine
Un jet de confettis, sûr envoyé très fort.
Il admire Roberte, et lui dit qu’elle a tort
De ne pas consentir à ce qu’il la conduise
Au café boire un peu tous les deux ; il déguise
Sa voix, tout simplement en lui parlant du nez.
Roberte lui répond qu’elle a bu bien assez
Au déjeuner, portant les yeux sur les deux manches
Faites d’un taffetas noir à rayures blanches
De son manteau, sans voir qu’il l’a mis à l’envers
Tout d’abord ; dans son dos ce sont des carreaux verts
Et noirs entrecoupant une flanelle beige ;

Voyant qu’elle regarde, il lui dit qu’il protège
De la sorte l’endroit de son beau pardessus ;
Ensuite voyant deux espaces décousus
Sur sa manche, assez près tous deux, à la couture,
Il introduit ensemble un doigt dans l’ouverture
De chaque, en déclarant que ce n’est presque rien,
Et que, sans plaisanter, Roberte devrait bien,
Si véritablement elle était bonne fille,
Aller chercher chez elle, en courant, son aiguille
Avec une bobine et lui refaire un point.
Gaspard, qui justement, derrière, les rejoint,
S’introduit entre eux deux et de la main écarte
L’homme, sans obtenir tout de suite qu’il parte ;
Il feint de se débattre avec rage, et prétend
Que c’est une infamie, une horreur, en traitant,
De sa voix déguisée et toujours nasillarde,
Que dans sa soi-disant colère il rend criarde,
Gaspard de polisson et de vil ravisseur,
Prenant tous à témoin que Roberte est sa sœur,
Et qu’il ne souffre pas qu’un homme la convoite

Impunément ainsi.

Maintenant, sur la droite,
Des arcades plus loin espacent de nouveau
Leurs gros piliers carrés. Dépassant le niveau
Des têtes de la foule aux masques toujours drôles
À voir, un pierrot bleu porte sur ses épaules
Un enfant paraissant content d’être à cheval ;
Le petit est aussi vêtu de carnaval ;
Par derrière ils ont l’air de se confondre ensemble ;
La tête du pierrot ne se voit pas ; il semble
Que leur groupe est un seul grand être continu,
Un géant dont le haut du corps est trop menu.

Loin, de l’autre côté qui termine la place,
Des arcades aussi s’alignent, face à face,
Avec les autres ; presque au milieu d’elles deux,
Se rapprochant plutôt du côté plus loin d’eux
Que l’autre, le mouvant défilé continue
En les croisant de loin, allant vers l’avenue

De la Gare. À présent se succèdent plusieurs
Hommes vêtus en coqs ; ils causent des frayeurs
Aux gens, en abaissant à chaque pas leur tête,
Sur laquelle remue et tremblote une crête,
Tout en les menaçant, dans la figure, avec
La pointe grosse et peu piquante du grand bec
Peint en marron qui fait, surtout d’assez loin, comme
Une large visière à leur figure d’homme ;
Leur crête un peu plus fort tremble à chaque cahot
Que donne leur pas sec, car ils lèvent très haut,
Avec des airs pincés et lents de haute école,
Leurs jambes qui n’ont rien qu’un maillot noir qui colle,
Taché de plâtras blanc aux pieds ; tous les deux pas
Il s lèvent tour à tour et rebaissent leurs bras,
De la sorte, faisant battre de grandes ailes
En plumes de plusieurs couleurs, et sous lesquelles
On aperçoit parfois, dans des moments subits,
Quand elles sont en l’air, un peu de leurs habits,
Mais avec une extrême et vive promptitude.
Dans l’ensemble, à côté de la similitude

Des coqs mêmes, le seul visage différent
De chaque homme, qu’on voit sous le gros bec, surprend ;
Le premier a la face assez pleine et rougeaude ;
Le deuxième a des yeux d’expression nigaude,
Il se retourne et parle à celui qui le suit,
Tout en marchant ; un autre a le menton qui fuit ;
Un, petit, montre, allant mal avec sa figure,
Un nez très retroussé, tout aplati, qui jure
Avec, tout alentour, son visage très plein ;
Un grand dégingandé montre un nez aquilin
Qui, sur tout le plumage environnant, détache
Sa silhouette. Un gros a beaucoup de moustache ;
Et le dernier, moins vif dans sa marche, a l’air vieux.
Dans les têtes des coqs, de côté, de gros yeux
Immobiles et ronds, marron et noirs, en verre,
Par leur expression peuvent assez bien faire
En très grand le regard fixe et froid d’un vrai coq.

Gaspard, qui les regarde, est poussé, par le choc
De quelqu’un qui le heurte en courant, dans la foule.


On entend imiter un gloussement de poule ;
C’est un pierrot qui met ses mains en porte-voix
Sur son masque, en visant les coqs, là-bas.

Parfois
Quand elle voit quelqu’un assez à sa portée,
Roberte, vivement, lance la pelletée
Qu’elle tient toujours prête et, de suite, levant
Son coude très en l’air, elle le met devant
Sa figure, voulant éviter la réponse
Qui vient toujours.

Gaspard, sans s’arrêter, renfonce
Son chapeau qui tient mal sur son masque bombé
Et qui, l’instant d’avant, était presque tombé,
Parti tout de travers à la forte secousse
De l’homme qui courait si vite. Avec son pouce
À gauche et tous ses doigts à droite, sur son front
Il recolle le haut de son masque, trop rond

De forme ; après, levant son autre main, il baisse,
En l’écartant, le bord de son feutre, puis laisse
Le masque qui se bombe, empêchant le chapeau,
En avant, de toucher par son cuir à sa peau ;
Il ne se sent plus rien, maintenant, qui le gêne
Sur le haut de la tête. En arrière, il promène
Ses mains sur le pourtour du bonnet phrygien
Sous lequel il a chaud, pour constater si rien
N’a remonté, passant hors de la collerette.

Après ces quelques pas d’une marche distraite,
Il retourne la tête et s’aperçoit qu’il a
Un peu laissé derrière, à quelques pas de là,
Roberte ; et s’arrêtant lui-même, il la regarde
Qui se bat en riant, gaîment, et qui s’attarde
Avec un couple vert ; l’homme, donnant le bras
À la femme qui marche avec lui, ne peut pas
Lancer bien de sa main gauche chaque poignée
Qu’il puise dans son sac, sur Roberte éloignée
De lui suffisamment et qu’il essaye en vain

De lasser en visant toujours plus fort ; enfin
Après un dernier jet cinglant, elle fait mine
De partir tout de bon, mais comme une gamine,
N’en voulant pas avoir, elle, le démenti,
Elle se tourne et jette en l’air un confetti
Tout seul sur eux, avec les doigts, puis court rejoindre
Gaspard qui lui sourit.
                                           


                                           
Tout là-bas vient de poindre
Un nouveau char parmi l’ensemble permanent
Qui défile sans cesse. Il paraît au tournant,
Formant un angle droit, du quai Saint-Jean-Baptiste.
Une immense nourrice en bonnet de batiste,
Avec un tuyautage énorme autour, mais sans
La couronne dessus, ni les deux grands rubans
Qui pendent dans le dos, domine. Son visage
Sourit ; sur sa poitrine excessive, un corsage

Bleu foncé fait bomber un seul rang de boutons ;
Un col droit empesé lui donne deux mentons ;
Sous le gros tuyauté du bonnet, une raie,
Courte pour sa largeur, fait avec de la vraie
Chevelure en des crins quelconques, deux bandeaux
Plats et tirés ; elle a sur elle des cadeaux ;
D’abord l’éclat doré de deux boucles d’oreilles
Qui scintillent au plein soleil, toutes pareilles,
Comme forme et façon, à ce qu’est en plus grand
Une broche brillant un peu moins et qui prend
Devant, en y laissant encore un peu d’espace,
Les deux côtés du col autour duquel dépasse
En faisant ressortir son linge de très peu,
L’autre col dont le blanc tranche net sur le bleu.
Sur son corsage pend une chaîne de montre
Dont le double côté, constamment se rencontre
Et se cogne aux cahots que lui donne le char ;
Elle semble un article à dix sous d’un bazar ;
Son bâton est passé dans une boutonnière,
Et le tout paraît mis en hâte, de manière

À pouvoir s’enlever d’un seul coup, aussitôt,
Du corsage qu’on doit défaire quand il faut,
Pour apaiser ses pleurs, que le nourrisson tette.
Très brillantes aussi, faisant gros sur sa tête,
Et plantant leur aiguille à fond des deux côtés
De son bonnet, auprès des zigzags tuyautés,
Deux épingles se font remarquer ; une boule
Grosse forme leur tête ; un tube qui s’enroule
Sur une sphère semble être tout leur travail ;
Par leur dimension on les voit en détail.

La nourrice paraît ne pas faire de geste
Articulé. Marchant devant elle, il ne reste
Déjà plus qu’une assez longue procession
D’hommes tout verts portant avec précaution
Sur leur tête, grandeur nature, une citrouille.
Sur la figure un fard vert tendre les barbouille.
La citrouille leur vient aux yeux comme un chapeau
Trop large de pourtour. Leur costume vert d’eau
A la coupe à peu près d’un habit de soirée

À très longs pans ; la taille en avant est serrée
Par des boutons en cuivre et larges, qui sont mis ;
Leurs souliers sont brillants d’un étrange vernis
Vert aussi, qui malgré la poussière chatoie
Sous une poudre blanche. Ils ont des bas de soie
Plus ou moins bien tirés, de la même couleur ;
Une culotte courte étrécit son ampleur
À leurs genoux auxquels une boucle étincelle.
Quelques-uns en marchant ont sans cesse le zèle
De faire, allant de droite à gauche, avec leurs bras
Des amabilités et de grands embarras,
En envoyant avec leur grosse tête ronde
De beaux saluts, prudents pourtant, à tout le monde.
Un d’eux entre autres fait de la main des bonjours
À Roberte assez près maintenant du parcours,
Il a son autre main dans le fond de sa poche.

Le grand char derrière eux tout de suite s’approche
Apportant tout un grand brouhaha triomphal.
Tout d’abord, costumés, deux hommes à cheval

Conduisent deux par deux un attelage à quatre ;
Une femme à l’avant du char s’amuse à battre
De la tête le rythme accentué de l’air
Qu’on joue, en fermant presque un œil avec un air
Ironique ; elle appuie un poing sur une hanche ;
Lui tombant jusqu’aux pieds, une ample robe blanche
Lui donne bien l’aspect d’un immense bébé ;
Elle tient dans la main un biberon bombé
Gros comme une bouteille et lourd, aux trois quarts vide,
Au fond duquel du lait ou quelque autre liquide
Blanc, l’imitant, remue. Entré dans son bonnet
En coulisse, un étroit ruban rouge au sommet
De sa tête s’amasse et forme une bouffette.
Elle mâche, en bougeant ses lèvres, sa bavette.

Derrière elle, nombreux, tous en bébés aussi,
Hommes et femmes font arriver jusqu’ici
Des confettis, puisant à même, à pleine pelle,
Sur le côté du char, dans une ribambelle
Sans interruption d’auges blanches en bois.

La nourrice, le bras levé, tient dans deux doigts
Tout à fait refermés de crainte qu’il ne sorte
Et pouvant se couler dans l’espace, une sorte
De cordon divisé plus tard en plusieurs bouts
Qui partent d’un endroit et s’enroulent aux cous
De vrais enfants, ceux-là, pourtant moins en bas âge
Que ceux qu’ils veulent faire ; ils ont tous le visage
Encadré d’un bonnet au tuyautage dur ;
Ils dansent tous ensemble et séparément sur
L’épais marbre imité d’une immense commode
À grands tiroirs égaux et d’une vieille mode
Avec sa forme lourde et grosse, en acajou.
Chacun d’eux dans la main brandit quelque joujou
Trop grand, qui fait du bruit, soit un polichinelle,
Soit un hochet très gros, entouré de flanelle.
La nourrice a devant sa jupe un tablier
En linge et que l’on voit encore se plier
Un peu, comme au retour récent du blanchissage ;
Sa jupe est tout à fait pareille à son corsage
Et jusque sur le sol tombe partout très droit

En battant sur le bas de ses jambes étroit ;
Et même quelquefois, lorsque le char tressaute
Un peu plus, on la sent se balancer fort, faute
Dessous, de l’épaisseur absente des jupons.

Le char vient de passer. Derrière, un des poupons
Avec un bonnet blanc et rose, un homme obèse,
Tout petit et trapu, semble mal à son aise
Dans son soulier orné, comme aux enfants, d’un chou ;
Son second doigt a l’air d’y chercher un caillou
Quelconque ; auprès de lui de sa main gauche libre
Il se tient fermement, pour garder l’équilibre,
En serrant bien, après une chaise en osier
D’un des musiciens ; le fragile dossier
Tremblotte sous sa main dure qui s’y cramponne
De tout son poids. De loin, dans l’orchestre, un trombone
Étincelant, à gauche, et plus à droite, un cor,
L’un et l’autre au soleil, mettent deux reflets d’or
Attirant le regard, au milieu de l’ensemble
Des joueurs tout en blanc, et dont l’aspect ressemble

Tout à fait à celui des autres figurants,
Représentant aussi, sous leurs bonnets, de grands
Enfants au biberon, en robe longue comme
Les autres, allant mal à leur figure d’homme.
Soufflant à pleins poumons et tout rouge, l’un d’eux,
Celui précisément du trombone, est hideux,
Et le petit cordon du bonnet qui se noue
Sous son menton a l’air de l’étrangler. La joue
D’un autre est mal rasée. Avec son grand profil
À moustache, aux traits forts et d’un aspect viril,
Un long musicien très maigre est ridicule.
                                           


                                           
Du monde, derrière eux, en les poussant, recule
Sur Gaspard et Roberte inattentifs, en train
De regarder partir le char. Un tambourin,

Avec un bruit de cuivre et de lamelles, roule
Tout droit sur son pourtour, au milieu de la foule ;
Mais un soulier qu’il touche en passant compromet
Son équilibre, et près de Gaspard il se met
À tourner sur lui-même ; on peut, du regard, suivre
Le chemin flou que font les lamelles de cuivre
En tournoyant ainsi, pas vite, à leur éclat ;
Le tambourin finit par se poser à plat,
Et l’on entend alors les lamelles se taire ;
C’est le côté tendu qui touche sur la terre.
Un cavalier là-bas, auquel il appartient,
Remue, en Espagnol ; c’est de lui que provient
Le trouble dont ils ont ressenti la poussée ;
Les sourcils rapprochés, la face courroucée,
Il ne sait plus que faire et, se tenant debout
Sur ses étriers courts, ne peut venir à bout
De son âne tout noir qui tournaille sur place
Sans jamais ralentir ni presser, quoiqu’il fasse
Pour lui tourner le front dans l’autre sens ; le mors,
À force de tirer sur la rêne, pend hors

De la mâchoire ; il fait de rapides ruades
Qui reculent les gens. Mais un des camarades
Qui l’attendent là-bas en désordre, descend
Lestement de son âne arrêté ; puis laissant
Au voisin son tambour et sa bride, il enfonce
Son chapeau dont le bord un rapide instant fronce
De gros plis sur son front ; ensuite, vite il court
Vers l’autre ; les glands clairs dont son veston très court
Est garni tout autour, au-dessus de sa taille
Sur laquelle s’enroule une ceinture paille,
Tremblotent aux cahots ; il vient de prendre exprès,
Pendant que l’âne allait tout en rond, le plus près
Possible de son mors tout de travers, la rêne,
Et de toute sa force, en tirant, il entraîne
L’âne qui maintenant s’éloigne à reculons,
Malgré tous ses efforts et malgré les talons
Du cavalier rageant toujours et qui les entre
Le plus fort qu’il le peut dans le poil de son ventre.
À la fin le nouvel Espagnol, voyant bien
Que ce n’est pas ainsi qu’on aura le moyen

Vrai, tâche d’essayer autre chose ; il fait signe
À l’autre d’arrêter ses talons qu’il désigne
Du doigt ; alors après un moment de repos
Pour le laisser souffler, quand il juge à propos
De le faire partir, de la main il caresse
Au côté du cou, l’âne inquiet qui redresse,
Se méfiant toujours, toutes deux en avant,
Comme avec intérêt, en les bougeant souvent
Mais assez peu, de droite à gauche, ses oreilles.
Il ne les garde pas, d’ailleurs, toujours pareilles,
Ni dans le même sens pour la direction
Qu’elles ont en changeant d’orientation.
Devant lui maintenant l’Espagnol, qu’il regarde
Avec anxiété, se décide, puis garde
Toujours tout près du mors la rêne dans la main
Gauche ; après, mesurant d’un regard le chemin
Qu’il lui faut parcourir pour arriver au groupe
Mouvant de l’analcade, il pousse par la croupe
En renversant un peu de ses poils à rebours
L’âne, en le dirigeant par la tête, toujours

À l’aide de la rêne, à côté de la bouche ;
L’âne redevenant mauvais comme avant, couche
Les oreilles encore, et marche de côté ;
Le cavalier dit : « Ça, c’est de la nouveauté,
Par exemple. » Pendant tout ce temps un gros masque
Étant venu chercher le grand tambour de basque,
Le rend au cavalier qui lui répond : « Merci. »
Après, derrière l’âne allant se mettre aussi
Pour le faire avancer enfin, à la rescousse,
Il se joint aux efforts de l’Espagnol et pousse
Sur la croupe, le corps penché, de ses deux bras ;
Et l’âne alors finit par faire quelques pas ;
On le pousse plus fort et maintenant il trotte
Très bien ; en rejoignant l’analcade il se frotte
Contre un autre âne ; l’homme attend un peu pour voir
S’il se calme, et retourne ensuite à l’âne noir
Et blanc qu’il a quitté tout à l’heure et qui joue
Tranquillement avec son mors, puis qui secoue
Sa tête, grandement, après, de bas en haut ;
L’homme met l’étrier à son pied ; aussitôt

S’aidant du cou de l’âne il se retrouve en selle ;
Il reprend son tambour de basque sous l’aisselle
Bien serrée et qui s’ouvre au contact de celui
D’entre ses compagnons de l’analcade, à qui
Il avait confié son âne tout à l’heure.
En avant on repart enfin ; un âne effleure
Un autre âne en passant, qui reste le dernier ;
Puis il trotte et se met en avant, le premier,
Faisant lever le nez tout à coup du deuxième
En le touchant avec sa croupe. On voit le même
Costume aux tons voyants et très clairs, espagnol
À tous les cavaliers encore en tas ; d’un col
Empesé, rabattu, noire, en satin, étroite,
Une cravate sort et tombe toute droite
Jusque dans la ceinture, en coupant le plastron ;
Leurs courts vestons sont tous sur le même patron,
Arrivant au-dessus de la taille où tremblote
L’ensemble remuant des glands clairs ; la culotte
Est rose vif, les bas très lisses sont d’un blanc
À reflets. Deux d’entre eux sont sur le même rang

Encore ; l’un avance un peu ; l’autre, immobile,
Attend qu’il soit passé pour se mettre à la file ;
Certains trop éloignés prennent un trot léger,
D’autres tardent plutôt afin de ménager
Leur distance.
                                           


                                           
Roberte, en le touchant, appelle
Gaspard qui, malheureux, à quelques mètres d’elle,
En regardant partout, inquiet, la cherchait.
Ils reprennent leur marche. Ils sont presque au crochet
Du parcours. Maintenant, arrivant de la gauche,
Un mannequin commence à tourner ; il chevauche
Un autre mannequin, immense aussi, vêtu
Comme d’un maillot rouge, et semblant courbatu
De se tenir ainsi par terre, à quatre pattes,

Effondré sur ses bras, avec ses omoplates
Ressortant dans son dos, haut. C’est le carnaval
Lui-même, tout joyeux, qui s’avance à cheval
Sur le diable éreinté ; sa face épanouie
Porte une expression heureuse et réjouie,
Très rouge ; par-dessus le crin ébouriffé
De ses cheveux, il est, sur l’oreille, coiffé
Assez comiquement d’une espèce de toque
Avec un ruban noir dont le nœud a sa coque
Gauche beaucoup plus grande et qui se tient en l’air
De côté ; son costume en laine, jaune clair
Tout uni, semble avoir à peu près, en énorme,
Avec sa blouse large à ceinture, la forme
Des vêtements tout faits qu’on met aux écoliers ;
En longueur à de courts espaces réguliers,
Des plis à deux côtés ont la place aussi grande
Que l’intervalle entre eux ; on croit voir une bande
D’étoffe, qu’on aurait mise là pour garnir,
Et qu’on ne dirait pas, des yeux, appartenir,
En trouvant son aspect indépendant, au reste,

Pourtant du ton pareil tout à fait de la veste
Au grand col rabattu. Collés sur ses mollets
Gigantesques, ses bas très gros sont violets.
Il paraît tout joyeux de voir la courbature
Du diable ; il a la main passée à sa ceinture
Très lâche sur sa taille et large, jaune, en cuir.

Le diable malheureux et ployé semble fuir
Sous ce poids colossal et calme qui l’écrase ;
Les reins cambrés, touchant à terre presque, il rase
De son ventre le sol, ayant l’air de marcher,
Une main en avant sur le large plancher
Du char ; il tourne un peu vers la gauche sa tête
À qui des cornes d’or donnent un air de bête ;
Il semble qu’il gémisse à l’effort qu’il lui faut
Faire, tournant ses yeux d’un air humble et penaud
Vers son vainqueur ; sa bouche à la longue barbiche
Paraît grincer des dents ; un énorme pois chiche
Se remarque au milieu du côté de son nez
Tout crochu, mince, grand et tombant, presque assez

Allongé pour qu’en bas son bout recourbe touche
À son menton crochu lui-même, si la bouche
En grinçant n’avait pas un suffisant écart.
Sous des sourcils qui font des pointes, son regard
Terne, dans le milieu, montre une tache bleue
À côté d’un point noir. Par derrière une queue
En étoffe traînant par terre sous son corps
Fait beaucoup de détours et va pendre en dehors
Du char qui maintenant ayant tourné s’éloigne.

Un pierrot saute après la queue ; il ne l’empoigne
Que du bout des doigts, puis, retombe sans l’avoir
Descendue un peu plus.
                                           


                                           
À gauche l’on peut voir
De la place à présent, où Roberte qui semble

Très contente se trouve, en ligne tout l’ensemble
Remuant et grouillant tout de son long, du quai
Saint-Jean-Baptiste. Alors Roberte au coup d’œil gai
Des masques et des chars venant à leur rencontre
S’arrête et, retenant Gaspard, elle lui montre
L’aspect du défilé général en disant :
« Regarde, on peut en voir une masse à présent. »
Au plein soleil l’ensemble à certains points miroite ;
Plusieurs chars espacés sur la ligne très droite
D’un bout à l’autre, et courbe un peu, du défilé
Sont séparés par tout un flot bariolé
De sujets plus petits. Une tête de vache
N’est déjà plus très loin, blanche avec une tache
Jaune et longue prenant tout le milieu du front ;
Parfois le char, glissant sans cahots, interrompt
Le bruit que l’on commence à pouvoir bien entendre,
De la grande clochette au gros son, qu’on voit pendre
À son cou, son anneau passé dans un collier
D’épais cuir noir. Plus loin un char en escalier
Scintille ; chaque marche est très large ; un grand nombre

De figurants, bougeant dans tous les sens, l’encombre.
Assis en haut, un grand et mince mannequin
En costume ordinaire à carreaux d’arlequin,
Une jambe croisée, est plein de nonchalance ;
Bouche ouverte, il a l’air de chanter en silence
En tenant par le manche une guitare en bois
Grossier, et sur laquelle, immobiles, ses doigts
Semblent accompagner une muette aubade.
Un figurant, les mains sur la rampe, gambade
Des talons. L’arlequin a sur le front son loup
Relevé laissant voir ses sourcils.
                                           


                                           
Tout à coup
Gaspard en pleine joue attrape une potée
Forte de confettis ; encore à sa portée,

Un homme en capuchon et domino s’enfuit
Par derrière ; Gaspard très vite le poursuit
Voulant diminuer l’écart qui les sépare
Avant de le frapper ; en courant il prépare
Sa pelle dans son sac presque vide ; il la sort
Pleine encore une fois, et sur l’homme, très fort,
Visant en même temps le plus juste possible
À l’endroit qu’il suppose être le plus sensible
Dans le cou, lance tout ; aussitôt, malgré lui,
L’homme en ralentissant fait un mouvement qui
Fait plaisir à Gaspard voyant que la secousse
A bien produit l’effet qu’il voulait. Il rebrousse
Chemin, sans écouter derrière lui la voix
De l’homme qui lui dit : « Merci bien. » Cette fois
Il court pour retourner vers Roberte, moins vite ;
Ici, passant un peu plus à gauche, il évite
Le corps, blanc de plâtras dans le dos, d’un gamin
Qui vient de s’étaler, juste sur son chemin
En travers, dans la foule, en se battant pour rire
Avec son compagnon qui maintenant le tire

Par les pieds, pour qu’il reste à terre ; ils ont tous deux
Des masques sans couleur, transparents comme ceux
Qu’ont Gaspard et Roberte, avec rien qui recouvre
Leurs habits de voyous.

Ensuite Gaspard s’ouvre
Avec assez de peine un passage au milieu
D’un groupe de gens verts qui se disent adieu ;
Un gros à domino prend la main d’une femme
Au grand chapeau grotesque, en l’appelant Madame,
Et lui montre un chemin du bras, qu’il lui décrit
Pour qu’on puisse, dit-il se revoir ; elle rit
Aux éclats sous son masque au lieu de lui répondre ;
En lui disant, Madame, il vient de la confondre,
Ne réfléchissant pas au masque peint qu’elle a,
Avec une autre femme arrêtée aussi, là,
Ayant un gros chapeau tout pareil, impossible.
Le gros rit à son tour sous son masque impassible
Du même rose cru toujours ; justement dans
La bouche rouge, en blanc, sont peintes quelques dents ;

Il va vers l’autre femme au grand chapeau, qui cause,
Et s’arrêtant de rire il dit la même chose,
De nouveau lui parlant d’un endroit tout là-bas
Avec plusieurs chemins qu’il indique du bras
Et répète que c’est pour que l’on se retrouve ;
La femme, en faisant oui de la tête, l’approuve.

Gaspard rejoint Roberte ; elle attend, souriant,
Et lui demande alors s’il s’est montré brillant
Dans son coup, et s’il a tout de suite eu la chance
De pouvoir accomplir sans tarder sa vengeance ;
Il lui fait voir au fond de son sac qu’il n’a plus
Du tout de confettis. Alors, irrésolus,
Ils regardent partout autour ; lui, de la tête
Indiquant un marchand devant qui l’on s’arrête
Sous la première arcade, ici, du casino,
Il s vont de ce côté tous deux.

Sans domino
Une femme traverse en relevant sa jupe ;

Elle court ; inquiète, elle se préoccupe
Des confettis, tâchant d’avance de les voir ;
Elle ne cesse avec tout ça d’en recevoir,
Tout le monde la prend pour but, quoi qu’elle fasse ;
De la main elle tient un masque sur sa face
Laissant le caoutchouc tout à l’intérieur.
Un pierrot voulant lui causer une frayeur
S’arrête en la voyant passer et fait le geste
De préparer sa pelle : un instant son bras reste
Menaçant, immobile ; en croyant le danger
Proche, la femme lève un bras pour protéger
Sa figure ; toujours le pierrot la menace
Et cherchant tout de même à l’atteindre, finasse.
Il relève son bras puis le baisse, faisant
Semblant de la guetter avec soin, soi-disant
Pour la surprendre avec quelque moyen perfide ;
Tout à coup il brandit très fort sa pelle vide
Et la vise ; elle a fait un brusque soubresaut
En relevant son coude encore un peu plus haut ;
Ensuite, en ne sentant rien, elle se hasarde

À le baisser avec lenteur ; elle regarde
Le pierrot dont le masque à l’air stupide, aux yeux
Froids, se moque plus d’elle avec le sérieux
Ironique et le grand calme de sa figure,
Que ne pourrait le faire aucune vraie injure.
                                           


                                           
Gaspard a pris le bras de Roberte en marchant ;
Ils arrivent devant la table du marchand
De confettis ; très grosse, une femme qui l’aide,
Avec sa jupe bleue et son jersey noir, laide
Et sale, a ses cheveux, en tas, dans un filet.
Le marchand est en bras de chemise, en gilet ;
À ses manchettes, seul, un gros bouton de nacre
Est passé dans les deux fentes.


Tout blanc, un fiacre
S’arrête en se frottant au trottoir ; le cocher
Est en domino jaune ; il se met à chercher
Sous son siège une chose au fin fond de son coffre ;
Il se lève sans rien avoir trouvé, puis offre
À Gaspard, pour le jour tout entier, pour dix francs,
Sa voiture, faisant valoir les coussins blancs
Ainsi que le dossier, tendus ; Gaspard refuse
De la tête et dit non.

À deux pas, Roberte use
Déjà les confettis neufs dont son sac est plein ;
En regardant Gaspard, un sourire malin
Égayant son visage, elle est en embuscade
Derrière le pilier de la première arcade
Au coin ; elle se met tout de suite à couvert
Après avoir lancé.

Gaspard tient grand ouvert

Sur la table, à présent, son sac ; le marchand verse
Dedans, des sacs en gros papier dont il disperse
Le contenu qui coule ainsi jusqu’au plâtras,
En formant sur la table, en pointe, un large tas
Reposant sur le sac en étoffe. La table
En bois blanc dont un pied, par ici, n’est pas stable,
Finit par basculer fatalement au poids
D’un nouveau sac versé ; Gaspard, qui sent le bois
Du pied toucher le bord de sa semelle, l’ôte ;
Le pied, tombant alors sur le sol même, saute
Une première fois à moitié, tout d’abord,
De sa hauteur d’avant, puis de moins en moins fort
Pour se poser enfin tout à fait.

Gaspard paie,
Après avoir tiré son vieux porte-monnaie
Assez péniblement d’une poche, en dessous
De son pierrot gênant ses mains, avec cent sous.
Le marchand examine et place dans sa bouche
La pièce en ne l’entrant qu’un peu, sans qu’elle touche

Ses lèvres, la serrant fortement dans ses dents.
Il sort beaucoup de sous d’une poche et, dedans,
Farfouille en y cherchant du doigt des pièces blanches ;
Il en déniche ; on voit s’écarter sur ses hanches
L’étoffe vieille, à plis, des poches dont il vient
De sortir à l’instant ses mains ; elle se tient
Raide encore, gardant l’impression et bombe.
Son doigt pousse trop fort un gros sou noir qui tombe ;
Il se baisse en fermant la main et le reprend ;
Alors se rapprochant de Gaspard il lui rend
Sa monnaie.

Un moment après Gaspard recule
En entraînant son sac, et la table bascule
De nouveau sur ses pieds en hésitant un peu.

Roberte continue, ici, toujours son jeu ;
Elle vise quelqu’un, du pilier, puis se cache
Assez vite après ça pour que l’autre ne sache
Pas du tout, regardant tout autour, d’où ça part.

Elle vient d’échanger soudain avec Gaspard
Un coup d’œil, et tous deux se remettent en route
Côte à côte. À présent ils ont encore toute
La grande place du Casino devant eux.
                                           


                                           
Un tout jeune pierrot, en faisant le boiteux,
Commence à se traîner près de Roberte ; il masse,
Tout en marchant, sa cuisse, avec une grimace
Sous son masque, à travers lequel on voit aussi,
Sans peinture. Il fait voir son pied droit, raccourci,
Dit-il, par accident ; il continue à feindre
Beaucoup d’infirmité ; puis commençant à geindre,
Il fait à chaque pas : « Holà ! » mais sans bagout
Comique ni gaieté ; le faux accent surtout

Traînant et nasillard qu’il se donne est stupide
Et lourd, et son parler n’est pas assez rapide
Avec les mots venant mal, pour être amusant ;
Gaspard lui dit : « Finis, veux-tu, ta soi-disant
Maladie et va-t’en au galop. » Il affirme
De nouveau qu’il est bien réellement infirme
Et pour le leur prouver montre son pied trop court.
Puis, partant tout à coup d’un rire bête, il court,
Semblant ne plus penser à sa jambe trop basse ;
Sa manche qu’il agite est trop longue, et dépasse,
En leur faisant adieu, sur sa main, de beaucoup ;
Il donne, après cela, sans raison, un grand coup
Des deux poings dans le dos d’un pierrot ; il échappe
Au coup de pied que l’autre allonge, et qui n’attrape
Malgré la violence, en ne l’atteignant pas
Lui-même, que la blouse en relevant le bas,
Avec beaucoup de plis en courbes, de l’étoffe ;
Le boiteux se retourne alors, puis apostrophe
Le pierrot, lui criant : « Parole, c’est assez
Réussi. » Des deux mains il fait un pied de nez

Sur son masque, puis file.

Un homme qui plaisante
Mieux que lui, s’approchant aimablement, présente
À Roberte, en marchant, un vieux sac de bonbons
En papier bleu de ciel, disant qu’ils sont très bons
Et tout frais de six mois et qu’il faut qu’elle en goûte
Au moins un ; mais le sac bleu de ciel la dégoûte,
Tout sale et chiffonné, car il tire à sa fin ;
Elle répond : « Merci beaucoup, je n’ai pas faim. »
Il retire le sac aussitôt et s’excuse
Mille fois, puis le tend à Gaspard qui refuse
À son tour ; il lui dit qu’il a le plus grand tort ;
Et plongeant ses deux doigts dans le sac, il en sort
Ensemble, tout collés, cinq ou six sucres d’orge ;
Puis le sac refermé dans les doigts, à sa gorge
Avec son pouce il prend le bas du masque peint
Ridicule, qu’il a, toujours du même teint
Rose vif tout uni, qu’on voit à tout le monde ;
Courte sur son menton, une barbiche blonde,

Et le haut de sa joue, à côté, dépourvu
De toute barbe, font un visage imprévu
Auquel on n’aurait pas pu songer à s’attendre,
On ne sait trop pourquoi, tout à l’heure, à l’entendre,
Quand on ne connaissait que le son de sa voix.
Tenant son masque en l’air, il avale à la fois
Les cinq ou six bonbons toujours collés qu’il croque ;
Et bientôt il reprend le visage baroque
Du masque, qui paraît être bien mieux le sien ;
Il croque sourdement, toujours, enfonçant bien
Le masque que sa barbe obstinément repousse ;
La main droite levée, il se frotte le pouce
Et le deuxième doigt qu’il se sent tout poissés.
Malgré Gaspard qui rit en lui disant : « Assez,
Assez ! » il recommence alors son bavardage
À Roberte. Il reprend : « Je suis encore d’âge,
Comme vous avez pu voir, à me marier, »
Ajoutant qu’il est beau, qu’il veut bien parier,
Avant six mois d’ici, que Roberte l’épouse ;
Qu’ils iront tous les deux s’installer à Toulouse,

Où sa famille habite, et que pour tout le moins
Gaspard pourra venir être un de leurs témoins ;
Que s’il est bien gentil, s’il assiste à leur noce,
Il pourra lui donner, après, dans son négoce,
Une part ; qu’on aura bien de quoi le loger
Dans la boutique. « Car, dit-il, c’est horloger
Que je suis. » Il leur dit, en donnant l’orthographe,
Un nom invraisemblable et long. Puis il dégrafe
Sur sa poitrine un peu de son grand domino ;
Soudain Roberte dit, lui voyant un anneau
Au quatrième doigt, qu’il oubliait sa femme
Et que, probablement, il veut être bigame ;
Mais vite il lui répond que non, non, qu’il est veuf,
Et qu’il s’occupera de s’en avoir un neuf
Pour elle. « Je bannis pour toujours la mémoire
De l’autre, ajoute-t-il, car, vous pouvez m’en croire,
Elle était beaucoup moins douce qu’une brebis. »
Sa main a disparu, fouillant dans ses habits ;
En attendant il parle à Roberte d’un proche
Parent à lui, très vieux ; puis il sort d’une poche,

Après avoir remis dans une autre le sac
Bleu de ciel, au milieu d’un énorme tic-tac
Que l’on entend malgré le plein air, une montre
Très grosse, toute noire, en acier ; il y montre
À Roberte, du doigt, prenant sur le pourtour,
Deux cadrans très petits, dont l’un marque le jour,
L’aiguille horizontale ; à l’autre, on voit la date.
Il veut absolument que Roberte constate
Que le bout de l’aiguille est bien sur le mardi ;
Elle dit : « En effet. » Il répond : « Tiens, pardi,
Ça n’a jamais bougé, c’est mon plus grand chef-d’œuvre,
Car c’est moi, vous savez, qui l’ai faite. » Il manœuvre
Un bouton très petit en le poussant avec
L’ongle de son index ; l’aiguille d’un coup sec
Vient de sauter d’un cran, à présent elle marque
Mercredi ; de son doigt il en fait la remarque,
Disant le mécanisme inouï, sans défaut.
Mais soudain il se sauve en s’écriant qu’il faut
Tout de suite cesser la fête, à l’instant même,
Qu’on est à mercredi, qu’on est dans le carême,

Qu’on s’est trompé d’un jour, qu’il va rester à jeun
Quarante jours, autant de nuits, et que chacun
Doit revenir chez soi pour se mettre en prière.
Roberte, retournant la tête par derrière,
Lui crie en souriant : « Adieu, mon fiancé. »
                                           


                                           
Un maigre et grand pierrot auquel elle a lancé
Des confettis, croyant recevoir la riposte,
Au lieu de ça, s’avance auprès d’elle et l’accoste ;
Il se met à la suivre en chantant sur un ton
Lent et prétentieux de voix de baryton ;
Son masque sans couleur laisse voir ses gencives
Qu’il découvre en faisant des mines expressives,
Et secouant la tête avec des embarras,
Marquant chaque nuance en même temps des bras ;

Il demande à Roberte, en enflant, de le suivre
En sa chaumière ; il dit que son cœur las est ivre
De ses yeux bleus, si grands, si purs, dont les regards
Brillent comme du feu, puis comme des poignards ;
Ensuite il parle très piano de ses charmes ;
Mais à force d’enfler l’expression, des larmes
Finissent par mouiller tout le bord de ses yeux
Quand il dit que les longs accents mélodieux
De sa lyre sont vains ; pour les sécher il cligne
Vite. Roberte, avec sa figure maligne,
Fait doucement la moue et sa tête dit « non »,
Lorsque après un grand son de tête sur « Ninon »
Il lui reprend : « Veux-tu me suivre en ma chaumière ? »
En l’appelant : « Enfant aux cheveux de lumière. »
Il reparle bientôt de son regard divin
Qui lui réchauffe l’âme, et là, sur une fin
De phrase, assez longtemps, au milieu d’un grand geste
Des bras qu’il fait tomber à ses côtés, il reste,
Diminuant les mots : « pour goûter le bonheur. »
Il respire beaucoup et reprend en mineur,

Les sourcils relevés, d’une voix assourdie,
Avec précaution la même mélodie ;
Quand il lui dit : « Enfant charmante aux yeux d’azur »
Roberte, en demandant s’il est vraiment bien sûr
De ne pas se tromper, tourne la tête et darde
Avec force, en riant, pendant qu’il la regarde,
Chantant toujours, ses yeux vers lui, faisant bien voir
De son doigt à quel point au contraire il est noir,
Ce regard si divin, ajoutant que sous l’ombre
Du voile il doit paraître encore bien plus sombre ;
Mais l’autre, les sourcils levés, ne répond pas ;
Il poursuit sa chanson et sur le mot « trépas »
Qu’auprès d’elle, dit-il, partout, toujours, il brave,
Il garde assez longtemps, et fort, un son très grave
Qu’il cherche à nuancer expressif et tremblant.
Pour s’en débarrasser, Roberte fait semblant
De vouloir préparer sa pelle à son adresse,
En disant : « Tu vas voir à quel point ta tendresse
Excessive est déjà réciproque, et combien
Mon amour est plus grand encore que le tien. »

Mais lui, sans s’émouvoir, lentement continue
Sa mélodie. Après l’ample note tenue
Sur « trépas » tout à l’heure, il a repris son air
En majeur. Tout à coup sur une note en l’air
Piano, qu’il a prise un peu trouble, de tête,
Roberte qui tenait toujours sa pelle prête,
Avec, sur le sommet de l’armature, un doigt,
Le manche comprimé déjà du pouce droit,
La lâche d’une main et, pour rire, se bouche
L’oreille en grimaçant d’un côté de la bouche
Pendant qu’elle fait : « Aïe ! » en fronçant un sourcil.
L’autre termine enfin. Il dit : « C’est pas gentil
De ne pas avoir mieux écouté ma romance. »
Il demande s’il faut qu’il la lui recommence
Pour qu’elle écoute mieux que ça cette fois-ci ;
Roberte lui répond : « Ah la la ! non, merci, »
Et qu’elle trouverait bien meilleur qu’il s’en aille
Sans adieux. Il se met à lui pincer la taille.
Mais Gaspard, qui depuis longtemps ne se contient
Qu’à regret, à cela, par exemple, intervient.

Il dit que ça suffit et qu’il serait bien aise
Que la plaisanterie, enfin, bonne ou mauvaise,
Cessât, car il commence à trouver agaçant
Qu’on l’accompagne ainsi, d’un ton bref et cassant ;
L’autre fait un salut profond, plein d’ironie,
Et dit que, sa chanson d’amour étant finie,
Il va quitter, hélas ! des gens si comme il faut.
Il parle en découvrant toujours ses dents d’en haut
S’entre-croisant beaucoup dans sa mâchoire étroite ;
Il ajoute d’un air faux qu’il a l’âme droite
Et qu’il respectera désormais la vertu
De madame. Il s’éloigne en reprenant : « Veux-tu
Me suivre en ma chaumière ? » avec un ton encore
Plus poseur et la voix plus tremblante et sonore.
Sa chanson dans le bruit environnant se perd
À l’endroit piano qui vient.

                                           


                                           
Là-bas, le vert
Domine, on ne sait pas pourquoi, comme nuance
Dans le flot de couleurs que fait une affluence
De masques rassemblés et formant un grand rond
Mouvant et murmurant que, sur la gauche, rompt
Avant sa fin, et droit complètement, la ligne
Des arcades ; Roberte, à Gaspard, fait un signe
Étonné, lui disant : « Je donnerais deux sous
Pour savoir ce que c’est. » Il lui montre en dessous
Se distinguant très bien par moments dans le centre
De la foule, à travers les pieds nombreux, le ventre
D’un cheval étalé par terre, dont les flancs
Battent vite. Debout sur un long char à bancs,
Une bande de gens suivent des yeux le drame
Qui les tient arrêtés. Chaque homme et chaque femme

A son costume fait dans une étoffe à fleurs
De mauvais goût, allant plutôt comme couleurs
Avec ce qu’il faudrait pour faire la tenture
D’une chambre ; ils ont tous des masques à peinture.
Un homme ridicule avec son capuchon,
Une jambe debout, l’autre à califourchon
Sur un dossier, attend patiemment et cause
À côté d’une femme ; on sait qu’il parle à cause
Seulement de ses bras, aux mouvements qu’il fait,
Et le masque impassible est toujours d’un effet
Drôle à côté du corps qui bouge. À sa mimique
On voit que l’homme oublie en parlant le comique
Que lui donne son masque à l’air silencieux
Justement incliné de travers, dont les yeux
Dans le vague, sont morts.

Mais voici qu’on recule ;
Les gens des premiers rangs poussent ; l’on se bouscule,
C’est le cheval qui fait peur en se relevant
Lourdement sous de grands coups de fouet.

                                           


                                           
En avant,
Assez loin, un nouveau grand char carnavalesque
Défile, allant de droite à gauche ; un gigantesque
Soldat, les yeux moitié fermés, comme assoupi,
Tient un litre de vin énorme ; son képi
A le fond de travers, cabossé ; la visière
Sans reflets, toute mate est mise par derrière ;
Roberte avec le doigt montre à Gaspard son nez
Rouge, nommant quelqu’un qui lui ressemble assez,
Dit-elle ; le grand char lentement continue
À gauche ; le soldat en petite tenue
Soutient le fond du litre avec le pantalon
Rouge semblant collé sur sa cuisse ; un galon
Met sur sa manche bleue, en angle, un grand trait jaune.

De son air endormi, tranquillement il trône
Sur le bord d’un tonneau, semblant se trouver bien.

Affolé dans un grand bruit, un malheureux chien
Court de tous les côtés, perdu dans la cohue ;
En le voyant passer on le suit, on le hue ;
Courant après depuis quelque temps, deux petits
Pierrots lancent des mains, sur lui, des confettis ;
Tout penaud, en courant, il tient basse sa queue
En panache qu’il serre ; une ficelle bleue
Assez large qu’on voit, en travers, se plier
Dans sa longueur, lui fait un modeste collier
Comme ornement, elle a, du reste, l’air ancienne
Et chiffonnée. Il est d’une grosseur moyenne ;
Avec sa tête longue on dirait un renard ;
Quelqu’un lui crie : « Allons, dépêche-toi, traînard,
Ou je te prends, » pendant que très vite il se sauve,
Mais en changeant de sens tout le temps. Son poil fauve
Est long ; il se rapproche à présent, à moitié
Ahuri, comme fou ; Roberte en a pitié

Et l’appelle : « Viens donc, » avec une voix tendre,
En faisant de la main le geste de lui tendre
Quelque chose de bon dans le bout de ses doigts ;
Mais justement quelqu’un imitant des abois,
Baissé vers lui, dans ses oreilles, l’effarouche,
Et malgré les appels qu’en avançant la bouche
En rond, Roberte aspire, entrecoupés, il fuit
Loin.

L’air de la chaumière en ce moment poursuit
Gaspard qui, sans penser, doucement le fredonne ;
Mais Roberte lui dit : « Ah çà, non ! je t’ordonne,
S’il te plaît, d’oublier pour toujours cet air-là. »
Il continue encore en souriant, pour la
Taquiner, quelque temps, puis finit par se taire
En toussant.

Devant eux, des pieds poussent par terre,
La promenant avec de bizarres circuits
Et se la renvoyant l’un à l’autre, depuis

Pas mal de temps déjà sans la perdre, une vieille
Armature de pelle en fer-blanc, et pareille
À celle de Roberte ; elle se traîne sans
Le long manche de bois qu’elle a perdu ; les gens
Par chaque coup de pied qu’ils donnent, qui diffère
Comme direction pour chacun, lui font faire
Un chemin constamment différent et trompeur.
Roberte vient, pendant un instant, d’avoir peur,
Prise depuis longtemps de l’envie enfantine
De la pousser avec le bout de sa bottine
À son tour elle aussi, qu’elle ne vienne pas
Près d’elle ; mais un choc la ramène à dix pas
En avant justement, sur la gauche ; Roberte
S’en approche aussitôt ; elle est toute couverte
D’une poussière blanche enlevant son éclat ;
On voit à son métal écrasé, tout à plat
Même au fond à la place où l’on sent qu’est plus dure
Sa forme, ainsi qu’au large écart de la soudure
En angle qui depuis le bas ne rejoint plus,
Qu’on a dû bien des fois déjà marcher dessus.

Roberte, mal, lui donne un coup de sa semelle,
Et faisant quelques pas la retrouve comme elle
Était avant, tournant vers son pied le côté
Où se trouve le tube étroit du manche ôté ;
Alors, en s’appliquant mieux, elle recommence,
Et la lance si fort qu’elle fait un immense
Trajet ; en la voyant se glisser de travers
Sautillante et rapide encore, juste vers
Un groupe arrêté là depuis une minute,
Roberte, sans penser, instinctivement lutte,
Ses coudes resserrés, courbant en deux son corps,
Une jambe levée, et faisant des efforts
Avec une grimace énorme de la bouche,
Pour tâcher d’empêcher que la pelle les touche ;
En la voyant sauter soudain sur un caillou
Elle serre plus fort encore son genou
Sur sa cuisse, montant son épaule à sa tête,
Les poings crispés ; la pelle exactement s’arrête
Avant de se cogner derrière le talon
D’un des pierrots du groupe, en blanc, dont un galon

Bleu borde en bas la blouse ; une grosse gamine
Du groupe aussi, la prend par terre et l’examine,
La tournant dans ses mains, puis la plante debout,
L’enfonçant par le tube encore rond, au bout
De son cinquième doigt qui lui fait comme un manche ;
Après, prenant un pli de sa robe, elle penche
Avec son doigt la pelle en avant comme pour
Lui faire dire à tous ceux qui passent : bonjour ;
Pendant ce temps, tirant sa robe, elle salue
Elle-même, toujours ensemble. Elle est joufflue,
Et sous son masque sans couleur un voile bleu
Lui couvre la figure. Elle change de jeu,
S’accroupit sur ses pieds, et par terre ramasse
Dans le creux de sa main du plâtras qu’elle tasse
Dans l’intérieur tout cassé, tout aplati
De la pelle ; trouvant, entier, un confetti
Qui fait sortir un peu dans le plâtras, intacte,
Sa boule minuscule et dure, elle contracte,
Après avoir entré le confetti dedans,
Levant pendant cela son regard sur les gens,

Son pouce qui devient blanc, contre la phalange
Du milieu, de l’index. Ensuite elle mélange
La poussière obtenue entre ses doigts ainsi,
Dans la pelle, avec tout le plâtras fin aussi.
Après elle remet la pelle toute droite,
Et la poudre formant une cascade étroite
Bombée, aérienne et transparente, part
Lentement, en passant par le bas de l’écart,
Juste à l’angle à partir duquel elle s’amasse
En pente douce unie.
                                           


                                           
Une femme dépasse,
Grande et forte, Roberte, en la touchant de près,
Et même la cognant du coude, comme exprès ;
Mais elle se retourne aussitôt et s’excuse,
En disant que vraiment elle est toute confuse,

Avec l’accent anglais, sur un ton larmoyant.
Son masque est sans couleur, et Roberte en voyant
Son teint rasé, découvre alors que c’est un homme.
Il marche à côté d’elle en disant qu’il se nomme
Depuis le jour de sa naissance, Antonia,
Qu’il est danseuse ; alors prenant son tibia
Dans sa main droite il met sa main gauche très haute,
En dressant son poignet à chaque pas, et saute
Pendant quinze ou vingt pas de suite à cloche-pied
Sans poser du tout l’autre à terre, ainsi qu’il sied,
Dit-il, à son métier de première danseuse !
Il se montre, en disant d’une grande faiseuse,
Sa robe qu’il s’est fait envoyer de Paris,
Nommant très fort, mais comme à son oreille, un prix
Ridiculement gros à Roberte ; sa jupe,
Bien trop large pour lui, dont il se préoccupe,
Plein d’affectation, ayant soin que le bas
Qu’il relève à deux mains ne se salisse pas,
Dure, avec des reflets, est faite d’une espèce
D’étoffe qu’il prétend valoir au moins par pièce

Mille francs, toute noire, avec d’énormes pois
Rouges rayés en large ; il parle de son poids
Et, prenant un grand pli dans sa main, il la donne
À peser à Roberte, et dit : « C’est de la bonne
Qualité, n’est-ce pas ? » Puis il montre l’effet
Gracieux de son beau corsage en pointe, fait
D’une étoffe tout autre en gros lainage mauve.
Roberte en regardant lui dit qu’il est donc chauve,
D’avoir cette perruque impossible, à bandeaux,
Dont les cheveux frisés lui tombent dans le dos ;
Mais il s’écrie avec son accent qu’on l’insulte
Horriblement, que c’est sa chevelure inculte
Qu’il porte, en la laissant friser au naturel ;
Et que du reste il n’a rien qui ne soit réel,
En frappant à ces mots sur sa poitrine énorme
Que le coup fait bouger en dérangeant la forme ;
Puis il dit, se cambrant, que tout le monde sait
Qu’il n’est aucunement serré dans son corset.
Un masque lui criant en passant : « Hé ! la blonde ! »
Il fait une figure en long et pudibonde

Qu’il détourne, et levant vers l’imposteur sa main,
Immobile, il reprend qu’assurément demain
Il se verra forcé d’envoyer son corsage
Pour toute une semaine au moins au dégraissage
Tellement on le pince à la taille aujourd’hui.

Gaspard espère bien se dépêtrer de lui,
Agacé de ce long bavardage insipide,
En faisant sans rien dire un tournant très rapide,
Puisqu’on arrive au bout, vers les nouveaux jardins :
Il fait signe à Roberte ; ils font trois pas soudains
À droite ; Antonia pleurniche qu’on le laisse
Et qu’on ne le prend donc que pour une drôlesse ;
Puis en se décidant, il court et les rejoint.
Il dit, toujours avec l’accent, qu’il ne peut point
Rester seulette ainsi, qu’on voudrait le séduire
Et qu’ils devraient tous deux aller le reconduire
À travers tous ces gens, chez lui, là-haut, là-haut,
Au cinquième, voulant retrouver au plus tôt,
Pour la tranquilliser sur lui, sa pauvre mère

Qui doit être inquiète, appelant « ma commère »
Roberte, en pleurnichant qu’il n’a plus de soutien,
Hélas ! Roberte dit : « Écoutez, je veux bien
Vous ramener chez vous, et je serais ravie
D’y rester un peu, mais, comme j’ai très envie
D’avoir votre perruque, en lissant ce bandeau
Mieux, il faudra qu’après vous m’en fassiez cadeau. »
Ajoutant qu’elle voit bien qu’il ne s’y résigne
Qu’à regret. Mais alors, comme avant, il s’indigne
Et crie à l’infamie en déclarant qu’on peut,
Du reste, incontinent constater si l’on veut,
En promenant son doigt simplement dans la raie
Des bandeaux, que c’est bien, sans contredit, sa vraie
Peau. Roberte prétend qu’il a les cheveux bruns
En dessous, et pour voir, lui tire quelques-uns
Des blonds ; mais il se met à hurler qu’on lui tire
Ses beaux cheveux frisés, qu’il souffre le martyre,
Appuyant sur plusieurs endroits endoloris
La paume de sa main ; et jusque dans les cris
De douleur insensés et déchirants qu’il pousse,

Il imite l’accent anglais. Puis il retrousse
Sa jupe des deux mains au-dessus du genou,
Et se met à s’enfuir en avant comme un fou,
En projetant exprès ses pieds dans la poussière ;
Des dents de broderie économe et grossière
Ornent en bas son propre et large pantalon ;
Il se retourne et dit qu’il court jusqu’à Toulon,
Voulant vérifier par lui-même les chiffres
Kilométriques.
                                           


                                           
Là, plusieurs joueurs de fifres,
En costume marin fantaisie, et tout blanc,
Sont debout côte à côte et droits sur un seul rang,
À l’avant d’un grand char en forme de galère ;
La coque, avec de faux hublots, est toute claire :

De larges zigzags d’or sur un fond bleu de ciel.
Espacés sur le grand pont artificiel,
Des sortes de marins dansent la matelote ;
Ils ont le mollet rose avec une culotte
Bleu clair ; leur blouse blanche a dans le dos un col
Carré de matelot ; ils frappent sur le sol
En même temps avec la semelle, et leurs gestes
Se font toujours assez ensemble, quoique lestes ;
Des femmes avec eux sont mises à peu près
Pareil : culotte bleue et bas roses proprets,
Grand col semblable au dos des mêmes blouses blanches
Qui, serrant à leur taille, exagèrent les hanches ;
Mais au lieu des toquets qu’ont tous leurs compagnons,
Des bonnets de coton bleus cachent leurs chignons.
Devant, le haut d’un corps de femme fait la proue.
À l’arrière, tenant la gigantesque roue
Fixe d’un gouvernail, un immense homard
Avec de vagues traits humains, l’air goguenard,
Semble, serrant ses deux grandes pinces d’un rouge
Vif, diriger la roue en frime qui ne bouge

Pas. Un des matelots se penchant hors du pont,
La main à son oreille, écoute, puis répond,
Sans pouvoir dans le bruit pointu se faire entendre,
Aux questions d’un homme en domino vert tendre ;
Il répète sa phrase une deuxième fois,
Encadrant de ses mains sa bouche, en porte-voix ;
On l’entend dans le bruit qui scande : « Je m’en moque
Comme de l’an quarante. » À moitié de la coque
Qui semble s’y plonger tout du long, un rebord
Large d’un demi-mètre et tout uni ressort
En imitant la mer, avec un peu de mousse
Par-ci par-là. Sans rien faire, une femme en mousse,
En culotte, en tricot et bonnet de coton
Rayés, appuie au fond de sa main son menton,
Le coude à son genou, l’autre main à la taille,
Le pied au bastingage, en l’air ; puis elle bâille
Longtemps ; en finissant elle frotte la peau
De sa figure avec sa main. Un long drapeau
Tricolore frissonne aux cahots, à l’arrière.
Joyeux, sur la musique entraînante et guerrière

Des fifres, des pierrots et des femmes, en bas,
Marchent par rangs de cinq ou six, marquant le pas
Avec le sérieux de leur masque à l’air bête.
Roberte marque un peu le rythme avec la tête,
Puis regardant Gaspard qui lui demande si
Elle ne se sent pas fatiguée, elle aussi
Fait répéter la phrase au milieu du vacarme ;
Elle répond : « Non, non, pas du tout. »
                                           


                                           
Un gendarme,
Dont la tête en carton qu’on voit rire très fort,
A le cou tout roidi, fait faire sans effort,
Du bras, des moulinets rapides à la fausse
Lame terne de son grand sabre. Avec sa grosse
Moustache et son gros nez, on l’a fait le plus laid
Possible ; de la main gauche, par le collet

Il soulève, tout flasque, une espèce d’alphonse
Semblant tout en chiffons, dont la casquette enfonce
Cachant complètement les yeux, au nez, et dont
Les jambes et les bras, comme désossés, vont
Et viennent en tous sens ; la figure s’affaisse
En avant ; le gendarme, en ce moment, le laisse,
En abaissant le bras, toucher des pieds le sol ;
Du collet par lequel il le tient, sort un col
Blanc, en linge empesé, très large, dont les pointes
S’arrondissent devant, hautes et très disjointes.
Le gendarme relève, après ce court repos,
Son bras, puis il se tourne en tous sens ; dans le dos
Allant bien, en drap bleu foncé de l’uniforme,
On lit, sur un fond blanc, en écriture énorme
Et violette : « Je soutiens un souteneur. »
En passant, de son air d’intense bonne humeur,
Il menace en riant l’alphonse avec son sabre.

Un cheval, recevant des confettis, se cabre
Et recule, malgré toute la volonté

Du cavalier lâchant la bride ; il est monté
Par un gendarme aussi ; toute la cavalcade,
À côté, représente une étrange brigade
De gendarmes ayant de différents faux nez.
Le cheval dont les flancs saignent, éperonnés,
Se cabre encore haut par moments et recule ;
En le voyant venir, du monde se bouscule.
Sur deux coups d’éperon, plus violent il part,
Après s’être lancé de côté d’un écart,
En avant, au galop ; le gendarme lui scie
Alors la bouche avec sa bride raccourcie
Le plus possible, raide et tendue, et qu’il tient
À pleines mains, les poings serrés fort. Il parvient
À l’arrêter ; Roberte, alors, dit : « Il est brave. »
Le cheval, essoufflé, reste immobile et bave,
Et bientôt plus calmé, retourne au petit trot
Vers les autres, faisant écarter un pierrot
Arrêté ; de la main le gendarme à l’épaule
Le caresse en tapant doucement ; son nez drôle
Retroussé comme avec un air spirituel

Aux narines d’un noir d’espace, sous lequel
Pend, noire, une moustache avec une barbiche,
A, sur un des côtés, un horrible pois chiche ;
La moustache, qu’on sent mal collée au carton,
Et la barbiche, ont l’air d’être comme en coton.
L’aspect farceur et gai du nez retroussé jure
Avec le sérieux calme de la figure,
Et surtout n’était pas tout à l’heure en rapport
Avec l’œil attentif, occupé, sous l’effort
Qu’il faisait constamment dans le moment critique.

Un Anglais colossal et mince, flegmatique,
À grands favoris blonds, habillé d’un ulster
Boutonné sur deux rangs, à carreaux, jaune clair,
Marche, malgré son air calme, d’un pas allègre ;
Il ressemble au long juge et paraît aussi maigre,
Semblant n’avoir pour corps qu’un grand porte-manteau
Au bout duquel sa tête est mise ; un écriteau
D’une grande écriture un peu moindre que celle
Du gendarme, remue aux bouts d’une ficelle

Que deux nœuds font tenir dans deux trous, mise autour
Du cou ; les lettres sont en découpage, à jour,
Sur l’étoffe ; en voyant sa figure idiote,
Gaspard, en riant, dit : « C’est un compatriote,
Si j’en crois son accent de notre Antonia. »
Roberte rit : « C’est juste. »

Une victoria
Marche dans le parcours, au dedans, toute blanche ;
Un enfant, sur le siège, en se tournant se penche
Vers l’intérieur, puis de la tête fait oui,
Et se remet de face ; il est tout enfoui
Dans une collerette un peu trop grande et dure,
Rouge et noire, en pierrot rouge. Dans la voiture,
À gauche d’une femme, un homme, en pierrot tout
Rouge aussi, se levant un peu, se met debout ;
Puis il pose une jambe au marchepied, et garde
L’autre à l’intérieur ; il se penche et regarde
Comme pour découvrir quelque chose en avant ;
Il se retourne et parle à la femme, souvent,

Pour reporter après, au loin, le regard terne
De son masque ; il se tient auprès de la lanterne,
Au court tuyau de fer justement tout tordu,
Avec la main ; son bras, solidement tendu,
Frémit aux chocs de la voiture qui cahote ;
Sa main gauche s’agrippe au coin de la capote ;
Il a la collerette en tulle rouge et noir
Tout pareil à celui de l’enfant. Pour mieux voir
Et reposer son bras gauche, à présent il lâche
Le coin de la capote, et le bras ballant tâche
De se pencher encore un peu plus en dehors ;
Il fait plier plus bas, de nouveau, les ressorts ;
On voit toujours qu’il cherche, en avant, quelque chose ;
Il retourne la tête, en ce moment, et cause,
En faisant, cette fois, des gestes de son bras,
Avec la femme assise et qui ne bouge pas ;
Pendant qu’il parle ainsi, son masque imperturbable
Garde son imbécile expression, semblable,
Avec son rose cru qui veut faire la peau ;
On voit trois boutons noirs larges sur son chapeau

Rouge. Son sac s’écarte, en bougeant, de son ventre,
Pendant à son épaule. Enfin, pourtant, il rentre,
Laissant se rehausser un peu le marchepied ;
Puis, lâchant aussi la lanterne, il se rassied,
Et fait encore « non » plusieurs fois de la tête
À la femme à côté, dont le masque à l’air bête
Porte, peints sur le front, quelques frisons hideux,
Très fins, avec beaucoup d’espace au milieu d’eux ;
Roberte, en les voyant, ne peut pas ne pas rire
Soudain, et de son doigt se met à les décrire
À Gaspard, tout distrait, qui ne les a pas vus,
Dessinant de l’index leurs crochets peu touffus,
En en riant toujours, sur le haut de son masque.

Assez loin d’eux, là-bas, marche, coiffé d’un casque
Continuant sa tête en carton, un pompier ;
Le casque est presque terne, imité d’un papier
Doré mat, simplement. Dans la main il balance,
En grinçant, le tenant nonchalamment par l’anse,
Et sans précaution, un assez large seau ;

Il se baisse parfois, puis à quelque ruisseau
Imaginaire semble un peu l’emplir par terre ;
Après, levant les bras haut, il s’y désaltère
À la bouche en carton par laquelle il y voit ;
Semblant vider le seau, jusqu’au fond il le boit ;
Puis l’abaisse en gardant une bouche entr’ouverte,
Et le replonge au soi-disant ruisseau. Roberte,
Trop loin pour pouvoir bien lire sur l’écriteau,
En le voyant toujours qui ramasse cette eau,
Ne comprend pas du tout le sens ; il continue
À boire.
                                           


                                           
Tous deux vont entrer dans l’avenue
Des Phocéens, d’où sort le défilé, nombreux
Et différent ; à droite, ils laissent derrière eux

La place parcourue, immense, qui fourmille
De masques remuants.

Là, toute une famille
Installée en ayant mis bout à bout plusieurs
Tables, vend, en criant que ce sont les meilleurs,
Des confettis ; la voix d’une femme domine ;
Par devant, accroupie à terre, une gamine
Puise entre ses genoux, avec sa pelle, au fond
D’un très grand sac de toile à moitié vide, dont
Les bords sont enroulés tout autour ; de sa pelle,
Elle remplit après un sac en papier qu’elle
Tient dans son autre main par le fond, dont les bords
Sont complètement droits, pas chiffonnés ; son corps
Semble maigre et chétif ; un peigne bleu turquoise,
Formant un demi-rond, relève à la chinoise,
Réguliers et serrés devant, ses cheveux roux ;
Par moments secouant quelque geste, une toux
Lui part, sans étonner de son aspect étique ;
Plat mais entortillé par endroits, l’élastique

Usé qui fait tenir son masque transparent
En grille sans couleur non plus et bombé, rend
Derrière, la rondeur de ses cheveux plus lisse ;
Un de ses bas épais, d’un bleu plutôt clair, glisse,
Mal tiré, tout rayé de plis ; un large trou
S’ouvre sur le côté du bas gauche, par où
L’on voit se détacher un endroit de peau pâle.
La femme dont la voix domine, dans un châle
Noir, un peu déchiré par devant, dont les coins
Croisés sont épinglés à la taille, a les poings
Pareillement posés tous les deux sur les hanches,
Où le dessus des doigts a mis des taches blanches
De plâtras ; elle cherche à trouver des clients
Au passage, en parlant. Près d’elle deux pliants
Sont posés l’un sur l’autre, ouverts, l’étoffe contre
L’étoffe que celui du dessus seul ne montre
Qu’à l’envers en dressant, là sans vernis, en l’air
Le sommet de ses pieds en bois d’un jaune clair ;
Leur taille exactement pareille les rend stables.
En passant à côté de la suite des tables,

Roberte fait aller sa tête plusieurs fois
Dans les deux sens, voulant dire « non » à la voix
De la femme qui fait voir avec insistance
Sa marchandise, et dit qu’avant peu de distance,
En se battant encore, elle se trouverait
À court sans en avoir un, et qu’elle devrait
Acheter un de ces beaux sacs de papier jaune
Pas cher.

Un homme arrive en demandant l’aumône,
Tendant avec la main gauche un vieux chapeau mou
Tout défoncé, couvert de taches ; son genou,
Avec un pantalon plein de reprises, porte
Plié tout droit, le pied en l’air, sur une sorte
De jambe de bois, ronde en haut et mince en bas ;
Son chapeau, de la taille ordinaire, n’est pas
Fait pour aller avec sa tête colossale
En carton, dont la face est répugnante et sale ;
En travers un épais et large bandeau noir,
Comme si de son œil peint il pouvait y voir

En trichant, par dessous, tout de même, s’écarte
Un peu sur son grand nez de juif ; une pancarte
Pend comme un écriteau passé de mendiant
Par devant, avec : « Mon dernier expédient »
Signé par une main qui saurait mal écrire
D’un nom depuis longtemps célèbre et qui fait rire
Des gens se le montrant du doigt. Tout en lambeaux,
Ses habits ont pourtant l’air d’avoir été beaux
Autrefois, conservant comme une vague trace
D’élégance et de coupe en dessous de leur crasse.
Quand il passe à côté de Gaspard, il lui tend
Le bras, en secouant son chapeau dégoûtant
Comme pour implorer ; mais Gaspard l’interpelle,
Et tenant justement toute prête sa pelle
Il dit : « Ce sont les deux rôles intervertis »
Pendant qu’il verse vite un tas de confettis
Lourd dans l’intérieur tout cabossé du feutre
Sans coiffe, en ajoutant qu’au moins il n’est pas pleutre
Comme lui, que d’ailleurs maintenant qu’il le tient
Pour de bon cette fois enfin, il le prévient

Qu’il s’en va sans gâcher le temps le faire prendre
Et coffrer, et qu’alors il faudra bien lui rendre
D’une façon quelconque, avec les intérêts
Qu’on fera calculer pour cela tout exprès
Par des gens du métier, les deux billets de mille
Qu’il a perdus par lui juste avant qu’il ne file,
Et qu’on l’obligera du reste à marcher droit
Quand il sera sous clef dans un cachot étroit
Et sans aucun espoir de fuite qui le berce ;
Mais l’autre sans répondre à tout cela renverse
Son chapeau, secouant pour bien jeter dehors
Tous les confettis ; puis il en frotte les bords
Autour avec sa manche, en haussant les épaules,
Sans paraître penser du tout aux choses drôles
De sa figure sale avec son gros bandeau ;
Gaspard reprend : « Si tu n’aimes pas mon cadeau,
J’enverrai ton habit chez une teinturière
Et je paierai la note à la place. »



                                           
Derrière
Roberte, marche un homme étrangement couvert
D’un domino rosâtre et d’un capuchon vert
Qui semblent accouplés ensemble par mégarde ;
Il la dépasse, à gauche, un peu, puis la regarde
De côté fixement quelques instants, des yeux
Froids de son masque peint drôle et silencieux,
Ayant au front aussi des frisons ridicules
Espacés, terminés par des crocs minuscules.
Soudain il dit pardi, bien sûr, qu’il la connaît,
En regardant toujours Roberte, et que ce n’est
Pas la première fois, ça non, qu’il la rencontre ;
Puis faisant faire un tour à son doigt il lui montre
Son masque rose et rond, en lui demandant si

Elle de son côté croit le remettre aussi ;
Roberte lui répond qu’en effet, que peut-être
Elle pense à présent vraiment le reconnaître ;
Il la prie en levant la main d’attendre un peu,
Car en cherchant il tient à lui dire, parbleu,
Lui-même, sans secours, comment elle se nomme ;
Lui s’appelle César ; il se déclare un homme
Vraiment de premier ordre et des plus comme il faut :
« Mais malheureusement, je n’ai qu’un seul défaut,
Ajoute-t-il, c’est d’être infiniment modeste, »
Affirmant qu’avant tout dans la vie il déteste
Chez lui bien plus que chez tous les autres, le moi,
Qu’il met tout son bonheur dans le divin émoi
Que le regard de deux beaux yeux noirs lui procure,
Même sous le rideau d’une voilette obscure ;
En terminant il a mis une intention
Très forte dans le ton et dans l’inflexion
De sa voix qu’il a faite étrange et maniérée
En donnant à son corps toute une simagrée,
Se dandinant un peu. Quelquefois, de tout près,

Roberte dans le noir peut entrevoir ses traits
Véritables, très peu visibles, qu’on devine
Par derrière à travers la trame peinte et fine
En fils de fer du masque ; il lui semble qu’il a
Les regards enfoncés plus loin, très au delà
De ceux du masque, avec même fait pour la bouche,
Et que son nez pointu, mince et très long, seul touche
Dans l’autre nez très plat et large de contour ;
Mais presque tout de suite, avec un autre jour,
C’est la première face, en dessus, féminine,
Qui redevient opaque et de nouveau domine.

Il lui fait remarquer qu’excepté la couleur
Avec aussi, peut-être, une plus grande ampleur
De taille, leur costume après tout est le même ;
Il se prétend ravi du hasard, disant : « J’aime
Moins la forme épaissie et flottante du mien,
Je le voudrais serré mieux, allant aussi bien
Que le vôtre, à la taille. » Ensuite il lui demande
Si véritablement elle se sent gourmande

Depuis qu’elle reçoit partout des confettis ;
Racontant que lui-même il a des appétits
Pour ces variétés de pastilles de menthe,
Tout à fait inouïs, et qu’il ne s’alimente,
Les arrosant d’un vin quelconque, rien qu’avec
Eux, en les écrasant sur un peu de pain sec,
Mangeant ainsi depuis midi de l’avant-veille.
Il se frotte en disant : « Je m’en trouve à merveille,
Et ma femme, que vous vous rappelez, prétend
Qu’elle ne m’a jamais connu si bien portant. »
Maintenant il s’informe avec inquiétude,
En parlant du grand air, de la similitude
Qui lui prend tant de temps toujours de ses frisons,
Assurant qu’il ressent sur son front les frissons
Continuels de ses cheveux au moindre souffle.

Un char représentant une immense pantoufle
S’approche avec beaucoup de musique. Un fond bleu
Foncé porte devant, comme ornement, un peu
D’un mélange de deux couleurs qui la varie.

Le tout semble imiter une tapisserie
Bien faite soi-disant, sur un monumental
Canevas ; une boucle imitant du métal
Est cousue au milieu d’une très grande patte ;
La semelle a très peu de talon, presque plate
Et fine par rapport à la taille.

César,
En montrant de la main à Roberte le char
Qui vient avec le faux reflet blanc métallique
De la boucle sans faire illusion, explique
Que depuis quelque temps la pauvre Cendrillon,
En se voyant pousser au pied un durillon,
Avait dû tout à coup augmenter sa pointure,
Et que ce soulier n’est que la miniature
Du sien, qu’il tient ce fait vrai de son essayeur
Lui-même. Sur un banc long, à l’intérieur
Du soulier, circulaire autour, une rangée
De joueurs avec leur archet, est mélangée
Partout d’un homme puis d’une femme, vêtus

En tziganes ; leur veste, à brandebourgs pointus,
Noirs, faisant des dessins courbés, est toute rouge.
Sur leur tête un bonnet mis sur l’oreille, où bouge
Un gland, forme le même alignement partout.
Au fond, un mannequin gigantesque debout,
Vêtu pareil avec sur sa veste hongroise,
Devant, tout un fouillis de brandebourgs qui croise,
Une culotte bleue et le bonnet, a l’air
De diriger l’orchestre ; il tient son bras en l’air
Sans bouger en serrant une longue baguette,
Noire, étroite, en bois peint, que personne ne guette.
Sa culotte qu’on voit ressortir de très peu
Sur le bord du soulier est très claire, d’un bleu
Ciel, visible à travers les têtes, clair et tendre ;
Il a l’air de pencher l’oreille pour entendre
Mieux. César faisant voir à Roberte le gland
De son bonnet hongrois, observe qu’il est grand
Comme ceux des plus gros cordons de ses sonnettes ;
Puis, sérieusement que, trêve de sornettes,
Cet orchestre est vraiment bien mauvais à son gré,

Qu’on ne sent pas d’ensemble en écoutant, malgré
Tout le mal très sincère, il est vrai, que se donne
Le chef là-haut ; alors en marchant il fredonne,
En battant de son bras comme avec un bâton
Le rythme ; il dit : « Voyez, c’est faux comme un jeton,
Ça ne peut m’échapper, moi qui suis virtuose. »
Il se met à parler des choses qu’il compose,
Une cantate en sol, des fragments d’opéra,
Un scherzo pour hautbois et flûte, et cætera :
« Je m’y connais très bien, vous pouvez être sûre
Que s’ils sont alignés tous dans cette chaussure,
C’est que l’orchestre joue en effet comme un pied. »
Approuvant cet endroit, du reste qui lui sied
Fort bien, en s’expliquant lui-même sans pancarte
D’aucun genre. Gaspard, pour tâcher qu’il s’écarte,
Lui dit avec le bras levé que justement
La musique du char s’arrête en ce moment,
Et que puisqu’il prétend être assez fort pour rendre
L’ensemble plus parfait, il devrait aller prendre
La place et le bâton défectueux du chef.

Mais César lui répond sur un ton sec et bref
Qu’il ne le connaît pas, que, ma parole, il semble
Le prendre pour quelqu’un d’autre qui lui ressemble,
Lequel autre ne doit certes pas être mal ;
Qu’il croyait cependant être assez peu banal
De tête pour ne pas avoir un seul sosie
Si parfait, en Europe, en Afrique, en Asie
Pas plus qu’en Amérique, et qu’il voit, désormais,
Qu’il lui faudra, s’il tient à ce que plus jamais
Il ne puisse arriver une chose pareille,
S’attacher un grelot sonore à chaque oreille,
Plus une cloche à gros battant au bout du nez,
Et que si tout cela n’est pas encore assez,
Il vissera sur sa grosse caisse une paire
De cymbales, sortant toujours avec pour faire
Encore plus de bruit et qu’on sache de loin,
Avant même qu’il ait déjà tourné le coin
De la rue et qu’il soit visible, qu’il arrive ;
Qu’il sera même bon avec ça qu’il s’écrive
Sur les mains, sur le front et sur le nez, son nom

En français, allemand et anglais, car sinon
Il pourrait exposer sa femme à l’adultère,
Si l’autre est comme lui, beau. Pour le faire taire,
Lui demandant s’il va parler jusqu’à demain
Matin sans arrêter, Roberte, de sa main
Qu’elle applique dessus, feint de fermer la bouche
Du masque ; mais il crie au meurtre, qu’on lui bouche
La respiration, qu’on vienne, qu’on commet
Un assassinat ; puis bruyamment il se met
À répéter un bruit de baisers, disant vite
Entre chacun, en bouts de phrases, qu’il profite
Quand même de la chose, et qu’en grand amoureux
Il est content s’il meurt en lui baisant le creux
De la main ; que sa peau fine et rosée embaume,
Qu’il ne sait pas s’il rêve et que, près de la paume
À peine dessinée, en long, elle a surtout
Une fossette plus douce, que son sang bout,
Que tout son corps frissonne et que son cœur tressaute
À se rompre ; Roberte en lui faisant : « Chut ! » ôte
Sa main, puis sans penser elle l’ouvre un peu voir

Et regarde partout la paume pour savoir
Si pour de bon elle a la soi-disant fossette.


                                           
Une femme au milieu du cortège époussète
Avec un plumeau rouge et vert un gros poupon
Nègre ; elle est habillée en matin ; son jupon
Laisse voir des bas blancs et noirs ; sa camisole
Flotte ; sa grande tête en carton se désole.
Au milieu, les deux bouts de ses sourcils en l’air
Et l’angoisse de ses regards lui donnent l’air
D’implorer en passant tous ceux qu’elle rencontre ;
Quelquefois, s’arrêtant de frotter, elle montre
L’enfant de tous côtés comme pour faire voir
Avec terreur dans la foule qu’il est tout noir,

Puis dans ses bras le berce un instant pour qu’il dorme ;
Il a, très en avant, une bouche difforme
Faisant deux bourrelets d’un rouge vif, lippus,
Montrant de grandes dents, et les cheveux crépus
Avec, pris dans le nez, un anneau d’or immense ;
La femme en le tenant d’une main recommence,
Sur tout son corps, en long, en large, à le frotter
Vite, de son plumeau, semblant vouloir ôter
Avec entêtement et désespoir la couche
Noire dont il est fait tout entier, sauf la bouche.
Un écriteau sur son corsage est en hauteur ;
On y lit : « Le nouveau-né dénonciateur »
Entrecoupé sur cinq lignes, serrant ses lettres
D’imprimerie, en long de plusieurs centimètres.
Quand elle est assez près pour qu’il lise, César
Dit que c’est très bien fait à son humble avis, car
Lorsqu’on avait connu d’un peu trop près un nègre,
Il fallait s’arranger après pour rester maigre ;
Que son air repentant ne saurait amoindrir
Sa faute, et ne pourra jamais, lui, l’attendrir,

Qu’après tout elle n’a que ce qu’elle mérite,
Qu’il reste impitoyable et qu’il la déshérite
Et la renie au nom de sa famille pour
Le déshonneur public que son hideux amour
A rejeté sur eux tous, car Roberte ignore
Peut-être, l’ayant vu si peu de temps encore,
Qu’il n’est autre que son propre frère jumeau.
L’homme avec le très long manche de son plumeau,
Pendant que César dit : « Foule-toi donc la rate,
Voilà ce qu’elle fait au lieu de frotter, » gratte,
Le relevant avec plusieurs rides, son front,
En passant par la bouche ouverte presque en rond
Et grande, accentuant l’expression amère
De la tête. César dit : « Hélas ! pauvre mère,
Elle est à plaindre, c’est pour toujours qu’elle part. »
La femme recommence à frotter le poupard,
Tenant le manche par le bout ; quand il la croise
César se détournant dit : « Arrière, Françoise !
Je ne veux plus te voir, oh ! je te reconnais
Parfaitement, mais c’est fini nous deux, tu n’es

Plus ma sœur. » Ajoutant qu’il ne veut pour jumelle
Que d’une femme honnête et non d’une comme elle
Qui foule ses serments aux pieds.
                                           


                                           
À cet endroit
La route fait à gauche un angle presque droit ;
César en s’écriant : « Dieu que c’est beau ! » fait halte,
Puis arrêtant Roberte avec la main, s’exalte,
Lui faisant admirer par des gestes l’effet
Splendide, magnifique et sublime que fait
Dans son flot de couleurs diverses cette foule
De masques ressortant tout au fond sur la houle
Si bleue et si jolie et calme de la mer.
Puis il repart, disant avec un geste amer

Qu’il était tout à fait né pour être un artiste
Et que certainement en le faisant dentiste
Les siens s’étaient trompés complètement de but ;
Que s’il avait l’argent pour s’acheter un luth,
Au lieu de regarder toujours quelque mâchoire
Il ferait des rondeaux et des chansons à boire.
« Si vous tenez vraiment à me faire un cadeau,
C’est un luth qu’il faudra me donner. »

Un landau
Blanc à l’intérieur, traîné par une paire
De chevaux gris, s’approche ; une femme pour faire
La place à deux pierrots installés dans le fond
Est assise dans la capote même. Ils vont
Au pas. Le cocher a comme eux tous un costume
Avec un masque peint vert ; mais l’on s’accoutume
À la fin à les voir tous sur le siège ainsi
Costumés et masqués. Sur le devant aussi
Une femme est assise en l’air entre deux hommes
En pierrot. César dit qu’ils sont bien économes

De leurs confettis tous ces gens-là, que, parbleu,
Dans un petit moment on va bien voir un peu
S’ils entendent garder tout pour sucrer leur tasse
De café ; puis entrant ses mains dedans, il tasse
Dans son sac en levant de ses doigts l’autre coin
Les confettis d’un seul côté ; puis avec soin
Après l’avoir emplie, il en tire sa pelle
Et, quand le landau passe, à voix sourde il appelle
La femme assise en haut derrière : « Ohé ! là-bas. »
Elle tourne la tête, il dit : « Non, bouge pas.
Ah ! tu vas voir, attends un peu que je te guette. »
Puis ayant l’air de la viser très dur, il jette
Ses confettis de bas en haut, fort, de façon
À les faire tomber après tout droit sur son
Capuchon ; ayant vu sa menace, elle appuie
Avec crainte sa main sur sa joue et la pluie
Douce qu’elle reçoit la surprend ; à son tour
Elle enfonce, en tassant tout dans un seul coin pour
La remplir mieux, sa pelle entre son sac, puis lance
Ses confettis avec le plus de violence

Et de précision directe qu’elle peut
Dans sa position de travers ; le tout pleut
Par derrière, pendant qu’il s’en va, sur la tête
De César qui s’écrie : « Oh ! mais quelle tempête,
Jamais on n’aurait cru qu’il tomberait de l’eau
Cette après-midi, car il faisait vraiment beau
Tout à l’heure. » Il raconte à présent à Roberte
Que cette demoiselle a pour petit nom : Berthe,
Qu’il la connaît très bien et lui dit : « tu », qu’il est
Impossible de voir quelque chose de laid
Comme elle et que de plus elle est toute petiote,
Que surtout elle a l’air tout à fait idiote,
Avec cette figure inepte, ce regard
Stupide et cette bouche ayant toujours l’écart
D’un sourire imbécile et qu’on ne saurait rendre
Soi-même, à ce point-là niais, feignant de prendre
Son masque peint pour son vrai visage.



                                           
Là-bas,
Une tête en carton est cahotée au pas
Un peu dansant et très sec de l’homme qui bouge
Les bras en se tournant. Elle a le nez très rouge
Et très gros, comme avec des narines gonflant ;
L’homme fait de son bras gauche un geste plus lent
Et large que de l’autre avec lequel il semble
S’éventer ; maintenant, de tous les deux ensemble
Il s’évente ; bientôt le gauche de nouveau
Fait son grand geste. On lit : « Enrhumé du cerveau »
Sur un large écriteau qui cache sa poitrine,
Tout sur la même ligne, en gros. Chaque narine
Forme un trou noir, profond, qui semble à jour. Il est
Habillé de façon voyante, d’un complet
Jaune clair à carreaux compliqués, symétriques,
Réunissant un tas de couleurs excentriques ;

Il a des gants très clairs, jaune citron, en peau ;
Entré dans le ruban de son vaste chapeau
De paille, un écriteau réglé pour qu’on écrive
Droit, porte, comme fait à la plume : « J’arrive
De Paris ».

César, lui, demande un paletot
De fourrure et plusieurs cache-nez, aussitôt
Qu’il en est assez près pour lire la pancarte ;
Puis en se donnant l’air d’avoir peur, il s’écarte
Avec, dit-il, un grand soin, de la région
Où l’on pourrait avoir de la contagion ;
Car un vieil oncle auquel, il doit dire, il n’emprunte
Jamais, a jadis eu sa grand’mère défunte
D’un gros rhume, ajoutant qu’il ne veut pas, merci,
Mourir comme cela, qu’il croit sentir d’ici,
Par la bouche toujours entr’ouverte, l’haleine
De la tête en carton, brûlante et toute pleine
De principes mauvais, et que s’il s’en allait,
Il ferait trop de peine au monde, car il est

Aimé de tant de gens ! Qu’en tout cas, s’il succombe,
Il faudra que Roberte aille couvrir sa tombe
Tous les jours, pour le moins deux ou trois fois, de fleurs
Et, naturellement, l’inonder de ses pleurs ;
Qu’il trouverait très bien, même, qu’elle s’enterre,
Se donnant par chagrin une mort volontaire,
Dans son propre tombeau, juste à côté de lui,
En souvenir de leur rencontre d’aujourd’hui,
Avec défense pour toujours qu’on les exhume
Jusqu’à la fin du monde.

À peine l’homme au rhume
Est-il passé de l’air alerte d’un gandin,
Que César, comme s’il avait pris mal soudain,
Demandant à Roberte un mouchoir, éternue
Plusieurs fois, lui disant qu’il l’avait prévenue
Et que c’est bien fini, qu’il a
l’impression
Douloureuse d’avoir pris une fluxion
De poitrine ; qu’hélas ! c’était sa destinée,
Voilà tout, qui voulait qu’il parte cette année,

Qu’il se sent cette fois pour tout de bon perdu,
Que c’est le châtiment dès longtemps attendu,
Sévère, c’est certain, mais juste, de ses fautes,
Qu’il sera courageux ; puis il se tient les côtes
Pendant qu’il éternue encore plusieurs fois
Exprès, en prolongeant ensuite avec la voix
Tous les éternuements sur une note aiguë.
                                           


                                           
En avant maintenant, très grand et très en vue,
Le rémouleur s’avance avec tout son même air
Attentif, se penchant sur sa meule ; la mer
De sa ligne bleuâtre à l’horizon arrive
Pour l’œil jusqu’à son cou plié ; plus bas la rive
Le traverse à mi-corps. César pense qu’il a
Justement dans le fond de cette poche-là
Un couteau dont le bout de la lime se rouille,

Et qu’il va le donner à ce brave homme ; il fouille
Ses habits en ouvrant un peu son domino ;
Mais il ôte sa main, se traitant d’étourneau,
Disant que ce serait vraiment bien inutile
De vouloir s’occuper d’un sujet si futile,
Du moment qu’il est si sûr et certain qu’il doit
Mourir ; que pas un ongle, à présent, d’un seul doigt,
N’aurait le temps de croître assez pour qu’il le lime.
Il parle de l’état d’âme grand et sublime
De l’homme pur qui sait qu’il va bientôt mourir
Et monter au ciel, puis se met à discourir
Sur l’immortalité, l’existence future,
La résurrection de chaque créature
Au jugement dernier… Soudain il s’interrompt
Pour éternuer fort en se tenant le front ;
Il dit : « Ah ! là, mon Dieu ! mon Dieu ! » puis il renifle
En faisant des efforts, prétendant que ça siffle
Et disant : « N’est-ce pas ? » quoiqu’on n’entende rien
Du tout, pour faire voir à Roberte combien
Déjà, malgré le temps si doux, son nez s’obstrue.



                                           
Le grand rémouleur tourne à droite dans la rue
Saint-François de Paule, où l’on voit tourner aussi,
Se croisant avec lui pour venir par ici,
Le flot toujours nouveau du cortège. Un gros homme
En sort en ce moment même ; on lit : « Ça m’assomme »,
Écrit sur un fond blanc carré, semblant en peau,
Et collé par-devant sur son large chapeau
Haut de forme ; à deux mains il tient ouvert un livre
Énorme, avec au centre un grand fermoir en cuivre ;
Du côté gauche, à droite, assez gros, le bouton
Du fermoir est brillant, en boule. Le menton
De la tête est tiré très en bas et la bouche,
Les lèvres retroussant, grande ouverte, se touche

Presque, en long, en baillant. L’exagération
Ridicule qu’on voit à son expression,
Sur le premier moment, presque toujours fait rire ;
Le texte est à l’envers, il a l’air de s’écrire
Rien que pour le regard, pas en lettres. Parfois
L’homme lève le livre un peu, malgré son poids,
Pour lire, mais bientôt il semble qu’il succombe
À l’ennui de nouveau ; le livre alors retombe
À l’envers ; par moments il le ferme et d’un bras
Il s’étire, pendant qu’un doigt dedans, en bas
Il tient dans le bon sens le livre ; un large titre
Estropié, célèbre, avec « premier chapitre ».
En dessous, est écrit en lettres d’or, très gros,
Visible d’assez loin encore, sur le dos,
Qu’une longue balafre en travers égratigne.
César dit : « Quel crétin ! quel serin ! » Il s’indigne
En révélant qu’il fut le collaborateur,
Sans que personne l’ait jamais su, de l’auteur ;
Il dit : « Cet homme est un idiot, il faut croire
Qu’il s’est réellement décroché la mâchoire ;

S’il n’aime pas cela, c’est qu’il n’y comprend rien ;
S’il était seulement un peu grammairien
Il verrait la beauté, la richesse du style. »
Ajoutant que, voilà, la langue est trop subtile
Pour dire quelque chose à ce gros homme-là,
Qui ne doit s’occuper qu’à manger, que s’il a
Par rapport à sa taille une si grosse tête,
Cela ne prouve rien, et qu’il peut être bête
Quand même ; que, du reste, à sa figure on voit
Tout de suite qu’il est stupide, que ce doit
Être tout simplement un pauvre hydrocéphale,
Et qu’en pitié de lui maintenant il ravale
Sa rancune.

Gaspard, qui s’est pas mal battu
Depuis quelque temps, dit à Roberte : « Veux-tu
Partager avec moi ce qui te reste encore
De confettis ? » Roberte, en disant qu’elle ignore
Ce qu’elle en a, lui tend son sac ouvert ; Gaspard
Y puise pour y prendre à peu près moitié part,

Ressortant chaque fois sa pelle toute pleine
Entre les bords ; tous trois n’avancent plus qu’à peine ;
César de nouveau, seul, se pâme sur l’effet
De la mer. Puis Gaspard s’arrête tout à fait,
Le partage fini, juste devant la rue
Saint-François-de-Paule, et se tourne.

Un âne rue
En entrant, puis trottine un peu ; car, au tournant,
C’est l’analcade des Anglaises maintenant
Qui passe ; un homme a son ombrelle trop ouverte
Retournée ; un, plus loin, a sous sa robe verte
Un morceau de plissé qui pend.
                                           


                                           
Toujours près d’eux
César en ce moment leur demande à tous deux

S’ils vont dans cette rue au milieu d’un tumulte
Pareil ; disant, pour lui, que plus il se consulte
Et plus il a peur d’être en dix pas enfoui
Sous tous ces confettis ; mais Roberte dit : « Oui,
J’y vais. » Il dit que c’est eux que cela regarde,
Qu’en ce cas il s’éloigne et qu’elle prenne garde,
Car un monde semblable est vraiment dangereux,
Qu’on peut être étouffé, qu’il en tremble pour eux
Très fort ; qu’en tous les cas, avant qu’on ne se quitte
Peut-être pour toujours, hélas ! tellement vite
Il veut de tout son cœur leur faire ses adieux ;
Que si malgré son rhume il devenait très vieux,
Il ne les oublierait jamais et qu’il s’excuse
S’il leur a trop parlé, car parfois on l’accuse
Dans sa famille d’être à certains jours bavard ;
Qu’il faut venir chez lui le voir au boulevard
Carabacel, que c’est de la sorte qu’on prouve
L’estime que l’on a pour quelqu’un, qu’on le trouve
Toujours en redingote en velours le jeudi
Dans son plus beau salon toute l’après-midi ;

Il tient à donner à Roberte une poignée
De main, répétant, qu’elle une fois éloignée
Ou qu’elle soit sur mer, sur terre, au pôle nord,
Son esprit la suivra toujours jusqu’à sa mort
À lui-même, qu’il croit décidément très proche ;
Que du reste il n’a pas de fiel, qu’il ne reproche
Rien à l’homme enrhumé, qu’il ne cherchera pas
À lui donner, avant de mourir, le trépas,
Qu’il a beaucoup trop peur du purgatoire. Il pousse
Un soupir sanglotant et très long ; puis il tousse
Chétivement et part en chantant : « Mardi-gras,
T’en vas pas. » Il se tourne en étendant le bras
Et reparle de la fidélité qu’il jure
De leur garder ; mais juste en plein dans la figure
Il reçoit, se taisant avec un soubresaut,
Des confettis ; il dit : « Holà ! ça m’a fait chaud
Dans tout le corps, j’en ai mal jusque dans la plante
Des pieds ; je n’ai jamais reçu si violente
Secousse. »



                                           
Des enfants habillés tout en gris
Avec sur leurs cheveux des têtes de souris
Débouchent de la rue ; un cordon les attache
Entre eux, rouge et très large ; ils ont une moustache
Faite de quelques crins seulement, grise aussi,
Qui leur colle ; leur ventre est d’un gris éclairci,
Ils ont des souliers gris et des bas gris. Un homme
En gros chat les précède ; il tient le cordon comme
Si de force il voulait les traîner ; il a l’air
Féroce avec des yeux en verre, brun très clair,
Et ses dents qu’il découvre avec la bouche ouverte
Toute grande ; on lui voit la patte gauche inerte
Sans bras, tandis que l’autre a le bras droit dedans.
Tout le temps il se tourne en leur montrant les dents ;

Le premier des enfants en avant est tout frêle ;
Ils sont une dizaine et marchent pêle-mêle
Se tournant en tous sens, tantôt à reculons,
Tantôt droit, se cognant parfois sur les talons.

Roberte en ce moment tourne la tête à droite ;
Semblant juste tenir dans la largeur étroite
Du long pont du Paillon qui paraît presque à sec
D’ici, l’énorme char du cuisinier, avec
Sa musique que l’on entend à peine, passe.
Juste, de la marmite au couvercle, un espace
Reste en ce moment même en laissant voir un peu
En longueur et toujours plus mince le ciel bleu ;
Le bras du cuisinier au bout d’un instant tombe
Tout à fait, recouvrant du couvercle qui bombe
Les marmitons déjà disparus dans le bas
Du grand récipient.



                                           
Gaspard prend par le bras
Roberte et quand il voit un passage il l’entraîne
Vite. Roberte lit : « J’en aurai la migraine »
Sur le dos d’un vieillard à cheveux blancs qui vient
De passer avec sa grosse tête et qui tient
En la montrant partout une très grande ardoise ;
En avant elle voit : « Revenant de Pontoise »
Au dos d’un autre, mais très vite, assez loin d’eux
Déjà ; pour le moment ils passent, tous les deux
Courant un peu, devant un jardinier qui fauche,
Puis reprennent leur pas tranquille. Ils sont à gauche
De la rue. Encombrant une fenêtre au coin
De droite, un groupe fait un bruit de voix, pas loin
De l’angle de la rue où « Saint François de Paule »

Se lit en noir.

Leur pied tout le temps carambole
Sans le vouloir, en les poussant à chaque pas,
Des confettis encore entiers, qui ne sont pas
Écrasés, récemment lancés et dont la boule
Inégale, légère et raboteuse roule
En déviant, sautant et se cognant, très mal.

Un homme crie, après un sursaut : « Animal ! »
En se tournant vers un pierrot qui par la bouche
Chantante de sa tête en carton dont il louche
Vient de lui jeter des confettis dans les yeux ;
Le pierrot s’arrêtant dit : « Espèce de vieux
Mirliton, tâche donc t’enlever ta pommade
Avant de t’en aller donner ta sérénade,
Tu seras bien plus beau, » faisant allusion,
En regardant la tête, à la cohésion
Par longues mèches qu’a la chevelure rare
Et très foncée, ainsi qu’à la longue guitare

Que l’autre tient avec ses gestes de vieux beau
À la taille sanglée ; un énorme bobo
Se gonfle, dégoûtant, au milieu de sa joue
Très pâle ; de sa main droite on dirait qu’il joue
Sur sa guitare pour s’accompagner, faisant
Aussi remuer sa main gauche, soi-disant,
Sur les tiges de bois qui remplacent de vraies
Cordes, semblant choisir parmi toutes les raies
Peintes pour indiquer sur le manche où l’on doit
Pour donner tel ou tel son appuyer le doigt ;
L’espace parallèle et noir qui les écarte
À l’aigu devient plus étroit ; une pancarte
Tombe sur son plastron de chemise avec : « Au
Clair de la lune » sur les quelques notes « do
Do do ré mi », faisant ensuite trois ou quatre
Mesures que Roberte en chantant vient de battre
Avec le doigt ; devant, une ample clé de sol
Se recourbe beaucoup ; touchant presque le sol
Par derrière, les deux pans de son habit rouge
Sont pointus ; aux cahots du pas leur pointe bouge ;

Un médaillon brillant pend hors de son gilet
Blanc de soirée, ouvert en rond ; sur son mollet
Gauche au bas blanc en soie, un papillon tremblote
Semblant solidement enfoncé ; sa culotte
Noire brille ; un gamin lui crie : « Ils sont bossus
Tes mollets. »

Des pierrots, tout là-bas, bras dessus
Bras dessous, chantent tous fort : « Auprès de ma blonde »
Assez vite sur l’air connu de tout le monde ;
Un d’eux soudain le chante une octave plus haut
En fausset dominant les autres voix ; il faut,
Là, qu’ils se mettent sur une file à la suite
Du premier qui paraît avoir pris la conduite
De la bande et qui les fait passer au milieu
D’un groupe qui causait, en criant : « Sacredieu !
Vous ne savez donc pas encore qu’on circule,
Vous, hein ? » Toute la bande en courant se bouscule,
Puis, une fois sortis, ils marchent tous de front
De nouveau. Tout à coup ils se mettent en rond

Et tournent enfermant dans leur cercle une grosse
Femme en domino rouge et vert foncé qui hausse
Les épaules, prenant un gros air mécontent ;
Elle croise les bras et toute rouge attend,
Immobile, ayant l’air de rager, qu’on la laisse
S’en aller ; puis voulant essayer, elle baisse
La tête, pour tâcher de passer sous deux bras ;
Les pierrots aussitôt mettent leur main plus bas
Devant sa tête, afin d’empêcher qu’elle sorte ;
Elle ressaye en vain ; sa figure très forte
De face, a cependant un assez fin profil ;
Le groupe recommence éternellement : « Qu’il
Fait bon, fait bon, fait bon, » sur la phrase pareille
Toujours plus fort ; la femme en se bouchant l’oreille
Grimace avec les yeux ; chaque fois pour finir
Ils disent sans changer rien : « Qu’il fait bon dormir. »
À la fin, au moment où la phrase s’achève
Justement sur « dormir » un d’eux s’arrête et lève
Le bras, laissant passer la femme par-dessous ;
Puis ils repartent tous vite, comme des fous,

En chantant de nouveau fort, sous la ressemblance
De leurs masques tous peints, pareils. Roberte lance
Des confettis, voulant surtout viser l’un d’eux,
Un maigre tout en blanc ; elle en attrape deux
Dans la figure, étant, là, pas mal éloignée
Encore d’eux ; le blanc lui donne une poignée
De main malgré sa pelle, en lui disant : « Merci, »
Ajoutant que c’était vraiment très réussi.


                                           
À droite, par devant, maintenant la fiole
De pharmacie a l’air tout à fait d’une folle
En dansant avec des allures de dondon ;
On voit se démener, au bout de son cordon
Rouge, le grand cachet semblant en cire ; à chaque
Tour qu’elle fait, on voit, dans le bleu très opaque

Du faux verre, tourner tout un endroit plus clair
Imitant un reflet immobile.

D’en l’air
Roberte en regardant le grand flacon, essuie,
Assez forte et semblant la viser, une pluie
De confettis ; bientôt elle lève les yeux,
Et voit à la fenêtre, au premier, un joyeux
Couple qui la regarde ; ils ont tous deux pour masques,
Complètement fermés, des espèces de casques
Comme ils devaient en prendre, eux, d’après le conseil
De Gaspard tout d’abord, en treillis tout pareil
Au leur, mais protégeant, derrière aussi, la tête
Jusqu’aux épaules, tout fermés.

Roberte apprête
Sa pelle, puis retient, toujours au même endroit
Tout en haut, l’armature avec son second doigt
Gauche tout cramponné ; maintenant elle pousse
Le manche en bois, en sens opposé, de son pouce

Droit, dont le bout est par la pression pâli
Sous son ongle taillé très en pointe et poli ;
Le manche se recourbe un peu, flexible et souple ;
Roberte, la figure en l’air, vise le couple ;
La femme se retire en arrière en levant
Son coude qu’elle met peureusement devant
Sa figure et ses yeux ; l’homme reste impassible ;
Roberte lance alors le plus juste possible,
Se dressant un peu sur les pieds, ses confettis ;
Ils touchent assez bien ; certains sont ressortis
En se cognant sur la garniture ouvragée
En fer, représentant des fleurs sur la rangée
Assez serrée et très nombreuse des barreaux ;
D’autres, en se tapant sur l’envers des carreaux
Tout grands ouverts, ont fait comme une pétarade ;
Sur le dessus en bois noir de la balustrade
Un est près de tomber tout au bord de l’appui ;
L’homme, immobile, en a pas mal reçu sur lui ;
Quelques-uns ont donné dans la large surface
Que présente son masque au-dessus de sa face ;

La femme, reculée assez tôt, n’a rien eu.

Gaspard qui s’en allait toujours est revenu
Vers Roberte ; il attend qu’elle arrive et rarrange,
Y mettant les deux mains, sa collerette orange ;
Il y glisse son doigt, lentement, tout autour
En l’écartant pas mal de son cou comme pour
La casser et s’y mettre un peu mieux à son aise ;
Roberte, en revenant auprès de lui soupèse
Son sac à peu près vide entièrement, disant
Qu’il faut les ménager un peu plus à présent
Et qu’elle en tous les cas compte en être économe,
Car on ne voit aucun marchand en vue.

Un homme
À la tête de femme expressive en carton,
A sur le bout du nez un énorme bouton.
Sa figure est un peu, vers la droite, inclinée.
Il est vêtu jusqu’aux pieds d’une matinée
Dont l’étoffe est jaunâtre avec partout des fleurs ;

Il fait tourner, avec le geste des coiffeurs,
Un fer soi-disant chaud par une de ses branches
Qui par le bout qu’on tient en main sont toutes blanches,
Surtout auprès du bout opposé qui, tout noir,
A les traces de la flamme ; sous son peignoir
Agrafé par devant sur un rang, une fausse
Poitrine bombe large, exagérée et grosse ;
Très espacés et bien visibles sur son front,
De grands frisons font tous un assez large rond
Irrégulier, chacun dans une papillote
En gros papier jaunâtre, épais, qui l’emmaillote
Sans serrer, en donnant complètement l’effet
De n’avoir rien dedans ; la femme en marchant fait
Un tour sur elle-même ; on voit la faveur bleue
Attachant d’un nœud mince, en bas, la courte queue
De sa coiffure faite en hâte, du matin ;
Les cheveux, en coton quelconque, sont châtain
Foncé ; l’homme fait voir partout, dans sa main gauche
Un écriteau de toile et dont le sens s’ébauche
Pour Roberte, déjà, bien qu’encore assez loin,

Quand elle cherche à voir les lettres avec soin ;
Ce sont des lignes très courtes, d’une écriture
Penchée, et prétendant, à la température
Excessive qu’il fait toujours dans le Midi,
Que le fer ne sera jamais plus refroidi
Si longtemps qu’on le tourne ; en arrivant à lire
Tout, Roberte se met, ouvrant la bouche, à rire,
En découvrant ses dents du dessus, faisant « ho »
Sur un ton grave, et montre à Gaspard l’écriteau ;
Il cherche tout d’abord, puis le trouvant il cligne
Les yeux, mais ne comprend que la première ligne ;
Roberte, en regardant une seconde fois,
Le lit alors d’un bout à l’autre, à haute voix,
Sans peine maintenant que l’homme se rapproche,
Puis regarde Gaspard en disant : « Hein ? » Lui hoche
Affirmativement la tête, en souriant.

Par terre quelque chose attire l’œil, brillant
Au milieu du plâtras sale, comme une espèce
De pourtour rond, rayé ; c’est le haut d’une pièce

De dix sous qui dépasse, enfoncée à demi,
Montrant son côté face un peu penché, parmi
La poudre dans laquelle elle entre toute droite ;
Gaspard la voit ; avec la pointe maladroite
De son pied il la touche un peu, pour la ravoir,
Mais la renfonce ; ensuite il ne peut plus la voir,
L’entrant de plus en plus ; à gauche un voyou passe ;
Il l’appelle et lui montre avec le pied l’espace
À fouiller, lui disant qu’il doit trouver dix sous
S’il cherche avec ses doigts comme il faut, là-dessous,
Qu’il est sûr qu’ils sont là, que la couche est épaisse
Et que s’il tient à les empocher, il se baisse ;
Alors l’interrogeant sur l’endroit, le gamin
En s’appuyant sur son genou, de l’autre main
Avec son second doigt allongé, raide, fouille,
En remuant la poudre ; ensuite il s’agenouille
Sur une seule jambe, assis sur son talon,
Cherchant toujours avec le doigt ; son pantalon
Effiloché d’en bas, reprisé, partout sale,
Montre une déchirure en angle, colossale,

Par laquelle ressort, très plié, son genou
Écorché ; dégoûtant aussi, son chapeau mou
Dont les bords sont baissés, est tout couvert de taches
Blanches de confettis ; son masque a des moustaches
Larges, se relevant, peintes pas très en noir
Sur le rose toujours très vif, et l’on peut voir,
Quand il se baisse plus, un peu de sa figure
Du côté gauche, avec sa joue assez obscure
Sous le masque où l’on plonge en regardant ; il est,
Par ce qu’on peut juger du peu qu’on en voit, laid,
Avec un peu, déjà, de favori précoce
Sur sa joue assez creuse et qui forme une bosse
Pas mal saillante avec son os très prononcé ;
Tout l’obscurcissement qui s’étale, foncé,
Sur sa peau, provenant de son masque, remue
À tous ses mouvements ; quelqu’un dans la cohue
Venant de le cogner tout à coup assez fort,
Il relève la tête et touche avec le bord
De son chapeau la jambe en gros pantalon rouge
D’un pierrot qui, poussé par un autre, ne bouge

Plus ; la pièce se trouve enfin dans un endroit
Dont plusieurs fois déjà le gamin, de son doigt,
Venait de s’approcher ; il se lève et regarde
La pièce, puis Gaspard, qui dit oui, qu’il la garde,
Qu’il aille s’amuser beaucoup avec ; il dit
Qu’avec la pièce même et, de plus, le crédit
Qu’après il aura, grâce aux cinquante centimes,
Il va pouvoir payer à ses amis intimes
En allant au prochain grand restaurant, un bock
Pour trinquer avec eux ; mais tout à coup un choc
Qu’il reçoit dans le dos tout en parlant, lui coupe
La voix d’un hoquet ; c’est quelqu’un qui vers un groupe
Arrêté, qui lui fait des signaux de bras, court ;
Puis le voyou s’en va.


                                           
Là-bas, de son pas lourd

Et titubant, marchant à droite dans la foule,
Le pochard au chapeau haut de forme se soûle
Toujours ; des confettis bougent dans les rebords
Du chapeau ; sous sa tête immobile, son corps,
Au contraire, dans tous les sens tourne et chancelle ;
Il vient de mettre son cruchon sous son aisselle,
Il se frotte le ventre en des airs satisfaits,
Sans cesser de marcher de travers ; ses effets
De soirée ont partout de fortes taches blanches
De confettis, bien plus qu’avant, surtout aux manches.
Il marche pas mal vite, en somme ; à chaque instant
Il se tourne de tous côtés d’un air content,
Comme s’il désirait que tout le monde voie
Sa face épanouie et respirant la joie,
Avec sa bouche ouverte et son regard très gai ;
L’écriteau de son dos a sur deux lignes : « J’ai
Dîné dans le grand monde ». À présent il empoigne
Au milieu, de nouveau, son cruchon et s’éloigne
En dépassant Gaspard et Roberte qui vont
Toujours à gauche dans l’encombrement que font

Les masques sur les deux longs côtés de la rue.

En passant on entend la voix lente et bourrue
D’un homme dire avec mauvaise humeur : « Ben quoi !
Est-ce que je vous ai jamais redit ça, moi ?
Il ne faudra bientôt plus vous parler, ma chère ! »
On voit alors au seuil d’une porte cochère,
Une femme en jersey noir dans lequel le gras
Qu’on devine enfonçant et mou de ses gros bras
Se moule ; justement très vite elle les croise ;
Avec des mouvements de la tête elle toise
L’homme qui lui parlait, en disant : « Voyez-vous
Ce malhonnête-là ! C’est drôle, est-ce que nous
Sommes venus pour lui demander quelque chose ?
Il faut toujours qu’il vienne écouter quand on cause ;
Franchement, c’est trop fort ; est-ce qu’on le forçait
À se planter derrière à ne rien dire ? C’est
Vrai. » Puis elle se tait en haussant les épaules ;
En se parlant ainsi durement ils sont drôles,
Avec les masques peints, impassibles qu’ils ont,

Exactement pareils pour tous les deux. Ce sont
Plusieurs gens ayant l’air de la maison, en groupe ;
Une bonne, avec un tablier que découpe
En bas une rangée inégale de dents,
Est assise sur un tabouret, les mains dans
Les larges poches du tablier ; elle écoute
La grosse femme en noir qui maintenant ajoute,
Rassise et s’appuyant sur le dossier craquant
De sa chaise qu’elle a mise plus devant : « Quand
On devrait bien savoir qu’on a l’air aussi bête,
Avec un nez pareil au milieu de sa tête,
Et des yeux aussi clairs que ça tout ahuris,
Sans compter un fouillis pareil de favoris,
On se tait. » L’homme alors lui répond : « Et les vôtres
De favoris, vous les croyez jolis ? » Les autres
Se mettent tous à rire en entendant cela ;
L’homme enchanté de son succès dit : « Ah ! la la. »
La bonne, en se penchant sur son tabouret, pouffe ;
Roberte, en regardant toujours, voit une touffe
Derrière, sous le bord de son masque qui fait

Comme un favori court à la femme, en effet ;
En passant on entend encore une minute
Continuer, toujours lentement, la dispute.

Là-bas s’avance tout un rang de cure-dents
Immenses ; devant eux encore, un homme, dans
Une sorte de râpe à sucre énorme, approche ;
Simulant le cordon par lequel on l’accroche
Une corde très grosse, en haut, faisant un nœud
Se compliquant et très drôle, mais dont on peut
Facilement, par sa grosseur même, comprendre
L’enlacement, traverse un trou pour aller pendre,
Assez raide et tendu presque droit par le poids
Du nœud, sur le côté du grand manche de bois
Qui continue, en la surmontant, une espèce
De planchette en longueur, immense et très épaisse,
S’appliquant presque juste, en dépassant, au dos
De l’homme qui, mêlé dans l’ensemble, a l’air gros ;
Mais on voit que son corps a beaucoup de place entre
La planche et le fer-blanc arrondi, même au ventre ;

La plaque, par devant, imitant du métal
Bon marché, fait assez bien, en monumental,
Le fer-blanc où l’on râpe ; en laissant une marge
Pleine à côté du bois, à distance assez large
L’un de l’autre, des trous très grands montrent leurs bords
Rugueux, irréguliers, retournés en dehors ;
La figure de l’homme est seule qui dépasse
Sans rien qui la protège, au-dessus de l’espace
Plein, sans trous, assez haut, du soi-disant fer-blanc,
Laissé comme une bande avant le premier rang
Des larges trous ; en haut, de face, sur le manche,
En noir sur la couleur jaunâtre presque blanche,
Est écrit en travers et très lisiblement,
En sorte d’imprimé peint : « Le bon placement ».
Les lettres soudent mal, comme sur une caisse
D’emballage ; Roberte, en les lisant, dit : « Qu’est-ce
Que cette râpe à sucre effrayante peut bien
Vouloir dire ? » Gaspard répond : « Peut-être rien. »
Mais Roberte, cherchant toujours, des yeux la guette ;
L’homme fait quelque pas de dos ; une étiquette

Aussi très grande, avec un encadrement bleu,
Est collée en arrière, en haut du manche, un peu
De travers, ressemblant en grand à toutes celles
Qui sont sur des objets, portant le prix sur elles ;
On lit sur celle-là : « Magasin de fer-blanc »,
Puis plus bas, assez gros, en écriture : « Un franc
Dix, pour gagner un prix de cent francs ».

Après l’homme
Viennent les cure-dents, marchant en file comme
S’ils étaient attachés du premier à la fin ;
Le bout s’effile en haut sans devenir très fin ;
Quelques-uns en ont deux mis l’un sur l’autre, doubles,
Qui les font voir dessous, eux, encore plus troubles ;
Sous l’arrondissement opaque ils sont vêtus
De maillots bleus, aux cols empesés, rabattus ;
Leur perruque de clowns à grand toupet est rousse ;
Dans leur figure ils ont un faux nez qui retrousse,
Est crochu, rond, ou tombe ; un n’a pas de faux nez,
Très laid quand même ; ils sont tous bien échelonnés

Du plus énorme au plus petit, par rang de taille ;
Tout à la fin ce n’est plus que de la marmaille
Qui marche moins en ligne à présent ; le dernier
Courant de temps en temps a cinq ans ; le premier,
Un grand voûté très maigre, aux longues jambes, porte,
Par son manche rayé blanc et rouge, une sorte
D’affichage en carton, carré, montrant, écrit
Sous l’énorme dessin d’une bouche qui rit :
« Cure-dents extra-fins » ; ensuite : « Pour Anglaises »
Est écrit entre deux très larges parenthèses,
Quoique formé de longs caractères plus gros
Que tout le reste.

Au loin, à gauche, des pierrots
Et des femmes, joyeux sous le calme physique
Grotesque de leur masque à couleurs, sans musique
Font un quadrille, allant tous n’importe comment,
Se trompant dans un sens quelconque à tout moment,
Ou parfois se cognant au milieu, tous ensemble.
Ils font ce que leur dit une femme qui semble,

En dansant avec eux, savoir ce que l’on doit
Faire, et qui tout le temps leur indique du doigt
Les figures qu’il faut exécuter ; les femmes
Font, à deux, face à face une chaîne des dames,
Puis tournent au retour avec leur cavalier
Lui-même.

Paraissant gêné dans son soulier,
Un cure-dents, assez grand encore, profite
D’un arrêt qui se fait, brusque, pour chercher vite
Quelque chose, avec son index, dans son pied droit,
Le glissant avec peine entre l’espace étroit
Du soulier bleu ; pendant qu’il le fouille, il sautille
Un peu de temps en temps, puis remue et tortille
Dans un déplacement très court, continuel,
Le pied gauche frottant par terre et sur lequel
Il ne se tient pas bien ; pour garder l’équilibre
Il tend avec la main ballante son bras libre,
Le haussant plus ou moins pour faire contre-poids ;
Sur leurs maillots bleu clair, de près ils ont des pois

Que l’on ne voyait pas, très gros, d’un bleu plus sombre,
Ayant l’air de former des losanges ; l’encombre
En avant se disperse, et sans avoir ôté
Son caillou, le garçon doit partir ; à côté
De Roberte, en passant, pour rattraper l’avance
Que pendant un moment les grands ont pris, l’enfance
Se met au pas de course ; un des deux derniers tient
Le bras de l’autre, ils vont de front.
                                           


                                           
Roberte vient
De recevoir, lancés fort de quelque fenêtre,
Un flot de confettis ; elle croit reconnaître
Sur un balcon, après avoir levé les yeux,
Une amie ; un instant elle regarde mieux

Et dit : « Mais oui, c’est bien Fanny ! » puis elle crie :
« Bonjour ! » La femme prend une face ahurie,
Semblant ne pas l’avoir sur le premier moment
Reconnue, et se penche en lui disant : « Comment,
C’est toi, bien par exemple, avec une toilette
Pareille, un capuchon semblable et ta voilette,
Ma parole d’honneur, je ne t’aurais jamais
Reconnue et tu m’as toute surprise ; mais
Il faut absolument, entends-tu, que tu montes
Vite sur ce balcon, et que tu me racontes
Ce que tu fais, sans rien dire à personne, ici ;
Je ne te savais pas du tout à Nice. Si
J’avais su, nous aurions fait les fêtes ensemble. »
Puis elle rit, en lui disant qu’elle ressemble
Aux fillettes sortant de leur orphelinat
Avec son capuchon, et qu’un pensionnat
La prendrait. « Viens un peu pour te voir dans la glace.
Du reste nous avons encore de la place,
Monte vite. » Roberte, alors, dit : « Oh ! merci,
Nous aimons mieux marcher. » Fanny dit : « Si, si, si !

J’y tiens beaucoup, je veux te parler. » Elle insiste,
Disant qu’elle sera bien mieux là, qu’on assiste
Plus agréablement au défilé, d’en haut,
Qu’on lance sans jamais rien recevoir, qu’il faut
Qu’elle lui montre un peu le coup d’œil, qu’elle voie
Cela. Puis d’un dernier geste elle les envoie
Vers la porte, disant qu’elle est sur le palier
À les attendre et qu’ils trouveront l’escalier
Là, sous la voûte au bout de quelques pas, à droite,
En ouvrant une porte à deux battants, étroite,
Avec un paillasson tout usé sur le seuil.
Roberte fait un pas, échangeant un coup d’œil
Avec Gaspard qui sans rien dire l’accompagne,
Et retournant un peu sur ses pas elle gagne
L’entrée ; il lui demande à voix basse qui c’est ;
Elle répond, baissant aussi la voix, qu’il sait,
Que c’est cette petite actrice aux gestes drôles
Qui joue un peu partout, toujours, des bouts de rôles,
Fanny Néret, qu’il la connaît au moins de nom ;
Il répète : « Fanny Néret ? » en disant : « Non, »

Qu’il ne la connaît pas. La porte est grande ouverte,
Au seuil de la maison dont l’entrée est couverte
De confettis intacts, s’espaçant assez loin
Sous la voûte, tassés quelquefois dans un coin ;
En marchant on les fait rouler, on les écrase,
Un s’enfonce au milieu d’une raie.

Une phrase
Se distingue parmi le brouhaha que font
Des voix que l’on entend venir, là-bas, au fond,
Confuses dans l’écho sonore de la voûte ;
Et l’on voit déboucher d’un grand escalier, toute
Une bande de gens à masques peints ; les voix
Chantonnent en riant, ou parlent à la fois ;
Ils s’arrêtent en bas ; le conciliabule
Se continue, aussi fort, dans le vestibule
Dont la porte vitrée est grande ouverte ; un gros
Court, en domino vert, écarte deux pierrots
Et, mettant ses deux mains sur leur épaule, saute
Gaîment, comme un fou ; mais, un des deux pierrots s’ôte,

Aussitôt, ayant l’air de le trouver trop lourd
En portant la moitié de son poids ; le gros court,
Faisant un mouvement de jambe involontaire,
Cherche à se rattraper, mais se jette par terre ;
Le bruit des voix et des rires devient plus fort ;
Une femme surtout, de tout son cœur, se tord,
Essayant de parler avec sa voix rieuse
Que dément drôlement la face sérieuse
De son masque affreux dont elle tient le menton ;
Roberte, qui tournait justement le bouton
En cuivre travaillé de la porte vitrée
Aussi, qui donne accès dans la petite entrée
De droite, reste sur le paillasson pendant
Quelques instants avant d’ouvrir, les regardant ;
Le gros, péniblement, maintenant se relève
À moitié, sur le plat de ses mains, puis achève
De se mettre debout en disant : « L’animal ! »
La femme en demandant s’il ne s’est pas fait mal
Rit toujours aux éclats ; il répond : « Au contraire ; »
Ajoutant que vraiment si ça peut la distraire,

Pour la remercier de l’immense intérêt
Qu’elle lui porte si gentiment, il est prêt
À faire de nouveau voir la plaisanterie
Une seconde fois, pour tâcher qu’elle rie
Un peu plus fort et plus franchement que cela ;
Puis il fait en massant ses genoux un « holà »
Qui fait réaugmenter les rires de plus belle ;
Un pierrot en riant se tape avec sa pelle,
D’un geste machinal, sur le gras du mollet ;
Le gros reprend, gardant son sérieux, qu’il est
Profondément touché que son accident puisse
Causer tant de chagrin ; il se frotte la cuisse
En l’abaissant, puis en la levant sous sa main,
Disant qu’elle est bien sûr cassée et que demain,
Si par quelque miracle il est encore en vie,
Ce dont il n’a du reste à présent guère envie,
Il ne manquera pas d’avoir un joli bleu ;
Puis, en s’arrêtant net, il jure : « Sacrebleu !
C’est curieux, voilà-t-y pas que je vois trouble ! »
Et voyant tout le temps le rire qui redouble

Autour de lui de tous côtés, il s’enhardit,
Continuant, et sent bien que tout ce qu’il dit,
Dans la gaîté qui va toujours croissante, porte.

Mais Roberte a fini par entr’ouvrir la porte ;
Elle la tire grande en faisant un long bruit
Grinçant, aigu, puis passe, et Gaspard, qui la suit,
Referme ; un escalier prend à gauche, assez sombre ;
Les marches sans tapis luisent ; dans la pénombre
Brille surtout assez fort la boule en cristal
De la rampe, posant sur un rond de métal
Sur lequel un reflet court aussi ; la première
Marche, arrondie au bout, est blanche, tout en pierre ;
Les autres en bombant, moins plates, sont en bois
Brun très foncé. Roberte a pris avec les doigts
Seulement, sans toucher beaucoup, la rampe blanche
Qui lui paraissait sale ; en haut Fanny se penche ;
En les voyant monter elle s’écrie : « Eh bien ? »
Roberte lui répond : « C’est nous ; on n’y voit rien,
Ma chère, il y fait noir comme dans une tombe,

Vois-tu, dans ta maison. » À chaque pas il tombe
De tous leurs vêtements beaucoup de confettis,
Et déjà, sur le bois, on en voit d’aplatis,
Perdus, puis écrasés par d’autres presque à chaque
Marche ; un endroit semblant mal assujetti craque
Quand Roberte est dessus, montant tout près du bord
Étroit, près de la rampe ; il craque un peu plus fort
Quand Gaspard, à son tour, y passe à l’endroit large,
Tout près du mur. Fanny répond : « Oh ! je m’en charge ! »
Roberte lui faisant voir qu’il ne lui restait
Plus un seul confetti déjà ; Gaspard se tait,
Les regardant, pendant tout le temps nécessaire,
Quand on arrive en haut, pour que Roberte serre
Les deux mains à Fanny dont les vieux gants de peau
Sont tous les deux troués ; il ôte son chapeau
En en faisant tomber cette fois une foule
De confettis qui vont en se cognant ; un roule
Jusqu’au bord, puis se jette en bas, un autre aussi.
Roberte, en lui disant : « Viens un peu par ici, »
Tend un instant la main vers lui, puis le présente

À Fanny ; devant elle il s’incline et plaisante
Son costume et surtout son bonnet phrygien,
Qu’il s’excuse d’avoir ; Fanny rit : « Et le mien,
De costume, voyons, qu’est-ce que vous en dites ?
Je crois qu’il est aussi drôle. » Elle a de petites
Dents blanches, des sourcils très fins et de grands yeux
Bleus un peu peints, avec des gestes gracieux.
La porte de la chambre à tapis est ouverte ;
Tout en y pénétrant avec Fanny, Roberte,
Avec un grand regard, dit en baissant la voix
Qu’elle lui contera la chose une autre fois.

Assez grande et formant presque un carré, la pièce
Donnant sur le balcon lui-même, est une espèce
De salon tout garni de meubles, mais qui fait
Aussi salle à manger. À gauche un grand buffet,
Contre le mur, est très plein ; une cafetière,
Dedans, fait le pendant d’une chocolatière ;
Entre, sur une assiette, un morceau de pain bis
Est coupé. Sur la table, au centre, un grand tapis

Traînant presque par terre avec sa longue frange,
Est jaunâtre, formant comme un dessin étrange ;
Sur le bord brille un verre à pied, avec de l’eau.
Sur le mur de la porte, un très petit tableau
Est accroché par un mince anneau ; son gros cadre
Est noir ; il représente, assez mauvais, l’escadre
Échelonnée, avec une mer bleu foncé ;
En avant, et très gros, un premier cuirassé
Suivi d’autres, de plus en plus petits, arrive ;
Dans un des coins, en courbe, on voit un peu de rive.
Un autre tableau fait pendant ; c’est un chevreuil
Tué. Juste en dessous de l’escadre, un fauteuil
En acajou parfois abîmé, d’une forme
Banale, les bras courts et le dossier énorme,
Dont les ressorts font des bosses, est recouvert
D’un velours plus ou moins usé par endroits, vert ;
Dessus, soulevé par un ressort, traîne un livre
Léger, vieux, cartonné, jauni ; des clous de cuivre
Bombés, et dans lesquels se reflète le jour
De la fenêtre, sont alignés tout autour

Du dossier et des bras ; le même point miroite
Sur chacun, par série. À la cloison de droite,
En face du buffet, un vaste canapé
A son dossier plus haut aux coins ; il est râpé
Et blanchi sur plusieurs grands endroits ; une glace,
Juste au-dessus de lui, tient une grande place ;
Il est en velours vert, avec de l’acajou,
Exactement pareil au grand fauteuil ; un clou
Manque sur un des bras, et dans la bande verte
Tressée en cordons durs, met un trou noir.

Roberte,
En entrant, tout de suite a regardé partout
L’ameublement et les choses de mauvais goût ;
Sur le fauteuil, le dos du livre porte un titre
Presque effacé ; la glace au fond de chaque vitre
Lui faisant justement vis-à-vis, du buffet
Se reflète, assez sombre. Au bruit que l’on a fait
En entrant d’abord, puis en refermant la porte
Rien qu’en poussant dessus, une femme assez forte

S’est retournée ; elle est au balcon sur lequel
Un pierrot est plus loin ; elle dit : « Viens, Michel, »
Et devant le pierrot qui suit, elle pénètre
Dans la chambre par la haute porte-fenêtre
Grande ouverte ; Fanny dit alors : « Nous voici. »
Le pierrot et la femme ont tous les deux, ainsi
Que Fanny, tous les trois en rose, comme masques,
Sans chapeau ni bonnet, ces espèces de casques
Protégeant le pourtour de la tête en entier.
Fanny se met alors, vite, à balbutier
Quelques noms, présentant du geste tout le monde ;
Ensuite, sans parler, pendant une seconde
On reste en souriant avec de l’embarras ;
Alors Fanny, prenant Roberte par le bras,
Du côté du balcon tout doucement la pousse ;
Michel, en se rangeant, cogne d’une secousse
La table, en agitant là-bas le verre d’eau ;
Fanny lève le bras, craintive, en faisant : « Ho ! »
Mais, quoique remuant très fort, l’eau ne déborde
Pas ; Fanny dit tout en riant : « Miséricorde !

Il ne s’en fallait pas de grand’chose, je crois, »
Puis elle sort auprès de Roberte ; les trois
Autres gagnent aussi le balcon ; Fanny montre
Un sac de confettis en toile, appuyé contre
Le mur, encore plein, mais ouvert, dans le coin,
En disant que puisqu’elle en a juste besoin,
À Roberte, et qu’il faut bien se battre, elle en prenne,
Et que ce grand sac-là, c’est elle qui l’étrenne ;
Roberte trouve, entrée, une pelle dedans ;
Elle en met dans son sac, suffisamment, mais sans
L’emplir plus qu’à moitié, puis replante la pelle ;
Ensuite, en le touchant sur le bras, elle appelle
Gaspard, en lui disant d’aller en prendre aussi ;
Il dit d’abord : « Ce n’est pas la peine, merci,
Je n’en ai pas besoin, » puis finit par se rendre
Aux « mais si » de Fanny qui veut, et par en prendre
Deux ou trois fois avec sa pelle à lui, puisqu’on
Y tient. Roberte est là, tout au bout du balcon,
À côté de Fanny, dans le coin, tout à droite ;
Elle a le genou pris dans la distance étroite

Surtout avec tous ses jupons, de deux barreaux,
Dont un, celui du coin, est le double plus gros.
Fanny, tout en causant, vient d’appeler « Adèle »
La femme qui sourit, placée à côté d’elle ;
Puis vient Michel, et puis Gaspard qui n’est pas loin,
Avec, pourtant, pas mal trop de place, du coin.





De tout près, dans la rue, on voit la tête immense
Du cuisinier qui passe à présent et commence
À découvrir, avec son geste habituel,
Le couvercle fermé justement, sous lequel
Les marmitons baissés viennent de reparaître ;
Ils se lèvent avec, et finissent par être
Debout ; un d’eux leur donne un ordre avec sa voix
Enfantine ; alors tous se mettent cette fois

Dans le sens opposé pour tourner, la figure
Dirigée en dehors ; le même moutard jure,
Trouvant qu’on ne fait pas assez vite le rond ;
Le couvercle, d’ici, cache jusqu’à mi-front
Certains ; d’autres plus grands l’ont jusque sur la bouche ;
Un très petit, qu’on voit presque tout entier, louche ;
Ils tournent très serrés, en se donnant le bras,
Parfois croisant les mains. Sur la musique, en bas,
Seule, une femme en grand pâtissier tourne et danse,
En tenant dans sa main, par le bout, semblant dense
Et serré dans son bas couleur chair, son mollet ;
L’autre main est ballante ; on voit très bien qu’elle est
Fatiguée, et qu’elle a chaud ; mais elle s’obstine
Avec entêtement, sans lâcher sa bottine,
Mordorée ; elle cesse au bruit que font deux sous
En sautant de sa poche.

En bas, juste en dessous
Du balcon, et parmi la file allant de gauche
À droite, se promène une espèce d’ébauche

De sculpteur, assez grande, en terre marron clair ;
Elle marche tout droit, pas mal vite ; elle a l’air,
Avec plusieurs volants, de quelque Marguerite
De Faust, baissant les yeux d’une mine hypocrite ;
La robe semble, en long, imiter un pli mou,
Et dessiner un peu, comme en marche, un genou ;
On ne voit presque rien de fait dans la figure,
Sauf les yeux paraissant baissés, et la coiffure
Qui forme sur le front, en courbes, deux bandeaux,
Et, plate partout, fait deux nattes dans le dos,
Jointes par un seul nœud ; dans sa main une espèce
De volume étroit, long, comme un livre de messe,
Dépasse ; son bras gauche, étroit, est appuyé
Sur la hanche.

En casquette énorme d’employé
De gare, vient, derrière elle, un homme d’équipe
À tête de carton ; il fait voir une pipe
Gigantesque, qu’il tient debout, à pleine main,
Et dont le bout est très courbé.


Fanny fait : « Hein ? »
Et Roberte répète un peu plus haut : « Et Charles ?
Il n’est donc pas venu du tout ? Tu ne m’en parles
Pas, on ne le voit pas ; est-ce que c’est fini ?
Je ne suis au courant de rien, tu sais. » Fanny
Dit : « Non, non, pas du tout, mais aujourd’hui, Camille
Et lui sont, tous les deux, dans toute leur famille,
Avec un tas d’amis, sur un grand char à bancs
Qu’ils ont au moins loué, je crois bien, pour cent francs ;
C’est lui qui m’a loué cette fenêtre ; en somme
Je suis restée au moins six mois sans te voir. »

L’homme
D’équipe passe ; il entre avec beaucoup de soin,
Son énorme tuyau de pipe dans le coin

De la bouche, assez grande ouverte, de la tête,
Dont le large sourire a l’air content et bête ;
Sa main droite, partout, montre avec bonne humeur
Une plaque de tôle énorme, avec « Fumeur »
Écrit sur le fond noir, en couleur d’or noircie
Et sale, comme ayant les traces de la suie ;
La plaque est très pareille à celles que l’on met
Aux wagons. Il paraît dire : « Ça me permet,
Comme vous pouvez voir, de fumer à ma guise,
Puisque j’ai cette plaque, et sans que ça me nuise, »
Par ses gestes ravis. En face, ils sont un tas
À la fenêtre ; un grand long, crie au fumeur : « T’as
Donc avalé, dis donc, toi, ta locomotive ? »

À gauche, loin déjà, le cuisinier active
Toujours, l’entassement de son soi-disant feu,
À l’aide de son bras gauche qui tremble un peu
Aux cahots ; du bras droit, pour l’instant, il recouvre
Tous les marmitons ; mais le couvercle s’entr’ouvre
De temps en temps, comme un récipient qui bout ;

C’est un des marmitons resté presque debout
Qui, pour rire, parfois lui donne une secousse.
La même femme en grand pâtissier se trémousse ;
Deux autres tournent vite en se donnant un bras,
On ne comprend pas bien le fouillis de leurs bas,
Leurs jambes s’embrouillant toutes quatre, pas nettes.

Un grand maître d’école a d’énormes lunettes
Vertes, parant sa tête en carton à souhait ;
Il donne tout le temps, violemment, le fouet
À l’imitation grotesque d’un mioche
Comme en chiffons, qui tient un reste de brioche
Dans une main. Il l’a par le bord de son col
De marin, le laissant toucher des pieds le sol
Presque entre chaque coup ; c’est avec une canne
Qu’il le frappe ; la tête à l’air méchant ricane
Fort ; par la bouche on peut voir à l’intérieur
De la tête, changeant de son aspect rieur,
Les regards sérieux de l’homme qui s’occupe
Beaucoup de se guider. Il a presque une jupe

Cachant jusqu’au mollet au moins son pantalon
Jaune, élégant, uni, clair, qu’un large galon
Noir garnit en hauteur, avec sa redingote
Immense, bleu foncé. Le mioche gigote
Sous les coups qu’il paraît se sentir infliger
Avec ses soubresauts ; le corps est si léger,
Battant et se jetant dans tous les sens, que l’homme
A l’air de le porter sans se fatiguer, comme
S’il était tout en ouate, et parfois il le tient
Longtemps à bras tendu ; le col marin revient
Tout à fait sur le dos de la tête qu’il cache.

Un pierrot lève un peu son masque peint et crache
Vite, puis le remet en place ; on n’aurait pas
Cru, rien qu’en le voyant lui-même, que son bas
De figure qu’on vient d’apercevoir, puisse être
Aussi maigre que ça.

Là, derrière le maître
D’école qui s’approche en riant et qui n’est

Qu’à dix pas, une très grosse tête en bonnet
De coton bleu domine un peu tout ; elle est mise,
Mais très peu, de travers, sur un corps en chemise
De nuit, représentant un petit sec, vieillot,
Ayant, pour imiter ses jambes, un maillot
Rose ; il a la figure impatiente ; il porte,
En la tournant partout quelquefois, une porte
Qui semble très légère, et petite, en carton,
Sur laquelle, des deux côtés, sort un bouton
Plat, voulant imiter, mais mal, par sa dorure,
Du cuivre ; sur l’endroit du trou de la serrure,
Réellement à jour on a fait un vrai trou
Ayant la forme, assez bien, d’une clé, par où
L’homme, parfois, pendant quelques instants regarde
En l’appliquant en haut de la tête qui garde
Son air impatient ; il y colle le mieux
Possible, quelquefois pas très bien, un des yeux,
Tantôt l’un, tantôt l’autre ; assez souvent il change
De main ou bien la tient à deux mains ; un losange
Est peint des deux côtés, imitant un carreau

Dépoli sur lequel on lit le numéro
Cent. Quand il a fini de regarder il frappe
Visiblement de son troisième doigt, puis tape
Du poing, comme voulant vite se faire ouvrir.
Un pierrot qui le suit vient de le découvrir,
Soulevant un peu sa chemise qu’il écarte ;
Il est tout habillé dessous. Une pancarte
Tout en haut, au-dessus de la porte, a : « Toc, toc »
Des deux côtés.





Croisant le professeur, un coq,
Le premier, est le seul ayant toujours le zèle
De bien lever la jambe et de battre de l’aile ;
Les autres, le suivant très mal en ce moment,

Vont comme tout le monde et n’importe comment ;
Un se frotte le nez avec une grimace.

Sur le balcon on vient d’attraper une masse
De confettis lancés d’en bas, fort, et très haut,
Par un pierrot ayant fait sur place un grand saut
Pour les jeter afin qu’ils retombent en grêle ;
Fanny, tout en fouillant entre son sac, le hèle
En lui disant : « Attends un peu, » forçant la voix ;
Tous puisent dans le fo«d de leur sac à la fois,
Puis ressortent leurs mains ou leurs pelles très vite,
Craignant que le pierrot en se sauvant n’évite
Leur riposte ; il est là toujours ; tous tapent dur
Une première fois, puis recommencent sur
Sa tête qu’ils avaient mal attrapée ; il rentre
En croisant ses deux mains dessus, son large ventre,
Et se met à tourner sans cesse en criant : « Hou
La la la la ! » penchant tout de travers son cou,
Levant contre sa tête, à gauche, son épaule ;
Fanny crie : « Oui, c’est ça, va, c’est bien fait, piaule, »

Lançant toujours. Il crie : « Au secours ! au secours ! »
Faisant, toujours tout raide, en sautillant, des tours
Sur place sans chercher à s’ôter de la douche
De confettis qui tombe et chaque fois le touche,
Lancés avec la main ou la pelle selon
Les coups, plus ou moins fort. Il n’a qu’un pantalon
Ordinaire, de ville, avec la blouse verte
De son pierrot, mal mise en haut et tout ouverte
Au cou ; l’une de ses bottines se ternit
De plâtre, beaucoup plus que son autre ; il finit
Par s’en aller, tournant toujours, très ridicule,
Sur lui-même au milieu des masques qu’il bouscule
Et dont certains, voulant le prendre par le bras,
Cherchent à l’arrêter, mais ne le peuvent pas ;
Au passage, un gros homme en domino qu’il cogne
Assez fort sans cesser de tourner toujours, grogne :
« Allons donc, sacrebleu ! voyons, je n’ai jamais
Vu pareil idiot, quel imbécile ! » mais
L’autre crie alors : « C’est comme ça qu’on se colle
Sur les gens ? » lui donnant tort.


Le maître d’école,
En équilibre, tient sa canne sur un doigt
Depuis cinq ou six pas ; c’est de dos qu’on le voit
Maintenant, et sur sa redingote une espèce
De carré blanc d’étoffe, ayant l’air d’une pièce,
Est cousu proprement sur chaque immense pan
Côte à côte, avec : « Pan ! » pour qu’on lise : « Pan ! Pan ! »
Laissant glisser sa canne entre sa main, il fouette
De nouveau le moutard.

Poussant une brouette,
S’approche, à gauche, un grand et très gros campagnard ;
Sa tête immense a l’air souriant, goguenard,
Avec l’aspect heureux d’un bon propriétaire ;
Dans la brouette on voit un peu de grosse terre
Véritable, noirâtre et par paquets ; il est
Sans veste, en pantalon gris très clair, en gilet
Ouvert par où l’on voit son plastron de chemise ;
Au bout d’une baguette on lit : « Terre promise »

Sur un écriteau jaune encadré d’un dessin
Formant un fin zigzag ; en dessous : « au voisin »
Est écrit entre deux parenthèses.





Derrière,
Un homme marche avec une allure guerrière,
N’ayant qu’un très petit bourrelet de cheveux
Et chauve immensément, mais sans avoir l’air vieux ;
La bouche de la tête en carton est ouverte,
Et la rangée, en haut, de ses dents, découverte
Comme s’il chantait fort avec tout son pouvoir ;
Sur l’écriteau de sa poitrine l’on peut voir
Déjà, tout le début, avec un seul dièze,
Commençant par plusieurs rés, de la Marseillaise ;

Le premier vers s’aligne en dessous ; on le dit
À l’instant, malgré soi, sur l’air. L’homme brandit
Un drapeau tricolore et dur dans sa main droite,
Paraissant en carton épais ; en haut miroite
Un ornement de cuivre au bout du manche bleu
Très long pour le drapeau ; sur le blanc, au milieu,
Est écrit, commençant par une majuscule,
Et lisible d’ici quand il ne gesticule
Pas trop vite, sur deux lignes : « Je suis chauve hein ? »
Pour faire un calembour avec le mot chauvin ;
Un groupe de pierrots le suit, tapant par terre
Du pied pour imiter comme un pas militaire ;
Il s chantent pour de vrai la Marseillaise en chœur ;
Le chauve fait du bras gauche un geste vainqueur,
Agitant le drapeau du droit, tenant la hampe
Par le milieu ; soudain il se gratte la tempe
Par la bouche, et refait son geste. Parmi l’air
Assez juste, on entend le timbre un peu plus clair
D’un pierrot plus petit, à voix d’enfant, en rouge,
Criant plus fort que ses compagnons, et qui bouge

Les bras en gambadant ; ils ont tous l’air de fous
En braillant : « L’étendard sanglant est levé, » sous
Le sérieux de leurs masques peints ; la figure
De l’homme, sans chanter, dans la pénombre obscure
De la bouche, rit. Sur « Abreuve nos sillons »
Le chœur finit ; un seul reprend encore : « Allons,
Enfants de la patrie ! » et les autres ensuite
Reprennent à leur tour, comme sous sa conduite.
Roberte qui, les doigts blancs, se les essuyait,
S’écrie : « On se croirait au quatorze juillet. »
Quand ils passent devant le balcon, elle envoie,
Sans que l’homme au milieu de sa tête la voie,
Des confettis ; tous les chanteurs en ont sur eux
Quelques-uns, mais le reste avec un bruit très creux
Est assez bien tombé sur tout l’immense crâne.

Ayant l’air de vouloir suivre le chœur, un âne
Se voyant dépassé par le dernier pierrot,
Un blanc et vert aux bras maigres, se met au trot ;
Le cavalier, un des chinois, mal à son aise,

Tire dessus, trottant très dur à la française,
En empoignant sa bride élégante, et retient
Le trot qui continue encore, puis parvient
À le faire tenir fixe, pour que le reste
De l’analcade aux tons clairs d’empire céleste
Puisse le rattraper. Formant un ramassis
De nombreuses couleurs et d’or, ils sont assis,
Les deux jambes pendant d’un côté, sur des selles
Formant un peu fauteuil et pareilles à celles
Des tout petits enfants ; les diverses couleurs
De leur robe, pour tous, sont les mêmes. Sous leurs
Sandales d’or ils ont une longue planchette
Accrochée à la selle, en haut. Roberte jette
Des confettis sur eux ; ils tombent sur le sol
Après avoir, en plein, touché le parasol
De l’un ; ils en ont tous, grands, en papier tout rouge
Qu’ils font tourner plus ou moins vite ; un d’eux le bouge
Simplement dans un sens et dans l’autre, sans bien
Le tourner comme il faut ; un autre met le sien,
Le baissant tout à coup, peureux, devant sa face,

Venant de voir quelqu’un, et craignant qu’il le fasse
Vraiment, appuyer fort, en le visant, son doigt
Sur le manche de bois de sa pelle ; on le voit
Un instant tout entier d’en haut ; sur sa calotte
Bleue est un bouton vert ; sa casaque ballotte
Jaune et bleu clair, en soie et faisant des plis, car
Elle devient trop large à la taille.





Le char
De la nourrice fait une cacophonie
Avec la Marseillaise, à droite, pas finie ;
Voyant ça, les chanteurs n’en braillent que plus fort ;
Le petit pierrot rouge à voix d’enfant se tord
En cessant de chanter, et se tapant la cuisse

Avec la main, d’un air ravi ; quoiqu’on ne puisse
Voir son expression, ses gestes folichons
La peignent sous son masque. Ils hurlent tous : « Marchons !
Marchons ! qu’un sang impur… » pour dominer le cuivre
Qu’on entend dans le char. L’âne veut toujours suivre
Le chœur de temps en temps, quoiqu’il soit déjà loin,
Retrottant ; le chinois a constamment besoin
D’avoir sa rêne très raide et de prendre garde
Qu’il ne veuille partir devant.

Fanny regarde
La file allant vers la gauche des hommes verts
Qui précèdent toujours la nourrice, couverts
De leur grande citrouille enfonçant sur leur tête ;
Le premier, entravé par un landau, s’arrête,
Puis les autres aussi presque tous à la fois ;
Un d’eux, de chaque main, prend dans deux de ses doigts
Une basque de son habit vert, puis il danse
En jetant de côté les pieds ; la discordance
Des deux musiques font comme un rythme indécis

Sur lequel il se règle ; on voit qu’il s’est assis
Par terre ; sa culotte, au fond, est toute blanche ;
Sans le vouloir il cogne un peu contre la hanche
Un gros pierrot qui dit : « Voyons, voyons, voyons,
Voyons, je ne crois pas pourtant que nous soyons
Dans l’eau, nom d’un pétard, espèce de grenouille. »
L’homme vert le salue en ôtant sa citrouille.
Fanny dit : « Oh ! j’ai vu ce nez-là quelque part,
Sûr. » Du reste la file en ce moment repart
Et la nourrice approche ; exprès toute molasse,
Une femme en bébé se tournaillant sur place
Fait ballotter ses bras, dansant sur le plancher.

Fanny dit à Roberte un peu de se pencher
Par-dessus le balcon ; pendant une seconde
Elles restent à voir la quantité de monde,
Presque un rassemblement, là ; Roberte dit : « Oui, »
À Fanny qui lui montre et dit : « C’est inouï,
N’est-ce pas, ce qu’on en voit ; quelle marmelade
Si le balcon tombait. » Là, dans la bousculade

Le chapeau d’un enfant est à moitié tombé ;
Il le replace bien sur son masque bombé
Sans couleur, vite pour qu’on ne le réprimande
Pas.

Fanny se relève et maintenant demande
À Roberte : « À propos, où donc demeurez-vous ? »
Roberte dit : « C’est vrai, je ne te dis pas, nous
Sommes dans un hôtel, boulevard Dubouchage,
Assez modeste ; dame ! il faut bien être sage
Et savoir quelquefois se priver de choisir,
On peut faire durer plus longtemps son plaisir
Ainsi. » Puis en levant le doigt elle lui montre
La nourrice avec sa grosse chaîne de montre,
Disant : « Oh ! n’est-ce pas qu’avec ce gros bandeau
Elle ressemble en brun comme deux gouttes d’eau,
Surtout de ce côté, de profil, à Gertrude ? »
Fanny rit en disant : « Peut-être, mais c’est rude
Tout de même pour elle. » Adèle cause avec
Gaspard. Un des poupons tend très fort d’un coup sec

Son cordon, en tombant soudain sur la commode.
Fanny dit : « Ce serait très joli comme mode
En somme, ces bonnets, c’est tout à fait seyant. »
Dans la musique un cuivre est toujours très bruyant ;
Sur un carnet on voit un gros poupon écrire.

Tout en bas, une longue analcade pour rire
Marche dans l’autre sens, représentant, debout,
Des écuyers de cirque, identiques d’un bout
À l’autre, en habits bleus où brille le bouton
De cuivre. Les petits ânes sont en carton,
Passés par un grand trou pas très juste, qui bâille
Par derrière et devant, tout autour de leur taille ;
Petites, avec des bottes à revers blancs,
Des jambes sont jusqu’aux cuisses feintes aux flancs
Des faux ânes avec des étriers à roues.
Les écuyers ont tous jusqu’au milieu des joues
De faux favoris noirs s’écartant de leur peau ;
Ils ont, exagéré comme mode, un chapeau
Haut de forme, assez bas et très cintré, gris clair ;

Les jambes, commençant juste à la selle, ont l’air
De bien continuer leur corps, comme leurs vraies ;
On voit, se côtoyant toutes proches, deux raies
Jaunes des deux côtés de la couture, à leur
Culotte de cheval de la même couleur
Que l’habit dont les pans s’écartent sur la croupe ;
Trois ensemble, causant derrière, font un groupe ;
Tombant presque à leurs pieds ; à partir du genou,
Transparent, ayant l’air d’être très mince et mou,
Comme une jupe, un grand morceau d’étoffe rouge
Est collé tout autour de chaque âne ; elle bouge
Et frissonne, bordée en bas par un galon,
Laissant voir seulement très peu du pantalon
Ordinaire qu’ils ont et qu’on veut qu’elle cache ;
Ils portent une longue et noirâtre cravache
À mèche rouge avec leurs mains droites qui sont
Ballantes à leur pas ; dans la main gauche ils ont
Leur bride ; un d’eux voulant voir quelque chose touche
À son faux genou droit. Les ânes ont la bouche
Ouverte, laissant voir un rang de grandes dents ;

Elle est, ainsi que les naseaux, rouge au dedans.

Derrière la nourrice, un peu loin, se profile,
Hélant les écuyers au passage, une file
D’hommes en habit rouge à tête de gros chien.
Chacun d’une autre race et se distinguant bien ;
Tous balancent au bout de leurs bras une niche ;
Le premier, moustachu, tout blanc, est un caniche ;
Le deuxième, fronçant le nez d’un air vilain,
Jaune avec le museau tout noir, est un carlin ;
Derrière, une levrette au contraire a l’air douce,
On lui voit sur le cou le début d’une housse,
Elle ouvre son museau très fin et très pointu ;
Un autre a le bout des oreilles rabattu
En avant qui lui donne un air de chien de chasse
Aux yeux brillants, au flair actif et perspicace.
Il est tout noir avec des taches de couleur
Feu.

Réapparaissant là-bas, le rémouleur,

Venant de faire tout le bout du parcours, tourne
Pour rentrer dans la rue ; il s’arrête et séjourne
Quelque temps en voyant la nourrice qui vient
Vers lui pour s’en aller, elle, à droite, et qui tient
Une trop grande place en largeur pour qu’il puisse
Se croiser avec elle ; immobile sa cuisse,
En bas, commençait juste à remonter en l’air
Pour aiguiser ses grands ciseaux blancs sans éclair.