La Double Vie de Théophraste Longuet/Préface

Ernest Flammarion (p. v-ix).


PRÉFACE HISTORIQUE



Certain soir de l’an dernier, je remarquai dans le salon d’attente du journal le Matin un homme tout de noir vêtu, sur la figure duquel je m’arrêtai à lire le plus sombre désespoir. Il ne pleurait plus. Ses yeux desséchés et morts recevaient l’image des objets extérieurs, comme des glaces immobiles.

Il était assis et avait déposé sur ses genoux un coffret en bois des îles tout orné de ferrures. Ses deux mains étaient croisées sur le coffret. Un garçon de service me dit qu’il attendait là, depuis trois longues heures, mon arrivée sans un mouvement, sans le bruit d’un soupir.

Je priai cet homme en deuil de franchir le seuil de mon cabinet.

Je lui montrai un siège, mais il ne s’assit point. Il vint droit à mon bureau et y déposa le coffret en bois des îles tout orné de ferrures.

— Monsieur, me dit-il d’une voix éteinte et lointaine, ce coffret vous appartient. Mon ami, M. Théophraste Longuet, m’a donné la mission de vous l’apporter. Recevez-le, monsieur, et croyez-moi votre serviteur.

L’homme me salua et regagna la porte. Je l’arrêtai :

— Eh quoi ! lui dis-je, ne partez pas ainsi. Je ne puis recevoir ce coffret sans savoir ce qu’il contient.

Il me répondit :

— Monsieur, je ne sais pas ce qu’il contient. Ce coffret est fermé à clef. La clef de ce coffret n’existe plus. Vous devez briser le coffret pour savoir ce qu’il contient.

Je repris :

— Je voudrais au moins savoir le nom de celui qui me l’apporte.

— Mon ami, M. Théophraste Longuet, m’appelait : Adolphe, répliqua cet homme désespéré, d’une voix de plus en plus éteinte.

— M. Théophraste Longuet, s’il m’eût apporté lui-même ce coffret, m’eût dit certainement ce qu’il renferme. Je regrette que M. Théophraste Longuet…

— Moi aussi, monsieur, fit l’homme. Mais M. Théophraste Longuet est mort, et je suis son exécuteur testamentaire.

Ayant dit ces mots, il ouvrit la porte et s’en alla. Je regardai le coffret, la porte, je courus à l’homme, mais il avait disparu.

Je fis ouvrir le coffret et y trouvai une liasse de papiers, que je considérai d’abord avec ennui et que j’examinai ensuite, par le menu, avec intérêt.

Au fur et à mesure que je pénétrai dans ces documents posthumes, l’aventure qui s’y révélait était si inattendue que je n’y voulus point croire ; cependant, comme il y avait là des preuves, je dus, après enquête, me rendre à sa réalité.

Tout d’abord, il importe de dire que le de cujus, M. Théophraste Longuet, bourgeois de Paris, me faisait héritier du coffret, de son contenu et des secrets qui s’y trouvaient renfermés.

Quels étaient ces secrets ?

Les papiers du défunt, fort nombreux, et qui relataient dans les plus grands détails les derniers événements d’une existence devenue exceptionnellement dramatique, m’apprenaient que M. Théophraste Longuet, par la découverte d’un document vieux de deux siècles, avait acquis la preuve que Louis-Dominique Cartouche et lui, Théophraste Longuet, venu au monde deux siècles plus tard, ne faisaient qu’UN.

Ce document l’avait mis également sur la trace des trésors du fameux Cartouche.

Un trépas précoce et certaines terribles histoires qui seront narrées tout au long dans cette œuvre extraordinaire n’avaient pas permis au défunt de les retrouver. Il me les léguait ainsi que tous les détails et tout le secret de son incroyable vie ; et cela, quoiqu’il ne me connût point, mais tout simplement parce que j’écrivais dans un journal qui avait été « son organe favori ». Enfin, s’il m’avait choisi parmi tant de rédacteurs de ce journal, c’est qu’il me trouvait, non pas plus d’esprit — ce qui m’eût empli de confusion — mais une intelligence plus solide que celle des autres.

J’appris par la suite et vous apprendrez ce qu’il entendait par le mot : solide.

Très perplexe, j’allai porter tout ce fatras à mon directeur qui, lui, eut cette imagination de le faire servir, non seulement à la joie des lecteurs de son journal mais encore à leur intérêt. Il n’hésita pas à trouver les trésors de Cartouche tout de suite, dans sa caisse. Vous savez de quelle sorte pratique et tout à fait curieuse vingt-cinq mille francs, somme divisée en sept trésors, furent cachés à Paris et en province, et comment l’auteur de ces lignes fut chargé de glisser, dans l’histoire trouvée dans le coffret en bois des îles, histoire qui parut en feuilleton au mois d’octobre de l’an 1903[1], certaines indications qui devaient conduire à la découverte des trésors du Matin.

Aujourd’hui que les trésors du Matin sont trouvés, il ne s’agira donc plus en cette œuvre que des trésors de Cartouche qui ne sont, du reste, que le moindre incident de cette prodigieuse aventure.

J’ai cru de mon devoir vis-à-vis du lecteur et aussi de la mémoire de Théophraste Longuet de publier en volume l’histoire vraie, l’histoire authentique de la réincarnation de Cartouche, écrite uniquement avec les documents trouvés dans le coffret en bois des îles, et débarrassée par conséquent de tout ce que, moi, pauvre journaliste, j’y avais ajouté avec tant de plaisir du reste, pour la fortune des lecteurs de mon journal.

Le lecteur du livre, lui, ne trouvera ici qu’un trésor, mais il est considérable : c’est une pure œuvre littéraire d’une valeur inestimable si l’on songe à tout ce que nous prouvent les documents enfermés dans le coffret en bois des îles.

Certes, quelques esprits avancés se doutaient bien de quelque chose, mais eussent-ils jamais osé soupçonner la réelle aventure de Théophraste Longuet ? osé la soupçonner et la comprendre ?

Le coffret en bois des îles contenait le secret de la tombe.

Il contenait aussi l’Histoire du peuple Talpa due à la plume autorisée de M. le commissaire de police Mifroid qui fut retenu trois semaines avec M. Théophraste Longuet chez ces monstres souterrains aux groins roses. Disons tout de suite que cette dernière infernale déambulation eut certainement rencontré des incrédules si le récit n’en avait été fait par le plus curieux, le plus noble, le plus charmant esprit — musicien, peintre, sculpteur, poète — des commissariats modernes, par ce Protée auquel on ne pourrait comparer que Léonard de Vinci si Léonard de Vinci avait été commissaire de police.

Enfin, je ne terminerai pas cette préface sans avertir le lecteur qu’il doit s’attendre à tout et qu’il est absolument dangereux, pour sa santé intellectuelle et physique, d’aborder le secret de la vie de Théophraste, s’il n’a, selon l’expression de Théophraste lui-même, la tête solide.

Gaston Leroux.
  1. Cette date est très importante, car elle établit que mon histoire authentique de Cartouche a paru avant le livre de M. Frank Brentano et que nos deux ouvrages ont vu le jour après celui de M. Maurice Bernard.