La Double Vie de Théophraste Longuet/39

Ernest Flammarion (p. 336-339).


XXXIX

COMMENT M. LE COMMISSAIRE DE POLICE MIFROID PRIT CONGÉ DE M. THÉOPHRASTE LONGUET


« On eût dit que nous avions la plus grande peine de nous quitter, tant nous traînions la jambe en devisant de la sorte et en nous faisant les derniers compliments. Nous nous trouvâmes ainsi au carrefour Buci.

» — Mes hommages à Mme Mifroid.

» — Mes amitiés respectueuses à Mme Longuet. Rappelez-moi, je vous prie, à l’excellent souvenir de M. Lecamus.

» — Enchanté des trois semaines que nous avons passées ensemble…

» — Croyez que je n’oublierai jamais…

» Nous nous secouions les mains avec la dernière énergie pour dissimuler notre trouble, notre émotion, notre…

» Tout à coup, Théophraste Longuet se frappa le front et me dit :

» — Il faut que je vous raconte un souvenir de votre jeunesse.

» Cet homme, en une pareille heure, après trois pareilles semaines, alors que Mme Mifroid devait être si inquiète, m’eût dit : « Il faut que je vous raconte un souvenir de ma jeunesse », que j’eusse trouvé le joint nécessaire pour prendre congé, mais il me disait : « Il faut que je vous raconte un souvenir de votre jeunesse. » C’était bien curieux ; je restai et j’écoutai, et voici ce qu’il me narra :

» — La chose se passait, fit M. Longuet, dans l’endroit où nous sommes, au carrefour Buci.

» — Étais-je bien jeune ? demandai-je en souriant.

» — Heu ! heu ! vous pouviez avoir de cinquante à cinquante-cinq ans !

» Je fis un léger bond sur le trottoir. Je me vois dans la nécessité d’avouer que je vais atteindre bientôt (Pourquoi ne ferais-je point cette confession ? Quelle honte à cacher son âge ?)… la quarantaine. Vous jugez de mon émoi quand M. Longuet me parla d’un souvenir de ma jeunesse, au temps où j’avais « de cinquante à cinquante-cinq ans. » Mais il ne prit pas garde à mon geste de protestation et continua son dire :

» — À cette époque, vous aviez une barbe grisonnante, taillée en deux pointes larges et longues qui vous descendaient bellement jusqu’au ceinturon, et vous montiez — je le vois encore — un superbe cheval isabelle.

» — Vraiment, je montais un cheval isabelle ? (Je ne suis jamais monté qu’à bicyclette.),

» — Un cheval isabelle que vous donnâtes à garder à l’un de vos archers…

» — Ah ! ah ! je commandais à des archers !…

» — Oui, monsieur le commissaire, à vingt archers à cheval et à soixante archers à pied… Toute cette troupe venait du Palais de Justice et, arrivé carrefour Buci, vous, le chef, mîtes pied à terre, parce que vous aviez soif et qu’avant la cérémonie vous vouliez vous désaltérer d’une pinte au cabaret tenu par la Tapedru…

» — Et quelle était cette cérémonie pour laquelle je venais du Palais de Justice, avec mes vingt archers à cheval et mes soixante archers à pied ?… (Je ne voulais point contrarier cet homme ; je ne demandais qu’à aller me coucher.)

» — Il s’agissait, monsieur le commissaire, de m’assigner par cri public, à quinzaine franche, pour l’assassinat de l’ouvrier Mondelot. Donc, en ce jour du 28 mars 1721, les huissiers, trompes, tambours, archers à pied et à cheval, en un cortège des plus imposants, sortirent du Palais de Justice, après avoir crié une première fois dans la cour de May, où tout s’était passé fort convenablement. Puis ils s’en furent tout d’une traite place de la Croix-Rouge, où le cri fut crié sans encombre ni maléfices, et revinrent ici, au carrefour Buci. Vous aviez avalé votre pinte, monsieur le commissaire, et vous vous disposiez à remonter sur votre cheval isabelle, quand survint cet événement mémorable. L’huissier, bien solennellement, lisait : « Au nom du roy, de par nos seigneurs du Parlement, il est ordonné au nommé Louis-Dominique Cartouche… » quand une voix retentit : « Présent ! Voilà Cartouche ! Qui est-ce qui demande Cartouche ? »… Sitôt, huissiers, archers à pied et à cheval, tambours et trompettes, tout le cortège se débande et fuit de toutes parts…

» Et M. Longuet ajouta :

» — Oui, il ne resta personne au carrefour Buci, personne que moi et le cheval isabelle, quand j’eus crié :

» — Je suis Cartouche !

» Phénomène plus curieux que tous les curieux phénomènes que j’avais eu l’occasion d’étudier au fond des catacombes, raconte M. Mifroid… M. Longuet n’avait pas plutôt dit :

» — Je suis Cartouche !…

» … que je me mettais à fuir le carrefour Buci de toute la vélocité de mes jambes, comme si la terreur de Cartouche habitait toujours les jarrets de la police, depuis près de deux cents ans, carrefour Buci. »

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