Ernest Flammarion (p. 11-18).


II

OÙ L’ON POURRAIT CROIRE QUE M. THÉOPHRASTE LONGUET EST FOU ; OÙ L’ON NE SAURAIT L’AFFIRMER


Que s’était-il passé ? Je reproduis textuellement ce que M. Théophraste Longuet a bien voulu me confier de cette exceptionnelle aventure dans ses mémoires au jour le jour.

« Je suis un homme sain de corps et d’esprit, confesse Théophraste. Je suis un bon citoyen, c’est-à-dire que je ne me suis jamais élevé contre la règle. Il faut des lois. Je les ai toujours observées. Du moins, je le crois.

» J’ai toujours eu la haine de l’imagination ; par là, j’entends que, dans toutes les circonstances de la vie, soit qu’il s’agit de placer mon amitié, soit que j’eusse à déterminer une ligne de conduite, j’ai pris soin de me rapprocher du bon sens. Le plus simple me semblait le meilleur.

» J’ai beaucoup souffert, par exemple, lorsque je découvris que mon ami Adolphe Lecamus, un ancien camarade de collège, un labadens, se livrait à l’étude du spiritisme.

» Qui dit spiritisme dit folie. Vouloir interroger les esprits par le truchement des tables tournantes est une chose éminemment grotesque. Du reste, j’ai assisté à quelques séances que cet excellent Adolphe nous donna à Marceline et à moi. J’y pris même une certaine part, désireux de lui prouver l’absurdité de ses théories. Des heures, nous restâmes, Adolphe, ma femme et moi, les mains sur un petit guéridon qui jamais ne se décida à tourner. Je me moquai fort de lui. Ma femme m’en voulut un peu, parce que les femmes sont toujours prêtes à ajouter foi à l’impossible et à croire au mystérieux.

» Adolphe lui apportait des livres, qu’elle lisait avec avidité, et s’amusait quelquefois à vouloir l’endormir, à lui faire des passes avec les mains et à lui souffler dans les yeux. C’était bête comme tout. Jamais je n’aurais supporté cela d’un autre, mais j’ai toujours eu du penchant pour Adolphe. Il a une figure énergique et il a beaucoup voyagé.

» Marceline et Adolphe disaient de moi que j’étais un « sceptique ». Je leur répondais que je n’étais point un sceptique, attendu qu’un sceptique est celui qui ne croit à rien ou qui doute de tout ; or, moi, je crois à tout ce qu’il faut croire ; je crois, par exemple, au progrès. Je ne suis pas un sceptique, je suis un sage.

» Pendant ses voyages, Adolphe a beaucoup lu ; moi, pendant ce temps-là, je fabriquais des timbres en caoutchouc. J’étais, je suis encore ce que l’on a coutume d’appeler un esprit « terre à terre ». Je ne m’en vante pas ; je constate, simplement.

» J’ai cru utile de donner ce léger aperçu de mon caractère pour qu’il fût bien entendu que ce qui m’est arrivé avant-hier n’est point de ma faute. Je visitais une prison, comme je serais allé acheter une cravate au Louvre. Je voulais m’instruire, voilà tout. J’ai maintenant des loisirs, puisque nous avons vendu notre fonds. Je me suis dit : « Faisons comme les Anglais, visitons Paris. » Et le hasard voulut que nous débutâmes par la Conciergerie.

» Je le regrette bien.

» Est-ce que je le regrette vraiment ? Je ne sais. Je ne sais plus rien. Je ne me rends plus compte de rien. En ce moment, je suis très calme. Et je vais vous raconter ce dont je me souviens, comme si la chose était arrivée à un autre. Tout de même, quelle histoire !

» Tant que nous fûmes dans les tours, il ne se passa rien qui vaille la peine d’être rapporté ici. Je me rappelle que, me trouvant dans la tour Bon Bec, je me disais : « Eh quoi ! c’est ici, dans cette petite salle qui a l’air d’une épicerie, qu’il y eut tant de douleurs et que furent martyrisées tant d’illustres victimes ! » J’essayai honnêtement de me représenter l’horreur de ces lieux quand le bourreau et ses aides s’approchaient des prisonniers avec leurs monstrueux engins, dans le dessein de leur faire avouer des crimes intéressant l’État. Mais, à cause justement des petites étiquettes des tiroirs sur lesquelles on lisait : « séné, houblon », je n’y parvenais pas.

» La tour Bon Bec ! On l’appelait aussi la « Bavarde », à cause des cris horribles qui s’en échappaient et qui allaient troubler sur le quai le passant inoffensif qui hâtait le pas, tout frissonnant encore d’avoir entendu la justice du roi.

» Maintenant, elle était bien paisible et toute silencieuse, la tour Bon Bec. Je ne m’en plaindrai point : c’est le progrès.

» Mais quand nous pénétrâmes dans cette partie de la Conciergerie qui n’a guère changé depuis des siècles, quand nous glissâmes entre ces pierres nues que n’ont recouvertes aucun enduit nouveau, aucun plâtre profane, une fièvre inexplicable s’empara de mes sens, et quand nous fûmes dans le noir du bout de l’allée des Pailleux, je criai : « Parbleu ! c’est l’allée des Pailleux ! »

» Aussitôt, je me retournai, pour savoir qui avait crié cela. Mais ils me regardaient tous et je vis bien que c’était moi qui avais crié cela. J’en avais la gorge encore toute frémissante.

» Cet imbécile de gardien prétendait que nous avions dépassé l’allée des Pailleux. Je lui dis son fait et il ne répliqua pas. J’en étais sûr, vous entendez bien, j’en étais sûr que c’était l’allée des Pailleux. Pourquoi en étais-je sûr ? Je lui répondis que j’y avais couché sur la paille, mais c’est absurde. Comment voulez-vous que j’aie couché sur la paille dans l’allée des Pailleux, puisque c’est la première fois que je vais à la Conciergerie ? Alors, en étais-je sûr ? Voilà ce qui m’épouvante. J’avais un mal de tête atroce.

» Mon front brûlait, ce pendant que je le sentais balayé par un grand courant d’air froid. Enfin, j’essaie de m’expliquer : j’avais froid au dehors, j’étais une fournaise au dedans.

» Qu’est-ce que nous avons fait ? Je me suis, un moment, promené bien tranquillement dans la chapelle des Girondins, et, ma foi, pendant que le gardien nous expliquait l’histoire, je jouais avec mon ombrelle verte. Je n’avais conservé aucun ennui de m’être montré si bizarre tout à l’heure. J’étais naturel. Mais, du reste, je n’ai jamais cessé d’être naturel.

» Ce qui m’est arrivé par la suite et que je vais vous conter était naturel, puisque cela n’était le résultat d’aucun effort. Ce qui n’aurait pas été naturel, c’est que ça ne m’arrivât pas.

» Je me souviens que je me suis trouvé, au bas d’un escalier, debout devant une grille. J’étais doué d’une force surhumaine ; je secouai la grille et je criai : « Par ici ! » Les autres, qui ne savaient pas, tardaient à venir et se trompaient de chemin. Je ne sais pas ce que j’aurais fait de la grille, si le gardien ne me l’avait ouverte ; je ne sais pas non plus ce que j’aurais fait du gardien. J’étais fou. Non, je n’ai pas le droit de dire cela. Je n’étais pas fou ; et c’est un grand malheur. C’est pire que si j’eusse été fou.

» Certes, j’étais dans une grande surexcitation nerveuse, mais je jouissais d’une entière lucidité. Je crois que je n’ai jamais vu aussi clair, et cependant j’étais dans les ténèbres ; je crois que je ne me suis jamais mieux souvenu, et cependant j’étais dans des lieux que je ne connaissais pas. Mon Dieu ! je ne les connaissais pas et je les reconnaissais ! Je n’hésitais pas sur mon chemin ; mes mains tâtonnantes retrouvaient des pierres qu’elles allaient chercher dans la nuit et mes pieds foulaient un sol qui ne pouvait m’être étranger.

» Qui pourra jamais dire l’antiquité de ce sol ; qui pourra vous apprendre l’âge de ces pierres ? Moi-même je ne le sais pas. On parle de l’origine du Palais ? Qu’est-ce que l’origine du vieux palais des Francs ? On pourrait peut-être dire quand ces pierres finiront, mais nul ne dira jamais quand elles ont commencé. Et elles sont oubliées, ces pierres, dans la nuit millénaire des Caves. L’étrange est que je m’en sois ressouvenu.

» Je glissais le long des parois humides, comme si ce chemin m’était coutumier ; j’attendais certaines aspérités de la muraille et elles venaient au bout de mes ongles ; je comptais les joints des pierres et je savais qu’au bout de ce compte je n’aurais qu’à me retourner pour apercevoir au lointain d’une galerie un rayon que le soleil y a oublié depuis le commencement de l’Histoire de France. Je me retournai et je vis le rayon, et je sentis, à grands coup, battre mon cœur du fond des siècles. »

Ici, dans le manuscrit, le récit est momentanément interrompu. M. Longuet explique qu’il se passe en lui, quand il revit cette heure inouïe de la Conciergerie, des choses qui l’agitent, qui le font souffrir. Difficilement, il reste maître de sa pensée. Il a une peine très grande à la suivre. Elle court devant lui comme un cheval emballé dont il aurait lâché les rênes. Elle le dépasse, bondit, s’enfuit en laissant sur le papier des traces de son passage qui sont des mots tellement profonds, dit-il, que « lorsqu’il regarde dedans il a le vertige. »

Et il ajoute, non sans épouvante :

« Il faut s’arrêter au bord de ces mots, comme on s’arrête au bord d’un précipice. »

Et il reprend la plume d’une main fiévreuse, continuant à s’enfoncer dans les galeries souterraines :

« Et la Bavarde, la voilà ! Voilà les murs qui ont entendu. Ce n’est point là-haut, dans le grand soleil, que la Bavarde parlait, c’est ici, dans cette nuit de la terre ! Voilà des anneaux aux murs. Est-ce l’anneau de Ravaillac ? Je ne me rappelle plus.

» Mais vers le rayon, vers l’unique rayon éternel et immobile comme ces immobiles murailles, vers le rayon blême et carré qui, depuis le commencement des âges, a pris et gardé la forme du soupirail, je m’avance, je m’avance avec une hâte certaine, pendant que la fièvre me consume, flambe et enivre mon cerveau. Mes pieds soudain s’arrêtent, mais si brutalement que l’on pourrait les croire tirés par des mains invisibles qui eussent surgi du sol, et mes doigts courent, glissent le long de la muraille, pétrissent cet endroit de la muraille. Qu’est-ce que veulent mes doigts ? Quelle est la pensée de mes doigts ? J’avais un canif, voyez-vous, dans ma poche. Et tout à coup j’ai laissé choir de dessous mon bras mon ombrelle verte pour prendre dans ma poche mon petit couteau. Et, entre deux pierres, sûrement, j’ai gratté. J’ai fait tomber avec mon couteau, entre deux pierres, de la poussière et de la poudre de ciment. Puis mon couteau a piqué quelque chose entre les deux pierres et a ramené cette chose.

» Voici pourquoi je suis sûr de n’être point fou. Cette chose est sous mes yeux. Dans mes heures les plus paisibles, moi, Théophraste Longuet, je la puis contempler, sur mon bureau, entre mes derniers modèles de timbres en caoutchouc. Ce n’est pas moi qui suis fou, c’est cette chose qui est folle. C’est un morceau de papier déchiré, maculé… un document dont on pourrait dire l’âge et qui a tout ce qu’il faut pour plonger dans une consternation prodigieuse un honnête marchand de timbres en caoutchouc. Le papier est, vous pensez bien, terriblement moisi. L’humidité a mangé la moitié des mots, qui semblent, à cause de leur teinte rousse, avoir été écrits avec du sang.

» Mais dans ces mots que voici, dans ce document qui avait certainement quelques siècles d’existence, et que je faisais passer dans le rayon carré du soupirail, et que je considérais, le poil hérissé d’horreur, JE RECONNAISSAIS MON ÉCRITURE ! »

Voici, traduit au clair, ce précieux et combien mystérieux document :


Mo   rt     en fui
mes trésors après trahison
du 1er avril
Va prendre l’air
aux Chopinettes
regarde le Four
Regarde le Coq
Fouille espace et tu
seras riche.