La Double Vie de Théophraste Longuet/14

Ernest Flammarion (p. 129-137).


XIV

M. THÉOPHRASTE LONGUET PRÉTEND QU’IL N’EST PAS MORT SUR LA PLACE DE GRÈVE.


M. Longuet, dans les notes qu’il consigna le lendemain de cette nuit funeste sur son carnet des Mémoires, ne paraît pas avoir attaché autrement d’importance à l’essorillement de M. Petito.

« La nature des femmes, dit-il, est tout à fait délicate ; j’en jugeai par l’émoi de ma chère Marceline. Elle ne pouvait admettre que j’eusse coupé les oreilles de M. Petito. Sa manière de raisonner était incroyable et combien incompréhensible, mais je la lui pardonnai à cause de sa sensibilité excessive. Elle disait que je n’avais pas besoin de couper les oreilles de M. Petito. Je lui répondis qu’évidemment on n’avait jamais besoin de couper les oreilles d’un homme, pas plus qu’on n’a besoin de le tuer ; et, cependant quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent, affirmai-je (et nul ne me contredira), auraient tué chez eux, la nuit, M. Petito. Elle-même, qui n’était après tout qu’une femme, si le revolver eût été chargé, aurait fait tout ce qu’il faut pour tuer M. Petito. Elle ne le nia pas. Eh bien ! en lui coupant les oreilles, n’avais-je pas prouvé qu’il n’y avait aucun besoin de le tuer ?

» Un homme préfère vivre sans oreilles que trépasser avec ses oreilles, et M. Petito se trouvait aussi dégoûté de ses promenades nocturnes dans les appartements des autres que s’il était mort.

« — J’ai agi pour le mieux, avec une grande retenue et une inconcevable humanité.

» La logique de ces paroles la calma un peu, et ce qui restait de la nuit se serait passé convenablement si je ne m’étais avisé de lui dévoiler tout le mystère de ma personnalité. Ce fut sa faute. Elle insistait pour connaître le pourquoi de mon courage subit, ce qui était assez naturel, attendu que jusqu’à ce jour je n’étais guère brave. Ce n’est pas en vendant des timbres en caoutchouc que l’on apprend à voir couler le sang. Alors, je lui dis, tout de go, que j’étais Cartouche et, par une sorte de forfanterie qui m’étonna moi-même, je me vantai de mes cent cinquante assassinats personnels. Elle s’enfuit du lit, ainsi que je l’avais prévu, et jura que rien au monde ne la ferait coucher avec Cartouche. Elle montrait les signes de la plus grande terreur et s’était réfugiée derrière le canapé. De plus, elle m’annonça qu’elle allait demander le divorce. Je ne pus m’empêcher, à cette nouvelle, de m’attendrir sur mon malheur, et je me pris à pleurer. Elle voulut bien alors se rapprocher de moi, me fit comprendre avec beaucoup de précaution combien sa situation devenait difficile, qu’elle avait cru épouser un honnête homme, qu’elle découvrait tout à coup qu’elle partageait la couche du plus affreux des brigands, et qu’il n’y aurait plus désormais pour elle de repos possible. J’avais séché mes pleurs, je compatissais à sa peine, et nous ne nous consolâmes d’une telle catastrophe que lorsque j’eus trouvé la solution : « Nous dirons à Adolphe, fis-je, de venir coucher avec nous. » Elle acquiesça tout de suite à cette proposition, et il fut entendu qu’Adolphe aurait toujours son lit fait chez nous, comme il avait son couvert mis.

» Justement, Adolphe survint à la première heure. Marceline et lui s’enfermèrent dans le salon et ils eurent là un entretien d’une longueur inusitée. Je m’étais retiré par discrétion dans mon cabinet.

» Quand ils vinrent me retrouver, ils semblaient sortir d’une conversation grandement animée. Adolphe me regarda avec tristesse et me pria de l’accompagner dans quelques courses qu’il avait à faire le matin même. Marceline insista pour que je fisse tout ce qu’Adolphe me demanderait, et je le promis sans difficulté. Adolphe et moi, nous descendîmes donc dans Paris. Je demandai à mon ami si l’étude du document lui avait révélé quelque fait nouveau intéressant nos trésors, il me répondit que tout cela n’était guère pressé, qu’il fallait avant tout songer à ma santé, et que nous prendrions tous trois, le soir même, le train pour la villa « Flots d’Azur ».

» Je remis la conversation sur le terrain de Cartouche, qui ne m’avait jamais autant préoccupé ; mais il semblait éviter de me répondre et fuyait ce sujet. Enfin, je fus tellement pressant que, me voyant sur le point d’être tout à fait exaspéré, il voulut bien me donner sur moi-même quelques renseignements dont j’estimais avoir le plus grand besoin. Et puis, il s’échauffa à mon histoire et je sus bientôt tout ce que je voulais savoir.

» Je lui dis que, dans la narration qu’il avait entreprise de ma vie d’autrefois, il m’avait laissé partir pour la guerre et que je serais curieux de savoir comment de soldat je devins le plus grand bandit du monde, car mes propres souvenirs étaient fantasques ; ils me revenaient à leur caprice et je ne connaissais encore ma vie que par lambeaux. Il me répondit que ceci ne s’était pas fait d’un coup ; qu’après la guerre, on avait, comme de coutume, licencié la majeure partie des troupes et que je m’étais trouvé avec quelques camarades à Paris, sans ressources autres que celles qui pouvaient me venir de mon ingéniosité particulière et de mes talents spéciaux. J’en usai avec un tel bonheur et une audace si remarquable que mes camarades n’hésitèrent point à me prendre pour chef. Notre troupe se grossit avec rapidité de tous les mauvais garçons que nous trouvâmes dans les rues quand les honnêtes gens sont couchés.

» Justement, à cette époque, la police de Paris était si mal faite que je résolus de m’en occuper. Mon dessein était que chacun, bourgeois, gentilhomme ou curé, pût se promener à toute heure, en toute tranquillité, dans sa bonne ville de Paris. Je partageai mes troupes fort habilement, leur donnai à chacune un quartier à garder et un chef intelligent qui restait toujours mon lieutenant docile. Quand un quidam sortait après le couvre-feu, et même quelquefois avant, il était abordé fort poliment par une petite escouade de mes gens qui l’invitait à verser une certaine somme, ou s’il n’avait pas d’argent sur lui, à se défaire de son habit, moyennant quoi on lui donnait le mot de passe et il pouvait dès lors se promener dans Paris, toute la nuit, s’il lui plaisait, dans une sécurité parfaite. Il n’avait plus rien à craindre, car j’étais devenu le chef de tous les voleurs.

» Je serais indigne du nom d’homme, moi, Théophraste Longuet, si je n’osais avouer ici, à ma honte, que je m’admirais d’avoir su monter une aussi prodigieusement criminelle entreprise. Tout à fait criminelle, hélas ! car mon intention de police pouvait être en soi une conception admirable, mais l’exécution de cette conception nous incita, par la suite, à de tels débordements, à de si nombreux attentats que l’honnêteté première de l’affaire ne saurait être, à mes yeux, une excuse. Le bourgeois ne comprit pas. Il résista trop souvent, et il en résulta des malheurs. Nous n’avions point, cependant, le clergé contre nous, parce que nous respections les églises. Un prêtre défroqué que nous appelions le Ratichon nous rendit même quelques services qui le conduisirent bientôt à donner la bénédiction par les pieds « communi patibulo ».

» Ici j’arrêtai Adolphe pour une explication, à cause des mots latins ; il me répliqua que si j’avais réellement fait mes études au collège de Clermont, avec Voltaire, je saurais le latin et que communi patibulo veut dire : au gibet commun, et que : donner la bénédiction par les pieds « communi patibulo » signifiait, dans le langage du temps, être pendu aux Fourches Patibulaires, comme on appelait encore le gibet.

» — Oh ! je sais ! répondis-je ; nous passions quelquefois devant, quand nous allions faire ripaille et gourgandiner au Moulin des Chopinettes.

» — Oh ! il y avait beaucoup de gibets, me répondit Adolphe en me jetant un regard dont je ne saisis pas tout le sens. Gibets, échelles et piloris ne manquaient pas à la bonne ville. Et même, ici…

» Il me fixa encore d’une façon bizarre. Je vis que nous étions arrivés place de l’Hôtel-de-Ville. Il me dit :

» — Veux-tu que nous traversions la place de l’Hôtel-de-Ville ?

» — Si cela peut te servir, je la traverserai.

» — Tu as traversé souvent la place de l’Hôtel-de-Ville ?

» — Oh ! très souvent !

» — Et il ne s’est rien passé d’anormal, tu n’as rien ressenti ?… Tu ne l’es souvenu de rien ?

» — … De rien !

» — Se trouve-t-il des endroits, dans Paris, que tu n’as pas pu traverser ?

» J’estimai cette question tellement, mais tellement stupide, que je haussai les épaules avec un dédain écrasant.

» — Et qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de traverser l’endroit que je veux traverser ? Tu deviens bête, Adolphe.

» Je ne l’avais jamais traité si familièrement. Mais, cette fois, il ne pouvait s’en plaindre. Sa question ne signifiait rien du tout. Cependant, son regard insistait. Son regard me parlait, m’ordonnait de réfléchir. Je me rappelai alors quelques attitudes inexpliquées que j’avais eues avec moi-même. C’est ainsi que, plusieurs fois, devant me rendre place de l’Odéon et me trouvant devant l’Institut, j’étais entré dans la rue Mazarine. Mais je n’y avais pas plutôt mis le pied que je retournais sur mes pas et que je prenais un tout autre chemin. Je me rendais compte vaguement de ma contremarche, surtout après, et je m’accusais de distraction. Mais plus j’y songe et moins je crois vraiment que c’était là une distraction. En effet, je me suis trouvé plus de vingt fois à cet endroit, et plus de vingt fois j’ai rebroussé chemin. Jamais, jamais, je ne suis passé dans cette partie de la rue Mazarine qui commence à l’Institut et qui va jusqu’au coin de la rue Guénégaud et jusqu’au passage du Pont-Neuf. Jamais ! De même, quand je descendais la rue Mazarine, pour gagner les quais, je m’arrêtais à la rue Guénégaud et je prenais la rue Guénégaud avec plaisir. Je dis tout cela à Adolphe. Il me demanda :

» — Est-ce qu’il y a encore d’autres endroits que tu n’as pas pu traverser ?

» En effet, en y réfléchissant bien — c’est tout à fait inouï et on a bien tort, vraiment, de ne pas réfléchir — je n’ai jamais pris le Pont-Neuf — oh ! jamais ! — ni le Petit-Pont ; et il y a, au coin de la rue Vieille-du-Temple, une maison avec des grilles aux fenêtres et un soleil d’or devant laquelle j’ai toujours reculé !

» — Et pourquoi, me demanda encore Adolphe, ne peux-tu passer dans ces endroits, sur ces ponts, devant cette maison de la rue Vieille-du-Temple ?

» Je me rappelai alors exactement pourquoi et, certes, la raison en est bien la plus naturelle du monde. Je croyais ne pas savoir pourquoi, mais évidemment je le savais, puisque c’était à cause des pavés.

» — À cause des pavés ?

» — Oui, à cause de la couleur des pavés, à cause que ces pavés sont rouges. Il m’est absolument impossible de supporter la couleur rouge des pavés. Cette couleur ne me produit pas le même effet sur la brique et sur la tuile.

» — Et alors, reprit Adolphe qui m’écoutait, penché sur moi comme un médecin qui écoute battre l’artère d’un malade, et alors, le sol de cette place que tu traverses, ce sol n’est pas rouge ?

» — Me crois-tu atteint de daltonisme ?

» — Sais-tu bien que cette place, fit-il brusquement, était la place de Grève ?

» — Parbleu ! c’était là qu’était le pilori, là l’échelle, là la plateforme, l’échafaud où se dressaient la roue et la croix, les jours d’exécution, en face la rue de la Vannerie. Enfin, là se trouvait le vieux port à charbon. Je ne passais jamais sur cette place sans prononcer cette phrase : Il faut éviter la roue ! C’était un conseil que je donnais aux camarades, à Bourguignon, à Bel-à-Voir, à Gatelard et à la Tète-de-Mouton. Aucun, du reste, je le parierais, n’en a profité.

» — Ni toi non plus ! me fit Adolphe. Malheureux ! c’est là que tu as subi le dernier supplice ! C’est là que tu as été roué ! C’est là que tu as expiré dans les tourments de la roue !

» Il était très animé en disant cela, mais je lui éclatai de rire au nez !

» — Qui est-ce qui t’a raconté cette farce-là ? m’écriai-je.

» — Tous les historiens sont d’accord…

» — Ce sont de foutues bêtes ! Je sais peut-être bien que je suis mort au gibet de Montfaucon !

» — Toi ! tu es mort au gibet de Montfaucon ? Qu’est-ce qui m’a fichu un âne pareil ? s’écria Adolphe qui ne se possédait plus. Tu es mort en 1721 au gibet de Montfaucon ? Mais il y avait beau temps qu’on n’y pendait plus !

» Mais je criai beaucoup plus fort que lui, et nous devînmes le centre d’un rassemblement.

» — Je ne te dis pas que je suis mort pendu ! Je te dis que je suis mort au gibet de Montfaucon !

» Disant cela, ou plutôt criant cela, je semblais prendre à témoin les quarante personnes que notre altercation semblait intéresser et à laquelle, du reste, ils ne comprenaient rien, à l’exception d’un monsieur intelligent qui, lui, avait saisi, car il s’adressa à Adolphe et lui dit d’une voix incomparablement calme, en me montrant :

» — Vous n’allez peut être pas apprendre à monsieur comment il est mort !

» Adolphe baissa la tête en s’avouant vaincu, et nous nous dirigeâmes, réconciliés, bras dessus, bras dessous, vers la rue du Petit-Pont.

» Cependant, j’avais besoin d’explications et je voulais savoir comment les historiens racontent ma mort. Adolphe, pour son excuse, m’avoua la fable qui court aujourd’hui les ouvrages les plus autorisés, et qui semble du reste étayée sur les pièces les plus authentiques. Et j’appris comment on avait déshonoré ma mort !