La Double Vie de Théophraste Longuet/10

Ernest Flammarion (p. 98-103).


X

M. LONGUET NOUS EN RACONTE « UNE BIEN BONNE » SUR MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS, RÉGENT DE FRANCE, SUR M. LAW, CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES, ET SUR LA COURTISANE ÉMILIE.


« Était-ce parce que je foulais cette vieille terre que j’avais cornue, parce que je me retrouvais dans cette forêt amie, parmi des feuillages familiers, était-ce l’effet d’une longue conversation suggestive sur le vieux monde et sur les vieilles gens ? Tout à coup, je sentis naître en moi le souvenir, mais un souvenir très doux comme vous revient l’attendrissant souvenir de jeunes années que l’on croit à jamais perdues, ensevelies dans la Mémoire. Et alors, je vis bien que j’étais la même âme, car je me souvenais de Cartouche, comme si nous n’étions pas séparés par deux cents ans de mort.

» Oui, j’avais une même âme, une longue même âme. À un bout il y avait Cartouche et à l’autre Théophraste.

» Je me souvenais donc. Ceci me prit tout à fait quand nous eûmes dépassé le mur à gauche, vers le Nord, en nous enfonçant toujours davantage dans la forêt.

» Nous nous assîmes à un prochain carrefour, au pied d’un gros arbre fourchu, sur l’herbe verte. Mes yeux brillaient du feu extraordinaire de la jeunesse, en regardant ces lieux, et je commençai en ces termes :

» — Adolphe, mon ami, il faut que je te dise qu’à cette époque ma fortune était complète. J’étais redouté et aimé de tous. J’étais même, Adolphe, aimé de mes victimes. Je les dépouillais si galamment qu’elles s’en allaient ensuite, par la Ville, chanter mes louanges. Je n’étais pas encore entrepris par cet épouvantable instinct sanguinaire qui devait, quelques mois plus tard, me faire commettre les plus grandes atrocités. Tout me réussissant, tous me craignant et tous m’aimant, j’étais heureux, enjoué, d’une magnifique audace, somptueux en amour, du meilleur caractère du monde et le maître de Paris. On a dit que j’étais le maître de tous les voleurs, ce n’était qu’à moitié vrai, car il me fallait partager cette souveraineté avec M. Law, contrôleur général des finances. Notre gloire fut à son apogée dans le même temps. Je n’en étais point trop jaloux, car souvent il me payait tribut, lui et ses gens. Mais il imagina d’exciter le régent contre moi, un soir que j’avais volé chez lui, dans son hôtel, sur les indications d’un laquais, à lord Dermott, qui y était venu pour traiter d’affaires, un million trois cent mille livres d’actions du Mississipi, de la Ferme des tabacs et de la Compagnie des Indes.

» Le régent fit venir M. d’Argenson, garde des sceaux, et lui dit qu’il avait huit jours pour me faire arrêter. M. d’Argenson promit tout ce qu’on voulut, pourvu qu’on lui laissât reprendre le chemin du couvent de la Madeleine du Trainel, où venait de se réfugier sa maitresse, Mlle  Husson. Huit jours plus tard, M. d’Argenson était encore au couvent, non plus avec Mlle  Husson, mais avec la supérieure, de qui il disait qu’il y avait, « dans une seule cuisse de la supérieure de la Madeleine du Trainel, deux demoiselles Husson ».

» Moi, mon cher Adolphe, pendant ce temps, je vaquais à mes petites affaires et je commandais sans souci à mes trois mille hommes. Nous étions au mois de septembre ; les nuits étaient belles, et nous profitâmes de l’une d’elles pour pénétrer chez l’ambassadeur d’Espagne, qui habitait, rue de Tournon, l’ancien hôtel du maréchal d’Ancre, celui-là même qui fut occupé depuis par la garde de Paris. Nous nous introduisîmes dans la chambre à coucher de sa femme, nous emparant de toutes les robes, d’une boucle ornée de vingt-sept gros diamants (on dirait, mon cher Adolphe, que tout ceci s’est passé hier), d’un collier de perles fines, de six assiettes, de six couverts, de six couteaux et de dix gobelets en vermeil. (Quelle chose, mon cher Adolphe, quelle chose incompréhensible que le phénomène de la mémoire !) Nous roulâmes le tout dans une nappe et nous nous en fûmes souper chez la Belle Hélène, qui tenait, tu te le rappelles, le « cabaret de la Harpe », rue de la Harpe.

» Vraiment, vraiment, vraiment ! je ne puis comprendre pourquoi je t’ai dit : tu te le rappelles, à moins que, dans mon esprit, tu ne me représentes un ami que j’avais et qui était aussi bon que toi, et que j’aimais comme toi, et qui s’appelait Va-de-Bon-Cœur. Avec Magdeleine, dit Beaulieu, c’était mon favori. Ah ! par les tripes de Mme  de Phalaris ! c’était un beau et brave jeune homme ! Il était sergent aux gardes-françaises et lieutenant chez moi ; car il faut te dire, mon cher Adolphe, que je commandais à un nombre considérable de gardes-françaises. Lors de mon arrestation, à laquelle devait procéder M. Jean de Courtade, sergent d’affaires de la Compagnie de M. de Chabannes, aidé de quarante hommes, on vit aussitôt cent cinquante sous-officiers et soldats aux gardes-françaises s’enfuir et passer aux colonies[1]. Ils craignaient des révélations ; ils redoutaient que je ne les vendisse ; ils avaient tort, car la torture ne m’a pas fait parler !

» Mais fuyons ces moments funestes pour revenir aux belles nuits de septembre, où nous procédions en gaieté au déménagement des Parisiens. Le régent montra plus de colère encore contre moi et contre M. d’Argenson quand il sut la triste aventure de l’ambassadeur d’Espagne. Songe maintenant à sa furie quand je lui jouai, à lui, le tour suivant : Va-de-Bon Cœur, étant de garde au Palais-Royal, emporta deux flambeaux de vermeil auxquels le duc d’Orléans tenait beaucoup. Rage de Monseigneur. Depuis quelque temps, on volait au Palais-Royal tout ce qui pouvait présenter quelque valeur. Le régent résolut de substituer sans rien dire à l’orfèvrerie d’argent celle en acier ciselé, et particulièrement pour les boucles et les poignées d’épée. Or, le premier jour qu’il en porta une de cette espèce, qu’il avait fait venir de Londres et qui lui coûtait tout de même quinze cents livres, à cause de la beauté merveilleuse du travail, moi Cartouche, je la lui volai à la sortie de l’Opéra. Le lendemain, je lui renvoyai cette poignée d’acier en morceaux, avec un petit billet (tu vois, Adolphe, que je savais écrire) charmant dans lequel je le plaisantais sur son avarice prétendue et lui reprochais à lui, le plus grand Voleur de France, de vouloir empêcher de vivre de malheureux confrères[2]. Il me répondit publiquement en proclamant qu’il était fort curieux de me connaître et qu’il donnerait de sa poche vingt mille livres à qui lui amènerait Cartouche. Le lendemain, comme il était venu en promenade à Saint-Germain et qu’il déjeunait au château, il trouvait sous sa serviette un mot dont voici à peu près les termes, mais dont voici sûrement le sens : « Monseigneur, vous pouvez me voir pour rien. Soyez cette nuit, à minuit, derrière le mur d’Anne d’Autriche, dans la forêt, au lieu dit : Saint-Joseph. Cartouche vous y attendra. Vous êtes brave ; venez seul. Si vous venez accompagné, vous courrez danger de mort. »

» À minuit, j’attendis le régent, et le douzième coup sonnait encore aux Loges que le régent apparut. Il faisait un clair de lune de féerie, comme on en voit au théâtre. La forêt semblait dégager de toutes ses branches, de tous ses feuillages, de tous ses buissons une merveilleuse clarté bleue. « Me voici, Cartouche, dit le prince ; je viens à toi armé de ma seule épée, comme tu l’as voulu. Je cours peut-être les plus grands dangers, ajouta-t-il d’un clair accent railleur, mais que ne risquerait-on pas pour voir de près, à minuit, au cœur d’une forêt, la figure de Cartouche, quand ça ne coûte rien ! » Oh ! Adolphe, mon ami, j’aurais voulu que tu fusses là pour m’entendre répondre au régent de France. Certes, je ne suis que le fils d’un pauvre tonnelier de la rue du Pont-aux-Choux, mais quel Condé, quel Montmorency se serait incliné avec plus de grâce, balayant l’herbe humide de la plume de son chapeau ? Le duc de Richelieu lui-même n’aurait pas plus élégamment mis un genou en terre comme je le fis aussitôt, ni présenté de façon plus gracieuse à Monseigneur la bourse que je venais de lui prendre dans sa poche. « Je suis de Monseigneur, dis-je, le plus humble serviteur et je le prie de reprendre à Cartouche cette bourse qu’il n’eut l’audace de dérober avec tant d’adresse que pour bien prouver à Monseigneur que Monseigneur se trouve bien en face de Cartouche. »

» Le Régent me pria de conserver cette bourse pour l’amour de lui. Il eut le tort de raconter par la suite cette anecdote, car le bruit courut depuis qu’il faisait partie de ma bande. Je croyais qu’il allait s’en aller, quand il me prit sous le bras et m’entraîna jusqu’à l’endroit même où nous sommes assis aujourd’hui. »

  1. Historique.
  2. Historique. — Du reste, il faut que ce soit entendu, une fois pour toutes, c’est une histoire historique. — G. L.