La Domination/12
XII
Antoine ne sut pas l’effet de sa lettre sur Donna Marie ; elle ne répondit pas.
Il quitta Florence, et lentement, longeant la mer, il descendit vers son pays.
La peur de la solitude, qu’il pensait aimer, lui fit rechercher, en cette fin de septembre, Martin Lenôtre. Celui-ci habitait sa maison familiale, dans la verte campagne.
Antoine fut tendrement reçu.
Souriant et heureux, innocent et actif, Martin Lenôtre, d’âme immobile, sans évolution de cœur, accueillait son ami. Tous deux se promenaient dans les longues allées d’un jardin feuillu, où, déjà touchés par l’automne, des massifs d’héliotropes, de géraniums, s’éteignaient comme de belles flammes.
Le matin, l’air dépouillé des voiles de la chaleur et du soleil, donnait son parfum vif et nu. Une odeur d’eau, de buis et de violettes, humide comme un petit nuage, flottait aux deux bords des sentiers. Martin respirait doucement, satisfait de la fraîcheur comme il l’avait été des journées torrides ; mais une mélancolie profonde, un mal incomparable déchiraient l’âme d’Antoine Arnault.
— Qu’as-tu ? lui disait Martin. Tu es triste, sans raisons, puisque tu reconnais que te voilà libre, exempt de regrets, tourné vers l’avenir…
— Oui, — répondait Antoine, toujours sombre, — j’éprouve une tristesse sans raisons, initiale, finale, profonde… Ai-je dit, reprenait-il, que j’étais triste sans raisons ? Non, Martin, tout m’est une raison de tristesse. À peine au centre de ma vie, j’en vois déjà le néant, et j’en prévois le déclin. Martin, si tu rapproches et entasses les plus belles victoires, l’azur du golfe de Naples, la jeunesse et la musique, tu n’atteindras point encore à ce qu’est mon ambition, ou plutôt mon élan, mon ardeur à vivre ! L’univers est pour moi différent de ce qu’il apparaît aux autres hommes : les plus hautes montagnes me sont des collines que mon esprit franchit aisément ; les villes des villages, et l’espace un étroit jardin. Par moments, ayant dépassé toutes les formes et tous les contours, je contemple le royaume immense et blanc de la folie… Martin, que fait-on sur la terre ? même si on avait le bonheur, on ne voudrait pas le continuer. Il faut la vie ascendante, et qui voudrait nous suivre dans cet insatiable enthousiasme ? Ainsi, nous perdons nos amis, nos habitudes, nos plaisirs. Je le sens, chaque jour je m’enfonce davantage dans ce désert royal où les autres ne me sont plus rien. Et que puis-je sur moi-même ? En vain essaierai-je d’arrêter en moi un mouvement qui me nuit, me détruit en même temps qu’il m’augmente. « Il pense en moi. » Cela déjà nie toute la volonté ; « il pense en moi » d’une manière qui m’afflige et qu’il faut que je supporte… Je n’ai pas trente ans, Martin, et voici que j’ai rompu avec ma vive jeunesse, avec mon enfance, l’illusion, l’espérance et la riante énergie. Je ne suis plus le même. Qu’est-il survenu, qui brusquement m’a dit : « Tu es changé, et le monde, tel qu’il se reflétait dans tes yeux, est changé. »
— Tu dois être souffrant, interrompit Martin. C’est une âme délicate que l’organisme ; les troubles du foie…
Mais Antoine l’arrêta :
— Laisse, Martin. Il faut que l’on soit malheureux, ou, si tu veux, subtilement malade, vous n’y pouvez rien. L’esprit a ses raisons que la science ne connaît pas. Je vais te dire mon malaise : je pense, et, généralement, on ne pense point. Vois les êtres vivre. Ils passent doucement de la force à la sénilité, ils étaient des hommes, ils sont des vieillards. Ils n’ont point réfléchi, et ce passage s’est opéré insensiblement. Mais, pour celui qui se regarde et se voit, quels sujets d’impuissante détresse, d’infinies lamentations ! Ah ! Martin, un jour viendra, — un jour proche déjà — où, lisant comme à mon ordinaire, je sentirai que ma vue est changée. Je ne comprendrai pas d’abord ; je me lèverai, je m’approcherai de la fenêtre, de la lumière ; mais, bientôt je m’apercevrai que l’obscurité est en moi, que la destruction lentement s’est établie dans l’œil présomptueux : la mort aura commencé son œuvre ! N’est-il pas raisonnable qu’un tel sort nous affecte ? Je vieillirai ! Il me restera l’honneur, les dignités, la connaissance du monde, hélas ! tout cela à moi que rien n’intéresse, qui n’ai demandé à l’univers que quelques pâmoisons ! Si je m’accorde un prix considérable, c’est que je me sens aujourd’hui apte aux glorieuses entreprises ; mais mon orgueil, lucide, avec toutes mes chances décroîtra. Martin, que nous restera-t-il de l’amour ? Comme je la médite avec amertume, cette anecdote que conte sur soi-même le galant Fontenelle ! « Ma maîtresse me quitta, dit-il, et prit un autre amant. Je l’appris, je fus furieux ; j’allai chez elle et je l’accablai de reproches. Elle m’écouta, et me dit en riant : « Fontenelle, lorsque je vous pris, c’était sans contredit le plaisir que je cherchais. J’en trouve plus avec un autre : est-ce au moindre plaisir que je dois donner la préférence ? Soyez juste, et répondez-moi. » Fontenelle n’était pas sensible : « Ma foi ! répondit-il, vous avez raison. » Aujourd’hui déjà cette gracieuse histoire me crève le cœur, tandis qu’à vingt ans, je me souviens d’avoir ri, amusé, un jour qu’une petite amie qui m’avait beaucoup aimé et qui cessait de m’aimer, désespérée, essayant d’arrêter la destinée, me serrait contre elle et me criait : « Plais-moi encore, plais-moi encore ! Hélas, je me détache de toi ! »
Martin Lenôtre, heureux et bon, écoutait avec plaisir des phrases qui lui étaient une harmonieuse tempête.
Antoine s’arrêta de parler et réfléchit. Puis il reprit :
— Tu n’en peux douter, Martin ; comme toi, j’adore la science, oppressée et lumineuse. Le procès de Galilée, si j’y songe, fait saillir dans mon âme ces muscles de l’exaltation qui, dans la mêlée des idées, feraient de moi un guerrier ; je voudrais voir s’élever sur ma ville la statue de la déesse Science. Moi-même, en lettres d’or sur la pierre, je lui dédierais son image. « Tes cheveux, lui dirais-je, ont les rayons de l’or, du manganèse et du sodium ; tes yeux mesurent la distance des astres, ta gorge a le rythme des mathématiques éternelles ; une de tes mains s’appelle « Audace » et l’autre « Apaisement de la Douleur », et tes genoux, à chacun de leurs mouvements, avancent le bonheur des hommes ! » Mais, mon ami, dans les soirs tristes, solitaires, quand le léger mécanisme de mon cerveau se détraque, et, qu’insensible aux raisonnements comme un enfant malade à la lecture, je réclame pour mon cœur de naïfs bonheurs colorés, ah ! qu’elle-même alors est impuissante ! comme je n’ai rien pour moi, moi qui n’ai pas l’animale habitude de vivre, la douceur chaude, inerte, de la bête au terrier !
Antoine Arnault que son discours enfiévrait, portait par instant ses mains à ses tempes d’un geste pathétique que Martin admirait.
— Tu te plains, lui dit-il avec un rire tendre, tu te plains, et tu sens ainsi, tu peux donner à des livres le son de ta voix, de ta vie…
Alors Antoine Arnault, amèrement, se débattit.
— Ne me parle plus, supplia-t-il, de livres, de littérature. Hélas ! où en est venu le divin métier ! Regarde. Combien sont-ils dans l’auguste enceinte ? Vois toutes ces créatures qui chantent : de leurs voix mêlées s’élève une hideuse cacophonie. Des livres et des livres ! On ne peut, dans ce tapage, distinguer la voix privilégiée. La poésie et le roman coulent comme deux fleuves fades ; les âmes les plus ordinaires usurpent un peu de gloire. Charlemagne, quand on chantait faux dans son temple, se levait, en habits d’empereur, et, de son sceptre dur, il frappait à la tête le malheureux, le misérable ; faut-il qu’Apollon se montre moins fier, et tolère, sans les châtier, tant d’offenses ? Martin, je n’ai plus rien à entendre des humains ; il ne me restera de plaisir qu’à mourir, qu’à entrer dans l’ombre où sont mes rois morts, les divins, les fous : le géant Hugo, qui, avec des mots, faisait le soleil ou la nuit, le géant Nietzsche, qui, pour les pas de son orgueil inouï, inventait des ponts au-dessus des nuées…
Antoine Arnault s’arrêta, demeura silencieux, puis il soupira :
— Cela aussi est néant. Oh ! mon ami ! l’immense ennui de Pascal, je l’ai bu jusqu’à la lie…
Martin réfléchissait doucement à l’état de son ami, dont la détresse l’inquiétait.
— Ne voudrais-tu pas te marier ? suggéra-t-il. Mais tu aimes ta tristesse, put-il ajouter en voyant le geste de refus que fit Antoine.
— Peut-être, je l’aime, répondit Antoine ; je ne sais. C’est comme si j’entendais tout le temps au fond du bois profond, touffu, le cor, le son du cor, qui est la plus pleine mélancolie qu’on puisse imaginer : l’on écoute, l’on meurt, et l’on ne peut bouger…
Martin Lenôtre n’essayait point de donner à Antoine son propre bonheur en exemple ; il savait bien que l’harmonie et la paix lui venaient de son caractère et que, pour qu’Antoine les pût goûter pareillement, il lui eût fallu d’abord se dépouiller de soi-même.
— Oui, — soupirait Antoine, alourdi de passé, — que de choses mortes, déjà mortes ! Morte pour moi, la douce madame Maille, qui avait des yeux d’eau tendre, et cette tristesse de l’âge qui, près de moi, dut si souvent percer son cœur ; mortes dans mon âme, elle et sa maison, et l’odeur de Chypre de ses mains, et nos courses du soir dans Paris illuminé, et ma jeunesse et sa jeunesse ! Morte aussi, la fille du maître, la petite Corinne, dont un soir j’ai aimé les larmes, comme j’aimais la nuit qui était au-dessus de nos têtes… Et, maintenant, ce souvenir est où est cette nuit, effacé, disparu, perdu. Évanouie, la jeune femme folle qui réchauffa mon cœur dans les froides Flandres ; morte, Émilie Tournay, dont les soupirs, au-dessus des roses d’un jardin de Venise, avaient la violence du printemps, de la musique et du vin ; mourante aussi dans mon âme, de jour en jour, hélas ! Donna Marie, qui, pendant six mois, fut ma vie, la lumière et la chaleur de ma vie… Que ne puis-je être fidèle ! Fier et noble bonheur ! Comprends-tu, Martin, je n’ai plus besoin d’elles, c’est fini. Leur douceur, leur beauté ne m’ajouteraient rien : je cesse de les voir dans mon âme. Petites ouvrières désormais inutiles, elles rentrent dans l’ombre, et je garde entre mes mains leur doux travail. Il me serait impossible de les aimer encore, de regoûter à ces pêches dont mes baisers ont épuisé l’arome et l’eau. Ma destinée, ma force, l’avenir :
voilà ce qui, à mon insu, dirige ma vie ; mais je ne sais que faire de la vie… La gloire me lasse sans m’apaiser, et déjà diminue en moi la sainte jalousie, l’ardent orgueil, l’émulation : « César pleura quand il vit la statue d’Alexandre… »
» Hélas ! reprit-il en riant, quand je songe que les moralistes nous font un grief d’être inconstants, d’être volages, cruels ; que ne donnerais-je pas pour aimer encore, comme je l’aimais, ma première maîtresse ! Douces années ; mais je ne puis. Voilà mes torts. L’affreuse lettre que le vicomte de Valmont fit parvenir à la présidente de Tourvel, et où, après chaque aveu de rupture, de lassitude, de dégoût, revient l’impitoyable : « Ce n’est pas ma faute », est une juste étude de physiologie. Il est atroce qu’elle soit parvenue à la présidente de Tourvel, qui en mourut, mais toute la faiblesse involontaire de l’homme y est raisonnablement confessée…
Et Martin renonçait à le vouloir, guérir.
« Le temps, pensait-il, peut seul modifier ce caractère… »