Calmann-Lévy (p. 108-128).
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VII


Le lendemain, au lever du soleil, la ville lui sembla plus douce.

« Dieu merci, elle se calme le matin », songea-t-il.

Pourtant, le poison demeurait dans ses veines. Il ne se hâtait pas de rechercher la comtesse Albi. « C’est trop peu, soupirait-il. Des conversations, le soin de plaire moralement ne me conviennent pas, et, quant à la passion, je n’en saurais offrir d’assez pure à cette jeune dame bien élevée. »

Les petites Vénitiennes rousses qui passaient, dans leur joli châle noir fermé, lui semblaient davantage plaisantes. Il les voyait glisser sur les dalles claires et unies des rues délicieuses, rues qui semblent toujours être la cour intérieure d’un calme et divin palais, les doux couloirs familiers où l’on marcherait sans vêtements et sans chaussures.

Entre les clairs magasins où luisent l’humide corail et la pâte de turquoise, la rue argentée se chauffe au soleil, et les Vénitiennes sont là qui flânent, dans leur deuil fin et secret…

Antoine Arnault, sur la place Saint-Marc, encore une fois est de beauté enivré. Assis aux arcades du café Florian, il boit lentement le noir breuvage vénitien. Il contemple cette place Saint-Marc, la molle église orientale, et, ouvert sous le ciel, l’immense carré de pierre, immobile victoire !

Mille pigeons, sur les dalles lisses et chaudes de la place, roucoulent, font un tapis de plumes, de soupirs et d’amour.

— Donna Marie, — s’écrie Antoine Arnault, en pensant à la comtesse Albi, qu’il ira voir dans la journée, — vous vivez ici et votre cœur reste chaste ! Je vous méprise et je vous plains.

Dans la journée il se fait conduire au palais de la comtesse. Ce palais, si beau sur les eaux du canal, avec ses belles vitres, éclairées, semble-t-il, d’un noir soleil intérieur, porte aimablement sur son marbre orgueilleux le printemps vivant, un léger feuillage. La fraîche humidité des salles, leur grave silence, les tentures rouges et jaunes, toute l’ancienne pompe vénitienne émeuvent Antoine Arnault.

Et voici la jeune femme qui se lève et sourit, aimable et secrète, comme elle était déjà.

Il lui parle de sa ville, d’une manière dont elle se divertit d’abord, car elle trouve Antoine exagéré, et puis elle l’écoute, parce qu’elle pense que ce qu’il dit est précieux comme ses livres. Le comte entre et vient prendre le thé ; une jeune femme française, qui a auprès de la comtesse l’emploi de lectrice, de dame de compagnie, apporte des fleurs qu’elle dispose dans des vases de cuivre ; on annonce la visite du descendant d’un doge ; Antoine Arnault s’ennuie, se retire. « Voilà, pense-t-il, ce qu’elles font de cette ville énamourée ! un mari, le thé, des vases de fleurs, la visite d’un vieux gentilhomme ! Ces innocentes aristocrates ne méritent pas la peine qu’on prend de les venir voir. Ah ! combien je leur préfère George Sand infidèle, qui, dans cette ville pressante, pensait sans doute : « J’aime moi-même et mon plaisir. »

Antoine quitta l’hôtel où il était descendu et loua un petit appartement Fondamenta Bragadin. Il se mit à travailler.

« Il ne se peut pas, songeait-il, que cette Venise, éprise des jeunes hommes, qui enivra lord Byron, qui versa Tristan à Wagner, et qui, sans même être connue de lui, porta bonheur à Shakespeare, ne s’émeuve une fois encore sous un effort passionné… »

Et, en quelques jours, Antoine Arnault vit s’augmenter le poème violent et noir qu’il dédiait à cette ville.

Il vécut de la vie provinciale de Venise. À midi et le soir, il s’asseyait à la terrasse des cafés, abrités par des toiles contre le vif soleil d’argent.

Offensé de se sentir inconnu dans l’endroit du monde où il eût préféré régner, il regardait pourtant avec une douce pitié s’asseoir aux petites tables, près de lui, les jeunes artistes vénitiens, qui vont vivre et vieillir là, êtres faibles et studieux qu’écrasent la beauté de leur ville, leur chance d’être nés sous un azur qu’on ne peut décrire, qui les use et les roule doucement, et près de l’or de Saint-Marc.

Mais, par instants, il lui semblait que la chaude énergie française, l’action nombreuse et les succès dans son pays ne valaient pas la volupté d’être une poussière dans cette lumière, et, s’adressant au beau lion de Saint-Marc, arrêté sur la haute colonne rose, il lui disait :

— Lion, qu’as-tu besoin de tes ailes ? Tu te moques de l’espace et d’un plus lointain Orient, citoyen de Venise !

À l’aube claire, dans une gondole mouvante, il flânait sur les lagunes, et regardait, posées au loin sur l’eau, les Alpes, d’un bleu pur de porcelaine, légères, fragiles, sonores, semblait-il, qui tinteraient si on les touchait…

Au coucher du soleil, les mâts roses des bateaux de la Giudecca, les vertiges d’un horizon somptueux l’enivraient ; des cloches, en sons limpides et fêlés, coulaient sur l’eau ; et, sous le ciel soulevé, les coupoles rondes des églises se dessinaient avec une pureté émouvante : cette netteté d’un beau visage, du visage des enfants de huit ans, quand la ligne du menton et des joues est si éclatante et si douce.

Au moment de ces crépuscules, alangui dans la ronde embarcation où la sensuelle mollesse des coussins fait songer aux « divans profonds comme des tombeaux », il éprouvait ce chaud, ce froid, ces malaises, cet incertain et déchirant bonheur dont s’irritent à Venise l’imagination, le sang, les nerfs et la peau. Et, gorgé de tristes délices au point qu’il en pensait mourir, le jeune homme s’étonnait d’écouter dans sa mémoire les faibles, les frivoles vers de Musset :

À saint-Blaise, à la Zuecca,
Dans les prés fleuris cueillir la verveine…

Parfois encore, il rêvait au milieu des ténèbres, goûtant l’odeur de l’eau, de l’algue et du goudron, respirant la nuit, qui là-bas est juvénile, belle comme un matin noir…

La fierté que lui donnaient maintenant son œuvre et la familiarité qu’il prenait avec Venise, modifiaient ses désirs. Il quitta la solitude, revit la comtesse Albi.

Il n’avait pas d’amour pour elle, mais un respectueux désir de s’employer auprès d’elle, un goût délicat de la servir ou de l’offenser.

Il supportait mal la présence du comte et les brusques apparitions de mademoiselle Émilie Tournay, la confidente, l’amie de la comtesse, une jeune Française qu’il jugeait audacieuse et vulgaire.

Mais il voyait Donna Marie plus librement qu’il ne l’avait espéré : le comte s’ennuyait à Venise ; secret et sournois, il s’absentait fréquemment, allait à Florence, à Rome ; et bientôt, assuré de la facilité de la voir souvent, Antoine n’eut plus qu’à chercher le moyen d’attirer dans ses bras cette jeune femme mélancolique et dévouée, dont le beau visage innocent ne se tenait si droit que par éducation et par orgueil.

Il chercha longtemps ce moyen.

Il s’empressait à tout. Il ramassait le petit mouchoir tombé ; offrait un livre frivole et sensuel ; ne parlait pas et, tout d’un coup, parlait beaucoup ; semblait triste ou simulait l’indifférence…

La comtesse accueillait ces changements avec douceur et amabilité. Antoine Arnault s’irritait de sentir qu’il lui apportait de l’amusement sans rien retirer d’elle. Ce n’est pas cela qu’il avait voulu ; on le volait.

Il tenta les visites, ensemble, elle et lui, le matin dans les musées.

Donna Marie, sagement curieuse, était prête à l’heure indiquée, et, sérieuse, reconnaissante, suivait son professeur.

Il lui fit connaître ce que, vivant à Venise, elle ignorait.

Il lui montrait, avec une richesse de paroles qui leur prêtait l’ardeur et le mouvement, les belles fresques de Tiepolo dans le palais Labia. Docile, elle prenait avec lui sa place dans cet embarquement de Cléopâtre, et soutenait de tout son cœur la reine d’Égypte, princesse civilisée, qui fait gonfler autour d’elle sa robe d’argent cassé.

Ils s’attardèrent, dans la Ca d’Oro, à regarder l’eau et l’air s’encadrer dans les colonnes ; il lui fit remarquer les précieuses mosaïques de l’escalier, différentes à chaque degré, et qu’on perçoit en marchant, comme le petit pied nu de la chèvre connaît le grain et les dessins du sable.

Devant le saint Sébastien de Mantegna, dans cette Maison d’Or, ils contemplèrent la tête pâmée de douleur, la bouche qui grince et sourit, tandis que les longues flèches font, dans le corps admirable, un dur lacet intérieur.

— Voyez-vous, — disait Antoine Arnault, à voix basse, avec une politesse triste, — cette expression du visage, cette convulsion extasiée, c’est la volupté…

Ayant hésité, elle répondait :

— Oui, — pensant qu’il l’instruisait sur la peinture, et qu’il n’en fallait point paraître troublée.

Il la conduisit dans Saint-Marc. Oubliant sa compagne, il s’émerveillait chaque fois de l’or de ce temple, de cet or arrondi et creusé, de ces alvéoles d’or, de l’or ineffable !

« Voici, pensait-il, la cassette et les bijoux de Jéhovah. Si ce n’eût été un songe, le jour de ses noces spirituelles, Jésus vous eût mis, Saint-Marc, dans la belle corbeille de sa fiancée Catherine. »

Et Donna Marie, attentive, levait doucement la tête, ou regardait par terre les petits carrés de marbres, étirés, lâches, desserrés comme de petits tapis persans.

Antoine Arnault, désespéré par le calme de la comtesse, se mit à l’aimer, à se tourmenter, à souffrir pour elle ; à se demander s’il ne tenterait pas un suicide pour l’émouvoir ou l’intéresser. Il prenait aussi la résolution de n’y plus penser, et il l’observait si bien qu’il ne répondit point, par deux fois, aux invitations qu’elle lui adressa. Aussi fut-il contrarié de la rencontrer, un soir, qui dînait avec quelques amis dans un café où il avait ses habitudes. Il fallut causer, et, dans la soirée, les convives se rendant au théâtre et la comtesse se trouvant fatiguée, Antoine Arnault dut se proposer pour la reconduire chez elle, en gondole. C’était la première fois que, la nuit, ils se trouvaient si près, enfoncés dans les bas coussins noirs…

Partout, le silence. Un vaisseau français le Duguay-Trouin, rêve immobile sur la lagune. Et puis voici, au loin, une musique grêle, faible, tremblante, musique de lumignon qui passe sur la barque coloriée.

On distingue la triste mélodie :

Santa Lucia, astro d’argento…

Deux rameurs blancs, tout penchés en avant, élancent une gondole, qui, éperdue, énigmatique, s’enfonce dans l’ombre, semble courir au plaisir, frôle celle où Antoine se tait auprès de sa compagne.

— Je vous reconduis à votre palais ? demande Antoine à Donna Marie.

Mais elle dit doucement :

— Pas encore, faisons un tour sur le canal ; du côté de la musique, ajoute-t-elle en désignant la barque aux lampions.

Et on va vers la musique. Antoine n’a rien à dire ; une jeune dame s’est confiée à lui, il la ramène à sa demeure. Il se félicite que la voix d’un ténor, sur l’eau, voix puissante et comédienne, le dispense de distraire en ce moment sa mince compagne voilée. Cette voix s’enfle et se rengorge comme un vaniteux pigeon, et Antoine, froissé dans sa délicatesse, méprise cet amant grossier, ce miroir pour les colombes. Il regarde Donna Marie, qui écoute, les yeux embués, ne semblant point disposée à repartir.

« Hélas ! songe Antoine, l’humidité du soir me gagne, pourtant ne devrais-je point, pour conquérir l’estime de la comtesse, m’établir comme elle à rêver ? » Il veut lui parler, louer la beauté de la nuit, mais il perçoit d’ardents soupirs ; et, tandis que l’impudique pâmoison du chanteur italien contagionnait sa noble voisine, quelle stupeur, quelle jouissance n’eut-il pas soudain, de l’entendre qui murmurait d’une voix livide : « Mon ami, je ne peux plus le supporter, j’aimerais mieux qu’on me tue… »

Renversée au dossier noir du bateau, éplorée, certes elle s’attendait à recevoir le jeune homme sur son cœur, mais Antoine Arnault redoutait de calmer trop vite une confiance à peine ouverte, et, quoiqu’il lui parlât avec plus de familiarité, il lui parlait sans ardeur.

— Nous causerons demain, — lui disait-il, comme quelqu’un qui a désormais un inoubliable avantage ; — d’ici là, je vous écrirai.

Elle ne pouvait répondre ; par soumission elle acceptait qu’il ne devînt pas son amant sur-le-champ, comme elle l’avait imaginé dans son innocence et son délire.

Mais elle restait malade, et révélait sa fièvre par des soupirs.

« Mon Dieu, pensait Antoine Arnault, si passionnés que nous soyons, comme elles le sont davantage, pour un peu d’ombre et de musique ! Celle-ci ne peut plus se traîner ; elle avoue une si secrète émotion comme elle avouerait qu’elle a peur ou qu’elle a froid. Quelle volupté elles se sont faites de leur servitude… »

Il laissa, sur l’escalier de son palais, Donna Marie, dont il emportait, pour enchanter sa nuit, l’expression de visage douce et pâle, toute la figure défaite.

Le lendemain, de bonne heure, il lui écrivit. Il l’appelait chez lui, dans l’appartement de la Fondamenta Bragadin ; il lui disait comment elle entrerait, comment elle sortirait afin de n’être pas vue.

Elle ne répondit pas.

« Ce serait pis encore si hier je l’avais embrassée, pensait Antoine ; elle serait presque guérie, tandis qu’en ce moment elle se débat. »

Il lui écrivit chaque jour, est, bientôt, il reçut une lettre douce, qui demandait de l’amitié.

« Je n’en donne et n’en reçois pas, pensa Antoine ce n’est pas mon métier. »

Mais il écrivit qu’il lui proposait de tout son cœur cette amitié ; que près d’elle, dans son palais, il était farouche, défiant ; qu’il la suppliait de venir.

Elle vint. Épouvantée, irrésolue, elle entra chez lui pour se sauver de la rue, pour n’être pas vue, pour fuir.

Elle entra dans ses bras ouverts ; elle avait eu si peur qu’elle se serrait contre lui et pleurait. Le danger, elle l’avait connu dans la rue, devant la porte ; maintenant elle était sauvée, elle le remerciait. Après la honte d’être dehors, les yeux levés, cherchant un numéro, ce n’est rien de se trouver là, dans une chambre inconnue, près d’un jeune homme…

Elle le remercie.

Elle n’a rien à redouter de lui. Pendant qu’elle parle et se plaint de sa frayeur, il la presse contre lui… Elle écarte doucement les mains du jeune homme, mais il la reprend encore, et, chaque fois qu’elle le repousse, il revient. Ainsi, elle s’habitue à ses tendres audaces.

Lorsqu’elle regarde autour d’elle, avec un peu de tristesse, les murs nus, il lui dit :

— Mon amie, ces pièces sont froides et sans grâce, bien différentes de vos demeures, mais il faut que vous les acceptiez par amour de moi.

Et, comme elle est aujourd’hui sans désir, accablée et tendre, elle l’écoute, docilement, lui dicter son sort nouveau.

Elle ne retrouve pas la volupté solitaire de l’autre soir sur le grand canal, mais elle aime Antoine Arnault de toute son âme, et, dans son esprit innocent elle perçoit que l’amour est plus triste que la passion, qu’il ne peut pas se satisfaire, qu’il est placé dans une région du rêve où les images et les sanglots se répondent ; qu’il est un navire en détresse dans la nuit, dont les signaux, les fusées, les sourdes cassures ne seront point de la côte entendus…

Dès ce premier jour, Antoine Arnault connut tout le cœur de sa maîtresse. Il goûtait moins le plaisir de posséder une âme si délicate et si douce, qu’une entière reconnaissance. Empli d’un triste enivrement, il lui tenait la main, ne pouvait se décider à la laisser partir, à ce qu’elle franchît son seuil et retournât chez les autres. Avec la gravité de l’homme qui vient d’épouser une jeune fille, il se sentait ému de responsabilité et de crainte. Il avait peur de tout pour elle, peur qu’elle fût seule dans la rue ; que, rencontrée, elle se troublât. Il eût voulu ne pas la rendre, l’emmener, se charger de cette vie faible et gracieuse.

En songeant au comte Albi, il était jaloux, sans fureur, mais avec un délicat et profond chagrin. Vraiment, Antoine Arnault aimait Donna Marie, et Donna Marie, sans réserves et sans ruse, déjà fidèle, tombait chaque jour sur le cœur de son ami. Ce tendre adultère était devenu son âme, sa tâche et sa conscience ; scrupuleuse, elle demandait à Antoine :

— Est-ce que j’aurai ce bonheur de pouvoir vous rendre heureux ?

Quelquefois, il la remerciait doucement, et, d’autres fois, goûtant la saveur d’être cruel, il répondait :

— Laissez mon bonheur, Marie, ni vous ni moi n’y pouvons rien : c’est l’affaire de nos humeurs. Près de vous, que j’adore, je puis rester morne, tandis que la joie délicieuse, quelquefois, comme une eau vive, s’est répandue dans tout mon être, sans raison, venant on ne sait d’où, au cours d’instants infortunés.

Alors, elle pleurait, et se rassurait sous les caresses de son ami.

L’amour que Donna Marie éprouvait lui avait rendu la volupté du soir brûlant sur le canal. Elle s’émerveillait du plaisir, dont elle n’avait point prévu le violent abandon, l’âcre ardeur et la paix. Quoique audacieuse et avide de goûter tout l’amour, elle demeurait timide, de cette timidité qui, plus que ses élans, touchait Antoine.

Cette âme rivée à la sienne, et qui chaque jour, pendant deux heures, perdait pour lui sa prudence, sa pureté et sa force sociales l’émouvait ; il eût seulement voulu qu’elle fût plus souvent douloureuse, semblable aux jours où, sans désir, inquiète d’entrevoir les espaces infinis, Donna Marie pleurait sur les mains d’Antoine Arnault…