La Doctrine de Monroe et le conflit anglo-américain

LA DOCTRINE DE MONROE
ET
LE CONFLIT ANGLO-AMERICAIN

Le président Cleveland n’était pas en fort bonne odeur auprès des chauvins des États-Unis, quand, le 15 décembre dernier, il revint à Washington, d’une excursion de quelques jours pendant lesquels il était aller chasser le canard sauvage. On ne lui pardonnait pas de certains côtés de n’être pas resté pour tirer un plus gros gibier. Depuis des semaines ou même des mois, le différend chronique entre l’Angleterre et le Venezuela avait pris, tout au moins dans l’opinion du public américain, un caractère aigu. Si les deux parties s’étaient trouvées dans un tête-à-tête rigoureux, la difficulté qui envenime depuis tant d’années les relations des deux pays, aurait pu, à leur gré ou selon l’effet du hasard, traîner indéfiniment en longueur comme ci-devant ou aboutir, par l’emploi de la force, à une rapide solution. C’est bien ainsi qu’on l’entendait et qu’on n’a pas cessé de l’entendre à Londres. Lord Salisbury a repris et mené la conversation avec le gouvernement du Venezuela, comme s’ils étaient seuls au monde et seuls intéressés au règlement de leur conflit. Il y a, Dieu le sait, assez de temps que cette controverse se perpétue entre les deux États. Elle est même plus ancienne que leur existence sur le sol américain. L’Angleterre, quand elle s’empara de la Guyane hollandaise à la fin du siècle dernier, hérita du litige engagé par Leurs Hautes Puissances les États-Généraux avec l’Espagne dont le Venezuela a recueilli la succession. Pendant longtemps on laissa aller les choses, en se contentant de part et d’autre d’interrompre la prescription par des actes conservatoires. Un fonctionnaire colonial, d’origine néerlandaise, sir Robert Schomburgk, fut chargé en 1840 d’aller procéder sur les lieux à une étude de la question. Il traça une ligne qui a gardé son nom et qui marque depuis lors le minimum irréductible des prétentions du gouvernement de la Heine. Cette carte fut publiée en 1842. Elle donne à l’Angleterre non seulement le cours entier de l’Essequibo, avec ses affluens de la rive gauche, le Mazaronni et le Couyouni, mais encore les affluens de la rive droite de l’Orénoque jusqu’à un point un peu en amont de l’embouchure, où le Barima s’y jette. Le travail de sir Robert Schomburgk est peu à peu devenu pour la diplomatie anglaise une sorte de loi des Douze Tables, un document sacré, intangible, immuable, ne varietur. Récemment encore lord Salisbury excluait expressément le territoire ainsi délimité de la compétence d’un tribunal arbitral, au cas où il serait créé. Par malheur pour cette fermeté toute romaine, sir Robert Schomburgk n’avait pas prévu le parti que la politique prétendrait tirer de ses recherches géographiques. Avant d’être investi d’un mandat officiel par le gouvernement de la reine, il avait voyagé dans la région débattue sous les auspices de la Société royale de géographie de Londres ; et dès 1840 il avait réuni les élémens d’une carte de la frontière de la Guyane anglaise et du Venezuela qui fut publiée dans un Blue Book distribué au Parlement. Fatale distraction ! Ce document, revêtu du sceau officiel, rédigé par le même auteur, diffère sous plusieurs rapports essentiels de la carte d’avril 1842. Il reporte la frontière bien plus à l’est et au sud, et il enlève à la Guyane ou il restitue au Venezuela, — comme on voudra, — tout un gros morceau sur la rive droite de l’Orénoque. Le Venezuela protesta sans retard contre l’établissement de la seconde ligne et l’Angleterre s’empressa d’expliquer qu’il s’agissait purement et simplement d’une sorte d’avant-projet. Bien plus, dès 1844, lord Aberdeen, alors ministre des affaires étrangères, proposa un tracé qui divergeait considérablement de celui de sir Robert Schomburgk. Les négociations demeurèrent en suspens. En 1881, lord Granville offrit au Venezuela une troisième ligne qui ne correspondait exactement à aucune des précédentes.

Après de tels changemens de front, il est bien difficile de se retrancher derrière l’inflexible unité des vues des ministres de la reine. C’est là un argument qui ne peut guère porter que sur la galerie. Il est à croire, du reste, que la dispute serait restée purement académique si la découverte de mines d’or et la mise en valeur du territoire contesté n’avaient fait affluer de ce côté une population assez peu policée. Le Venezuela ne parle plus seulement de faire respecter, — même par la force, — ses droits, ou ce qu’il tient pour tels, — dans la région contestée : il y a établi une sorte d’état de fait, et un acte de violence a été commis naguère par l’un de ses bas officiers au détriment d’un fonctionnaire britannique. Il n’en fallait pas davantage pour mettre le feu aux poudres. L’Angleterre recourut d’abord à la voie diplomatique, tout en prenant des mesures pour mettre la Guyane en état de défense. Lord Salisbury fit signifier à Caracas un ultimatum portant non pas sur la question territoriale, mais sur la réparation des voies de fait commises contre des sujets de la reine dans ces parages par les agens de la police vénézuélienne. Il indiquait nettement comme un casus belli le maintien de l’occupation vénézuélienne sur la rive des fleuves Couyouni et Amacoura, c’est-à-dire dans les limites de la ligne Schomburgk ; pour le reste, c’est-à-dire pour le petit triangle entre le cours de ces fleuves et le lit de l’Orénoque, il daignait, avec une gracieuse générosité, ne pas rejeter a priori le recours à un arbitrage.

Toute cette petite négociation eût sans doute marché au gré des vœux du premier ministre de la reine Victoria si un tiers n’était venu brusquement se mettre en travers. Ce trouble-fête n’était autre que le gouvernement des Etats-Unis. Le pays était un peu las de ses interminables débats sur les sujets abstrus et ennuyeux du tarif et de la circulation monétaire. De plus la période des élections présidentielles allait s’ouvrir. Partis et candidats songeaient à se mettre en règle avec cette forme de patriotisme qui s’appelle en Amérique le Spread-eagle-ism, par une métaphore tirée de la constante invocation de l’aigle aux ailes éployées dont s’embellissent les armes nationales. M. Cleveland lui-même, à la veille des élections de 1888, ne se fit pas scrupule, avec l’aide de M. Bayard, son secrétaire d’Etat, de flatter les passions chauvines des masses en donnant ses passeports au ministre d’Angleterre, M. Sackville-West, sous le prétexte d’une peccadille plus que vénielle. Les initiés savaient déjà que M. Olney, le nouveau secrétaire d’Etat, — un juriste et non un diplomate, — était un produit typique de la Nouvelle-Angleterre, c’est-à-dire de la région rurale, religieuse et raisonneuse où se sont le mieux conservés, avec les traditions et les mœurs des ancêtres puritains, leurs sentimens fort mélangés pour l’Angleterre, mère et marâtre tout à la fois, ils croyaient savoir que ce ministre, dès le mois de juillet, avait prié M. Bayard, l’ambassadeur des Etats-Unis à Londres, d’interrompre pour un instant ses hymnes à la gloire de l’Angleterre aristocratique, conservatrice et libre-échangiste et ses déclamations contre l’Amérique démocratique, républicaine et protectionniste pour signifier à lord Salisbury, à l’égard du Venezuela, un vigoureux Jusqu’ici et pas plus loin.

On pensait généralement que l’ouverture de la session du cinquante-sixième Congrès fournirait au président une occasion toute naturelle de faire la lumière sur ses véritables intentions. Son message du 3 décembre ne donna toutefois qu’une fort mince satisfaction à ces espérances. Il résumait bien dans un paragraphe spécial le texte des dépêches adressées à M. Bayard, mais cette analyse semblait ne s’en référer à la doctrine de Monroe que pour en affaiblir le sens, en rétrécir la portée et y introduire des modifications destinées à en rendre l’application impossible. Dans le cas présent ce langage paraissait prêter à l’équivoque, et de fait, M. Cleveland désirait ménager à la fois les chauvins et la justice. C’était en somme un tour de passe-passe, un élégant escamotage dont les amis de l’Angleterre crurent devoir féliciter le président qui avait si bien émoussé la pointe d’une arme dangereuse.

Telle était bien l’impression générale. Aussi, fût-ce un vrai coup de foudre dans un ciel serein que le fameux message du 17 décembre. — le document d’Etat peut-être le plus grave qui soit parti de la main d’un président des États-Unis depuis le manifeste de Lincoln relatif à l’arrestation des envoyés de la Confédération du Sud, MM. Slidell et Mason, à bord du navire anglais le Trent en 1861, ou depuis la proclamation d’émancipation en 1863. M. Cleveland commençait par affirmer solennellement le caractère sacré d’un principe « dont la mise en vigueur importe à notre paix et à notre sécurité nationale, et est essentielle pour l’intégrité de nos libres institutions et la préservation sans trouble de notre forme de gouvernement… Après cet hommage à une doctrine qui ne saurait « tomber en désuétude tant que notre République durera ». il en exposait les motifs fondamentaux : « Si l’équilibre du pouvoir, disait-il, est à juste titre un sujet de jalouse anxiété parmi les États de l’ancien monde en même temps qu’un objet de non-intervention absolue pour nous, l’observation de la doctrine de Monroe n’offre pas un intérêt moins vital pour notre peuple et son gouvernement… Pratiquement le principe pour lequel nous luttons est dans une relation particulière, sinon exclusive, avec nous. Il se peut qu’il n’ait point été admis en tout autant de termes dans le code du droit international : mais la doctrine de Monroe n’en a pas moins sa place dans le code du droit international aussi certainement et aussi sûrement que si elle y était spécifiquement mentionnée… Convaincu que la doctrine pour laquelle nous luttons est claire, et définie, qu’elle est fondée sur des considérations substantielles, que d’elle dépendent notre sécurité et notre bien-être, mon gouvernement a proposé au gouvernement de la Grande-Bretagne de recourir à l’arbitrage comme à un moyen convenable de résoudre la question… Cette proposition a été déclinée par le gouvernement de Sa Majesté Britannique… La ligne de conduite que mon gouvernement doit suivre en présence de ces faits ne me semble souffrir aucun doute… A supposer que l’attitude du Venezuela ne se modifie pas, il incombe aux Etats-Unis de prendre des mesures pour déterminer avec une certitude suffisante pour notre justification quelle est la vraie ligne frontière entre la République de Venezuela et la Guyane anglaise… Je propose donc que le Congrès vote un crédit suffisant pour les frais d’une commission nommée par le pouvoir exécutif, qui fera les investigations nécessaires et présentera son rapport sur le sujet dans le plus bref délai possible. Quand ce rapport aura été présenté et accepté, il sera, à mon avis, du devoir des Etats-Unis de résister par tous les moyens en leur pouvoir, comme à une agression contre leurs droits et leurs intérêts, à toute appropriation par la Grande-Bretagne de territoires, ou à l’exercice de toute juridiction gouvernementale sur des territoires que nous aurons décidé, après examen, appartenir légitimement au Venezuela. En faisant ces recommandations, j’ai pleinement conscience de l’étendue de la responsabilité encourue et je comprends nettement les conséquences qui peuvent s’ensuivre. J’ai, néanmoins, la ferme conviction que, si c’est une chose douloureuse de contempler les deux grandes nations de langue anglaise du monde engagées dans une compétition autre que la concurrence amicale dans la marche en avant de la civilisation et qu’une vigoureuse et noble rivalité dans tous les arts de la paix, il n’est point de calamité qu’une grande nation puisse attirer sur sa tête égale à celle qui suit une lâche soumission à l’injustice et la perte subséquente de ce respect de soi-même et de cet honneur national derrière lesquels s’abritent et se défendent la sécurité et la grandeur d’un peuple. »

Tel était le langage qui, comme un sonore coup de clairon, vint réveiller tout à coup des passions endormies et déchaîner, d’un bout à l’autre du continent américain, une tempête d’indignation contre l’Angleterre. Au premier moment, on put croire qu’il n’y avait pas un dissident parmi les 70 millions d’Américains. Dans le Congrès, les lignes de division des partis’ semblèrent s’effacer. Le Sénat, — ce corps dont les traditions ont quelque chose de l’immuable gravité des hidalgos espagnols et que son petit nombre met à l’abri des entraînemens des foules, — dérogea a ses habitudes de décorum au point de saluer de ses applaudissemens répétés la lecture de ce message. A la Chambre des représentais, la situation était singulièrement compliquée, pour ne pas dire embrouillée ; le parti républicain y était en possession d’une majorité immense. Si l’on eût dit d’avance que ce Congrès inaugurerait sa première session en votant d’urgence, à l’unanimité, les crédits demandés par le président Cleveland, on aurait fait sourire. Ce fut pourtant ce qui arriva. Le mot d’ordre avait été donné à la majorité de ne rompre par aucune fausse note l’harmonie patriotique, de rivaliser de zèle avec le chef du pouvoir exécutif, et, en même temps, de lui laisser sans partage l’écrasante responsabilité de la politique du message. Le Sénat lui-même, malgré de certaines velléités d’opposition vite réprimées, observa, lui aussi, la consigne, et vota, les yeux fermés et sans en altérer une ligne, le texte des propositions présidentielles.

Cependant l’opinion publique s’enivrait de ses propres emportemens. La presse presque entière, — sauf une ou deux exceptions à New-York, — attisait le feu. S’il était jadis de mode de soutenir que les progrès de la démocratie devaient constituer la plus efficace des garanties de paix et qu’une fois le caprice des rois ou l’intérêt dynastique éliminé, les déclarations de guerre deviendraient presque impossibles, ce banal lieu commun était en train de recevoir le plus rude des démentis. A vrai dire, l’expérience, en général, n’a guère confirmé ces souriantes prévisions. La démocratie coule à pleins bords ; elle déborde même un peu partout, et l’on ne voit pas précisément que les guerres ne soient plus que les souvenirs d’un passé aboli. Quand l’émotion ou la passion s’empare d’un peuple, il y a cent à parier contre un qu’il faudra toute la raison des hommes d’Etat, tous les efforts des spécialistes de la diplomatie pour arrêter cette nation sur la pente au bas de laquelle s’ouvre l’abîme d’un conflit sanglant. Nous en avons dans ce moment même une preuve bien surprenante dans le prodigieux affolement auquel s’abandonne le peuple anglais sous l’impression des événemens du Transvaal.

Aux Etats-Unis, dans la seconde quinzaine de décembre, on vit un spectacle à peu près analogue. Le président, en qui l’opinion s’était accoutumée à voir, — non seulement de par ses hautes fonctions, mais en vertu des qualités et peut-être aussi des défauts de son tempérament. — l’ennemi juré du chauvinisme ou jingoïsme, avait jugé bon de tondre de ce pré la largeur de sa langue : aussitôt les politiciens irresponsables, les individualités sans mandat, pour reprendre une expression chère à M. Rouher, s’empressèrent de chercher à se tailler une petite part de popularité et de verser de l’huile sur le feu. L’un demandait la construction immédiate de cuirassés, de fusils nouveau modèle, de canons à mélinite et de forts sur la frontière du Canada. Un autre, — ce sénateur Chandler, du New-Hampshire qui, avec son collègue, M. Lodge, du Massachussets, avait naguère tant contribué à la gaieté des nations en déclarant la guerre en son propre et privé nom à la perfide Albion, — proposait l’allocation d’un petit crédit de provision de 500 millions de francs. Edison, l’ingénieux électricien, qui a évidemment trouvé le temps, entre deux découvertes scientifiques ou industrielles, d’étudier d’un peu trop près les précédens du siège de Paris et les inventions abracadabrantes des Gagne et autres doux monomanes, organisateurs de la destruction en masse des envahisseurs, énumérait une kyrielle de machines toutes plus meurtrières les unes que les autres, dont la moindre devait anéantir la flotte ou l’année de l’Angleterre. Tout cela, certes, avait son côté risible ; mais tout cela avait son aspect triste et sa gravité, — surtout si cette excitation avait éveillé un écho dans la Grande-Bretagne et si l’on s’était montré le poing de l’un à l’autre bord de l’Atlantique. Heureusement l’Angleterre ne se monta pas au diapason de l’opinion publique aux Etats-Unis. Il y a deux sentimens en présence sur l’attitude que les sujets de la reine Victoria ont adoptée dans cette crise. Les uns y voient la plus sublime manifestation de christianisme pratique, d’empire sur soi-même, de pardon des injures, de fraternité malgré tout, de courage moral, qu’il ait été donné au monde de voir. Les autres cherchent des motifs bas et vils à cette édifiante sagesse. Ils établissent des contrastes peu flatteurs entre cette façon de plier l’échine sous la volée de bois vert du Frère Jonathan et l’inflexible roideur des procédés de John Bull à l’égard du petit Portugal. Ils accusent tout net les organisateurs et les metteurs en scène de cette comédie de l’invincible amour fraternel d’avoir dépassé toute mesure, d’avoir humilié la nation et d’avoir, au fond, travaillé contre la paix, la vraie et solide paix, qui est assise sur le respect mutuel.

C’est la Saturday Review, redevenue l’organe indépendant de la haute ironie et du suprême détachement, qui a porté ce jugement sévère. « Cette semaine, lisait-on dans son numéro du 28 décembre, a été marquée par une extraordinaire explosion de sentimentalité et d’ineptie bourgeoise anglaise. Presque tous les journaux quotidiens se sont livrés à une ignoble compétition à qui surpasserait les autres en flatterie obséquieuse des Américains et en servile appréhension de la guerre… La presse américaine, du reste, avec ses rodomontades à bon marché et ses airs de matamore promptement changés en gémissemens de pénitence à cause d’un krach à la Bourse, s’est montrée presque aussi sotte. Imaginez un juif polonais, le propriétaire du New York World, écrivant à des « personnes importantes » en Angleterre pour leur demander « un message de paix au peuple américain, réponse payée ! » L’ineffable vulgarité de Jonathan et la pseudo-sentimentalité de John sont aussi écœurantes que leur querelle est factice… Nous détestons tous ces essais de gouvernement par la presse. Dans la crise actuelle, la presse s’est conduite encore plus stupidement que les prédicateurs. Toutefois il était réservé aux « hommes de lettres », comme ils se nomment, de surpasser encore la presse bourgeoise anglaise dans la ferveur de ses protestations d’amitié et dans son avilissement absolu. Un écrivain distingué, à ce que l’on nous apprend, a rédigé une adresse aux amis de la littérature aux États-Unis, au nom des hommes de lettres de notre pays. Ce document dépasse nos facultés descriptives. Il aurait pu être composé par Uriah Heep (personnage du David Copperfield de Dickens, espèce de Tartuffe de bas étage) dans un de ses pires accès d’humilité. » On le voit : si l’Angleterre s’est abaissée devant l’Amérique, elle a encore chez elle des Juvénal pour fustiger son déshonneur. La Saturday Review est, du reste, en cette occasion, fidèle aux traditions de l’un des plus éminens de ses anciens rédacteurs, de ce maître en l’art du sarcasme à l’emporte-pièce et de l’invective hautaine que Disraeli félicita un jour ironiquement de ses talens en ce genre et qui se nomme aujourd’hui lord Salisbury. N’est-ce pas lui qui, en 1863, dans une discussion sur la politique étrangère de lord Palmerston et de lord John Russell, déclarait que le cabinet de Saint-James avait une échelle mobile en fait de ressentiment d’injures : d’une puissance de premier ordre, il n’empochait pas seulement l’outrage sans mot dire, il pratiquait à son égard le conseil de perfection évangélique et tendait l’autre joue ; envers une puissance moindre mais encore respectable, il se contentait de protester doucement ; à l’égard des États petits et faibles, il exigeait par la menace et, s’il le fallait, il extorquait à la pointe de la baïonnette les plus amples réparations, — et parfois les moins dues.

Il serait injuste toutefois de ne voir dans la modération comparative de l’opinion en présence de l’ultimatum de M. Cleveland qu’un excès de terreur. Quand la Bourse de Londres, le 18 décembre, télégraphia à celle de New-York une plaisanterie au gros sel, qui se ressent fort du genre d’esprit des coulissiers, mais qui respirait du moins une certaine belle humeur ; — quand M. Gladstone expédia ce message d’une concision éloquente où il déclarait que le sens commun seul était nécessaire pour conjurer des périls d’une rupture inadmissible ; — quand le prince de Galles et son fils le duc d’York, sortant pour une fois de cette ronde de devoirs formalistes que leur impose une routine plus forte qu’une loi, se décidèrent à envoyer aux Américains l’assurance de leur inaltérable amitié et de leur ferme confiance dans l’avenir ; — enfin quand la chaire chrétienne, depuis la vaste et somptueuse cathédrale anglicane jusqu’à la dernière et la plus pauvre des chapelles dissidentes du pays de Galles, retentit, comme sur un ordre d’en haut, de paroles de paix et de bonne volonté, il y a autre chose, il y a plus là que ce qu’une observation cynique et superficielle croit découvrir dans les mobiles les plus bas de la nature humaine. Non : ce n’est pas uniquement, — comme le dit le livre des Actes en parlant des Tyriens et des Sidoniens lorsqu’ils demandèrent la paix à Hérode : Postulabant pacem, eo quod alerentur regiones eorum ab eo, — parce que l’Angleterre puise en Amérique près de la moitié du total de ses matières alimentaires ; ce n’est pas uniquement parce que les États-Unis envoient à l’Angleterre près de la moitié de leurs exportations (1 915 millions de francs contre 2 milliards dans le reste du monde) ; ce n’est pas exclusivement pour ces motifs mercenaires que le peuple anglais a refusé d’envisager la possibilité d’une guerre fratricide. Il faut également écarter comme insuffisante l’explication qui attribue la remarquable longanimité de l’Angleterre à la crainte d’un conflit. Assurément, une guerre ne serait une plaisanterie pour personne à l’heure actuelle, et, moins que pour tout autre, pour un pays dont la prospérité, dont l’existence même dépend absolument de la liberté et de la sûreté de son commerce extérieur. Le peuple anglais n’en est pas moins fort éloigné d’un lâche abandon de soi-même. Il est bien plutôt, — force symptômes en témoignent et, au premier rang, l’explosion provoquée par les événemens du Transvaal, — en proie à une sorte de dangereuse fièvre de chauvinisme. Et d’ailleurs, pour se rassurer, l’opinion n’avait-elle pas, dès le début, vaguement conscience de l’irréalité, de l’artificialité du mouvement belliqueux aux États-Unis ?

Un artiste dont le talent s’est pleinement révélé cet été dans la série de ses caricatures relatives aux élections générales, M. F.-G. Gould, a parfaitement rendu cette impression assez générale dans deux dessins qui lui ont valu les lourdes et pédantes observations d’un littérateur, terrorisé à la pensée de blesser les Américains, lesquels ont pourtant, Dieu merci, assez d’humour et ne se sont pas fait faute de ridiculiser, sous toutes les formes et par tous les moyens, leurs adversaires. Dans le premier de ces dessins on voit Frère Jonathan, déguisé en chef Peau-Rouge, sur le sentier de guerre, en grand costume, se livrer à une sorte de pyrrhique ou de cordace effrénée et se retourner à moitié pour couler sous ses paupières mi-closes un regard qui lui apprenne s’il a produit l’effet voulu. Dans le second, — inspiré de cette scène de l’immortel Pickwick, où Joe, le groom obèse, déclare à la vieille mère de son maître, Mme Wardle, qu’il veut lui donner la chair de poule, on voit un Fat boy, mélange désopilant des traits classiques de Joe et de ceux du président Cleveland, essayer la puissance de ses moyens de terreur sur une Britannia, déguisée en Mme Wardle.

De fait, après une première explosion vraiment terrifiante, l’anglophobie militante se calmait peu à peu aux Etats-Unis. La crise de Bourse, qui éclata deux jours après le message du 12 décembre, ne l’ut pas étrangère à ce revirement. À cette influence sourde des intérêts matériels vint bientôt se joindre l’action directe et avouée des ministres de la religion. Aux Etats-Unis toutes les Eglises, — celles où officient les prêtres catholiques comme celles où donnent des conférences les orateurs de l’unitarisme, en passant par toutes les nuances de l’arc-en-ciel protestant, — abordent volontiers, même avec prédilection, les questions à l’ordre du jour, y compris celles qui ne semblent avoir qu’un lien fort relâché avec les dogmes du christianisme ou la morale de l’Evangile. C’est dans les milliers et les milliers d’églises des Etats-Unis qu’a débuté, le dimanche 22 décembre, le mouvement de réaction antibelliqueuse qui a enrayé les progrès de la croisade antibritannique. Contre une coalition de Dieu et de Mammon, des spéculateurs et des saints, de la Bourse et du Presbytère, il n’y a pas de jingoïsme qui tienne. Aussi les journaux anglais ont-ils enregistré, avec une satisfaction manifeste, les plus légers symptômes de ce revirement. Il serait puéril, toutefois, d’exagérer la portée de la réaction qui s’est accomplie dans l’esprit public en Amérique. La finance, haute et basse, n’est pas tout, même au pays du dollar. Le clergé de toutes les sectes n’entraîne pas toujours les masses à sa suite : ce qu’il marque d’une empreinte par trop professionnelle et cléricale, perd du coup beaucoup de son attrait pour les laïques. S’il se trouve à New-York toute une classe d’oisifs, de gens à l’aise, d’hommes cultivés, tranchons le mot, d’aristocrates qui, par mille liens, — sympathies, analogies de vie et de goûts, alliances de famille, amitiés et visites, — sont étroitement attachés à l’Angleterre et à sa haute société, cette minorité est si peu américaine qu’elle n’exerce aucune influence sur l’esprit public. Les dudes ou les mugwumps, pour me servir des termes de l’argot d’outre-mer, servent plutôt, aux mains adroites des politiciens, d’épouvantails pour effrayer le peuple.

Ce n’est pas à New-York, pas même à Boston ou à Philadelphie qu’il faut chercher l’âme même de l’Amérique ; c’est à Chicago ou à Saint-Louis ou à San-Francisco. Là comme partout les masses ont une certaine tendance à se poser en antagonisme avec les classes. Le fermier de l’Ouest, le citoyen de ces communautés jeunes et robustes qui ne se soucient pas de l’héritage du passé, qui n’ont point de vénération pour les ancêtres, dont l’Age d’or, suivant la devise de Saint-Simon, est devant et non derrière elles, — voilà le noyau même et le cœur du peuple américain ; et ces gens-là n’ont point subi l’effet édulcorant des télégrammes du prince de Galles et des adresses des littérateurs anglais. Ils croient que la doctrine de Monroe est en péril. Ils croient que l’Angleterre est l’ennemie née de leurs libertés et de leurs droits. Ils ne lui ont pardonné ni l’attitude de ses hautes classes pendant la guerre de sécession ni les railleries des Dickens et autres. Ils sont calmement, fermement, irrévocablement résolus à faire respecter ce qui est à eux, et surtout cette pierre angulaire du système politique et international des États-Unis.

On a dit que la race anglo-saxonne était mentalement le produit de deux grands livres : la Bible et Shakspeare. On peut dire que l’Américain pur-sang a trois fondemens à sa conception des choses : la Bible, la Constitution et la doctrine de Monroe. C’est ce qu’a compris le président Cleveland et c’est ce qui fait qu’en dépit des fureurs des uns, des railleries des autres, des intrigues des troisièmes, il est resté campé sur ce terrain excellemment choisi. La crise financière elle-même ne l’a détourné qu’un instant. Il vient de nommer sa commission. Ce calme a quelque chose d’imposant. Après tout M. Cleveland sait bien que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, il a pris son point d’appui sur la doctrine de Monroe, que personne ne peut l’en déloger et que tant qu’il s’y étayera, il sera sûr — envers et contre tous — de la loyale assistance du peuple américain. Seuls de petits esprits cherchent à expliquer par de petites causes et par des motifs tout secondaires l’explosion de sentiment public contre l’Angleterre. Que le comte de Dunraven, en se montrant mauvais sportsman, ait contribué pour sa part à irriter le public, je n’aurai garde de le contester. Mais enfin chaque année il se trouve à Longchamps, à Auteuil ou à Chantilly, des parieurs patriotes pour siffler la victoire ou applaudir la défaite d’un cheval anglais, sans que ces revanches périodiques de Waterloo tirent politiquement à conséquence. Quant aux indiscrétions de l’ambassadeur des Etats-Unis à Londres, M. Bayard, elles ont assurément froissé à bon droit ses concitoyens. Le tact n’est pas le fort de ce diplomate de rencontre : mais enfin, si la Chambre des représentans a voté une enquête au sujet de ses dernières inconvenances, il n’a pas même été rappelé et il exerce encore ses fonctions. Après tout, c’est une tradition de l’ambassade américaine à Londres que de professer à l’endroit de l’Angleterre et des choses et des gens de ce pays une tendresse parfois exagérée, même quand ce sont les Lowell, les Lincoln ou les Phelps qui s’y livrent !

Non : toutes ces explications à la fois forcées et mesquines ne sauraient rendre compte de l’état d’esprit d’un grand peuple. C’est autre part qu’il faut en chercher les motifs et pour cela il faut prendre une idée juste de ce que c’est que la doctrine de Monroe et du rôle qu’elle a déjà joué dans les relations de l’Amérique avec l’Europe et spécialement avec le Royaume-Uni.


II

Quand le président Monroe formula, dans son message du 2 décembre 1823 au Congrès, la doctrine qui devait perpétuer son nom et servir de pierre angulaire à la politique étrangère et au sentiment national de son pays, il obéissait à la fois à l’impérieuse nécessité des circonstances et à la tradition déjà fortement constituée de la grande république du nouveau monde. À cette date, l’Europe et l’univers entier étaient dominés par la sainte-alliance. Formé à l’issue des guerres que les puissances coalisées avaient livrées à la France de la Révolution et de l’Empire, ce concert d’un nouveau genre s’inspirait des deux ordres de préoccupations principales dont était rempli à cette époque l’esprit mobile, tout ensemble mystique avec sincérité et ambitieux sans bonne foi, du tsar Alexandre. Il s’agissait de constituer une ligue des grands États dirigeans, en vue de leur garantir réciproquement la sûreté de leur existence et de réaliser, sous l’égide de la Providence, la solidarité de la chrétienté. Cette espèce de société de secours mutuels ou, pour parler plus noblement, d’amphictyonie européenne, ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard sous l’hégémonie d’une puissance vraiment prépondérante. De plus, le principe de l’intervention constante était à la base de cette création que le parti réactionnaire, alors engagé par toute l’Europe dans une lutte formidable contre les résultats de la Révolution et contre ses conquêtes pacifiques, devait naturellement chercher à enrôlera son service. Ainsi en fut-il. Chaque réunion des souverains et des principaux ministres de la sainte-alliance dans des assises solennelles et périodiques, où Alexandre paradait en roi des rois, où Metternich exerçait adroitement la dictature en soufflant à Agamemnon son rôle, — chacun de ces congrès d’Aix-la-Chapelle, de Troppau, de Laybach, de Vérone, marqua une étape dans la voie de la répression par la force des mouvemens populaires et de l’action collective ou déléguée contre les révolutions. Naples, le Piémont, l’Espagne ressentirent tour à tour les effets de ce système. Il semblait qu’une puissance ennemie du genre humain, de ses progrès et de ses franchises eût jeté sur toute l’Europe un filet à travers les mailles serrées duquel pas une tentative de libération, pas un effort émancipateur ne pût se faire jour. Et l’Europe n’était pas seule menacée. L’Amérique à son tour semblait devoir offrir un nouveau terrain à la propagande armée de la sainte-alliance. — Le contre-coup de la déclaration d’indépendance et de l’insurrection victorieuse des plantations britanniques du nord du continent n’avait pas tardé à se faire ressentir dans les colonies espagnoles. Quand la Révolution française fut venue jeter dans le monde, avec la sublime déraison de son cosmopolitisme, les germes de l’indépendance universelle, les leçons de 1776 ne tardèrent pas à mûrir sous le chaud soleil de 1789. Il devint impossible, pour l’immense empire découvert par Colomb, conquis par Cortez et Pizarre d’admettre comme une loi de la nature l’asservissement absolu d’un continent, son exploitation systématique par la métropole, le criminel abâtardissement, la mutilation intellectuelle et morale de populations et de générations entières. Dans toutes les vice-royautés, depuis la Nouvelle-Espagne jusqu’au Rio de la Plata et au Chili, il y eut comme un frémissement d’espoir et d’attente. Par une ironie de la destinée, c’était contre la France et l’empire universel sorti de sa révolution que devait se faire l’apprentissage de l’indépendance, née des principes de sa déclaration des droits. Les colonies espagnoles n’acceptèrent pas l’usurpation de la créature de Napoléon, du roi Joseph. Dès 1808, une série d’insurrections éclatèrent par-delà l’Océan et détachèrent de la couronne d’Espagne, alors sur le front d’un parvenu révolutionnaire, les plus riches et les plus beaux de ses fleurons. Il semblait que cette révolte fût le triomphe du loyalisme. On vit bien ce que recouvrait ce masque, quand, en 1814, les Bourbons remontèrent sur leur trône à Madrid. Le vice fatal de toutes les restaurations se compliqua et s’aggrava non seulement des particularités ignobles du caractère de Ferdinand VII, mais des conséquences inévitables du système colonial. Ce fut un retour pur et simple à l’ancien régime. Les colonies avaient trop longtemps respiré l’air de la liberté, elles en avaient trop goûté les avantages au point de vue du commerce avec toutes les nations pour se laisser ramener sous le joug imbécile du roi catholique. De 1816 à 1820, les provinces de la Plata, du Chili, du Venezuela donnèrent le signal de la révolte. En 1822, il n’y avait pas une vice-royauté ou une intendance, y compris le Mexique, où ne fonctionnât un gouvernement révolutionnaire. L’Europe suivait avec une attention passionnée ce grand mouvement. La sainte-alliance ne pouvait manquer de se préoccuper de ce dangereux exemple. Quand la France se fit décerner, à Vérone, le mandat d’aller restaurer l’absolutisme ! , le gouvernement du rey netto en Espagne, on put croire qu’elle ne considérerait pas son œuvre comme achevée tant que la monarchie espagnole resterait privée de la plus belle partie de son patrimoine.

Les Etats-Unis portaient un intérêt tout spécial au sort de ces colonies insurgées. A la sympathie profonde pour une cause qui se réclamait des principes de la révolution américaine, se joignait un intérêt commercial de premier ordre ; la liberté du trafic était étroitement liée au triomphe de la liberté politique. Par ce même motif, l’Angleterre, d’ailleurs retenue par l’esprit de ses institutions, en dépit des intérêts profondément réactionnaires de ses gouvernails les Liverpool, les Castlereagh, les Eldon, sur la pente de la complicité avec la sainte-alliance, l’Angleterre était disposée à prêter un certain appui aux colonies espagnoles. Dès 1818, lord Castlereagh avait sondé Rush, l’envoyé américain à Londres, sur un vague projet de médiation que le cabinet de Madrid lui avait suggéré. Le gouvernement de Washington se tint sur le qui-vive. Au fond il avait à louvoyer entre deux écueils. Il lui aurait presque autant déplu de voir l’Amérique espagnole libérée par l’Angleterre qu’asservie par la sainte-alliance. Aussi lorsqu’en août 1823 Canning communiqua à Rush les desseins formés en faveur de l’Espagne par les puissances alliées, Monroe s’émut vivement et cela, presque autant des intentions éminemment libérales du nouveau ministre des affaires étrangères anglais que des complots liberticides des cours continentales. Canning, qui avait apporté un esprit entièrement nouveau au Foreign Office, avait beau multiplier les protestations chaleureuses, c’était précisément son zèle qui inquiétait les hommes d’Etat de Washington non moins que les âpres ambitions des meneurs de l’Europe réactionnaire. Quand Wellington, en loyal interprète d’une pensée qui n’était pas la sienne, tint à Vérone un langage singulièrement favorable aux insurgés, quand Canning se prépara ostensiblement à suivre la politique qu’il devait résumer plus tard dans ce fameux mot, plus oratoire qu’exact : « J’ai appelé à l’existence un nouveau monde et j’ai ainsi rétabli l’équilibre de l’ancien », il devint impossible pour les Etats-Unis d’assister les bras croisés à ce spectacle.

Monroe médita longuement le grand coup qu’il voulait frapper. Il consulta son cabinet où siégeaient quelques-uns des hommes les plus éminens de son pays, — le secrétaire d’Etat John Quincy Adams, — le secrétaire de la guerre Calhoun, l’éloquent et passionné champion des États du Sud et de leur institution particulière, l’homme qui a peut-être le plus tragiquement et le plus pleinement incarné les passions, les faiblesses, les fatalités, les vices et les vertus aussi de l’esclavagisme, cette tunique de Nessus attachée pendant trois quarts de siècle aux flancs de la République. Dans tous ces esprits, il y avait d’avance et comme instinctivement un accord absolu sur les principes en cette matière. Ces idées étaient dans l’air. Jefferson, l’oracle du parti démocrate, retiré à Monticello, en donnait trois ans plus tôt, dans une lettre privée, la formule exacte. « Le jour n’est pas éloigné, disait-il, où nous pourrons formellement requérir le tracé d’un méridien de partage à travers l’océan qui sépare nos deux hémisphères : d’un côté, jamais ne résonnera le bruit d’un coup de canon américain, de l’autre, jamais celui d’un coup de canon européen. Pendant que d’éternelles guerres feront rage en Europe, chez nous, le lion et l’agneau pourront se coucher côte à côte en paix. » Monroe consulta Jefferson, pour qui, tout président qu’il était, il avait gardé les sentimens de déférence affectueuse du temps où il servait sous lui comme ministre à Paris et à Londres. Le Sage de Monticello ne se fit pas prier. Dès le 24 octobre 1823 il répondait par une longue lettre dont j’extrais quelques passages. « Notre première et la plus fondamentale de nos maximes devrait être de ne jamais nous ingérer dans les imbroglios de l’Europe. La seconde, de ne jamais permettre à l’Europe de s’immiscer dans les affaires de ce côté de l’Atlantique. Pendant que l’Europe travaille à devenir le domicile du despotisme, nous devrions travailler à faire de cet hémisphère l’asile de la liberté. »

Monroe était muni de tous les viatiques. Il pouvait aller droit devant lui. Toutefois son tempérament essentiellement timide et lent n’était pas encore entièrement rassuré. Quelques jours à peine avant la réunion du Congrès, en décembre 1823, il hésitait encore. Il consulta même son secrétaire d’Etat. Adams poussait la fermeté jusqu’à l’obstination, le courage jusqu’à la témérité, comme le prouva la fin de sa carrière. Il répondit : « Vous savez déjà mes sentimens sur ce sujet. Je ne vois aucune raison de les modifier. — Eh bien ! fit le président avec un soupir, ce qui est écrit, est écrit et il est trop tard pour le changer à cette heure. » Le lendemain le message était lu au Congrès et le peuple américain comptait un article de plus à son décalogue. Deux passages séparés par un assez long espace dans ce document ont trait à la politique étrangère. Dans le premier, après avoir rapporté les propositions du gouvernement impérial russe relatives au règlement amiable des droits et des intérêts respectifs des deux pays et de ceux de l’Angleterre dans la portion nord-ouest du continent américain et après avoir affirmé son désir de cultiver une parfaite entente avec le tsar, le président déclarait l’occasion propice pour poser un principe fondamental dont dépendaient en grande partie les droits et les intérêts des États-Unis, à savoir, que « les continens américains, dans l’état de liberté et d’indépendance où ils sont parvenus et où ils entendent demeurer, ont cessé désormais de pouvoir être envisagés comme des terrains propres à la colonisation future des puissances européennes. » Le second passage abordait la question brûlante de l’Amérique espagnole et était ainsi conçu : « Nous devons à la bonne foi, à nos bonnes relations avec les puissances, de déclarer que nous considérerons comme une atteinte à notre paix et à notre sécurité toute tentative de leur part pour étendre leur système à une portion quelconque de cet hémisphère. Nous ne sommes point intervenus, nous n’interviendrons pas dans les colonies ou les dépendances que possèdent telles ou telles puissances européennes : mais quant aux gouvernemens qui ont déclaré leur indépendance et l’ont maintenue et, pour de justes et hautes raisons, en ont obtenu la reconnaissance de notre part, nous serions forcés d’envisager toute interposition en vue de les opprimer ou d’exercer un contrôle quelconque sur leurs destinées comme la manifestation d’une disposition hostile envers les Etats-Unis. »

Tel était ce document, trop long, verbeux, diffus, où les deux déclarations essentielles sont noyées dans un flot de paroles superflues. Tel qu’il était, il produisit un effet immense. Monroe devint, du jour au lendemain, l’idole de la nation et un personnage historique. C’est qu’il avait, à travers ses tautologies et ses périphrases, donné à deux reprises une forme concrète à un sentiment profondément imprimé dans l’âme populaire. Il avait prononcé le Quos ego de la grande république contre toute usurpation des puissances européennes au nouveau monde. C’était poser en quelque sorte les colonnes d’Hercule où devait s’arrêter l’action du vieux monde ; ou encore, pour reprendre le mot de Jefferson, c’était imiter le pape Alexandre VI lançant une bulle pour tracer une ligne de partage en plein Atlantique entre les possessions de l’Espagne et celles du Portugal, et fixer les bornes infranchissables des deux hémisphères. Cette doctrine est devenue le fondement même du système de droit international des patriotes américains. Cette haute fortune lui est advenue, comme il arrive, parce qu’elle n’a point prétendu innover. De vrai, Monroe n’a guère fait que forger un anneau dans une longue chaîne qui remonte aux pères mêmes de la République américaine et qui descend jusqu’à nous. Il y a, au sens précis du mot, une catena patrum dont les apophtegmes concordans attestent l’existence et la continuité d’une vraie tradition apostolique. Washington protestait auprès de Jefferson, en janvier 1788, « contre toute idée d’aller s’embarrasser dans les querelles politiques des puissances européennes. » Dans son adresse finale d’adieu à ses concitoyens, en mai 1796, après huit ans de pouvoir, il leur donnait, comme l’une des plus précieuses leçons de son expérience, cet avis : « Notre grande règle de conduite à l’égard des nations étrangères doit être, tout en étendant nos relations commerciales, d’avoir aussi peu de liaisons politiques que possible avec elles. » C’est surtout Jefferson, l’éminent doctrinaire de la démocratie, qui a aperçu et mis en lumière cette grande vérité. Dès 1801, il recommandait à l’Amérique d’éviter de se commettre avec les puissances européennes, même au profit de principes communs. Un peu plus tard, il professait déjà une parfaite horreur pour tout ce qui tend à mêler l’Amérique à la politique de l’Europe. A ses yeux, une coalition même temporaire avec l’ancien monde pour atteindre quelque objet considérable, comme la définition des droits des neutres, entraînerait plus d’inconvéniens qu’elle ne pourrait procurer d’avantages. En 1808 il était arrivé à une formule plus complète et il estimait que « notre objet doit être d’exclure toute influence européenne de cet hémisphère. »

En voilà assez pour. montrer que la doctrine de Monroe, heureusement pour elle et son auteur, n’est pas l’invention d’un esprit original. Voilà aussi pourquoi elle a toujours, depuis sa promulgation, occupé une place d’honneur dans l’esprit public en Amérique. Le message du 2 décembre 1823 avait eu pour effet presque immédiat de faire abandonner par la sainte-alliance ses velléités d’intervention en Amérique espagnole. Désormais, cette doctrine devient le palladium de l’indépendance nationale. A vrai dire, il n’est pas fort malaisé de démêler les causes de cette popularité. La doctrine de Monroe peut se définir : l’Amérique aux Américains. Elle est, en premier lieu, une réaction naturelle, légitime, nécessaire, contre l’attitude trop prolongée de l’Europe à l’égard de ce continent. Depuis la découverte de Christophe Colomb, c’avait été l’usage de traiter l’Amérique en pays conquis, de s’y tailler des dépendances et colonies à son gré, d’exproprier en masse les populations indigènes, bref, d’agir comme on agit encore en Afrique, comme on a déjà cessé d’agir en Australie. Peu à peu les descendans des premiers colons étaient devenus Américains. Ils avaient conçu une patriotique affection pour le nouveau monde, une non moins patriotique hostilité contre les intrus qui prétendaient s’impatroniser céans et faire d’un continent autonome une dépendance de la petite et vieille Europe. C’est là une phase dans l’évolution de tout continent où une nationalité nouvelle se constitue et s’implante. Le jour où l’Afrique sera dans les mêmes conditions, nous entendrons aussi pousser le cri : l’Afrique aux Africains !

En second lieu, l’exclusion de toute influence européenne de l’hémisphère américain est la contre-partie naturelle, la compensation logique du principe de la non-intervention de l’Amérique dans les affaires d’Europe. On n’invite point l’Amérique, qui mériterait pourtant par sa force et sa richesse de compter parmi les grandes puissances, à siéger aux Congrès où se règlent les questions européennes. Même quand, comme en Turquie au cours de ces derniers mois, la diplomatie américaine poursuit des objets identiques à ceux des ambassadeurs des grandes puissances, elle n’est jamais priée de se joindre au concert européen et elle doit se contenter d’une action indépendante et parallèle. Cette exclusion doit avoir sa contre-partie. C’est l’application inverse du même principe : si l’Amérique est disqualifiée dans les affaires d’Europe, par les mêmes raisons et exactement dans la même mesure, l’Europe doit être disqualifiée dans les affaires d’Amérique.

En troisième lieu la doctrine de Monroe est devenue le symbole de l’esprit national, du patriotisme américain. Chaque grande nation a un principe, une formule qui lui sert en quelque sorte de signe de ralliement et autour duquel elle se groupe comme autour d’un drapeau. C’est cette portée qu’a prise avec le temps la double affirmation du message de 1823. On a appris à y voir le fier Noli me tangere de la démocratie du nouveau monde. Cet isolement volontaire, cette espèce d’enceinte fortifiée que la sagesse des ancêtres a construite autour de l’indépendance nationale, toutes les idées glorieuses qu’éveille dans l’esprit le souvenir des humiliations infligées à la vieille Europe, tout cela se développe et se commente et se loue dans les livres d’école, dans les manuels primaires, dans les discours patriotiques, dans les harangues du 4 juillet, dans toutes ces innombrables démonstrations populaires où se complaît l’infatigable ardeur de cette nation. Et les souvenirs de certains grands événemens sont là pour achever de conférer la sainteté d’un dogme immuable à cette doctrine politique. Comment oublier qu’à l’heure tragique où la sécession des États à esclaves formés en Confédération du Sud menaçait l’existence même de la République, l’impossibilité où se trouva le gouvernement de Washington de faire respecter, comme à l’ordinaire, la doctrine de Monroe, faillit créer sur le flanc de l’Union, au Mexique, un empire d’origine étrangère, qui aurait été une perpétuelle source de danger ? Aussi avec quel joyeux empressement, dès que le Sud eut succombé et que Lee eut rendu sa vaillante épée à Appomatox, gouvernement et peuple ne prirent-ils pas leur revanche en infligeant à Napoléon III le déshonneur de décamper à la première sommation et de laisser son malheureux client, devenu sa dupe et sa victime, l’empereur Maximilien, expier son usurpation à Queretaro ! Voilà, certes, qui explique assez l’incomparable popularité d’une politique qui a de tels états de service à son actif. Il n’y a pas à dire ; au point de vue américain, la doctrine de Monroe n’est pas seulement légitime, elle s’impose. Cette simple constatation de fait ne saurait, toutefois, nullement préjuger la question toute différente de sa valeur internationale. J’avoue que, pour ma part, j’estime assez superflu de rechercher pédantesquement si ce principe peut rentrer dans ce cadre essentiellement mobile et flottant que l’on appelle le droit des gens. L’important, c’est, ainsi que l’a fait remarquer avec finesse un écrivain [anglais, M. Goldwin Smith, que cette fameuse doctrine est l’expression directe d’un état d’âme fixe et immuable du peuple américain. Après tout, le droit des gens, s’il correspond à quelque réalité pratique, doit tenir compte, encore plus que de prétendues lois que personne n’a édictées et qui sont dépourvues de toute sanction, des faits généraux, élémentaires, permanens, des données fondamentales de la psychologie des nations. De cet ordre est pour les Américains la doctrine de Monroe. Elle participe du caractère d’un palladium national. Il n’est pas jusqu’à certaines objections, même fondées, certaines critiques, même justes, qui ne contribuent à lui donner cette prise sur l’esprit public. On a fait observer avec beaucoup de justesse que la revendication par les États-Unis d’un droit de défense et de patronage sur tous les États de l’Amérique impliquait à tout le moins une obligation et une responsabilité correspondantes à l’égard de cette clientèle. Jusqu’ici le gouvernement de Washington n’a pas fait mine de se préparer à assumer cette tutelle compromettante ; mais l’opinion, qui ne finasse pas tant, ne serait nullement éloignée d’accepter une charge où elle voit avant tout l’avantage d’une hégémonie réelle sur les deux continens américains. Naguère M. Blaine, reprenant une idée chère à ce grand Américain, Henry Clay, avait renoué à Washington le fil des discussions de ce congrès de Panama depuis longtemps interrompu et qui devait aboutir, dans la pensée de ses auteurs, à la formation d’un lien fédératif entre tous ces États. Il serait piquant qu’en croyant pousser un argument contre la doctrine de Monroe, lord Salisbury, ou tel autre polémiste distingué, travaillât en fait à réaliser ce cauchemar des nations qui ont des Canada ou d’autres colonies impériales au nouveau monde : la constitution d’une grande Amérique, unie et unitaire, sous l’hégémonie de l’oncle Sam.

On a essayé de mettre en tout son jour l’importance d’un article de foi politique professé par 70 millions d’hommes. Il resterait à examiner l’attitude des puissances européennes à l’égard de cette maxime d’Etat américaine. Chaque nation possède jusqu’à un certain point dans ses archives quelqu’un de ces arcana imperii, de ces mystères d’Etat sur lesquels le cardinal de Retz recommande sagement de ne pas faire de lumière indiscrète et qui servent à légitimer aux yeux de ceux qui les invoquent certains procédés parfois peu canoniques. Jadis le principe de l’arrondissement du territoire et celui des compensations territoriales joua un grand rôle dans les transactions de la diplomatie européenne. Derrière ces mots à l’aspect pédantesque et lourd, partant honnête, se masquait fort habilement l’insatiable et immorale ambition qui procura les partages de la Pologne. Cette opération auprès de laquelle les excès révolutionnaires ne sont que des jeux d’enfans, même au point de vue de l’ancien droit traditionnel, s’accomplit sans scandale à l’abri de ces périphrases décentes. La morale était sauve, puisque le protocole était respecté. On croit savoir que l’Angleterre n’a pas toujours dédaigné de recourir à ces procédés. Elle a tout un vocabulaire d’expressions parfaitement correctes, dont il ne faut pas trop presser le sens. La route des Indes, la sûreté de l’empire, les intérêts de la civilisation, les droits des minorités opprimées, les privilèges du sujet britannique qui peut fièrement s’écrier : Civis romanus sum, voilà, au courant de la plume, quelques-unes de ces modestes formules sous lesquelles certains voudraient simplement lire partout et toujours la répétition monotone du grand principe de la politique anglaise : Quia nominor leo. La politesse internationale ne veut pas que l’on scrute de trop près ces petits déguisemens. Je ne vois pas très bien pourquoi l’on appliquerait un traitement plus rigoureux à la doctrine de Monroe, qui a du moins l’avantage d’une franchise absolue. La vraie méthode ne consisterait-elle pas, ici comme dans beaucoup de cas, à ne pas procéder à coups de généralités périlleuses et à distinguer soigneusement entre les diverses applications de ce principe ? Pour ma part, dans la crise provoquée par l’évocation de la doctrine de Monroe, crise dont on célébrait prématurément l’apaisement, il y a deux semaines, je dois avouer que je ne regrette nullement l’attitude pleine de réserve et la bienveillante neutralité observées par la France. Il n’y avait vraiment pas lieu à une croisade universelle contre une maxime d’Etat dont la popularité est prodigieuse aux Etats-Unis ; dont la légitimité varie avec chaque espèce à laquelle on l’applique ; et dont l’application, dans le cas donné, visait les prétentions insoutenables, le refus arrogant d’arbitrage, et les récriminations inopportunes d’une puissance comme l’Angleterre.


FRANCIS DE PRESSENSÉ.