La Divine Comédie avant Dante



LA
DIVINE COMÉDIE
AVANT DANTE.

On ne dispute plus à Dante la royauté solitaire, le rôle inattendu de conquérant intellectuel que son génie a su se créer tout à coup au milieu de la barbarie des temps. Jusqu’ici les apologistes n’ont pas manqué à l’écrivain : investigations biographiques, jugemens littéraires, interprétations de toute sorte, hypothèses même pédantes ou futiles, tout semble véritablement épuisé. Peut-être n’y a-t-il pas grand mal : il s’agit d’un poète, et, si le vrai poète gagne toujours à être lu, il perd souvent à être commenté. Un point curieux et moins exploré reste cependant, qui, si je ne m’abuse, demande à être particulièrement mis en lumière : je veux parler des antécédens de la Divine Comédie. Ce poème en effet, si original et si bizarre même qu’il semble, n’est pas une création subite, le sublime caprice d’un artiste divinement doué. Il se rattache au contraire à tout un cycle antérieur, à une pensée permanente qu’on voit se reproduire périodiquement dans les âges précédens, pensée informe d’abord, qui se dégage peu à peu, qui s’essaie diversement à travers les siècles, jusqu’à ce qu’un homme de génie s’en empare et la fixe définitivement dans un chef-d’œuvre.

Voyez la puissance du génie : le monde oublie pour lui ses habitudes ; d’ordinaire la noblesse se reçoit des pères ; ici, au contraire, elle est ascendante. L’histoire recueille avec empressement le nom de je ne sais quel croisé obscur, parce qu’à lui remonte la famille de Dante ; la critique analyse des légendes oubliées, parce que ces légendes sont la source première de la Divine Comédie. La foule ne connaîtra, n’acceptera que le nom du poète, et la foule aura raison. C’est la destinée des grands hommes de jeter ainsi l’ombre sur ce qui est derrière eux, et de ne briller que par eux-mêmes. Mais pourquoi ne remonterions-nous pas aux origines ? pourquoi ne rétablirions-nous pas la généalogie intellectuelle des éminens écrivains ? Aristocratie peu dangereuse et qui n’a chance de choquer personne dans ce temps d’égalité.

Ce serait assurément une folie de soutenir que Dante lut tous les visionnaires qui l’avaient précédé. Chez lui, heureusement, le poète effaçait l’érudit. Mais, comme l’a dit un écrivain digne de sentir mieux que personne le génie synthétique de Dante, « il n’y a que la rhétorique qui puisse jamais supposer que le plan d’un grand ouvrage appartient à qui l’exécute. » Ce mot de M. Cousin explique précisément ce qui est arrivé à l’auteur de la Divine Comédie : Dante a résumé avec puissance une donnée philosophique et littéraire qui avait cours de son temps ; il a donné sa formule définitive à une poésie flottante et dispersée autour de lui, avant lui. Il en est de ces sortes de legs poétiques comme d’un patrimoine dont on hérite : sait-on seulement d’où il vient, comment il s’est formé, à qui il appartenait avant d’être au possesseur d’hier ?

Que le poète saute à pieds joints par-dessus des générations tout entières, et qu’il appelle Virgile « mon père, » il mio autore, rien de mieux : ce sont de ces familiarités, de ces soudaines reconnaissances comme on s’en permet entre génies. Mais la lointaine parenté de Dante avec l’antiquité n’est pas le but de ce travail. Il y a surtout là des rapports de forme et d’exécution ; l’inspiration générale au contraire, l’inspiration de la Divine Comédie, est profondément catholique. Il nous suffira donc de traverser rapidement l’époque païenne, et ce court préliminaire nous conduira vite aux âges chrétiens, que nous avons hâte d’aborder.

I. — L’ANTIQUITÉ. — ER L’ARMÉNIEN. — THESPÉSIUS. — LA BIBLE.

Entouré de mystères, assistant comme un acteur égaré et sans souvenir au spectacle de ce monde, l’homme, dès qu’il s’inquiète du problème de sa destinée, a volontiers foi dans l’inconnu, dans l’invisible. La logique le mène à la notion d’une autre vie, les religions la lui enseignent, et dès-lors il se préoccupe de l’existence future : son imagination peuple à son gré ces contrées mystérieuses du châtiment et de la récompense. De là, à l’origine même des sociétés, et, sans parler de l’Orient, dans l’antiquité grecque et latine, une mythologie qui prend l’homme au cercueil, le suit dans les ténèbres de l’autre monde, et vient raconter ce qu’elle sait des morts à ceux qui vivent et qui sont inquiets. À côté de la philosophie qui explique, à côté du dogme qui affirme, la poésie s’empare vite de ce théâtre surnaturel, plein de curiosité et de terreur, d’où elle peut juger le passé et initier à l’avenir.

Il importe, à propos des antécédens de la Divine Comédie, de distinguer entre ce que j’appellerai le côté éternel et le côté particulier du poème de Dante. En transportant la poésie fantastique dans l’autre monde, Alighieri a en effet touché au grand problème de la destinée future, qui n’est que la conséquence de la destinée présente. On pourrait donc retrouver des analogies frappantes entre ce qu’il a dit et ce qu’ont enseigné sur ce point les philosophies et les religions ; mais ce serait s’égarer dans l’infini. Le sujet que je veux traiter est parfaitement vague et indéterminé, ou parfaitement distinct et limité, selon qu’on se perd à rechercher l’inspiration générale, ou qu’on s’applique seulement à suivre l’inspiration directe et immédiate du poète. C’est dans ce dernier cadre que je m’enfermerai obstinément. Un mot rendra ma pensée : il s’agit tout simplement de ne pas traiter du règne à propos de l’espèce.

Dante a connu l’antiquité comme on la pouvait connaître au XIIIe siècle. Non-seulement il ne savait rien des traditions de l’Égypte ou de l’Inde, mais il n’avait abordé la Grèce et Rome que par les poètes et les philosophes dont la gloire restait populaire dans les écoles, Aristote, Platon, Virgile. De tout le reste, il ne savait que des noms propres. Avait-il lu Homère ? Question insoluble, puisque les érudits discutent encore pour savoir si Dante comprenait le grec. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’Homère est le plus vieil ancêtre d’Alighieri ; son enfer est le plus ancien des enfers connus ; c’est l’enfance de l’art. L’autre monde, en effet, n’est pas pour lui très distinct du monde où nous sommes. Sans doute il est dit dans un vers de l’Iliade : « Bien loin, là où est sous terre le plus profond abîme ; » mais, au XIe livre de l’Odyssée, la situation des enfers est plus indéterminée encore s’il est possible. Ulysse y entre on ne sait comment, en poursuivant l’ombre d’Ajax, et il en sort pour monter aussitôt sur son navire. On ne retrouve dans la Divine Comédie presqu’aucune trace de cet épisode de l’Odyssée. C’est à peine si le géant Titye, qui couvrait neuf arpens de son corps, est dédaigneusement nommé par Alighieri. Le seul écho qui retentisse également dans les deux poèmes est ce clapotement des morts, κλαγγή νεκύων, qu’Homère compare en si admirables termes à celui des oiseaux épouvantés qui fuient de toutes parts.

C’est par Virgile, qu’une longue et amoureuse pratique lui avait rendu familier, que Dante a surtout connu l’antiquité. Aussi s’est-il donné Virgile pour guide dans son terrible pèlerinage ; aussi a-t-il emprunté à l’Énéide beaucoup de souvenirs mythologiques, plus même qu’il n’eût été convenable en un sujet chrétien. Mais Dante n’est pas plagiaire ; la Divine Comédie n’a, avec l’Énéide, que quelques rapports de détails, et il y a entre ces deux poètes et leurs deux poèmes la distance qui sépare le monde païen du monde chrétien. Il est donc curieux de voir ce que deviennent quelques-uns des personnages de l’enfer virgilien dans l’enfer dantesque. Caron, l’horrible vieillard, est presque le seul qui n’ait pas changé ; tous les autres sont déchus. Minos, par exemple, n’est plus le juge austère qui pèse les destinées ; c’est un démon hideux, grinçant des dents, et indiquant aux damnés par le nombre des plis de sa queue le chiffre du cercle infernal qui leur est assigné. Enfin il n’est pas jusqu’au pauvre Cerbère qui ne soit traité avec rigueur : Énée l’apaisait par un gâteau de miel, Dante lui jette une poignée de terre. Chez le poète latin, les ames qui se pressent sur la rive « tendent les mains vers l’autre bord ; » chez Dante, au contraire, les damnés, avant d’entrer en enfer, sont déjà punis ; ils désirent leurs supplices, « ils sont tourmentés du besoin de traverser le fleuve. » Alighieri croit à son sujet, le chantre des Géorgiques en rit et le met sous ses pieds, subjecit pedibus. C’est qu’il n’y a rien sur le front calme du poète latin de ce sourcil visionnaire que Wordsworth prête à Dante ; c’est qu’il n’y a rien de ces mystiques aspirations qui révélèrent au vieux gibelin les extases du paradis. L’élysée de Virgile ne vaut même pas le paradis terrestre de la Bible ; c’est une mesquine parodie de ce qui se passe dans la vie. Admirons cependant combien les idées ont marché depuis Homère. Virgile a déjà à un bien plus haut degré le sentiment de la justice : il gradue les châtimens et les récompenses ; l’idée de purification annonce le purgatoire. C’est qu’entre l’Odyssée et l’Énéide, il y avait eu Platon.

J’ai nommé Platon : ce fut assurément un des maîtres favoris de Dante. Sans parler de la théorie de l’amour, qui est comme la trame même de son œuvre, le poète a souvent suivi les traces du philosophe idéaliste. La forme concentrique qu’il a donnée à l’enfer est une idée toute platonicienne. Mais Dante a dû particulièrement connaître deux passages importans du Phédon et de la République. — Dans le premier, Platon parle des traditions qui couraient de son temps sur le séjour des morts. La triple division que le christianisme a faite de l’autre monde s’y trouve très nettement marquée : le lac Achérusiade, où les coupables sont temporairement purifiés, c’est le purgatoire ; le Tartare, d’où ils ne sortent jamais, c’est l’enfer ; enfin ces pures demeures au-dessus de la terre qui ont elles-mêmes leur degré de beauté, selon le degré de vertu de ceux qui les habitent, c’est le paradis. — Seulement Platon ajoute prudemment : « Il n’est pas facile de les décrire. » C’est peut-être le mot qui a piqué l’émulation de Dante.

Platon n’a pas toujours montré autant de réserve. S’appuyant sur quelque tradition orientale recueillie dans ses voyages, et la modifiant sans doute selon ses croyances, il a, en effet, raconté ailleurs la vision d’un soldat originaire de Pamphilie, et qu’il appelle Er l’Arménien. Er avait été tué dans une bataille. Dix jours plus tard, comme on enlevait les morts à demi putréfiés, il fut retrouvé dans un état parfait de conservation. Bientôt après, pendant qu’il était sur le bûcher des funérailles, on le vit revivre, et il raconta ce qui lui était arrivé. Son ame, s’étant séparée du corps, avait été transportée en grande compagnie dans un lieu merveilleux où le ciel et la terre étaient percés de deux ouvertures correspondantes. Entre ces deux régions siégeaient des juges ; après l’arrêt, les bons allaient à droite avec un écriteau sur la poitrine, et les méchans à gauche avec un écriteau sur le dos. Le tour d’Er vint enfin ; mais, au lieu de prononcer sur son sort, les juges lui ordonnèrent de retourner dans le monde et de dire aux hommes ce qu’il avait vu. Le soldat, avant d’obéir, examina le spectacle qui était sous ses yeux. Par les ouvertures qu’il avait d’abord remarquées, des ames montaient et descendaient sans cesse, les premières sans tache, les autres souillées de fange. Plus loin, dans une vaste prairie arrivaient deux bandes d’ames diverses, qui semblaient venir d’un long voyage. Les unes, sortant de l’abîme, racontaient les tristes aventures d’un exil souterrain qui s’était prolongé pendant mille ans ; les autres, descendant du ciel, disaient les délices qu’elles avaient goûtées. Le mal ou le bien était payé au décuple à chaque ame vertueuse ou coupable. Nous sommes encore loin de l’infini bonheur des élus, comme l’entend le christianisme. Aucun supplice n’est montré à Er, aucun nom ne lui est révélé, excepté celui d’Ardiée, tyran de Pamphilie, qui était traîné à travers les ronces et que tourmentaient « des personnages hideux au corps enflammé. » Ce sont les aïeux des diables d’Alighieri.

Ce qui frappe dans cet épisode, c’est que ce n’était là pour Platon qu’une forme populaire donnée à la vérité ; c’est que le penseur sentait toute la portée de ces symboliques récits. Comme Dante, il prend la chose du côté sérieux. Aussi aimé-je à me figurer que le poète avait sous les yeux ces paroles du Phédon qui eussent si bien servi d’épigraphe à son livre : « Soutenir que ces choses sont précisément comme je les décris ne convient pas à un homme de sens ; mais que tout ce que j’ai raconté des ames et de leurs demeures soit comme je l’ai dit ou d’une manière approchante, s’il est certain que l’ame est immortelle, il me paraît qu’on peut rassurer convenablement et que la chose vaut la peine qu’on hasarde d’y croire. » Décidément Platon est le véritable, le seul ancêtre du poète dans l’antiquité.

Je me trompe, la vision infernale d’Er l’Arménien, la première des visions isolées, spéciales, non mêlées à un poème, a eu un pendant, cinq siècles après, chez Plutarque en son traité des Délais de la Justice divine. On y entrevoit la fusion première des vieilles légendes païennes et des légendes nouvelles apportées par le christianisme. Quoique ce soit un prêtre d’Apollon qui écrive, il y a déjà là quelque chose de la foi du moyen-âge ; Plutarque dit : « ce conte, » mais il a soin de se reprendre et d’ajouter : « si c’est un conte. » — L’histoire de Thespésius se passe au temps de l’empereur Vespasien. Ce Thespésius, originaire de Cilicie, s’était ruiné dans la débauche, et il avait ensuite essayé de relever sa fortune par toute sorte de dols. Le scandale devenait chaque jour plus flagrant, quand Thespésius se tua dans une chute. Pendant la cérémonie des funérailles, il revint à la vie, et raconta qu’aussitôt après sa mort, son ame avait été transportée à travers les astres, jusqu’à un endroit où se découvraient deux régions atmosphériques, l’une basse, l’autre élevée, dans lesquelles tourbillonnaient les ames des morts. Chacune de ces ames arrivait jusque-là au milieu d’une bulle lumineuse, qui se déchirait, et l’ame, paraissant alors sous une forme humaine, allait prendre son rang. Dans la région supérieure erraient doucement les ames des justes ; elles étaient transparentes, lumineuses, et gardaient leur couleur naturelle. Dans la région inférieure, au contraire, se heurtaient en courant les ames perverses ; elles étaient opaques : les unes paraissaient tachetées de gris, les autres d’un noir luisant comme des écailles de vipère. À leur couleur, on distinguait le vice qui les souillait : le rouge marquait la cruauté, une sorte de violet ulcéreux indiquait l’envie ; au bleu, on reconnaissait l’impureté, au noir l’avarice. Celles qui se purifiaient reprenaient peu à peu leur premier aspect. — Au clignotement de ses yeux, à l’ombre que projetait son corps, Thespésius fut reconnu pour un vivant, ainsi qu’il arriva à Dante. Puis, entraîné sur un rayon de lumière, il continua sa route jusqu’en un lieu où des ames criminelles étaient punies, et, selon qu’elles étaient curables ou incurables, livrées à trois divinités vengeresses. La dernière, Erichnis, précipitait les grands coupables dans un abîme que l’œil ne pouvait sonder. — Après avoir traversé un espace infini, après avoir vu un gouffre mystérieux d’où sortait un vent qui enivrait comme du vin, après avoir visité un cratère où venaient se déverser les eaux de six fleuves diversement colorés, que trois génies, assis en triangle, mêlaient suivant différentes proportions, Thespésius reconnut parmi les coupables le cadavre de son père couvert de piqûres. Il s’enfuit terrifié et s’aperçut qu’abandonné par son guide, il était maintenant conduit par d’affreux démons. Des supplices divers s’offrirent alors à ses regards : ici c’étaient des hommes écorchés et exposés aux variations de l’atmosphère ; là des groupes de deux, de trois personnes, s’entrelaçant comme des serpens et se déchirant à coups de dents. Venaient ensuite trois vastes étangs, l’un d’or fondu, l’autre de plomb liquide, mais froid, le troisième de fer aigre. Des diables prenant, comme des forgerons, les ames des avares avec des crocs, les plongeaient dans l’étang d’or bouillant jusqu’à ce qu’elles devinssent transparentes, et, les retirant alors, ils les éteignaient au sein des autres étangs. Ces ames, durcies et comme trempées, pouvaient être rompues en divers fragmens. Sous cette nouvelle forme, elles étaient forgées et refondues. Puis on recommençait durant l’éternité. —Thespésius demeura attéré quand il découvrit plusieurs petits groupes qui déchiraient chacun une victime ; c’étaient des fils irrités, toute une descendance furieuse qui, damnée par la faute des aïeux, se vengeait sur les auteurs de ses souffrances. Voilà bien la transmission de la faute originelle, voilà la responsabilité héréditaire, telle que l’enseigne le christianisme. Mais tout se mêle dans le légendaire païen. Nous touchions aux mystères de l’Évangile ; nous retombons presque aussitôt dans les folies pythagoriciennes et orientales. Thespésius, en effet, parvint au lieu où s’opérait la métempsycose de quelques ames ; des ouvriers, s’emparant de ces ames, taillaient ou supprimaient leurs membres, et, à coups de ciseaux, leur donnaient la forme de différens êtres. Ils saisirent entre autres Néron, et, après lui avoir ôté les clous de feu qui le perçaient, ils se mirent à le découper pour en faire une vipère ; mais une voix secrète cria qu’il fallait seulement lui donner la forme d’un oiseau aquatique, parce qu’il avait été favorable à la liberté de la Grèce, — Bientôt Thespésius dut quitter l’enfer, poussé par un courant d’air impétueux, comme s’il avait été chassé d’une sarbacane ; il rentra dans son corps, se réveilla, et revint à la vertu.

Telle est la vision rapportée par Plutarque, au premier siècle de l’ère chrétienne ; elle est du plus haut intérêt, et montre comment ces rêves bizarres, que nous verrons abonder au moyen-âge, étaient également propres au génie païen, comment l’éternelle préoccupation de la vie à venir a, dans tous les âges, reçu de l’esprit inquiet de l’homme une solution symbolique, la forme que lui a définitivement donnée Dante.

C’est là ce que l’Alighieri, dans son érudition bornée, doit à l’antiquité grecque et latine. Il connut les poètes par Virgile, les philosophes par Platon et par ces échos atténués de Sunium qui retentissent encore dans le songe que Cicéron a prêté à Scipion. Remarquons cependant que Dante, tout en empruntant au paganisme quelques-uns de ses modèles pour les transporter dans la poésie chrétienne, ne s’attache qu’au côté grave, austère, qu’à ce que la mythologie pouvait encore offrir de grands tableaux à une imagination habituée aux pompes du catholicisme. Dès les origines de la poésie grecque, les voyages infernaux étaient devenus un lieu commun des épopées : la vengeance y conduisait Thésée ; Pollux y allait par amitié, Orphée par amour. Au temps de Plutarque, on y pénétrait par l’antre de Trophonius. À Athènes comme à Rome, chaque poète versifiait sa descente chez Pluton[1]. On dramatisait l’enfer tous les jours dans les mystères sacrés, dans les évocations, dans les cérémonies religieuses. Virgile nous l’a dit : Facilis descensus Averno, et il en savait quelque chose puisque dans le Culex il trouve moyen de faire accomplir ce voyage à un moucheron. Mais, qu’on veuille bien le remarquer, l’autre monde, chez les anciens, est surtout une affaire d’art, une sorte de conte mythologique qu’on permet aux poètes de chanter, et dont chacun rit dans la vie pratique. La dégradation s’achève avec la venue de l’empire romain, et, dès-lors, c’est tout-à-fait une exception que la bonne foi de Thespésius et de son biographe. Personne ne se cache ; on fait montre, au contraire, d’incrédulité sur la vie future. Les sarcasmes de Lucrèce sont de mode ; pour le poète Sénèque, il n’y a dans tout cela que de vains mots, pour Juvénal, des contes dignes des enfans en nourrice. C’est surtout dans les dialogues de Lucien qu’il faut voir avec quelle légèreté le scepticisme païen en était arrivé à parler de l’immortalité. Pour ce précurseur de Voltaire, l’autre monde n’est qu’un prétexte de satire contre ce monde-ci. Qu’on se rappelle seulement cette Nécyomantie dans laquelle Ménippe est conduit aux sinistres bords par un magicien ; qu’on se rappelle le déguisement du voyageur qui, avec sa peau de lion, fait croire à Caron qu’il est Hercule, puis la singulière description du tartare, qui n’est autre chose que le monde renversé, et où, par exemple, le roi de Macédoine, Philippe, raccommode de vieux souliers. Dante, ce poète éminemment religieux, n’a rien de commun, on le devine, avec ces cyniques inspirations qui reparaîtront chez les trouvères et dont héritera Rabelais.

On vient de voir ce qu’Alighieri dut à l’antiquité païenne. — Que dut-il à l’antiquité biblique ? Fort peu de chose. Ce qui est dit, en effet, de l’enfer dans les livres saints, ne prête pas beaucoup à l’image et à la description. Ce feu qui doit brûler jusqu’aux fondemens des montagnes, ce grand abîme, cette géhenne, cette terre de ténèbres où règne un ennemi éternel, ce lieu où le lit sera la pourriture, et les vers la couverture, ces eaux sous lesquelles gémissent des géans, ce lac profond où l’on est plongé ; tout cela, toutes ces indications vagues et mystérieuses ne présentaient aucun thème brillant au poète. Le petit nombre de textes, bien moins explicites encore, sur le purgatoire et sur le paradis, ne lui fournissaient point d’indication matérielle qui lui fût une autorité. De plus, il n’y avait pas de vision dans les livres saints, ou du moins il n’était pas donné de détails sur les ravissemens d’Élie, d’Hénoc, d’Ézéchiel, ni même sur le voyage entrepris dans les enfers par le Sauveur, et auquel Dante a fait allusion dans le XIIe chant de son premier poème. Ce divin antécédent était fait pour animer la pieuse émulation d’Alighieri.

Avec l’Évangile pourtant on entre dans une nouvelle voie. — Ainsi, le riche, quand il est en enfer, veut envoyer à ses frères encore vivans un messager pour les avertir du châtiment qui les attend s’ils persévèrent dans la fausse voie ; mais il lui est répondu : « S’ils n’ont pas voulu écouter la loi et les prophètes, ils n’écouteront pas davantage un homme qui reviendrait de l’autre monde. » Voilà ce que raconte saint Luc. C’est la vision en projet ; elle se réalise chez saint Paul : « J’ai connu, dit-il, quelqu’un qui a été ravi en esprit jusque dans le paradis, où il a entendu des paroles qu’il n’est pas permis à l’homme de publier. » Je soupçonne, pour ma part, qu’Alighieri avait lu le verset de saint Paul : il avait lu surtout l’Apocalypse, et cet esprit visionnaire, ce tour prophétique, lui laissèrent une forte empreinte. C’est ainsi qu’il apparaît plein de lumière dans ce ciel ténébreux du moyen-âge ; c’est ainsi qu’il vient à nous, guidé d’une main par le génie charmant de Virgile, de l’autre par la sombre figure de saint Jean.

II.PREMIÈRES VISIONS CHRÉTIENNES. — CARPE. — SATURE. — PERPÉTUE. — CHRISTINE.

On sait quelle place tient l’autre monde dans les dogmes du christianisme ; on devine celle qu’il a dû tenir dans son histoire. Succédant au matérialisme des théogonies antiques, la poésie des temps nouveaux, la poésie des légendes put bientôt, à la suite du dogme, s’emparer de ces domaines inoccupés de la mort, et les montrer comme la future patrie à ceux qui s’oubliaient dans la vie présente. L’enfer était irréfragablement annoncé dans les livres saints ; mais ce n’est pas en prêchant la damnation, c’est en prêchant le salut que le christianisme put conquérir le monde. On montre le ciel aux néophytes, on montre les profondeurs de l’abîme aux croyans infidèles. Eh ! qui songeait aux peines éternelles, parmi ces sublimes martyrs du premier âge ? Lisez leur histoire, ils n’ont que des bénédictions pour les bourreaux, et plusieurs leur désignent du doigt même ces célestes parvis où ils voudraient les entraîner avec eux. C’est la poésie en action. Il ne faut donc pas s’attendre à rencontrer alors des poètes qui chantent les terribles merveilles de l’autre monde. Seulement, quelques rares assertions viennent çà et là prêter une forme déterminée à ces mystères de l’avenir. Ainsi, au second siècle, saint Justin nomme certains esprits qui cherchent à s’emparer de l’ame des justes aussitôt après la mort, et Tertullien, qui parle quelque part de monts ensoufrés qui sont les cheminées de l’enfer, inferni fumariola, croit qu’il y a dans l’autre vie une prison d’où l’on ne sort point que l’on n’ait payé jusqu’à la dernière obole. C’est aussi un spectacle assez fréquent dans cette histoire primitive, que de voir les martyrs, des évêques surtout, entourés de leurs diacres, échapper tout à coup aux mains des persécuteurs, aux flammes des bûchers, et s’élever radieux jusqu’au ciel, devant la foule étonnée.

Ainsi, dans le petit nombre de très courtes et très simples visions qui nous sont venues des siècles apostoliques, c’est surtout l’idée d’indulgence qui me paraît dominer. Une des premières et des plus curieuses que je rencontre a rapport à saint Carpe. Un jour, à ce que raconte Denis l’Aréopagite, en sa huitième épître, ce saint fut transporté en esprit dans un vaste édifice dont le sommet entr’ouvert laissait voir au ciel le Christ entouré de ses anges. Au milieu de la maison, on découvrait, à la lueur d’un bûcher, un gouffre sur la marge duquel se retenaient quelques païens qui avaient résisté aux prédications de saint Carpe ; des serpens et des hommes armés de fouets les poussaient dans l’abîme. Carpe alors se prit à les maudire ; mais, en reportant les yeux vers le ciel, il vit Jésus tout attendri qui tendait à ces pauvres pécheurs une main compatissante, disant : « Frappe-moi, Carpe, je suis encore prêt à souffrir, et de tout cœur, pour le salut des hommes. » Et l’apôtre se réveilla. — Dieu plus indulgent que les hommes sur les châtimens dus à l’humanité coupable, le juge moins sévère que l’accusé ! voilà bien les merveilles des premiers temps du christianisme.

Ce caractère de naïveté charmante se retrouve également en deux autres visions qu’a enregistrées saint Augustin dans son traité de l’Origine de l’Ame. La première est celle de saint Sature, mort en 202. Quatre anges l’enlevèrent tout à coup, sans le toucher, jusqu’aux lumineux jardins du ciel. Là s’élevait le trône du Tout-Puissant, autour duquel les légions sacrées faisaient incessamment retentir ces mots : « Saint, saint, saint ! » Le Seigneur baisa le nouveau venu au front, et lui passa la main sur la face, après quoi Sature sortit du ciel. — Dieu a déjà, dans les simples extases des martyrs, ces familiarités étranges que lui prêteront plus tard les auteurs de mystères.

L’autre vision est celle de sainte Perpétue, qui avait accompagné Sature au ciel, comme elle le suivit depuis au supplice. Elle eut en effet dans sa prison un autre rêve où il ne s’agit plus du ciel, mais où semble se manifester vaguement l’idée de purgatoire. La sainte vit, dans un grand éloignement qu’elle ne pouvait franchir, un enfant dévoré de soif, et dont les lèvres s’efforçaient en vain d’atteindre les bords trop élevés d’un bassin rempli d’eau. C’était son frère Dinocrate, mort naguère, à l’âge de sept ans, d’un cancer à la joue. À ce spectacle, Perpétue répandit des larmes et pria. Quelques jours après, elle revit l’enfant, toujours dans le lointain. Cette fois, il était guéri, revêtu d’habits brillans, et, une coupe à la main, il puisait dans la piscine, dont l’eau ne diminuait pas. — Dinocrate était-il un enfant mort sans baptême ? Je ne sais. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la miséricorde fait presque exclusivement le fond de toutes ces légendes, c’est que l’efficacité des prières pour les morts éclate déjà avec quelque poésie.

Il en est de même de la singulière hallucination de sainte Christine, dans le courant du IIIe siècle[2]. Cette vierge, étant morte, fut exposée en pleine église aux regards des fidèles. Pendant qu’on célébrait pour elle l’office accoutumé, elle se leva subitement de son cercueil et s’élança sur les poutres du temple, ainsi qu’aurait fait un oiseau ; puis elle reprit le chemin de sa maison, et alla vivre avec ses sœurs, auxquelles elle raconta ses ravissemens successifs en purgatoire, de là en enfer, et enfin en paradis. Arrivée dans ce dernier lieu, Dieu lui avait donné à choisir de rester au ciel ou de retourner sur terre, afin d’y racheter par la pénitence les ames qu’elle avait vues en purgatoire. Christine n’hésita pas à prendre ce dernier parti, et les saints anges la ramenèrent dans son corps. — Telle est la charité en sa plénitude, et l’agiographe qui recueillait au moyen-âge cette antique tradition n’en a certainement pas altéré l’esprit : on se sent là dans les premiers siècles du christianisme.

Ainsi, quoique toujours présent dans le dogme, l’enfer tient peu de place en ces récits des vieux légendaires. Entraîné par ce souffle d’indulgence, Origène soutint que toutes les peines de l’autre vie sont expiatoires, et que le bien gagnera enfin le dessus. Cette doctrine, bientôt réprouvée par le sixième concile, sembla amener une réaction des idées de damnation éternelle, à laquelle il est peut-être convenable de rattacher en partie le traité vengeur de Lactance, De la Mort des Persécuteurs. Mais bientôt les théories indulgentes reparaissent. Au IVe siècle (cela ressort d’un passage de l’Hymne au Sommeil de Prudence), on croyait volontiers que le nombre des hommes assez pervers pour être damnés serait très restreint. L’idée d’un milieu entre l’enfer et le paradis, je veux dire le purgatoire, plaît singulièrement à ce poète chrétien. C’est donc le principe du pardon qui semble dominer alors, et qui charme particulièrement les esprits. Dans sa Théodicée, Leibnitz paraît même assez disposé à croire que saint Jérôme penche vers l’opinion que tous les chrétiens seront à la fin reçus en grace. Mais prenons garde ; c’est entrer dans la théologie, et nous n’avons à parler que de poésie. Peu importe ici l’opinion prêtée, un peu légèrement peut-être, à saint Jérôme, peu importe même le mot mystérieux de saint Paul, que « tout Israël sera sauvé ; » constatons seulement que, dans ces origines, la légende s’attache bien plus à l’idée de salut qu’à l’idée de damnation. C’était là une tendance générale, tout-à-fait en rapport avec la pureté et la douceur des mœurs d’alors. Je n’en veux plus indiquer qu’une preuve : qu’on se rappelle les très rares endroits des homélies de Césaire d’Arles où il est question de l’enfer ; qu’on se rappelle les précautions oratoires dont s’entoure à ce propos l’apôtre, et les regrets qu’il exprime à son auditoire d’être forcé, malgré lui, à ces menaces.

III.LE SOLDAT DE SAINT GRÉGOIRE-LE-GRAND. — TRAJAN DANS LE CIEL. — LES PÈLERINS DE SAINT MACAIRE. — SAINT FURSI. — SAINT SAUVE.

C’est seulement vers le Vie siècle que la vision, dans le sens particulier où je l’entends, apparaît et se constitue comme un genre persistant et distinct. La foi n’a déjà plus sa vivacité première, et on peut prévoir l’époque où l’on aura besoin de la terreur. Les curieux Dialogues de saint Grégoire-le-Grand offrent l’un des premiers exemples de ces révélations nouvelles sur l’autre monde[3]. C’est un soldat qui meurt, revient à la vie, et raconte ce qu’il a vu pendant sa disparition. Une vaste plaine où sont d’un côté les méchans entassés dans des cabanes fétides, et de l’autre les bons, vêtus de blanc, dans des palais lumineux ; au milieu, un fleuve bouillant, traversé par un pont de plus en plus étroit, d’où tombent ceux qui le veulent franchir sans être purifiés : voilà tout ce que sait trouver l’aride imagination du visionnaire. Encore le pont de l’épreuve est-il emprunté à la théogonie persane, d’où il a passé depuis dans le Koran. C’est là une des premières traces de l’invasion des légendes orientales au sein des traditions chrétiennes du moyen-âge.

Si fréquentes que soient, dans les Dialogues de Grégoire-le-Grand, les histoires de cadavres et de damnation, la charité, le pardon, y ont aussi leur place. C’est en effet à une anecdote de la vie de ce pape, racontée par Paul Diacre, qu’il faut peut-être rapporter l’origine de cette croyance, assez répandue au moyen-âge, à savoir qu’un damné, même païen, peut quelquefois être délivré par les prières des fidèles. Grégoire avait conçu, par la lecture des historiens latins, une vive admiration pour les vertus de Trajan. Il se mit donc à prier, et sa prière ne tarda pas à sauver des supplices éternels l’ame païenne de l’empereur ; mais Dieu, en déférant au vœu du saint pape, lui ordonna expressément de n’y plus revenir. Cette tradition s’est perpétuée jusqu’à Dante, qui en a recueilli le dernier héritage. Lorsque, dans le Paradis, les légions ailées se groupent pour représenter un aigle immense, symbole de la politique gibeline du poète, Trajan se trouve être une des cinq ames lumineuses qui forment le sourcil du gigantesque oiseau. Seulement Alighieri, qui, dans le Purgatoire, regarde ce fait comme le grand triomphe de saint Grégoire, « sua gran vittoria, » semble, dans le Paradis, laisser à Trajan lui-même l’honneur de son salut. Le poète est ici d’accord avec son maître, saint Thomas, qui, dans la Somme, admet cette étrange légende sur Trajan, et soutient que ce prince et ses pareils ne pouvaient être à jamais damnés ; c’est la seule fois peut-être où le poète, égaré par le théologien, se soit départi de sa rigueur orthodoxe.

Nous sommes au VIe siècle. De très anciens biographes de saint Macaire-Romain[4], qui vivait alors, racontent que trois moines orientaux, Théophile, Serge et Hygin, voulurent découvrir le point où le ciel et la terre se touchent, c’est-à-dire le paradis terrestre. Après avoir visité les saints lieux, ils traversent la Perse et entrent dans les Indes. Des Éthiopiens (telle est la géographie des agiographes) s’emparent d’eux et les jettent en une prison d’où les pèlerins ont enfin le bonheur de s’échapper. Ils parcourent alors la terre de Chanaan (c’est toujours la même exactitude), et arrivent en une contrée fleurie et printanière où ils trouvent des pygmées hauts d’une coudée, puis des dragons, des vipères, mille animaux épars sur des rochers. Alors un cerf, puis une colombe, viennent leur servir de guides et les mènent, à travers des solitudes ténébreuses, jusqu’à une haute colonne placée par Alexandre à l’extrémité de la terre. Après quarante jours de marche, ils traversent l’enfer. On y découvrait, ici un grand lac de soufre plein de serpens, là des figuiers sur lesquels une foule d’oiseaux criaient avec une voix humaine : « Pitié, pitié ! » et par-dessus ces clameurs dominait ce cri imposant : « C’est ici le lieu des châtimens. » Enfin les moines voyageurs parvinrent à l’extrémité de l’enfer, où veillaient quatre gardiens couronnés de pierreries et armés de palmes d’or. Après quarante jours encore de fatigue, sans autre aliment que l’eau, ils commencèrent à sentir une odeur parfumée, pleine de douceurs inconnues aux sens. Une contrée merveilleuse se révéla à leurs yeux, avec des teintes de neige et de pourpre, des ruisseaux de lait, des contours lumineux, des églises aux colonnes de cristal. Un jeûne de cent journées étant subi, ils purent se nourrir d’herbes blanches. Enfin la route les mena à l’entrée d’une caverne, où ils trouvèrent Macaire, qui, comme eux, était arrivé miraculeusement aux portes du paradis, gardées par le glaive du chérubin. Depuis cent années, le saint était là abîmé en prières. Instruits par cet exemple, les pèlerins abandonnèrent leur projet, et reprirent, en louant Dieu, le chemin de leur couvent.

Voilà la vision dans toute sa plénitude, dans toute son exaltation : aucune notion de temps ni de lien, les contes de l’âge d’or et les splendeurs des Mille et une Nuits mêlés aux aspirations de l’ascétisme, une sorte d’enivrement enfin. Quant à saint Macaire lui-même, il est long-temps resté célèbre, et c’est précisément ce voyage à travers les mystérieuses contrées de la mort qui le rendit populaire. Dans les danses macabres, il est habillé en docteur, et, après avoir reçu les trois morts et les trois vifs, il vient prononcer la moralité ; on le retrouve jusqu’au Campo-Santo, dans les peintures d’Orcagna. Je suis de plus porté à croire, malgré les commentateurs, que c’est ce même Macaire-Romain, Maccario, que saint Benoît montre à Dante parmi « les contemplatifs, » au XXIIe chant du Paradis.

On ne contestera pas, je suppose, le caractère bien plus céleste qu’infernal des visions sur l’autre monde, durant les premiers âges du christianisme. Le doute serait encore possible, qu’il suffirait de rappeler ce qui arriva à saint Sauve, alors qu’il n’était encore qu’un humble abbé, voué aux plus austères pénitences. Ici rien d’apocryphe ; Grégoire de Tours, au VIIe livre de son Histoire des Francs, atteste devant Dieu qu’il a recueilli les faits de la propre bouche du saint : la bonne foi est patente. Sauve mourut après une fièvre violente, et, pendant la cérémonie des obsèques, il ressuscita. Au bout de trois jours, cédant enfin à l’importunité de ses frères, il leur raconta comment il avait été emporté au-delà des sphères jusqu’à des plaines pavées d’or où s’agitait une multitude immense, comment enfin il était parvenu en un lieu où l’on était nourri de parfums et où planait une nuée plus lumineuse que toute lumière, et de laquelle sortait une voix pareille à la voix des grandes eaux. — Mais tout à coup ces mots retentirent avec éclat : « Qu’il retourne sur la terre, car il est utile à nos églises ! » Sauve, s’étant jeté à genoux : « Hélas ! hélas ! Seigneur, pourquoi m’avez-vous révélé ces splendeurs, si je devais bientôt les perdre ? » Il lui fut aussitôt répondu : « Va en paix, je serai avec toi jusqu’à ton retour. » Et Sauve, pleurant, sortit par la porte éblouissante qu’il avait naguère franchie. — À ce récit, les moines demeurèrent frappés, et l’abbé s’écria en gémissant : « Malheur à moi qui ai osé trahir un pareil secret ! le parfum qui me nourrissait s’est retiré de moi ; ma langue est comme déchirée et semble remplir toute ma bouche. » Bien des années après, le saint abbé quitta le cloître pour devenir évêque d’Alby.

On le voit, Sauve n’accepte pas son retour sur terre avec la même résignation que sainte Christine ; il y a déjà décadence. Cependant il est bon de remarquer qu’il n’est ici question encore que des félicités célestes, et que la terreur s’efface devant l’espérance. Ces ravissemens, où domine l’idée de salut et de béatitude, se prolongeront jusqu’au viie siècle. Quand saint Fursi[5] sera enlevé à son corps afin de visiter les divins parvis, il assistera sans doute à bien des luttes : les anges seront même obligés de parer avec leurs boucliers les flèches de feu que lui lanceront les démons ; mais il ne sera pas dit un mot de l’enfer. — Avec les siècles toutefois, la préoccupation de la vie à venir devient de plus en plus sérieuse et générale. Les vivans ne cessent de prier pour les morts ; la foi au purgatoire était même si vive, que, dans une assemblée tenue à Attigny, en 765, vingt-sept évêques et dix-sept abbés signèrent un compromis dans lequel il était convenu que, chaque fois que l’un d’entre eux décéderait, tous les prêtres attachés aux prélats et abbés survivans réciteraient pour lui cent psautiers et diraient cent messes. S’il transpire dans ce détail un peu d’égoïsme, il y éclate, en revanche, une foi profonde. L’égoïsme et la foi ! deux choses pourtant qui sembleraient s’exclure, si l’une n’était de tous les temps, si l’autre ne semblait un privilége des peuples qui n’ont pas vieilli.

IV. — RÊVE DE GONTRAM. — L’ANGLAIS DRITHELME. — LE RESSUSCITÉ DE SAINT BONIFACE. — DAGOBERT. — CHARLEMAGNE. — WETTIN.

L’invasion barbare devait laisser partout son empreinte ; nous allons la retrouver dans les légendes sur la vie future. Ce ne sera plus, en effet, l’extase puérile et naïve ; après le ravissement sincère du saint viendra le rêve calculé du politique. L’église approche des siècles où elle devra présider aux destinées, non plus seulement religieuses, mais temporelles du monde. Or, c’était se faire gouvernement, et un gouvernement politique a bien plutôt à punir qu’à récompenser. Nous touchons donc à une ère nouvelle : la vision va devenir une arme entre les mains des évêques contre les princes, puis entre les mains des moines contre les évêques. C’est même dès l’abord un instrument utile pour un roi franc. Tout le monde se rappelle le caractère historique de Chilpéric, tel qu’il apparaît dans les Récits de M. Augustin Thierry. Quand ce barbare eut été assassiné, son frère Gontram supposa une vision[6] dans laquelle il avait vu Chilpéric enchaîné que lui présentaient trois évêques. Deux d’entre eux disaient : « Nous vous supplions de le laisser ; qu’il soit libre après avoir subi son châtiment. » Mais le troisième répondait avec emportement : « Non ; qu’il soit dévoré par le feu pour les crimes qu’il a commis ! » Cette discussion ayant continué long-temps entre les prélats, Gontram vit de loin un vase d’airain placé sur le feu ; puis, tandis qu’il pleurait de douleur, son frère Chilpéric fut violemment saisi ; on jeta ses membres brisés dans le vase, où ils disparurent bientôt sans qu’il en restât la moindre trace.

Ainsi peu à peu cette espèce de légende pénètre partout : elle n’est pas seulement chez les théologiens, chez les agiographes : elle envahit le domaine des faits et trouve place chez de graves écrivains. Je n’en voudrais pour preuve que l’épisode intercalé par le vénérable Bède dans son Histoire ecclésiastique des Anglais, qu’il écrivait au VIIIe siècle. Il s’agit d’un pieux Northumbrien nommé Drithelme, qui mourut, ressuscita, et, laissant sa famille, se voua à Dieu. Ce Drithelme racontait souvent ce qu’il avait vu au sein de la mort, son voyage dans les vallons, tantôt glacés, tantôt brûlans, de l’enfer, les ricanemens et les menaces des démons lorsque son guide lumineux l’abandonna, et enfin son miraculeux ravissement sur un mur énorme, sans portes, sans ouvertures, sans terme, et du haut duquel se découvraient les colonies pieuses qui attendaient le jugement dans des champs fleuris. En avançant, Drithelme rencontra tant d’éclat et de parfums, les choses d’alentour prirent un caractère si peu humain, qu’il fut obligé de rebrousser chemin, et que, sans savoir comment, il se sentit avec amertume redevenir homme. Entré aussitôt au cloître, il s’imposa toute sorte d’austérités. On le voyait, par exemple, au plus fort de l’hiver, se plonger dans les fleuves glacés, et, quand ses frères l’interrogeaient sur cet excès de pénitence, il répondait naïvement « J’ai vu bien d’autres froidures, frigidiora ego vidi. »

Nous sommes encore dans la vision pure, sans mélange d’intérêts contemporains ; mais ce caractère va devenir de plus en plus exceptionnel. L’un des derniers exemples qu’on en trouve est emprunté aux Lettres de saint Boniface[7]. — Le bruit s’étant répandu qu’un mort venait de ressusciter dans le monastère de Milbourg, Boniface voulut s’en assurer par lui-même, et interrogea, en présence de trois vénérables religieux, ce visionnaire, qui se mit à raconter comment, durant une maladie, son ame s’était séparée de son corps, et comment un autre monde lui avait été révélé aussi brusquement que l’est la lumière à des yeux voilés qu’on découvre tout à coup. De ce nouvel horizon, la terre lui apparaissait bien loin comme entourée de flammes, et, dans l’intervalle, l’espace était tout rempli d’ames voyageuses qui venaient de mourir. Dès que ces ames arrivaient, elles devenaient un sujet de querelles entre les anges et les démons, querelles violentes parfois, lorsque les malins esprits s’avisaient de tricher dans la pesée des vices et des vertus de chaque ame. Les Vices et les Vertus, quand ces sortes de conflits devenaient trop violens, comparaissaient en personne et intervenaient dans le débat. C’est ce qu’ils firent pour le visionnaire de saint Boniface. On se croirait déjà aux personnifications du Roman de la Rose. L’Orgueil, la Paresse, la Luxure, vinrent tour à tour charger son passé ; puis ses Vertus, ses petites Vertus, parvæ Virtutes (il faut bien paraître modeste), eurent aussi leur tour ; l’Obéissance et le Jeûne firent son apologie, et il n’y eut pas jusqu’à son Psaume familier qui ne vint en chair et en os prononcer sa louange. Aussi les anges, prenant le parti du moine, l’enlevèrent à l’infernale légion, et lui montrèrent en détail les contrées de la damnation ; puis ils le conduisirent vers un lieu charmant, où il découvrit une foule glorieuse d’hommes admirablement beaux, qui de loin lui faisaient signe de venir, mais où il ne put pénétrer. C’était le paradis. Les anges alors ordonnèrent au moine de retourner sur la terre. Ils lui enjoignirent aussi de raconter aux hommes pieux tout ce qu’il venait de voir, et de n’en rien dire à ceux qui s’en moqueraient, insultantibus narrare denegaret. La précaution était sage ; mais qui se fût avisé de ce scepticisme au viiie siècle ? — C’est dans un couvent que le ressuscité de saint Boniface eut tous ces rêves merveilleux. Il est en effet à remarquer que, durant les siècles qui vont suivre, le clergé aura le monopole de ces sortes de visions.

C’est à cette origine sacerdotale qu’il faut sans doute rapporter les récits de deux écrivains anonymes, recueillis par Lenglest-Dufresnoy en ses Dissertations sur les Apparitions ; récits bizarres et dans lesquels se retrouvent ces combats des malins esprits et des saints à l’occasion de quelque ame en litige, dont on retrouvera chez Dante le souvenir modifié. — Dans le premier, il s’agit du roi Dagobert, que des démons poussent à coups redoublés en enfer, et que saint Maurice et saint Martin (dont ce roi avait doté les couvens) viennent délivrer pour l’emmener au ciel. — Dans le second, il est question de l’ame de Charlemagne, que les diables en troupe veulent pareillement saisir après sa mort, lorsque deux hommes sans tête, Jacques de Galice et Denis de France, se présentent et exigent qu’on procède à une nouvelle pesée ; alors ils se mettent à jeter dans la balance toutes les bonnes œuvres du prince, bois et pierres des abbayes construites, ornemens donnés aux églises, et ce poids énorme n’a pas de peine à l’emporter sur les péchés et les vices.

Le nom de Charlemagne nous ramène à Dante et nous conduit à Wettin. Ce religieux du cloître d’Augie-la-Riche eut en 824, la veille de sa mort, une vision qu’il raconta à tout le couvent, et que son abbé, Hetto, rédigea aussitôt après. Baluze, qui retrouva cette rédaction primitive et la communiqua à Mabillon, assure que, de toutes les histoires analogues, celle de Wettin fut la plus célèbre au moyen-âge, et qu’elle devint immédiatement populaire dans toute l’étendue du royaume des Francs[8].

Comme Wettin malade était couché les yeux fermés, oculis clausis (je n’invente pas le détail, qui n’a rien de piquant d’ailleurs depuis les beaux miracles du magnétisme), il vit entrer un démon sous la forme d’un clerc noir et sans yeux, portant des instrumens de supplice ; une légion de diables l’accompagnait avec des lances et des boucliers. Mais plusieurs personnages vénérables, habillés en moines, vinrent bientôt les chasser. Alors apparut, au pied du lit de Wettin, un ange environné de lumière et vêtu de pourpre, qui l’appelait d’une voix douce. Wettin obéit et fut emporté, à travers « le chemin charmant de l’immensité, » jusque dans de très hautes montagnes de marbre. Le long de cette vaste chaîne coulait un fleuve de feu, où étaient plongés une infinité de damnés, parmi lesquels un grand nombre de prêtres de tout rang que Wettin avait connus. On voyait plusieurs de ces prêtres liés par le dos, au milieu des flammes, à des souches brûlantes, et vis-à-vis chacun d’eux étaient enchaînées de la même manière les femmes qu’ils avaient séduites. Tous les deux jours, des bourreaux armés de verges les fustigeaient sans pitié, en leur disant : « Soyez punis par où vous avez péché. » Les voluptueux, chez Dante, sont moins sévèrement traités peut-être : dans l’Enfer, il n’y a point de flammes pour eux ; c’est une rafale seulement,

La bufera infernal he mai non resta,

qui les emporte dans son tourbillon comme une bande de grues et les entrechoque sans relâche. Chez Wettin, l’idée d’expiation temporaire, de rachat, est évidemment distincte de l’idée de damnation. Le visionnaire observe cependant l’unité de lieu dans ce vaste drame de l’éternité ; le purgatoire et l’enfer se confondent pour lui sur la même scène. Ce système pénitentiaire de l’autre monde est très peu avancé, même pour le moyen-âge. Nous ferons des progrès avec le temps.

Wettin rêve toutes ces belles choses dans un cloître dont son imagination ose à peine franchir le seuil. Parmi les suppliciés, il ne distingue guère que des moines ; mais il est de bonne composition pour eux, et il se garde de les laisser éternellement en si triste lieu. Voulant se montrer bon confrère, il ne les met là que pour leur apprendre à vivre, non ad damnationem. — Les excès du pouvoir civil trouvent cependant leur punition chez Wettin, à côté des excès du pouvoir clérical. Ainsi un grand nombre de comtes apparaissent tour à tour dans son récit, et on les voit expier d’une façon singulière leurs rapines et leurs vols. Tous les objets pillés par eux sont successivement déposés à leurs pieds, et les malheureux sont forcés de les mâcher et de les avaler, quels qu’ils soient. Ils ont beaucoup à faire, comme on l’imagine. Mais ce n’est pas là le trait le plus bizarre du ravissement raconté par Wettin avec un accent de vérité qui montre l’hallucination et qui exclut la mauvaise foi. Le conquérant catholique des Saxons, le soutien de l’église d’Occident, Charlemagne, est rangé parmi les victimes, et son tourment honteux ne peut se redire[9]. Michel-Ange (c’est bien la lignée de Dante), un de ces génies qui osent tout, semblerait s’être inspiré de l’audace cynique de Wettin dans les tortures qu’il fait subir à je ne sais quel cardinal de son Jugement dernier. Il y a de ces traits bizarres qui reparaissent à travers les siècles : celui-là est assez commun au moyen-âge. Wettin étant tombé dans un grand étonnement à la vue de Charlemagne, l’ange lui expliqua que ce prince était, il est vrai, destiné aux joies du salut, mais qu’il expiait momentanément la liberté de ses mœurs. Peut-être ne faut-il voir là qu’une dernière protestation contre la polygamie germanique. Au surplus, c’est un moment d’humeur qui passera vite. Cet empereur, en effet, mort à peine depuis dix ans, et que Wettin ose poursuivre de ses vengeances, bientôt l’église le canonisera à demi ; et l’apothéose religieuse de Charlemagne, se continuant à travers le moyen-âge, ne cessera pas jusqu’à Dante, qui, dans son Paradis, fait du grand empereur l’une des lumières de la croix éblouissante formée par les défenseurs du Christ. — Quant à Wettin, après avoir contemplé le paradis, il s’éveilla de son assoupissement, raconta ce qu’il venait de voir, et mourut.

V.LE PRÊTRE DES ANNALES DE SAINT BERTIN. — BERNOLD. — CHARLES-LE-GROS. — LA FIN DU MONDE.

Jamais les visions n’ont été plus fréquentes qu’au IXe siècle ; on en peut voir de très curieuses preuves dans l’Histoire littéraire de M. Ampère. L’un des premiers exemples qui me vienne au souvenir est ce que rapporte, à l’année 839, l’évêque de Troyes, saint Prudence, dans la partie des Annales de saint Bertin qui lui est généralement attribuée.

Un prêtre anglais, dont le nom est inconnu, fut, durant une nuit, tiré de son sommeil par un personnage qui lui ordonnait de le suivre. Le prêtre (on avait encore le sentiment de l’obéissance dans ce temps-là) se hâta d’obtempérer à l’injonction, et fut conduit en une contrée où s’élevait un grand nombre d’édifices. Les deux voyageurs entrèrent dans l’un de ces monumens, qui n’était autre chose qu’une magnifique cathédrale. Là était une troupe innombrable d’enfans. Ayant remarqué que chacun d’eux lisait assidument dans un volume où se croisaient des lignes noires et des lignes sanglantes, l’Anglais interrogea son guide : « Les lettres de sang, répondit l’inconnu, sont les crimes des hommes ; ces enfans sont les ames des saints qui invoquent la clémence de Dieu.. Il ajouta que la corruption des générations nouvelles était pire que jamais, et qu’il fallait s’attendre à une prochaine invasion de barbares maritimes (sans doute les Normands) et à des ténèbres qui envelopperaient la terre pendant trois jours. Quand le prêtre eut subi ce sermon, il lui fut permis de regagner le chemin de son lit. On se demandera peut-être s’il l’avait quitté ; mais, ce qu’il y a d’incontestable, c’est que cette étrange vision n’annonce guère la Divine Comédie : seulement ce livre que tiennent les saints, ce livre où sont inscrits les crimes des hommes, ne peut-on pas dire que Dante aussi l’a lu jusqu’à la dernière page, et que son œuvre n’en est que la poétique copie ?

Remarquons que c’est un évêque des Gaules, saint Prudence, qui raconte cette histoire. Ainsi l’épiscopat, qui essayait alors de se faire une position indépendante, ne manqua pas de s’emparer des visions comme d’un instrument utile. Le fait se trouve encore confirmé par la vision qu’Hincmar attribue à un certain Bernold[10], son paroissien, lequel lui était particulièrement connu ; et notez que ce morceau a un caractère tout-à-fait officiel, puisqu’il fait partie d’une lettre écrite par l’archevêque à ses suffragans et aux fidèles de son diocèse. — Ce Bernold, durant un évanouissement, se trouva transporté dans un lieu obscur et fétide, où le roi Charles-le-Chauve pourrissait dans la fange de sa propre putréfaction ; les vers avaient dévoré sa chair, et il ne restait plus que les nerfs et les os. Après avoir prié le pèlerin de lui mettre une pierre sous la tête : « Va annoncer à l’évêque Hincmar, lui dit-il, que je suis ici pour n’avoir pas suivi ses conseils. Qu’il prie, et je serai délivré. » Aussitôt Bernold vit une magnifique église où était Hincmar en habits pontificaux, avec son clergé, et il lui rapporta les paroles du roi Charles ; puis il revint vers le prince qui le remercia. Charles en effet n’était plus ce cadavre rongé de tout à l’heure, mais un homme vigoureux et sain de corps, un monarque splendide dans toute la magnificence de son costume royal. — Voilà comment Hincmar osait traiter son maître mort hier, et des attaques pareilles se renouvellent de sa part contre Ebbon, son compétiteur au siége de Reims, et contre d’autres ennemis. Sous le couvert de son paroissien Bernold, il joue tout-à-fait le rôle de Dante au début du Purgatoire : ce sont des ames qui viennent tour à tour le prier, afin qu’il prie pour elles, ombre che pregar pur ch’altri pregi. La politique fait chez Hincmar ce que la poésie fera chez Dante. C’est à la crédulité des populations barbares que s’adresse l’archevêque de Reims ; aussi ne raffine-t-il pas sur les moyens. Son héros n’est guère plus vraisemblable que le héros de Rabelais. Pantagruel apparaît tantôt avec une taille de géant, tantôt avec une taille ordinaire, sans qu’on aperçoive et qu’on saisisse la transition. Bernold fait quelque chose de tout-à-fait analogue ; on le voit causer avec des morts, puis prier pour eux auprès des vivans, et tout cela dans le même quart d’heure. La grossièreté des procédés littéraires est frappante : nous entrons au milieu des âges barbares. Heureusement l’étoile de Dante, comme dans son poème, luit et nous appelle à l’horizon.

Tout se touche et se mêle en ce monde heurté du moyen-âge. Je parlais tout à l’heure de l’abbaye d’Augie-la-Riche ou de Richenaw, laquelle était située dans une île du lac de Constance. C’est là que vécut, c’est là que fut enterré Wettin. Eh bien ! la tombe de ce religieux confine peut-être à celle du roi visionnaire Charles-le-Gros, qui y fut également inhumé soixante-quatre ans plus tard, en 888. Ainsi deux visionnaires à côté l’un de l’autre, un prince et un moine qui se rapprochent dans la mort !

La légende de Charles-le-Gros eut une grande célébrité au moyen-âge[11]. Comme ce roi revenait des matines et qu’il allait se coucher, un inconnu vêtu de blanc vint l’enlever, qui tenait à la main un peloton rayonnant comme une comète ; il en déroula un bout et dit à ce prince de se l’attacher au pouce droit, afin que ce fil lumineux le guidât dans les labyrinthes infernaux. À peine Charles était-il arrivé en un lieu où étaient punis les mauvais évêques qui avaient servi son père, que deux démons fondirent sur lui, et, à l’aide de crocs de fer ardent, s’efforcèrent de s’emparer du peloton lumineux. L’éclat les ayant éblouis, ils voulurent attaquer le prince par derrière ; mais son guide lui jeta aussitôt le fil merveilleux sur les épaules, et en ceignit deux fois ses reins. Les malins esprits furent aussitôt forcés de s’enfuir et de laisser les deux voyageurs continuer leur route. Charles alors gravit de hautes montagnes (les montagnes tiennent une grande place dans cette géographie de l’autre monde), d’où sortaient des torrens de métaux liquéfiés, au sein desquels étaient baignées une immense foule d’ames. Charles reconnut entre autres celles de plusieurs seigneurs, ses compagnons à la cour de son père. Les unes disparaissaient sous le flot brûlant jusqu’aux cheveux, les autres jusqu’au menton, et une voix s’écriait : « Le châtiment des grands sera grand. » Cette gradation se reproduit souvent chez Alighieri. Enfin Charles arriva dans un vallon dont un côté avait la rougeur blafarde d’un four allumé, dont l’autre était radieux et fleuri. Tremblant dans tous ses membres, le prince vit, du côté sombre, plusieurs rois de sa race en proie à la damnation. Bientôt l’un des coins obscurs de cette vallée s’éclaira d’une sorte de reflet blanchâtre. Charles aperçut alors deux sources, l’une très chaude, l’autre tiède, et tout à côté deux tonneaux qui étaient remplis de ces eaux. Dans la tonne bouillante, un homme se tenait debout, plongé à mi-corps. C’était Louis-le-Germanique, le père même de Charles-le-Gros. « Biau fils, n’aie pas paour, » lui dit-il, pour parler comme les Chroniques de Saint-Denis ; et il lui expliqua comment, grace à l’intercession de saint Pierre et de saint Denis, il ne passait plus qu’un jour sur deux dans l’eau brûlante. Puis il ajouta : « Si vous m’aidez de messes et d’offrandes, toi et mon fidèle clergé, je sortirai tout-à-fait du tonneau fatal… Pour toi, fais pénitence de tes crimes, ou ces deux vastes tonneaux que tu vois à gauche te sont réservés. » Transporté dans le paradis, le roi des Francs reconnut son oncle Lothaire, assis sur une énorme topaze, et qui lui dit avec douceur : « Ton père sera bientôt délivré, mais notre race est perdue, et tu cesseras prochainement de régner. » En effet, le fantôme du jeune prince successeur de Charles apparut, et Charles, dénouant le fil lié au pouce de sa main droite, le lui présenta comme l’emblème du gouvernement, et le peloton lumineux alla aussitôt s’amonceler dans les mains de l’enfant. Charles en même temps revint sur terre, et trouva son corps plein de fatigue.

La couleur dantesque est frappante dans cette prophétie de l’abdication de Charles-le-Gros ; néanmoins c’est toujours la politique qui se montre au premier plan de ces tableaux fantastiques du IXe siècle. Quand l’archevêque de Hambourg, saint Anschaire, raconte[12] tout simplement ce qu’il a vu dans l’autre monde, sans y mêler d’allusions contemporaines, c’est là un rôle tout-à-fait exceptionnel. Il y a d’ailleurs, dans le récit de l’archevêque, quelques beaux détails. Sa transfiguration dans les feux du purgatoire, sa course vers le paradis entre les deux apôtres ses guides, qui marchent d’un pas immobile, gressu immobili ambulantes, à travers une lumière croissante, ce tableau des saints tournés tous avec adoration vers l’orient, et plus loin ces vingt-quatre vieillards assis sur des trônes et les yeux levés aussi vers l’orient, à l’orient enfin cette immense clarté en qui résident toute couleur précieuse et tout bonheur ineffable, c’est-à-dire le Dieu éternel ; tout cela n’est pas sans une certaine poésie, rare au IXe siècle, et qui ne serait pas indigne d’Alighieri. Mais encore une fois c’est là l’exception. — Ce qu’il y a de plus frappant dans les visions d’alors, c’est qu’elles ont pour héros des contemporains. Évidemment la foi à ces sortes de fictions était facile et générale, et jamais le mot du sermon de saint Chrysostôme ne semble avoir été plus applicable. Si quelqu’un sortait de chez les morts, tous ses récits seraient crus. Autrement on n’eût pas manqué d’attribuer à de saints personnages du passé, de glisser sous la grave autorité de leur nom, toutes ces inventions infernales. La précaution était facile à prendre : personne ne sentit le besoin d’y avoir recours, et de transporter ces merveilles dans les commodes lointains de l’histoire. Les imaginations, on le comprend, étaient bien autrement ébranlées encore quand on leur désignait, non plus seulement dans les livres, mais dans leur temps, tout à côté, dans le pays, dans la ville même, ces visionnaires authentiques desquels on disait sans doute, comme les femmes de Ravenne à la vue de Dante : « Voilà l’homme qui revient de l’enfer. »

Ainsi la crédulité atteint son apogée dans les années de ténèbres qui succèdent à la grande ère de Charlemagne. La fécondité des visionnaires disparaît même au Xe siècle. L’ange de la mort semble étendre un instant ses ailes sur la société européenne. Des générations tout entières, prenant au sérieux les fantasmagories infernales qui ont successivement passé sous nos regards, croient à la fin prochaine du monde et attendent avec terreur le moment suprême. Termino mundi appropinquante, des chartes, des lettres sont ainsi datées. La croyance des millenaires est devenue un lieu commun de chronologie. Il semble qu’alors l’humanité elle-même ayant le pied dans la tombe, personne, sous cette impression générale et profonde, n’ose plus se risquer, du sein de la vie présente, au dangereux pèlerinage de la vie future. C’est une halte des légendaires.

VI.VOYAGE DE SAINT BRENDAN. — SERMON DE GRÉGOIRE VII. — LE MOINE ALBERIC. — LA CAVERNE DE SAINT PATRICE. — TIMARION.

Au XIe siècle, les visions commencent à reparaître. La première qui se présente a précisément le caractère dont nous avons noté l’absence dans l’époque antérieure. La foi populaire devenant quelque peu rebelle avec l’âge, on se hâta de mettre sur le compte de morts respectés ce qu’on n’osait plus dire en son propre nom ; on s’empara des traditions analogues, des traditions des vieux temps, pour les développer dans des rédactions nouvelles. C’est ainsi que deux saints irlandais du VIe siècle se trouvent tour à tour, Brendan au XIe et Patrice au XIIe, évoqués par des légendaires.

Les fabuleuses merveilles du Voyage de Brendan[13] nous touchent par quelques points seulement. Laissons Brendan abandonner la verte Erin, et chercher à travers les mers la contrée idéale, l’île fortunée, ce jardin regretté d’Adam, au seuil duquel il voudrait au moins mourir comme Moïse ; laissons-le courir les aventures et entasser des miracles auprès desquels les merveilles de Robinson et de Gulliver semblent de chétives inventions, et notons seulement trois traits distincts, qui rentrent dans notre sujet.

C’est d’abord une île remplie d’innombrables oiseaux blancs, qui chantent avec des voix humaines les psaumes de David, Ces oiseaux sont des anges déchus, qui, sans partager la révolte de Satan, demeurèrent neutres et la laissèrent éclater. Ces anges ne souffrent point, ils sont même libres toute la semaine et errent à leur gré dans les espaces, mais le dimanche est pour eux un jour d’esclavage, durant lequel ils sont forcés de revêtir ce blanc plumage et de psalmodier les offices. Dante a été bien autrement sévère envers ces esprits égoïstes qui n’osèrent se montrer ni rebelles ni fidèles à Dieu. Pareils au sable quand le vent tourbillonne, ces malheureux roulent en gémissant dans un air éternellement orageux, et c’est au seuil extérieur de l’enfer qu’ils souffrent leur vie obscure et jalouse ; car, si le ciel les a chassés pour ne pas perdre sa pureté, l’enfer aussi les a repoussés, de peur que les damnés en tirent quelque gloire. — On voit ici quels souffles différens et presque contraires animent le légendaire et le poète : ce ne sont presque jamais les inspirations d’indulgence que l’implacable génie de Dante emprunte à ses devanciers.

Brendan ne voit guère que les abords de l’enfer ; à un certain moment pourtant, on croirait qu’il va pénétrer plus avant : Sumus modo in confinio infernorum. Il s’agit d’une île sauvage, entourée de fumée et de lueurs lugubres. On n’y entend que le bruit des noirs forgerons (singulière réminiscence des cyclopes !), qui frappent à coups redoublés sur de vastes enclumes. Ce sont sans doute les damnés qui servent de fer malléable. Un de ces monstrueux ouvriers, à la fois plein de ténèbres et de feu, vint pour frapper Brendan avec son marteau enflammé ; mais le saint, armé de sa croix, le fit fuir aussitôt. Dans sa fureur, la bande infernale se mit alors à incendier l’île ; et comme chacun de ces affreux forgerons jeta sa massue de feu à la mer, l’eau bouillonna comme dans une chaudière échauffée. — Plus loin, Brendan trouve assis sur une pierre un homme velu et difforme, contre les yeux duquel frappait incessamment un pan de voile agité par le vent. C’était Judas, qui, par la clémence de Jésus, venait là, les jours de fête, se reposer des tortures que les démons lui faisaient endurer le reste du temps. Le malheureux raconta au pèlerin comment la montagne qu’il voyait était la demeure de Léviathan et de ses satellites, et comment, à chaque ame impie qui tombait dans le cratère, l’enfer, en signe de joie, lançait des flammes au dehors. À la prière de Judas, et au grand mécontentement des démons ses bourreaux, Brendan lui accorda une nuit de répit.

Il est tout-à-fait remarquable que Judas, dans cette légende, soit précisément le seul qui jouisse du repos dominical. C’est un généreux privilége que le Christ, en son infinie charité, accorde à celui qui l’avait trahi. On pourrait bien trouver quelque chose d’analogue chez les dissidens qui ont enseigné que le jour du sabbat interrompt les supplices du purgatoire. Cependant observez la différence. Qu’est-ce en effet que le purgatoire entre l’enfer et le paradis, sinon une chose éphémère entre deux choses éternelles ? Ce n’est pas le bien, mais ce n’est plus le mal. Transition mystérieuse où les douleurs sont tempérées par l’espérance ; asile provisoire où, comme sur la terre, on sait aussi ce que c’est que le temps, et combien durent les heures ! Il n’est donc nullement étrange de voir introduire des tempéramens, des délais, dans ce qui n’est pas destiné à durer toujours. Mais la pitié en enfer, mais le Christ pardonnant autant qu’il est en lui (puisque l’éternité des peines est proclamée) à l’homme qui l’a conspué et vendu, c’est assurément le plus poétique et le plus touchant, sinon le plus orthodoxe effort des imaginations chrétiennes du moyen-âge. Dante, qui se complaît à la tradition catholique en ce qu’elle a de plus sombre et de plus rigoureux, s’est bien gardé ici de l’imitation. Loin de donner dans ces excès d’indulgence, il a montré au dernier degré de l’enfer Judas, la tête dans la gueule de Lucifer, agitant en dehors ses jambes dénudées par les coups de griffes.

Le poète, qui savait tout ce qu’on savait de son temps, avait dû connaître le Voyage de saint Brendan. Aucune tradition du moyen-âge ne fut plus répandue que celle-là ; le tour, l’imagination brillante et presque orientale qu’elle décèle, a un peu effrayé la facile critique des bollandistes, qui n’ont vu dans tout cela que des rêves indignes d’attention, deliramenta apocrypha. Le malheur est que précisément cette antique légende est une de celles qui ont exercé la plus longue, la plus réelle influence. Soupçonnerait-on qu’il n’y a guère plus d’un siècle, en 1721, un vaisseau, et cela dans un but non de piété, mais d’ambition, partait encore des ports de l’Espagne pour chercher à l’ouest des Canaries l’île fortunée, l’île fabuleuse de saint Brendan ? Voyez le sort de ces idées du moyen-âge : celles qui tentent la cupidité et l’intérêt sont presque les seules qui persistent. Dans l’Espagne du XVIIIe siècle, on n’eût point rencontré peut-être un seul soldat qui voulût, comme aux grandes époques chrétiennes, tenter la croisade et délivrer le tombeau du Sauveur. Eh bien ! il se trouvait en revanche des aventuriers qui couraient au-delà des mers vers je ne sais quelle terre inconnue, vers je ne sais quel souvenir égaré de l’Atlantide. Il est vrai que cette superstition avait si profondément pénétré dans les croyances populaires qu’au XVIe siècle, au temps de Luther, on avait vu des spéculateurs se ruiner et de grandes expéditions mettre à la voile pour atteindre cette chimère. La terre apocryphe de saint Brendan avait même eu la consécration diplomatique, car elle figure sous le nom d’île non trouvée dans le traité par lequel le Portugal cède à la Castille ses droits de conquête sur les Canaries.

Quoi qu’il en soit de cette tradition étrange et obstinée, il est légitime de penser qu’elle n’a pas été sans quelque lointaine et sourde influence sur les deux plus grands génies des temps nouveaux, Dante et Colomb, deux noms qui s’appellent, deux fugitifs qui rêvent la contrée idéale, car ils ont un tel vide en eux-mêmes, qu’il leur faut l’infini pour le combler. Repoussés de leur patrie, ils vont en chercher une autre, l’un dans l’inconnu des mers, l’autre dans les mystères de la vie future, et chacun revient avec sa conquête, Colomb avec des empires, Dante avec son poème, tous les deux avec un monde nouveau. Ce ne serait pas assurément une petite gloire pour le premier et ignoré rédacteur du Voyage de saint Brendan que d’avoir ainsi, après des siècles, donné une impulsion à l’homme qui a trouvé l’Amérique, à l’homme qui a fait la Divine Comédie.

Revenons au XIe siècle. Rien ne s’accomplit dans cette ère d’envahissement pontifical sans que le génie d’Hildebrand n’intervienne. Grégoire VII, archidiacre alors, et prêchant un jour devant Nicolas II, n’hésita pas à se servir à son tour de ces prosopopées infernales, et se mit à raconter comment, dix années auparavant, il était mort en Allemagne un comte riche et en même temps honnête, ce qui semble un prodige dans cette classe d’hommes (c’est déjà une haine de guelfe, comme on voit). Depuis lors, un saint personnage, étant allé en esprit dans l’enfer, vit ce même comte sur le degré le plus élevé d’une vaste échelle. Mais je ne veux pas altérer plus longtemps la pensée de Grégoire VII, je le laisse parler lui-même : « Cette échelle, dit-il, semblait s’élever intacte entre les flammes bruyantes et tourbillonnantes de l’incendie vengeur, et être là placée pour recevoir tous ceux qui descendaient d’une même lignée de comtes. Cependant un noir chaos, un affreux abîme, s’étendait à l’infini, et plongeait dans les profondeurs infernales d’où montait cette échelle immense. Tel était l’ordre établi entre ceux qui s’y succédaient : le nouveau venu prenait le degré supérieur de l’échelle, et celui qui s’y trouvait auparavant et tous les autres descendaient chacun d’un échelon vers l’abîme. Les hommes de cette famille venant après la mort se réunir successivement sur cette échelle, à la longue, par une loi inévitable, ils allaient tous l’un après l’autre au fond de l’abîme. Le saint homme qui regardait ces choses demandant la cause de cette terrible damnation, et surtout pourquoi était puni ce comte, son contemporain, qui avait vécu avec tant de justice, de décence, de probité, une voix répondit : « À cause d’un domaine de l’église de Metz qu’un de leurs ancêtres, dont celui-ci est l’héritier au dixième degré, avait enlevé au bienheureux Étienne, tous ceux-là ont été dévoués au même supplice, et, comme le même péché d’avarice les avait réunis dans la même faute, ainsi le même supplice les a rassemblés pour les feux de l’enfer. « Que dire de cette malédiction implacable étendue pour une faute pareille sur tant de générations ? que dire de l’incertitude et de l’attente ainsi introduites comme un raffinement dans les supplices éternels ? On reconnaît un ancêtre de Dante dans le terrible génie qui a inventé ce noviciat progressif de l’enfer, selon l’expression hardie de M. Villemain, à qui j’emprunte ces lignes qu’il a le premier citées.

Ainsi propagée par l’homme qui, quelques années plus tard, sut faire des monarchies de l’Europe une sorte de féodalité pontificale, cette apostrophe, diversement reproduite et commentée, ne tarda pas à devenir un lieu commun de la prédication usuelle, un texte vulgaire, un canevas commode pour les menaces et pour les vengeances. Au surplus, ce n’est pas la publicité, ce n’est pas la popularité, qui avaient, durant le moyen-âge, manqué à ces légendes, et, si celle d’Albéric demeura inconnue jusqu’à ce que M. Cancellieri en publiât le texte latin, il y a une vingtaine d’années[14], ce fut là seulement un de ces hasards qui se rencontrent quelquefois dans l’histoire des lettres. Cette vision était advenue, vers le commencement du XIIe siècle, à un jeune moine du Mont-Cassin, et on en conservait avec soin la relation dans ce monastère même, où Alighieri[15] en prit peut-être connaissance, au temps de son ambassade à Rome.

Il y avait en Campanie un certain château, dit le château des sept frères. Un noble chevalier l’habitait, qui avait un fils nommé Albéric. À l’âge de dix ans, Albéric, attaqué d’une maladie de langueur, demeura neuf jours immobile et sans connaissance. C’est durant cet évanouissement qu’il eut sa vision. Une colombe blanche l’emporta par les cheveux, tandis que saint Pierre et deux anges lui servaient d’ailes. Ravi dans un autre monde, il trouva à son tour cet enfer déjà connu, cette foule de supplices vulgaires que nous avons déjà rencontrés tant de fois. À la fin le jeune pèlerin de la mort se trouva vis-à-vis d’un reptile gigantesque devant la gueule duquel les ames voltigeaient comme des insectes. Quand le monstre respirait, ces malheureuses disparaissaient ainsi qu’une nuée dans sa poitrine et ressortaient ensuite en étincelles : Judas était du nombre. Au sortir d’une mer de flammes, tout-à-fait comme Alighieri dans le Purgatoire, Albéric arriva à des champs immenses, couverts de chardons et à travers lesquels un démon, monté sur un dragon, poursuivait avec une fourche entourée de vipères les pauvres repentans. Après avoir assisté au jugement d’un pécheur par le Tout-Puissant, après avoir vu une page de crimes effacée du livre de la justice par une seule larme de repentir qu’avait recueillie l’ange de la miséricorde, le jeune moine parvint aux abords du ciel, où, comme toujours, il ne rencontra que des parfums, des lis et des roses. Aussitôt il revint sur terre, et saint Pierre, lui faisant parcourir un grand nombre de royaumes, lui montra les lieux sacrés auxquels il fallait croire. Roulant ensuite une immense carte sur laquelle était tracée l’image de ces contrées, l’apôtre la broya et la lui fit avaler. Albéric ne sentit rien, mais bientôt il se réveilla de son assoupissement, étourdi et frappé au point que, pendant plusieurs jours, sa mère ne put se faire reconnaître de lui. Plus tard il se fit moine et prit l’habit au Mont-Cassin.

Un des traits caractéristiques du texte d’Albéric, c’est que l’idée de purgatoire y domine celle d’enfer, ou plutôt que les deux choses sont entièrement confondues. Guidé par la doctrine de saint Thomas, qui annonçait que les ames, dans le purgatoire, ne sont pas tourmentées par des démons, Dante, le premier parmi les poètes, comprendra qu’au point de vue chrétien, le purgatoire n’est pas un appendice de l’enfer, mais une sorte de vestibule du paradis ; le premier parmi les visionnaires, il séparera, il éloignera les réprouvés des éprouvés. Toutefois, il faut rendre justice à chacun, cette idée commençait déjà à poindre dans le voyage de l’autre monde que nous avons vu accomplir au roi Charles-le-Gros.

Si la vision d’Albéric est restée inconnue et n’a guère franchi les murs de l’abbaye du Mont-Cassin, on peut affirmer que celle dite du purgatoire de saint Patrice devint, en revanche, familière à toute l’Europe. Mathieu Paris ainsi que Vincent de Beauvais lui firent les honneurs de leur prose, et Marie de France la popularisa par ses vers : c’est une de celles qui furent connues d’Alighieri.

Une très ancienne tradition voulait qu’au VIe siècle l’apôtre Patrice eût, pour convaincre les Irlandais, ouvert, près de Dungal, une caverne miraculeuse qui menait à l’autre monde. C’est dans cette caverne que s’avisa de vouloir descendre, six siècles plus tard, et par pur esprit de pénitence, un soldat converti nommé le chevalier Owein. Après être demeuré quinze jours en prières (il y a là évidemment quelque souvenir de l’antre antique de Trophonius, tel que l’a dépeint Pausanias dans sa Description de la Grèce), Owein s’aspergea d’eau bénite ; puis, se recommandant à Dieu et à la procession qui l’accompagnait, il entra seul et pieds nus. Après qu’il eut long-temps marché dans les ténèbres, le chevalier arriva à une vaste cour entourée de colonnes. Là quinze religieux vinrent le trouver, et le prieur, qui marchait en tête, l’engagea vivement à ne se point laisser tenter ni effrayer par les démons. Une légion de diables difformes ne tarda pas en effet à arriver, et, après avoir vainement offert à Owein de le reconduire par où il était venu, elle essaya de le jeter tantôt sur un énorme bûcher, tantôt sur une roue aux dents de feu ; mais toujours le nom du Christ, prononcé à propos par Owein, faisait évanouir ces simulacres de supplice. Le chevalier, resté seul avec quelques démons, se sentit entraîner rapidement dans des solitudes ténébreuses, lointaines, sans fin, et où soufflait un vent violent. Enfin apparut une plaine dont l’horizon était infini, et d’où partaient des gémissemens : une multitude d’hommes couchés à terre et traversés par des pieux rougis mordaient le sol avec rage. Dans un autre champ, ils étaient couchés sur le dos : des dragons, assis sur leur poitrine, les déchiraient avec des dents de feu, et des serpens ignés, les serrant à les étouffer, lançaient leurs dards dans le cœur de chacun d’eux. De hideux démons et des vautours gigantesques volaient sur cette foule et lacéraient ceux qui ne souffraient pas assez. Plus loin, c’étaient d’autres tourmens : ici, des squelettes grelotant sous une glace éternelle ; là, des patiens attachés au sol par des clous si nombreux, qu’on n’eût pas trouvé à poser le doigt sur leur chair ; puis venaient des damnés suspendus dans le soufre par les ongles, une roue de feu qui tournait si vite qu’on eût dit un cercle rouge, et enfin des broches colossales que des démons arrosaient avec des métaux fondus. Voilà ce qu’Owein vit dans les vallées de la damnation ; quant aux ineffables délices des jardins célestes, il ne les contempla qu’à distance, à travers une lumière fatigante et du haut d’une grande montagne, où une procession l’était venue conduire. Il lui fut défendu d’aller plus loin : on le reconduisit à la porte qui se ferma, et le chevalier rentra humblement sur terre, purifié de ses péchés.

Je ne mets pas en doute que l’auteur de la Divine Comédie n’ait connu cette légende ; le souvenir s’en retrouve à bien des endroits du poème, et les rapprochemens sont trop faciles pour qu’il soit besoin de les indiquer. On a été même plus loin, on a voulu que Dante ait puisé directement son sujet et tout son plan dans le vieux roman de Guerino il Meschino, dont la date et l’origine provençale ou française sont incertaines, et où se retrouvent tout simplement les principaux détails de la vision d’Owein. L’enfer a, dans ce roman, la forme concentrique que Dante lui a donnée, et Satan y occupe également le fond de l’abîme ; mais il serait aisé d’établir, malgré la grave autorité de Pelli et de Fontanini, que le roman de Guerino, si populaire au XVe siècle, et qui a eu les honneurs de la Bibliothèque bleue, est, au moins dans sa rédaction actuelle, postérieur à la Divine Comédie. — Peu importe ; avec le temps, avec chaque siècle, le cycle légendaire auquel appartient la Divine Comédie s’étend et se diversifie. On le voit ainsi grandir jusqu’à Dante, qui absorbe tous ces ruisseaux, comme fait un grand fleuve, sans que ses eaux même paraissent grossir et s’augmenter.

Il n’est donc pas possible de douter que le pèlerinage de l’autre monde ne fût à la fin devenu comme une forme générale et courante, commode aux écrivains. Ce genre littéraire, répandu dans toute l’Europe, pénétra jusqu’à Constantinople, sans doute à l’aide des croisades. Un contemporain inconnu d’Anne Commène chercha en effet à rajeunir par une composition de cette espèce la littérature dégénérée de la Grèce. Rien de plus plat que cette Vision de Timarion[16]. Un gourmand entouré de rats qui lèchent sa barbe, un rhéteur qui mord l’épaule de Diogène pour entrer en paradis, voilà tout ce que sait trouver l’imagination abâtardie du Byzantin. Le tribunal de l’éternité n’est plus chez lui qu’une méchante échoppe où plaident des avocats bavards ; ce ne sont que rivalités de pédans ou ergoteries de théologiens, en un mot Constantinople au XIIe siècle.

Ne rions pas trop de ce manque d’art, de cette grossièreté du moyen-âge ; il en reste des traces dans l’œuvre même du maître, et le lecteur de Dante s’aperçoit trop souvent qu’il n’assiste qu’au rêve d’un homme. Çà et là les petites haines du gibelin, les intérêts de faction ou de caste font irruption tout à coup au milieu des intérêts éternels. Il y a, par exemple, un endroit du Paradis qui m’a toujours choqué : on est au milieu des sphères, tout semble s’abîmer dans l’infini, et le poète montre à peine visible à l’horizon des espaces la planète obscure où végète l’homme ; mais voilà que subitement la terre se rapproche comme par un coup de théâtre, au point qu’on la touche pour ainsi dire et qu’on reconnaît les rues de Florence. L’illusion, qui a des ailes, disparaît aussitôt, et il me semble que j’ai entrevu les ficelles du machiniste. Toutefois le génie d’Alighieri a en soi quelque chose de si despotique, qu’on retombe vite sous le joug ; il ne vous lâche que pour vous ressaisir.

On le sait, il est douteux que Dante eût lu directement Homère ; en revanche, les platitudes byzantines de Timarion parvinrent-elles jusqu’à lui ? Ce serait un grand hasard, et il est presque permis d’affirmer le contraire, Je tenais néanmoins, en poursuivant ainsi jusque dans la Grèce mourante cette inspiration commune et générale des visions sur l’autre monde, je tenais à montrer, par un exemple d’autant plus frappant qu’il est plus détourné, quel est au fond le caractère humain de l’œuvre du poète. Dante avait pour lui l’initiative des peuples, qui, par tant d’ébauches successives, préparèrent cette épopée à laquelle il devait donner son nom. Si on voulait même sortir de ce vieux monde païen, devenu, au moyen-âge, le centre et comme le domaine immédiat du catholicisme, on pourrait demander à la poésie scandinave et à la littérature orientale quels sont les monumens analogues qu’elles présentent à la critique. On a rapproché quelques traits de l’Edda de certains passages de la Divine Comédie ; je pouvais en faire autant pour le voyage de Tadjkita vers le roi de la mort dans le Mahabarata, enfin pour tous ces codes des religions de l’Inde, pour toutes ces épopées sanscrites dont les poètes semblaient faire de gigantesques sépultures à leur pensée. Sans même s’égarer si loin, il y aurait à rechercher si l’influence arabe, manifeste à la cour lettrée de Sicile, et qui par là avait pu remonter en Toscane, n’a pas fait pénétrer chez Dante quelques-unes des images du Koran. Mais, je le demande, ne serait-ce pas élargir inutilement, indiscrètement le cercle de l’inspiration dantesque ? ne serait-ce pas se montrer infidèle au caractère même de ce grand génie poétique ? Assurément, si on considère le sol, pour ainsi dire, de la culture littéraire du moyen-âge, on voit peu à peu s’établir comme un double courant qui vient féconder ces plages arides et jonchées des débris de la civilisation romaine. L’un sort du monde germanique et de la Scandinavie pour apporter à la vieille Europe cette poésie originale et barbare qu’on retrouve dans les Eddas et dans les Niebelungen ; l’autre nous arrive de Bagdad avec les féeries, avec les splendeurs inattendues de la littérature arabe. Dante, sans nul doute, a profité de l’influence générale que cette nouvelle et double révélation poétique avait déjà exercée de son temps ; mais il n’en a rien tiré individuellement, directement. Le propre de son talent, ou, si l’on veut, de sa méthode, c’est de s’enfermer dans l’ancien monde, dans la Rome impériale devenue la Rome pontificale. Son livre ressemble à ces temples des anciens dieux changés en églises ; le poète s’agenouille au pied de la croix, mais il est aussi en contemplation devant l’adorable beauté de l’art païen. C’est Virgile qui le guide dans son pèlerinage catholique : les véritables tendances de Dante éclatent ici manifestement ; par son culte pour l’antiquité, il fait présager la renaissance ; par la donnée pieuse de son poème, il résume les croyances du moyen-âge. Ces statues de Janus, qu’il pouvait contempler dans les ruines italiennes et qu’allaient bientôt recueillir les musées des Médicis, semblent lui avoir fait envie ; comme elles, il a les regards tournés en même temps vers le passé et vers l’avenir.

VII.ENVAHISSEMENT DU GROTESQUE PAR LES TROUVÈRES. — ADAM DE ROS. — RUTEBEUF. — RAOUL DE HOUDAN. — FABLIAUX.

Dante a commencé son poème à la fin du XIIIe siècle ; or, au XIIIe siècle, s’ouvre précisément une ère nouvelle. Il y a comme un temps d’arrêt dans les visions, comme un moment de silence solennel avant la venue d’Alighieri. Les moines sont dépossédés par les trouvères. Dorénavant, au lieu d’être le résultat d’hallucinations sincères, ou de servir d’instrument aux ruses politiques, les pèlerinages dans l’autre monde deviennent de simples thèmes littéraires.

L’esprit narquois et trivial des trouvères venait de faire la satire de la vie dans le Roman de Renart. Pour continuer cette œuvre, il lui suffit de s’emparer des visions, car rien n’est si facile que de railler ce monde-ci en parlant de l’autre. Comme l’imagination d’ailleurs n’était pas le propre de ces poètes de la langue d’oïl, ils durent naturellement se saisir dès l’abord d’un cadre aussi commode et aussi anciennement populaire. On devine quelles transformations va subir la vision en passant ainsi du cloître dans la rue, de la langue officielle de l’église dans les patois vulgaires : le familier se substituera au sérieux, la satire à la menace, la plaisanterie burlesque à la terreur. Il n’y a pas à s’y tromper, c’est l’esprit des temps nouveaux, c’est le scepticisme futur qui commence à apparaître, sans qu’on le devine, sous cette livrée et avec ces grelots de baladin. Quand Voltaire plus tard se moquera des contes bouffons que les jongleurs faisaient de la vie à venir, il méconnaîtra sa propre généalogie, il ne se doutera pas que ces paradoxes impies qu’il ose publier sur l’autre monde, il n’a la liberté de les écrire et le privilége de les faire croire que parce que ces pauvres rimeurs du moyen-âge ont les premiers risqué le sarcasme contre la foi des temps antérieurs. L’éclat de rire amer qui semble se correspondre, à travers les âges, de Lucien à l’auteur de Candide, a certainement son écho chez les trouvères. De là le caractère étrange et nouveau des visions versifiées du XIIIe siècle.

L’histoire littéraire n’échappe pas à la loi des transitions ; entre les visions latines, qui étaient écrites d’un ton grave, et les visions en langue vulgaire, qui furent rédigées dans une intention plaisante, il dut se produire des œuvres intermédiaires. C’est précisément le caractère d’un petit poème rimé, au commencement du XIIIe siècle, par un pauvre moine anglo-normand. Ce qu’il y a de curieux dans la Descente de saint Paul aux enfers, d’Adam de Ros, c’est que Dante semble avoir connu ce poème, tandis qu’il a ignoré, ou fait comme s’il ignorait les autres productions des jongleurs. Il dit en effet à Virgile, au IIe chant de l’Enfer : « Pourquoi venir ici ? Je ne suis pas Énée, je ne suis pas saint Paul. » Le texte est irrécusable.

Après avoir trouvé aux enfers tous les supplices divers qui sont devenus pour nous des banalités, saint Paul arrive à une citerne scellée de sept sceaux. L’archange Michel, son guide, l’ouvrit, et une odeur infecte s’exhala. C’était la prison des incrédules, et à l’entour se trouvait une fosse où d’autres coupables, nus et rongés tout entiers par la vermine, se roulaient les uns sur les autres. On reconnaît ici le cloaque des faussaires pestiférés que Dante va bientôt nous montrer, tantôt rampans, tantôt s’arrachant à coups d’ongles les scares d’une peau gangrenée. Au surplus, ce n’est pas la seule ressemblance : la scène du démon qui vole et se démène plein de joie, emportant sur son dos une ame que les diables harponnent, se retrouve presque littéralement chez Alighieri. — Quand il eut parcouru le paradis, saint Paul, touché du contraste, se mit à prier le Christ et obtint que les supplices cesseraient dorénavant du samedi soir au lundi matin. Puis, avant de s’en retourner sur terre, il demanda à Michel combien dureraient les tourmens de l’enfer, et l’archange répondit naïvement : « Quarante-quatre mille ans. » Ainsi le trouvère, comme l’enfant qui ne soupçonne point de nombres au-delà du chiffre qu’il sait, accumule au hasard quelques milliers d’années afin de représenter l’idée d’infini ; c’est l’immensité réduite aux proportions de son intelligence. Voilà bien la poésie du moyen-âge, et en même temps la gloire de Dante.

Rutebeuf, ce cynique précurseur de Villon, a, un des premiers parmi les trouvères, essayé de descendre le chemin de l’autre monde ; mais il s’est, pour ainsi dire, arrêté au milieu. Sa Voye de Paradis n’est qu’un fabliau plein de ces personnifications oiseuses qui, appliquées aux expéditions vers l’autre monde, n’étaient pas même une nouveauté ; car, depuis bien des siècles, Martianus Capella avait raconté le voyage de Philologie au ciel. Il ne fallait pas grand effort d’imagination pour montrer, sur la route de la vie future, la Paresse vêtue en chanoine et l’Orgueil habillé en évêque. En nous approchant de la Divine Comédie, nous nous en éloignons. L’inspiration dantesque ne s’annonce pas davantage dans une autre Voye de Paradis, mauvais rêve où le trouvère Raoul de Houdan se fait montrer, par Dieu lui-même, la couronne qui l’attend dans l’éternité. Alighieri s’imposera bien d’autres épreuves avant d’obtenir la purification.

Jusqu’ici nous avons vu les trouvères ne jouer, pour ainsi dire, que sur les limites du sujet ; mais ce même Raoul de Houdan y entra plus pleinement par son Songe d’enfer, où il a transporté les burlesques allures des rimeurs de fabliaux : on se croirait déjà dans le tartare de Virgile parodié par Scarron. L’enfer n’est qu’un immense réfectoire. À peine le voyageur est-il aperçu des convives, qu’on l’entoure avec empressement ; des clercs, des évêques, lui serrent la main. Belzébuth fait mettre un couvert et lui dit : « Raoul, bien sois-tu venu. » Je le demande, ne se croirait-on pas chez ces cuisinières de Proserpine qu’Aristophane nous montre dans ses Grenouilles ? ne croirait-on pas assister déjà à cette scène étrange de Rabelais où Epistemon, après avoir eu la tête coupée, raconte à Pantagruel comment « il avoit parlé à Lucifer familièrement, et fait grand’ chière en enfer et par les champs élysées, asseurant devant tous que les diables estoient bons compaignons. » Quand Raoul de Houdan s’est mis à table, il s’aperçoit que la nappe est faite de peaux de publicains ; la serviette qu’on lui sert est un cuir de vieille courtisane : les plats se succèdent rapidement ; ce sont des langues de plaideurs, des libertins à la broche, des larrons à l’ail, des nonnes en pâte ; le reste du service se devine, et je n’en détaillerai pas le menu. On est effrayé de ces hardiesses des trouvères, quand on songe qu’elles ont précédé Voltaire de plus de cinq cents ans : tout a été osé de très bonne heure.

Ne nous récrions pas trop contre ces grossièretés du trouvère qu’on rejetterait volontiers sur le compte d’un Saint-Amant ou d’un d’Assoucy. Pour être plus indulgens, rappelons-nous les monumens de la sagesse indienne, ces Lois de Manou, par exemple, qui datent de treize siècles avant notre ère, et où il est sérieusement question de damnés qu’on expose dans des poèles à frire.

Voilà ce que les trouvères firent de ces idées sur la vie future pour lesquelles le moyen-âge, dans sa poésie, avait épuisé toutes les ressources de la terreur et de l’espérance ; il était impossible de descendre plus bas dans la parodie. C’est l’esprit du temps ; un grand nombre de fabliaux sont pleins, ici de brocards railleurs, là de trivialités ridicules sur les châtimens et les récompenses que la religion montre au-delà de la tombe. On en jugera par quelques exemples. Tantôt, comme dans la Cour de Paradis, c’est une sorte de fête grotesque que Dieu improvise pour les saints. Saint Simon, muni d’une crécelle, va éveiller les élus dans les dortoirs ; les chœurs de vierges et de martyrs accourent aussitôt, et, tandis que les quatre évangélistes jouent du cor, ce sont des danses et des refrains érotiques qu’on n’attendrait pas en pareil lieu. — Tantôt c’est la célèbre histoire du jongleur qui va en enfer et qu’on charge, durant l’absence du diable, de faire bouillir la cuve des damnés. Saint Pierre vient avec des dés et lui gagne toutes les ames en peine. — Ou bien enfin c’est l’histoire du vilain qui gagna le paradis en faisant vacarme à la porte gardée par saint Pierre, et en attirant l’attention de Dieu lui-même, qui, riant de son insistance plaisante, finit par le laisser entrer.

C’est assez, c’est trop de ces exemples ; on est à même maintenant de juger les trouvères par rapport à Dante. Telle est la poétique qui avait cours autour de lui et qu’il eut à détrôner, car l’aimable lyre des troubadours s’était brisée comme d’elle-même. Une remarque surtout me frappe à propos de l’éclatante apparition de la muse d’Alighieri au milieu de ces trivialités satiriques, au milieu des fadeurs de la première poésie italienne : c’est combien elle est en même temps tardive et précoce, tardive par rapport aux idées, au sujet, à l’inspiration ; précoce par rapport au talent du poète, à ce génie assurément inattendu en ces solitudes de la pensée du moyen-âge. Chose singulière ! dans l’ordre philosophique, Dante n’ouvre pas une ère nouvelle, il clot le moyen-âge, il le résume, il est l’homme du passé ; dans l’ordre littéraire, au contraire, Alighieri est un génie précurseur qu’on ne saurait comparer qu’à Homère. Au milieu de la barbarie de son temps, quand les langues ne sont que d’informes patois, trois cents ans avant Cervantes et Shakspeare, quatre siècles avant Corneille, six siècles avant Goethe, il donne à l’Italie une grande littérature, il lui fait devancer toutes les nations modernes. Et observez, en passant, ces singulières compensations, ces contradictions intelligentes que sait ménager l’histoire : à l’aide du latin, cet idiome des pontifes, cette langue officielle de l’unité catholique, qui était sa vieille langue nationale, adoptée par l’Europe intellectuelle, l’Italie avait régné sur le monde au moyen-âge. Long-temps on crut qu’il n’y avait pas de culture littéraire sérieusement possible hors de là. Eh bien ! ce fut précisément Dante, le premier chantre du catholicisme, qui, le premier aussi, vint rompre le charme et arracher décidément le sceptre du langage à cette antique madone qu’il adorait, et sur le front de laquelle il déposait sa couronne poétique comme un hommage.

VIII.PEINTURES ET SCULPTURES. — MYSTÈRE JOUÉ À FLORENCE. — TESORETTO DE LATINI. — DANTE. — CONCLUSION.

Quand je disais tout à l’heure que Dante vint tard, il ne faudrait pas entendre qu’il vint trop tard ; l’heure de pareils hommes est désignée ; seulement il arriva le dernier, il ferma la marche, pour ainsi dire. D’ailleurs, quoique la société religieuse d’alors commençât à être ébranlée dans ses fondemens par le sourd et lent effort du doute, elle avait encore gardé intact l’héritage de la foi. La forme rigoureuse de la vieille constitution ecclésiastique demeurait sans échecs apparens, et l’on était encore à deux siècles de la réforme ; la papauté, en abusant des indulgences, n’apaisait pas les scrupules des consciences chrétiennes sur les châtimens de l’enfer.

Mais quel fut le résultat immédiat du relâchement qui commençait à se manifester çà et là dans les croyances ? C’est que les prédicateurs, pour parer à ce danger, évoquèrent plus qu’auparavant les idées de vengeance, et redemandèrent à la mort ces enseignemens que leur permanence même rend plus terribles. De là, ces terreurs profondes de la fin de l’homme, ces inquiétudes, ces ébranlemens en quelque sorte qu’on retrouve dans beaucoup d’imaginations d’alors, et qui furent si favorables à l’excitation du génie de Dante. Les anciens figuraient volontiers la mort sous des formes aimables ; dans les temps qui avoisinent Alighieri, on en fait au contraire des images repoussantes. Ce n’est plus cette maigre jeune femme des premiers temps du christianisme ; c’est plus que jamais un hideux squelette, le squelette futur des danses macabres. Le symptôme est significatif.

Ainsi, de quelque côté qu’il jetât les yeux autour de lui, Dante voyait cette figure de la mort qui lui montrait de son doigt décharné les mystérieux pays qu’il lui était enjoint de visiter. Je ne crois pas exagérer en affirmant que Dante a beaucoup emprunté aussi aux divers monumens des arts plastiques. Les légendes infernales, les visions célestes, avaient été traduites sur la pierre et avaient trouvé chez les artistes du moyen-âge d’ardens commentateurs. Les peintures sur mur ont disparu presque toutes, il n’en reste que des lambeaux. Ainsi, dans la crypte de la cathédrale d’Auxerre, on voit un fragment où est figuré le triomphe du Christ, tel précisément qu’Alighieri l’a représenté dans le Purgatoire. Les peintures sur verre où se retrouvent l’enfer et le paradis abondent dans nos cathédrales, et la plupart datent de la fin du XIIe siècle et du XIIIe. Dante avait dû en voir encore exécuter plus d’une dans sa jeunesse. Entre les plus curieuses, on peut citer la rose occidentale de l’église de Chartres. Quant aux sculptures, elles sont également très multipliées : le tympan du portail occidental d’Autun, celui du grand portail de Conques, le portail de Moissac, offrent par exemple des détails très bizarres et très divers. Toutes les formes du châtiment s’y trouvent pour ainsi dire épuisées, de même que dans l’Enfer du poète ; les récompenses aussi, comme dans le Paradis, sont très nombreuses, mais beaucoup moins variées. Est-ce parce que notre incomplète nature est plus faite pour sentir le mal que le bien ? — Lorsque Dante fit son voyage de France, tout cela existait, même le portail occidental de Notre-Dame de Paris, où sont figurés plusieurs degrés de peines et de rémunérations. Sans sortir de nos frontières, on a pu compter plus de cinquante illustrations de la Divine Comédie, toutes antérieures au poème. Alighieri s’est évidemment inspiré de ce vivant spectacle. Les artistes ont donc leur part, à côté des légendaires, dans ces antécédens de l’épopée chrétienne, tandis que Dante lui-même, par un glorieux retour, semble avoir été présent à la pensée de celui qui peignit le Jugement Dernier. Noble et touchante solidarité des arts ! Qui n’aimerait à lire une page de la Divine Comédie devant les fresques de la chapelle Sixtine ? qui n’aimerait à reconnaître dans Michel-Ange le seul commentateur légitime de Dante ? À une certaine hauteur, tout ce qui est beau et vrai se rejoint et se confond.

Ainsi tout concourait à pousser dans ses voies le génie de Dante. Ajoutez-y le goût de son temps pour ces scènes de la contrée inconnue, le hasard de son éducation, qui lui donna Latini pour maître, et enfin sa vie agitée, ardente, qui l’initia à toutes les douleurs, à toutes les joies, et qui le prépara à les peindre.

Il est une circonstance singulière, qu’on dirait inventée à plaisir, et dans laquelle éclate la bizarre prédilection des contemporains de Dante pour ces tableaux de la vie à venir. Évidemment c’était un besoin du temps, partout et de toute manière manifeste. En 1304 (alors qu’Alighieri n’avait pas encore publié son poème, mais que le plan en était conçu depuis plusieurs années), les habitans du bourg de San-Priano envoyèrent un héraut publier dans les rues des villes avoisinantes que quiconque tenait à savoir des nouvelles de l’autre monde n’avait qu’à se rendre le 1er mai sur le pont de la Carraïa ou sur les quais de l’Arno. Au jour indiqué, des barques surmontées d’échafauds étaient préparées sur le fleuve ; la représentation commença, et on vit bientôt l’enfer avec ses feux et ses supplices : il y avait, entre autres choses, des démons et des patiens qui poussaient des cris horribles. Tout à coup le pont de bois s’écroule avec fracas sous le poids des spectateurs et s’abîme dans le fleuve. On ne sut jamais le nombre des victimes. Villani ajoute : « Ce qui avait été annoncé par plaisanterie se changea en vérité ; plusieurs allèrent savoir des nouvelles de l’autre monde. » On aimerait à supposer que Dante était là, parmi ces spectateurs attérés. De toute manière, cette subite confusion de l’hypothèse et de la réalité, ce passage inattendu de la représentation fictive à l’évènement même, durent produire une vive impression sur le poète. On dirait que son rêve a été conçu au milieu de ces lugubres souvenirs.

J’ai nommé plus haut Brunetto Latini, le précepteur de Dante, celui-là même qui a fourni un épisode si touchant au poème de son disciple. L’ancienne critique, qui n’aimait pas remonter aux origines, a long-temps attribué à Brunetto l’idée première, le plan de la Divine Comédie. C’est une supposition gratuite, dont Ginguené a fait justice. Latini est l’auteur d’un petit ouvrage fantastique et bizarre, le Tesoretto, dont voici en deux mots le sujet. — Brunetto s’égare dans une forêt ; bientôt des animaux de toute sorte l’environnent, qui naissent et meurent selon que l’ordonne une femme à laquelle le ciel sert de voile, et dont les bras semblent entourer le monde. Cette femme est la Nature. Brunetto l’interroge, et la déesse lui explique la création et la chute de l’homme, puis elle le quitte, mais après lui avoir annoncé qu’il trouvera sur sa route trois voies distinctes : la philosophie le conduira dans la première, le vice dans la seconde, l’amour dans la troisième. Le voyageur trouve en effet le triple carrefour, et, dans le sentier de l’amour, Ovide, avec lequel il cause, et qui lui fait trouver son chemin.

Tel est le Tesoretto ; c’est là qu’on avait encore, il y a trente ans, la manie de chercher presque exclusivement la source de la Divine Comédie. Assurément, il fallait de la bonne volonté. Il est vrai qu’il y a là, comme chez Dante, un égarement dans une forêt, et qu’Ovide joue un rôle analogue à celui de Virgile dans le poème d’Alighieri ; mais le grand écrivain n’a pu évidemment emprunter que des détails tout-à-fait secondaires et matériels, pour ainsi dire, à une œuvre aussi informe. Un abîme sépare Brunetto d’Alighieri, le maître obscur de l’élève illustre ; il suffit d’ouvrir les deux livres pour s’en convaincre. Cependant il importait de savoir que l’homme qui forma Dante aux lettres était lui-même préoccupé de l’idée, si répandue alors, de ravissemens au-delà de ce monde, de voyages en dehors de la vie réelle. Qui sait ? Les empreintes qu’on reçoit dans la jeunesse ne s’effacent guère. Quand Latini s’entretenait de ces expéditions surnaturelles avec l’écolier curieux qui l’interrogeait, il ne se doutait pas qu’il lui déchiffrait l’énigme de sa destinée, et que cet enfant, accomplissant plus tard un pèlerinage pareil, le montrerait, le reconnaîtrait lui-même avec larmes parmi les suppliciés de l’enfer.

Enfin nous voilà au seuil du grand monument d’Alighieri. Déjà arrivé à Brunetto, nous pouvions nous écrier avec Montesquieu : Italiam ! Italiam ! mais ce n’étaient là encore que les désertes maremmnes, ces maremmes, il est vrai, qui touchent à Rome, qui mènent aux splendeurs de la ville éternelle. On avait cru dans l’antiquité[17], avec Pythagore et Empédotime, que la voie lactée est la route des ames qui quittent le monde ; dans les légendes du moyen-âge, ce chemin de saint Jacques, ainsi qu’on l’appelait, fut aussi regardé comme la voie de l’éternité. Dante est le dernier à qui il fut donné de la gravir. C’est ainsi qu’il nous apparaît à l’horizon de la poésie moderne ; c’est ainsi, entouré d’une lumière d’or et dans un sentier parsemé d’étoiles, que les maîtres de la première école italienne, Cimabuë et Giotto (qu’il connut tous deux), auraient dû le peindre pour nos regards désireux. Mais le poète en vain semble appeler à lui ceux qui le contemplent et nous faire signe de l’accompagner dans son pieux et redoutable pèlerinage : il n’est pas donné à tous de l’y suivre. Aujourd’hui, nous ne voulions que traverser le pays inconnu, le désert curieux et trop inexploré jusqu’ici, qui mène à cette terre promise. Nous n’essaierons pas d’y pénétrer.

Le mouvement d’ailleurs auquel nous avons assisté, cet essai en quelque sorte périodique, ce tâtonnement non interrompu d’une pensée qui se produit laborieusement sous tant de formes grossières et provisoires, avant de rencontrer sa forme définitive, un si long effort des intelligences au profit d’un seul homme, tout cela offre une suite, un ensemble qui méritaient, je crois, d’être considérés à part, et dont la critique et l’histoire ont à tirer quelques enseignemens. Outre qu’il n’est pas sans intérêt en soi, sans un intérêt j’oserai dire philosophique, de savoir ce qu’ont pensé tant de générations, à travers tant de siècles, sur la fin dernière du problème de notre destinée, c’est-à-dire sur la constitution même de la vie future ; outre qu’il y aurait à rechercher sous ces récits étranges, sous cet appareil souvent symbolique, les plus graves, les plus légitimes préoccupations de l’esprit humain dans les âges qui nous séparent de l’antiquité, on peut, en s’en tenant à la poésie seulement, déduire de là, par rapport aux origines des grandes œuvres épiques, par rapport à la Divine Comédie surtout, des conséquences auxquelles l’histoire littéraire doit accorder leur place, une place notable.

La question des épopées, si vivement et si fréquemment débattue par la critique moderne, ne peut-elle pas recevoir quelque profit du tableau que nous avons vu se dérouler sous nos yeux ? On sait maintenant, par un exemple considérable (quel est le nom à côté duquel ne pourrait être cité celui de Dante ?), on sait comment derrière chaque grand poète primitif il y a des générations oubliées, pour ainsi dire, qui ont préludé aux mêmes harmonies, qui ont préparé le concert. Ces œuvres capitales, qui apparaissent çà et là aux heures solennelles et chez les nations privilégiées, sont comme ces moissons des champs de bataille, qui croissent fécondées par les morts. Dante explique Homère. Au lieu de l’inspiration religieuse, mettez l’inspiration nationale, et vous saurez comment s’est faite l’Iliade ; seulement la trace des rapsodes a disparu, tandis que celle des légendaires est encore accessible à l’érudition. Ces deux poètes ont eu en quelque sorte pour collaborateurs et pour soutiens les temps qui les ont précédés et leur siècle même ; l’un a redit ce que les Grecs pensaient de la vie publique, l’autre ce que les hommes du moyen-âge pensaient de la vie future. Sont-ils moins grands pour cela ? C’est au contraire un privilége qui ne s’accorde qu’à de bien rares intervalles et à des génies tout-à-fait exceptionnels. Pour s’emparer à leur profit de l’inspiration générale, pour être les interprètes des sentimens et des passions d’une grande époque, pour faire ainsi de la littérature qui devienne de l’histoire, les poètes doivent être marqués au front.

Ce spectacle a sa moralité ; n’y a-t-il pas là, en effet, en dehors des noms propres, quelque chose de vraiment grandiose par la simplicité même ? Dans l’ordre esthétique, la poésie est la première de toutes les puissances données à l’homme. Elle est à l’éternel beau ce qu’est la vertu à l’éternel bien, ce qu’est la haute métaphysique à l’éternel vrai, c’est-à-dire un rayon échappé d’en haut ; elle nous rapproche de Dieu. Eh bien ! Dieu, qui partout est le dispensateur du génie et qui l’aime, n’a pas voulu que les faibles, que les petits fussent tout-à-fait déshérités de ce don sublime. Aussi, dans ces grandes œuvres poétiques qui ouvrent les ères littéraires, toute une foule anonyme semble avoir sa part. C’est pour ces inconnus, éclaireurs prédestinés à l’oubli, qu’est la plus rude tâche ; ils tracent instinctivement les voies à une sorte de conquérant au profit de qui ils n’auront qu’à abdiquer un jour ; ils préparent à grand’peine le métal qui sera marqué plus tard à une autre et définitive empreinte ; car, une fois les tentatives épuisées, arrive l’homme de génie. Aussitôt il s’empare de tous ces élémens dispersés et leur imprime cette unité imposante qui équivaut à la création. Et alors, qu’on me passe l’expression, on ne distingue plus rien dans ce faisceau, naguère épars, maintenant relié avec tant de puissance, dans cet imposant faisceau du dictateur poétique, qu’il s’appelle Homère ou Dante. Il y a donc là une loi de l’histoire littéraire qui rend un peu à tous, qui prête quelque chose à l’humanité, qui donne leur part aux humbles, et cela sans rien ôter au poète ; car, je le répète, les plus grands hommes évidemment sont seuls appelés ainsi à concentrer, à absorber, à ranger sous la discipline de leur génie tout ce qui s’est produit d’idées autour d’eux, avant eux. C’est le miroir d’Archimède.

Voilà quelques-unes des vues générales que vient confirmer, par des témoignages continus et essentiels, le cycle poétique que nous avons parcouru dans ses détails. La mystérieuse formation des grandes œuvres épiques, le secret de naissance de la pensée littéraire, chez les souverains génies, s’en trouvent, en quelques points, éclairés. Mais je m’arrête ; l’analogie est un instrument perfide dont il ne faut user qu’avec d’extrêmes réserves. Ce sont surtout les profondeurs de l’œuvre d’Alighieri, ce sont surtout les procédés poétiques de cette forte intelligence qui semblent, par là, mis dans toute leur lumière. Il n’était pas sans quelque intérêt peut-être de rechercher ce que le travail de tant de siècles devint entre les mains de Dante. Tous les élémens, même les moindres, de son œuvre étaient préparés : nous les avons successivement reconnus. Ils jonchaient au hasard le sol où les trouva le poète, et le sublime architecte sut s’emparer aussitôt de ce qui était propre au merveilleux monument qu’il voulait élever.

Il y a donc deux parts à faire dans la Divine Comédie, sinon pour le lecteur, au moins pour le critique : la part de l’imitation, la part de la création. Dante est un génie double, à la fois éclectique et original. Il ne veut pas imposer au monde sa fantaisie et son rêve par le seul despotisme du génie. Loin de là ; il va au-devant de son temps, tout en attirant son temps à lui. C’est ainsi que font les grands hommes : ils s’emparent sans dédain des forces d’alentour et y ajoutent la leur.

Dirai-je ce que Dante a imité, ou plutôt ce qu’il a conquis sur les autres, ce qu’il a incorporé à son œuvre ? Il faudrait en rechercher les traces partout, dans la forme, dans le fond, dans la langue même de son admirable livre. L’antiquité s’y trahirait vite : Platon par ses idéales théories, Virgile par la mélopée de ses vers. Le moyen-âge, à son tour, s’y rencontrerait tout entier : mystiques élans de la foi, rêveries chevaleresques, violences théologiques, féodales, municipales, bouffonnerie même ; c’est un tableau complet de l’époque ; le génie disputeur de la scholastique y donne la main à la nurse étrange des légendaires. Alighieri emprunte même, par un admirable procédé d’élimination et de choix, son rhythme aux cantilènes des troubadours, sa langue splendide, cette langue aulique et cardinalesque, comme il l’appelle, à tous les patois italiens qu’il émonde et qu’il transforme.

Ainsi Dante ne dédaigne rien : philosophe, poète, philologue, il prend de toutes mains, il imite humblement l’abeille. Vous voyez bien qu’il n’a rien créé ; ou plutôt il a tout créé. C’est de la sorte que procèdent les inventeurs : chacun sait les élémens dont ils se servent, personne ne sait le secret de leur œuvre. Ce qui, d’ailleurs, appartient en propre à Dante, et qui suffirait à sa gloire, c’est le génie ; l’imposante grandeur de l’ensemble et en même temps la suprême beauté du détail et du style, ce je ne sais quoi qui est propre à sa phrase, cette allure souveraine et inexprimable de sa poésie, tant d’énergie à la fois et tant de grace, tant de sobriété sévère dans la forme, et cependant tout un écrin éblouissant, des couleurs diaprées et fuyantes, et comme un rayonnement divin dans chaque vers. Ce n’est pas qu’il faille porter le culte jusqu’à la superstition. Dans cette forêt où s’égare le poète, on rencontre bien des landes désolées, bien des aspects sauvages, bien des rochers inabordables. Dante, génie capricieux et subtil, est, ne l’oublions pas, un homme du moyen-âge ; incomparablement supérieur à son temps, il en a cependant ça et là les inégalités, la barbarie, le pédantisme : légitime satisfaction qu’il faut donner à la critique. Qu’importe après tout ? Laissons l’ombre descendre et couvrir les parties de son œuvre d’où la poésie s’est de bonne heure retirée, et contemplons plutôt celles que l’éternelle aurore de la beauté semble rajeunir encore avec les siècles.

Cette forme, si long-temps populaire, si universellement répandue, de la vision, semble disparaître avec Dante, qui sort radieux du fatras des commentaires et des imitateurs. Après lui, qu’on me passe le mot, il n’y a plus de pèlerinage de Child-Harold dans l’autre monde[18]. Le poète avait fait de la vision son inaliénable domaine ; c’était une forme désormais fixée en lui, et qui ne devait pas avoir à subir d’épreuves nouvelles. Quelles avaient été pendant treize cents ans les craintes, les espérances de l’humanité sur la vie future : voilà le problème que s’était posé Dante, et qu’il avait pour jamais résolu dans son poème. Sur la pente rapide qu’elles descendaient, comment les générations qui succédèrent à l’Alighieri auraient-elles pris désormais un intérêt autre que l’intérêt poétique à ces questions du monde futur ainsi résolues par des visionnaires ? On marche vite dans les siècles agités de la renaissance et de la réforme. Prenez plutôt l’Italie, cette vieille reine du catholicisme, la France, cette fille aînée de l’église, l’Espagne même, cette terre privilégiée de la foi, et interrogez-les. Qu’elles vous disent ce que font leurs écrivains des souvenirs de Dante et des révélations sur la vie future ; qu’elles vous disent s’ils n’ont pas bien plutôt dans la mémoire le scepticisme goguenard des trouvères. Voici en effet que Folengo, un moine italien, fait d’un enfer burlesque le dénouement inattendu de sa célèbre macaronée de Baldus, et qu’il y abandonne tout à coup son héros, sous prétexte que les poètes, ces menteurs par excellence, ont leur place marquée chez Satan, et qu’il n’a, lui, qu’à y rester. Voilà que Rabelais, à son tour, verse au hasard les grossières enluminures de sa palette sur le tableau où le vieux gibelin avait à l’avance mis les couleurs de Rembrandt. Le prosaïque enfer de Rabelais, c’est le monde renversé. Je me garderai de citer des exemples : qu’on se rappelle seulement qu’il ne sait que faire raccommoder des chausses à Alexandre-le-Grand, à ce conquérant qu’Alighieri avait plongé dans un fleuve de sang bouillant. C’est à ces trivialités que l’Italie et la France retombent avec Folengo et Rabelais. L’Espagne aussi, un peu plus tard, aura son tour ; prenez patience. La foi, la mode des autos sacramentales, y conservent encore quelque importance aux compositions religieuses. Cependant, au XVIIe siècle, quand Calderon met sur la scène la légende du Purgatoire de saint Patrice, il n’a plus, à beaucoup près, il faut le dire, ces mâles accens de la chanson du Romancero où étaient si énergiquement dépeints les châtimens que Dieu inflige en enfer aux mauvais rois. La transformation s’annonce : on touche aux railleries de Quevedo, à cette bouffonne composition des Étables de Platon, par laquelle l’Espagne vient rejoindre les cyniques tableaux du Baldus et du Pantagruel.

Tels sont les successeurs de Dante qui l’ont un instant fait descendre de ce trône de l’art chrétien, où notre équitable admiration l’a si légitimement et à jamais replacé. Chaque époque a sa poésie qui lui est propre et qui ne saurait être pourtant qu’une manière diverse d’envisager, sous ses formes variées, le problème de la destinée humaine ; car nous sommes de ceux qui croient que toute poésie véritable, toute grande poésie est là, et que ce qui ne s’y rapporte point n’en est que la vague apparence et le reflet. C’est évidemment le point de vue de Dante, et de plus le poète a eu le droit de faire intervenir le fantastique, puisqu’il s’agit du monde à venir. Cette blessure au flanc que l’humanité porte après elle, ce besoin toujours inassouvi qui est en nous et que la mission des poètes est de chanter ; en un mot, tout ce qu’Eschyle pressentait dans le Prométhée, tout ce que Shakspeare a peint dans Hamlet, ce pourquoi dont Manfred demande la solution à l’univers, ce problème que Faust cherche à résoudre par la science, Werther par l’amour, don Juan par le mal, ce contraste de notre néant et de notre immortalité, toutes ces sources de la vraie et éternelle poésie étaient ouvertes dans le cœur d’Alighieri. Lassé de la vie, dégoûté des hommes, Dante s’est mis au-delà du tombeau pour les juger, pour châtier le vice, pour chanter l’hymne du bien, du vrai et du beau. C’est un de ces maîtres aimés qui sont sûrs de ne jamais mourir, car l’humanité, qui a coopéré à leur œuvre, reconnaîtra toujours en eux sa grandeur et sa misère.


Charles Labitte.
  1. On peut consulter la thèse latine de M. Ozanam sur les descentes aux enfers chez les poètes anciens. — Dans les notes de son livre sur Dante, le même écrivain, a aussi donné de sommaires indications sur le cycle chrétien des visions antérieures à l’Alighieri. C’est, avec un court travail de Foscolo (Edinburgh Review, sept., 1818), la seule dissertation que je connaisse sur ce point curieux d’histoire littéraire.
  2. Bolland., 21 août, p. 459.
  3. Liv. IV, ch. 36.
  4. Surii, Vit. Sanct., 23 oct.
  5. Bède, Hist. eccl. Angl., liv. III, ch. 19.
  6. Greg. Tur., Hist. Franc., VIII, 5.
  7. Epist. XXI.
  8. Act. SS. s. Benedicti, Venise, 1733, in-fo, t. V, p. 238.
  9. Voici comment Walafrid Strabo raconte, dans sa rédaction en vers de cette légende, l’étrange punition que subit Charlemagne, Carolus imperator, car il le nomme en acrostiche, tandis qu’Hetto disait seulement quemdam principem :

    …… Fixo consistere gressu
    Oppositumque animal lacerare virilia stantis
    Lætaque per reliquum corpus luc membra carebant…

    Cela nous gâte un peu le Charlemagne officiel et classique de l’historien Gaillard et de ses successeurs.

  10. Hincm., Oper., 1645, in-fo, II, 805.
  11. Voir le continuateur de Bède, De Gest. Anglor., liv. II, chap. II. — Acad. des Inscript., XXXVI, 207.
  12. Voir la vie de saint Anschaire, au tome VI des Bollandistes.
  13. Voir la Légende latine de saint Brandaines, publiée par M. Jubinal.
  14. Rome, 1814, in-12. — Cette vision a été insérée par le père Lombardi dans sa célèbre édition de Dante, avec une confrontation des passages analogues de la Divine Comédie. Ils sont nombreux sans doute ; toutefois la plupart de ces détails n’appartiennent ni à Dante ni à Albéric, mais bien aux visions antérieures. C’est ce qu’il eût fallu dire.
  15. Parad., XXII, 37. — M. Arrivabene a péremptoirement réfuté l’opinion de Ginguené, qui prétend que Dante n’avait pu aller au Mont-Cassin. (Voir la Div. Commed., giust. la lez. del cod. Bartoliniano, Udine, 1827, in-8o, t. III, p. 698.)
  16. Elle a été publiée par M. Hase, Not. des Mss., t. IX, p. 141. — Il y a encore deux autres légendes byzantines du même genre, mais postérieures à Dante. M. Hase a donné l’analyse de la première à la suite de celle de Timarion ; M. Boissonade a inséré le texte de la seconde, intitulée Descente de Mazari aux enfers, dans ses Anecdota Græca.
  17. Philoponus, Sur la Métaph., p. 1046. — Porphyre, De l’Antre des Nymphes, chap. 28.
  18. Au XVe siècle, sainte Françoise-Romaine (voir Boll., mars, II, 162) sera une exception et ne fera que copier fastidieusement les visionnaires antérieurs et Dante lui-même ;

    Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé.