La Divine Comédie (traduction Lamennais)/Texte entier

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. Titre-TdM).


DANTE ALIGHIERI




LA
DIVINE COMÉDIE


L’Enfer — Le Purgatoire — Le Paradis


PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26


Tous droits réservés



Note de Wikisource

Cette édition reprend la traduction annotée de Félicité de Lammenais (1782 – 1854), publiée d’abord en 1856. L’étude qui précède la traduction n’a pas été reprise.




NOTICE SUR DANTE


Dante Alighieri, le grand poète italien, est né à Florence en 1265 ; il fut exilé pour avoir pris part aux luttes intestines de sa patrie et mourut à Ravenne en 1321.

La vie de Dante a été tant de fois décrite depuis Boccace, Villani et Benvenuto da Imola jusqu’à nos jours, qu’on ne peut que répéter ce que savent déjà tous ceux qui se sont un peu occupés de ce grand poète. Il naquit à Florence au mois de mars 1265, d’Alighiero degli Alighieri et de sa femme Bellu. Son vrai nom était Durante, dont Dante est l’abréviation. Il rappelle lui-même, en s’en glorifiant, l’origine noble de ses ancêtres[1], bien qu’en parlant d’eux il déclare ne vouloir pas remonter au delà de Cacciaguida[2] dont le fils Alighiero ou Aligiero, prit le nom de sa mère, de la famille des Aldighieri de Ferrare, et ce nom d’Alighieri fut adopté par tous les descendants de Cacciaguida.

Dante était encore dans l’enfance lorsqu’il perdit son père. Vers ce temps, une circonstance fortuite fit naître en lui la passion, si connue, qui eut tant d’influence sur sa vie entière. Nous empruntons le récit de Boccace :

« C’était le 1er de mai, jour où, selon la coutume, Folco Portinari, homme en grande estime parmi ses concitoyens, avait rassemblé chez lui ses amis avec leurs enfants. Dante, alors âgé de neuf ans seulement, était du nombre de ces jeunes hôtes. De cette joyeuse troupe enfantine faisait partie la fille de Folco, dont le nom était Bice[3]. Elle avait à peine atteint sa huitième année. C’était une charmante et gracieuse enfant, et de séduisantes manières. Ses beaux traits respiraient la douceur, et ses paroles comporter son âge. Si aimable était cette enfant, si modeste dans sa contenance, que plusieurs la regardaient comme un ange. Cette jeune fille donc, telle que je l’ai décrite, ou plutôt d’une beauté qui surpasse toute description, était présente à cette fête. Tout enfant qu’était Dante, cette image se grava soudain si avant dom son cœur, que, de ce jour jusqu’à la fin de ta vie, jamais elle ne s’en effaça. Était-ce entre deux cœurs un lien mystérieux de sympathie, ou une spéciale influence du ciel, ou était-ce, comme quelquefois l’expérience nous le montre, qu’au milieu de l’harmonie de la musique et des réjouissances d’une fête, deux jeunes cœurs s’échauffent et se portent l’un vers l’autre ? Il n’importe ; mais Dante, en cet âge tendre, devint l’esclave dévoué de l’amour. Le progrès des années ne fit qu’accroitre sa flamme, et tant, que pour lui nul plaisir, nul confort, que d’être près de celle qu’il aimait, de son beau visage, et de boire la joie dans ses yeux. Tout en ce monde est transitoire. À peine Béatrice avait-elle accompli sa vingt-cinquième année, qu’elle mourut[4]. À son départ, Dante ressentit une affliction si profonde, si poignante, il versa tant et de si amères larmes, que ses amis crurent qu’elles n’auraient d’autre terme que la mort seule, et que rien ne pourrait le consoler[5]. »

Ce funeste événement contribua peut-être à développer en lui le fonds de mélancolie qu’il semble avoir apporté en naissant. Quoi qu’il en soit, jamais Béatrice ne sortit de son souvenir. Il la célébra dans ses premiers vers pleins d’amour et de douleur, et l’immortalisa dans le poème devenu l’immortel monument de sa propre gloire.

Brunetto Latini, renommé par ses deux ouvrages, le Tesoro et le Tesorello, fut son premier guide dans l’étude des lettres et de la philosophie. Ce fut à ce maître, qui jamais ne cessa de lui être cher[6], qu’il dut la connaissance des poètes anciens, objets pour lui d’une admiration presque religieuse. Il dut aussi beaucoup à l’amitié de Guido Cavalcanti. Le goût de la peinture et de la musique le lia également avec Giotto, avec Oderici da Gubbio, célèbre par ses miniatures, et avec Casella, qui mit en chant plusieurs de ses canzoni. La science ne l’attira pas moins que les arts et les lettres. Il visita dans sa jeunesse les Universités de Bologne et de Padoue, peut-être durant son exil celles de Crémone et de Naples, mais certainement celle de Paris, où il s’appliqua particulièrement à l’étude de la théologie[7].

On a dit que, jeune encore, il entra dans l’ordre des Frères mineurs, et qu’il le quitta avant d’avoir fait profession. Mais ce fait, rapporté par un seul biographe[8], est plus que douteux.

Pressé par ses amis de se marier, il épousa Gemma, de la famille des Donati. Si l’on en croit Boccace, que d’autres contredisent sur ce point, le caractère fâcheux de Gemma rendit cette union peu heureuse. Dante eut d’elle six enfants, cinq fils et une fille, qui reçut le nom de Béatrice. Elle prit le voile dans le couvent delia Uliva de Ravenne. Trois de ses fils moururent jeunes. Pierre, l’aîné, acquit quelque réputation comme légiste, et écrivit, ainsi que son frère Jacopo, un commentaire sur la Divina Commedia.

En des temps aussi agités que ceux où vivait Dante, il était impossible qu’il ne prît pas part aux affaires publiques. Né d’une famille Guelfe, il combattit à Campaldino contre les Gibelins, auxquels, proscrit par ces mêmes Guelfes, il s’unit dans la suite. On le retrouve encore dans la guerre contre les Pisans. Également distingué par sa prudence et sa fermeté, on le consultait avec empressement dans les conjonctures importantes. Suivant quelques-uns de ses biographes, il fut quatorze fois envoyé comme ambassadeur près de différents princes, et, en 4300, du 13 juin au 15 août, on le trouve au nombre des Prieurs, la première dignité de la république. Ce fut la source des malheurs de tout le reste de sa vie.

Jean Villani rapporte ainsi sa mort : « En 1321, au mois de septembre, mourut le grand et vaillant poète Dante Alighieri de Florence, dans la ville de Ravenne en Romagne, après son retour d’une ambassade à Venise pour le service du seigneur de Ravenne, auprès duquel il demeurait. »

Les premières productions de Dante furent des canzoni et des sonnets, entre lesquels on ne saurait établir un ordre chronologique certain.

Il a écrit deux ouvrages latins : De Monarchia mundi, dans lequel il soutient la nécessité de la monarchie et de la séparation du spirituel et du temporel ; De Vulgari eloquio, où il s’occupe de rechercher le dialecte italien qui pourrait remplacer le latin. Ses œuvres en italien sont : La Vita nuova, récit de son amour pour Béatrice ; Le Convito ou le Banquet, qui est un commentaire de ses canzoni ; mais son chef-d’œuvre, qui est le monument le plus important de la littérature italienne, c’est la Divina Commedia, en trois cantiques, l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis. Ce poème est toute une époque. Il peint merveilleusement l’état de la société et de l’esprit humain, du treizième au quatorzième siècle, dans le pays sans aucun doute le plus avancé, alors qu’après un long sommeil agité de rêves terribles, le monde se réveillant semblait pressentir, au milieu des ténèbres déjà moins épaisses, ses lointaines destinées, et que l’Italie, aidée par d’heureuses circonstances, commençait à se dégager des liens de la barbarie.

La Divine Comédie vint, pour ainsi dire, résumer tout le moyen âge avant qu’il s’enfonçât dans les abîmes des temps écoulés.


L'ENFER




CHANT PREMIER


Au milieu du chemin de notre vie[9], ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure[10]. Ah ! qu’il serait dur de dire combien cette forêt était sauvage, épaisse et âpre, la pensée seule en renouvelle la peur, elle était si amère, que guère plus ne l’est la mort ; mais pour parler du bien que j’y trouvai, je dirai les autres choses qui m’y apparurent[11].

Comment j’y entrai, je ne le saurais dire, tant j’étais plein de sommeil quand j’abandonnai la vraie voie, mais, arrivé au pied d’une colline, là où se terminait cette vallée qui de crainte m’avait serré le cœur, je levai mes regards, et je vis son sommet revêtu déjà des rayons de la planète qui guide fidèlement en tout sentier[12], alors la peur qui jusqu’au fond du cœur m’avait troublé durant la nuit que je passai avec tant d’angoisse fut un peu apaisée.

Et comme celui qui, sorti de la mer, sur la rive haletant se tourne vers l’eau périlleuse, et regarde ; ainsi se tourna mon âme fugitive pour regarder le passage que jamais ne traverse aucun vivant [13].

Quand j’eus reposé mon corps fatigué, je repris ma route par la côte déserte, de sorte que le pied ferme était le plus bas [14], et voici qu’apparut, presque au pied du mont, une panthère agile et légère couverte d’un poil tacheté [15].

Elle ne s’écartait pas de devant moi, et me coupait tellement le chemin que plusieurs fois je fus près de retourner.

C’était le temps où le matin commence, et le soleil montait avec ces étoiles qui l’entouraient, quand le divin Amour mut primitivement ces beaux astres ; de sorte que le gai pelage de cette bête fauve [16], l’heure du jour et la douce saison me conviaient à bien espérer : non toutefois que ne m’effrayât la vue d’un lion [17] qui m’apparut. Il paraissait venir contre moi, la tête haute, avec une telle rage de faim que l’air même semblait en effroi. En même temps une louve [18] qui, dans sa maigreur, semblait porter en soi toutes les avidités, et qui a déjà fait vivre misérables bien des gens. Elle me jeta en tant d’abattement, par la frayeur qu’inspirait sa vue, que je perdis l’espérance d’atteindre le sommet.

Tel que celui qui désire gagner, pleure et s’attriste en tous ses pensers, lorsque le temps amène sa perte, tel me fit la bête sans paix [19], qui, peu à peu s’approchant de moi, me repoussait là où le soleil se tait [20].

Pendant qu’en bas je m’affaissais, à mes yeux s’offrit qui [21] par un long silence paraissait enroué ; lorsque, dans le grand désert, je le vis : — Aie pitié de moi, lui criai-je, qui que tu sois, ou ombre d’homme, ou homme véritable.

Il me répondit : « Homme ne suis-je, jadis homme je fus, et mes parents étaient Lombards, et tous deux eurent Mantoue pour patrie, je naquis sub Julio [22], bien que tard, et vécus à Rome sous le bon Auguste, au temps des dieux faux et, menteurs. Je fus poète et chantai ce juste fils d’Anchise, qui vint de Troie, après l’incendie du superbe Ilion, mais toi pourquoi retourner à tant d’ennui ? Pourquoi ne gravis-tu point le délicieux mont, principe et source de toute joie ? »

Serais-tu ce Virgile, cette fontaine d’où coule un si large fleuve du parler ? lui répondis-je, la rougeur au front. O des autres poètes honneur et lumière ! que me soit compté le long désir et le grand amour qui m’a fait chercher ton volume, tu es mon maître et mon père : à toi seul je dois le beau style qui m’a honoré. Vois la bête à cause de qui je me suis retourné : sage fameux, secours-moi contre celle qui fait frémir mes veines et mon pouls.

Il te faut prendre une autre route, répondit-il, me voyant pleurer, si tu veux sortir de ce lieu sauvage ; car la bête qui excite tes cris ne laisse passer personne par sa voie, mais l’empêche tellement, qu’elle le tue, et sa nature est si méchante et si farouche, que jamais son appétit n’est rassasié, et qu’après s’être repue, elle a plus faim qu’auparavant.

Les animaux avec qui elle s’accouple sont nombreux, et le seront plus encore, jusqu’à ce que vienne le Lévrier [23] qui tristement la fera mourir, celui-ci ne se nourrira ni de terre ni d’argent [24], mais de sagesse, d’amour et de vertu, et sa patrie sera entre Feltre et Feltre [25], il sera le salut de cette humble Italie [26] pour qui, blessés, moururent la vierge Camille, Euryale, Turnus et Nisus.

De partout il chassera la louve, jusqu’à ce qu’il l’ait remise en enfer, d’où premièrement la tira l’envie, je pense donc et juge que pour toi le mieux est de me suivre, et je serai ton guide, et hors d’ici je te conduirai par un lieu éternel, où tu ouïras les hurlements du désespoir et tu verras les antiques esprits désolés, dont chacun à grands cris appelle une seconde mort : et ceux qui dans le feu sont contents [27], parce qu’ils espèrent venir un jour parmi les bienheureux, vers qui ensuite, si tu veux monter, te guidera une âme plus digne de cela que moi. Avec elle en partant je te laisserai, parce qu’à sa loi ayant été rebelle, le Roi qui règne là-haut ne veut pas que par moi l’on vienne en sa cité, partout il commande, et de là [28] il régit : là est sa demeure et son trône sublime. Heureux celui qu’à ce séjour il a élu ! »

Et moi à lui : — Poète, afin que je fuie ce mal et des maux pires [29], je te demande, par ce Dieu que tu n’as point connu, de me conduire là où tu viens de dire, pour que je voie la porte de saint Pierre, et ceux que tu représentes si tristes.

Alors il se mut, et je le suivis.


CHANT DEUXIÈME


Le jour baissait, et l’air obscurci délivrait de leurs fatigues les animaux de la terre ; et moi seul je me préparais à soutenir les épreuves du chemin et de la pitié [30], que retracera ma mémoire qui n’erre point [31].

O Muse, esprit sublime, maintenant aide-moi ! ô mémoire, qui en toi as gravé ce que je vis, ici paraîtra ta noblesse.

Je commençai : — Poète qui me guides, avant de m’engager dans ce difficile passage, regarde si ma force est assez puissante. Tu dis que l’ancêtre de Silvius [32], corruptible encore, alla vers le siècle immortel, et y rentra revêtu du corps. Si l’ennemi de tout mal [33], contemplant les hautes destinées renfermées en lui, qui et quel il était, lui fut propice, rien en cela ne paraît indigne à l’homme d’intelligence [34], à l’égard de celui qui de l’auguste Rome et de son empire fut élu père dans le ciel ; l’un et l’autre, à dire vrai [35], furent établis pour être le lieu saint où siège le successeur du grand Pierre.

Durant ce voyage dont tu le glorifies [36], il entendit des choses qui furent cause de sa victoire et du manteau papal. Puis le vase d’élection [37], monta au ciel pour en rapporter un nouvel appui à cette foi, principe de la voie du salut. Mais moi, pourquoi y viendrais-je ? ou qui le permet ? Je ne suis ni Énée, ni Paul : digne de cela ni moi ni aucun autre ne me croit. Si donc je me résous à venir, je crains que folle ne soit ma venue. Tu es sage et m’entends mieux que je ne discours ; et tel que celui qui ne veut plus ce qu’il voulait, et par nouveaux pensers, changeant de dessein, renonce à commencer, tel devins-je sur cette côte obscure, abandonnant, en y pensant, l’entreprise si vite commencée.

Si j’ai bien entendu ta parole, répondit cette ombre magnanime, ton âme est atteinte de lâcheté : laquelle souvent, oppressant l’homme, le détourne d’une noble entreprise, comme une fausse vision l’animal ombrageux. Pour te délivrer de cette crainte, je te dirai pourquoi je suis venu, et ce que j’entendis quand premièrement j’eus pitié de toi. J’étais parmi ceux qui sont en suspens [38], lorsque m’appela une femme bienheureuse, et si belle que de me commander je la priais. Ses yeux brillaient plus que le soleil, et d’un parler suave et calme, avec une voix angélique, elle me dit : — O mon âme courtoise du Mantouan, dont la renommée dure encore, dans le monde, et autant que le monde durera : mon ami, et non de la fortune, est, sur la pente déserte, tellement empêché dans le chemin, que de peur il s’est retourné, et je crains qu’il ne soit déjà égaré, et que tard je me sois levée pour le secourir, d’après ce que j’ai entendu de lui dans le ciel. Va donc, et avec ta parole ornée, avec tout ce qui sera de besoin pour qu’il échappe, aide-le, de sorte que je sois consolée. Moi qui t’envoie, je suis Béatrice : je viens d’un lieu où je désire retourner : l’amour me fait parler et me conduit. Quand je serai devant mon Seigneur, souvent je me louerai de toi. Alors elle se tut ; puis, je commençai :

O femme de telle vertu [39], par qui seule l’humaine espèce s’élève au-dessus de tout ce que contient ce ciel dont les cercles sont plus étroits [40], ton commandement m’est si agréable, que l’obéir, déjà fût-il, me serait tardif : pas n’est besoin de m’ouvrir ton vouloir davantage ; mais dis-moi pourquoi tu ne crains pas de descendre en ce centre infime, de l’ample lieu où tu brûles de retourner.

— Puisque tu veux savoir si à fond pourquoi je ne crains pas de venir ici, brièvement je te le dirai, me répondit-elle.

On ne doit craindre que les choses qui ont puissance, de nuire : les autres, non ; en elles, nul sujet de peur. Par sa grâce Dieu m’a ainsi faite que votre misère ne m’atteint pas, et que la flamme de cet incendie ne m’assaille point [41]. Dans le ciel est une femme bénigne [42], qu’émeut de tant de pitié l’empêchement où je t’envoie, qu’elle a brisé là-haut le dur jugement et s’adressant à Lucia [43], l’a priée, disant : — Maintenant a besoin de toi ton fidèle, et je te le recommande.

Lucia, ennemie de tout ce qui est cruel, vint au lieu où j’étais assise avec l’antique Rachel, et dit : — Béatrice, vraie louange de Dieu [44], que ne secours-tu celui qui t’aima tant que par toi il sortit de la troupe vulgaire ? N’entends-tu point l’angoisse de sa plainte ? Ne vois-tu point là mort qui le poursuit sur la rive des eaux débordées, plus terribles que la mer ? — Nul au monde ne fut jamais si prompte à faire son bien et à fuir son mal, qu’après ces paroles je le fus à venir ici-bas de mon heureux séjour, me fiant au sage parler qui t’honore et ceux qui l’ont ouï…

Lorsque ainsi elle eut dit, pleurant elle tourna vers moi ses yeux brillants ; ce pourquoi plus encore je me hâtai de venir et je vins à toi comme elle voulait, et te retirai de devant cette bête qui du beau mont te fermait le plus court chemin. Qu’est-ce donc ? Pourquoi, pourquoi t’arrêtes-tu ? Pourquoi héberges-tu tant de lâcheté dans ton cœur ? Pourquoi manques-tu d’ardeur et de courage, quand trois telles dames bénies ont souci de toi dans le ciel, et qu’un bien si grand te promettent mes paroles ? »

Comme les tendres fleurs inclinées et fermées par la gelée nocturne lorsque le soleil blanchit relèvent leur tige et s’ouvrent ; ainsi fût-il de mon courage lassé, et une ardeur si vive me revint au cœur, qu’avec hardiesse je dis :

— Ô compatissante celle qui m’a secouru ! et toi courtois, qui as si vite obéi à ses paroles vraies ! Tu m’as, enflammant le désir, tellement par tes paroles disposé le cœur au venir, que j’ai repris mon premier dessein. Va donc ; à tous deux est un seul vouloir : tu es guide, seigneur, maître !… Ainsi lui dis-je, et lorsqu’il se mut, j’entrai dans le chemin profond et sauvage.



CHANT TROISIÈME


Par moi l’on va dans la cité des pleurs ; par moi l’on va dans l’éternelle douleur ; par moi l’on va chez la race perdue. La Justice mut mon souverain Auteur : la divine Puissance, la suprême Sagesse et le premier Amour me firent. Avant moi ne furent créées nulles choses, sauf les éternelles, et éternellement je dure : vous qui entrez, laissez toute espérance !

Je vis ces paroles écrites en noir au-dessus d’une porte ; aussi je dis : — Maître, douloureux m’en est le sens. Et lui à moi, comme personne accorte : « Ici l’on doit laisser toute crainte ; toute faiblesse doit être morte ici.

Nous sommes venus au lieu où je t’ai dit que tu verrais les malheureux qui ont perdu le bien de l’intelligence. »

Et ayant posé sa main sur la mienne, d’un visage serein qui me ranima, il m’introduisit au dedans des choses secrètes. Là, dans l’air sans astres, bruissaient des soupirs, des plaintes, de profonds gémissements, tels qu’au commencement j’en pleurai. Des cris divers, d’horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et rauques, et avec elles un bruit de mains, faisaient un fracas qui sans cesse tournoie dans cet air à jamais ténébreux, comme le sable roulé par un tourbillon. Et moi, dont la tête était ceinte d’erreur [45], je dis : — Maître, qu’entends-je ? et quels sont ceux-là qui paraissent plongés si avant dans le deuil ? Et lui à moi : « Cet état misérable est celui des tristes âmes qui vécurent sans infamie ni louange. Elles sont mêlées à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour eux seuls. Le ciel les rejette, pour qu’ils n’altèrent point sa beauté : et ne les reçoit pas le profond enfer, parce que les damnés tireraient d’eux quelque gloire [46].

Et moi : — Maître, quelle angoisse les fait se lamenter si fort ? Il répondit : « Je te le dirai très brièvement ; ceux-ci n’ont point l’espérance de mourir, et leur aveugle vie est si basse [47] qu’ils envient tout autre sort. Le monde ne laisse subsister d’eux aucune mémoire : la Justice et la Miséricorde les dédaignent. Ne discourons point d’eux, mais regarde et passe ! »

Et je regardai, et je vis une bannière qui, en tournant, courait avec une telle vitesse, qu’elle me paraissait condamnée à ne prendre aucun repos. Et derrière elle venait une si longue suite de gens, que je n’aurais pas cru que la mort en eût tant défait. Lorsque je pus en reconnaître quelqu’un, je vis et discernai celui qui par lâcheté fit le grand refus [48]. Aussitôt je compris et fus certain que cette bande était celle des lâches, en dégoût à Dieu et à ses ennemis. Ces malheureux, qui ne furent jamais vivants, étaient nus et cruellement piqués par des taons et des guêpes, qui sur leur visage faisaient ruisseler le sang, lequel, tombant à terre mêlé de larmes, était recueilli par des vers immondes.

Ayant ensuite regardé au delà, je vis des gens pressés sur le bord d’un grand fleuve ; aussi je dis : — Maître, je te prie que je sache qui sont ceux-là, et pour quelle cause ils ont tant de hâte de passer, comme je l’aperçois à cette faible lueur. Et lui à moi : « Ceci te sera dit, quand sur les tristes rives de l’Achéron s’arrêteront nos pas. » Alors, confus et les yeux baissés, craignant que mon dire ne lui eût déplu, je m’abstins de parler jusqu’au fleuve. Et voici venir vers nous, dans une barque, un vieillard blanchi par de longues années, criant : « Malheur à vous, âmes perverses ! N’espérez pas voir jamais le ciel ; je viens pour vous mener à l’autre rive, dans les ténèbres éternelles, dans le feu et la glace. Et toi que voilà, âme vivante, sépare-toi de ces morts ! » Et voyant que je ne m’en allais pas : « Par d’autres chemins, dit-il, par d’autres bacs, tu viendras à la plage pour passer ; il convient qu’une nef plus légère te porte. »

Et le Guide à lui : « Caron, ne te courrouce point : il est ainsi ordonné, là où se peut ce qui se veut ; ne demande rien de plus. »

Alors se dégonflèrent les joues laineuses du nocher du marais livide, qui autour des yeux avait des cercles enflammés. Mais ces âmes tristes, fatiguées et nues, changèrent de couleur, et leurs dents claquèrent sitôt qu’elles ouïrent les sévères paroles. Elles blasphémaient Dieu et leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps où elles naquirent, la semence de laquelle elles germèrent. Puis, toutes ensemble, elles se retirèrent près de la rive maudite où vient tout homme qui ne craint pas Dieu. Caron, d’un signe de ses yeux de braise, les rassemble toutes, et frappe de sa rame quiconque s’attarde. Comme, l’une après l’autre, en automne, les feuilles se détachent afin que le rameau rende à la terre toutes ses dépouilles, pareillement, au signe du nocher, comme l’oiseau à l’appel, se jetaient de la rive, une à une, les âmes mauvaises de la race d’Adam. Ainsi elles s’en vont par l’eau noirâtre, et avant qu’elles soient descendues sur l’autre bord, sur celui-ci se rassemble encore une nouvelle troupe. « Mon fils, dit le Maître, courtois, il faut qu’ici viennent de toute contrée ceux qui meurent dans la colère de Dieu ; et ils ont tant de hâte de passer le fleuve, parce que tellement les point l’aiguillon de la justice divine, que la crainte se change en désir. Jamais une âme pure ne passe ici : d’où, si Caron se plaint de toi, tu peux maintenant comprendre le sens de ses paroles. »

Cela fini, la sombre campagne trembla si fortement que le souvenir de mon épouvante me baigne encore de sueur. De la terre trempée de larmes sortit un tourbillon sillonné d’éclairs d’une lueur rouge, lequel m’ôta tout sentiment, et je tombai comme un homme pris de sommeil.



CHANT QUATRIÈME


Un tonnerre horrible rompit dans ma tête le profond sommeil, de sorte que je revins à moi comme quelqu’un réveillé de force : et levé, je jetai alentour mes yeux reposés, et regardai fixement pour connaître le lieu où j’étais.

Je me trouvai sur le bord de l’abîme de douleur, où retentit le tonnerre d’infinis hurlements. Cet abîme était si obscur, si profond, si sombre, que jetant mes regards au fond, je n’y discernais aucune chose.

« Nous descendons maintenant dans le monde ténébreux, dit le Poète, tout pâle : je serai le premier, et tu seras le second [49]. »

Et moi qui m’aperçus de sa pâleur, je dis : — Comment irai-je, si tu t’épouvantes, toi, l’ordinaire soutien de mes craintes ?

Et lui à moi : « L’angoisse de ceux qui sont en bas empreint mon visage de cette pitié que tu prends pour de la frayeur. Allons ! la longue route nous presse. » Ce disant, il entra et me fit entrer dans le premier cercle qui ceint l’abîme.

Là, selon qu’en jugeait, l’ouïe, point de gémissements, mais des soupirs dont frémissait l’air éternel. Et ces soupirs venaient de la tristesse, toutefois sans souffrances [50], que ressentaient des troupes nombreuses et d’enfants, et de Femmes, et d’hommes.

Le bon Maître me dit : « Tu ne demandes point qui sont ces esprits que tu vois ? Or, avant d’aller plus loin, je veux que tu saches qu’ils ne péchèrent point : mais, si leurs œuvres furent bonnes, cela ne suffit, parce qu’ils ne reçurent point le baptême, qui est la porte de la foi que tu crois. Ayant vécu avant le christianisme, ils n’adorèrent point Dieu dûment, et je suis moi-même de ceux-là. Pour ces choses qui nous ont manqué, non pour autre crime, nous sommes perdus, et notre seule peine est de vivre dans le désir sans espérance. »

Une grande tristesse me prit au cœur lorsque je l’entendis ; car je reconnus des gens de haute valeur ainsi suspendus [51].

— Dis-moi, mon Maître, dis-moi, Seigneur, commençai-je, voulant être certain de cette foi qui vainc toute erreur, jamais aucun, par ses mérites ou les mérites d’autrui, est-il sorti d’ici pour être heureux ensuite ?

Et lui, qui comprit mon parler couvert, répondit : « J’étais nouveau en ce lieu, lorsque j’y vis venir un Puissant, couronné du signe de la victoire [52].

Il en tira l’ombre du premier père, d’Abel son fils, celle de Noé et celle de Moïse, législateur et obéissant ; le patriarche Abraham et le roi David ; Israël, et son père et ses enfants, et Rachel pour qui il fit tant [53], et beaucoup d’autres, et les fit heureux ; car je veux que tu saches qu’auparavant les âmes humaines n’étaient pas sauvées. »

Nous ne cessions point d’aller pendant qu’il parlait, mais nous traversions la forêt, je veux dire l’épaisse forêt des esprits. Nous n’étions pas encore descendu beaucoup au-dessous du sommet, quand je vis un feu rayonnant autour d’un hémisphère de ténèbres. Nous en étions encore un peu loin, mais non pas tant que je n’y discernasse en partie qu’une gent illustre occupait ce lieu.

— O toi, qui honores toute science et tout art, qui sont ceux-ci que sépare des autres l’honneur qu’on leur rend ?

Et lui à moi : « Leurs noms glorieux, dont retentit le monde où tu vis, leur acquièrent dans le ciel la faveur qui tant les élève. »

Lorsque j’entendis une voix : « Honorez le grand Poète son ombre qui était partie revient [54]. »

Lorsque la voix se tut, je vis quatre grandes ombres venir à nous ; elles ne semblaient ni tristes, ni joyeuses.

Le bon Maître me dit : « Regarde celui qui, avec cette épée en main, marche comme seigneur devant les autres : celui-là est Homère, le poète souverain, et l’autre qui vient ensuite est Horace le satirique ; Ovide est le troisième, et le dernier Lucain ; quoiqu’à chacun d’eux, comme à moi, convienne le nom qu’a prononcé la voix seule [55], ils m’honorent et en cela ils font bien. »

Ainsi je vis se rassembler la belle école du roi des chants élevés [56], qui au-dessus des autres vole comme l’aigle.

Lorsqu’ils eurent ensemble un peu discouru, ils se tournèrent vers moi, me saluant du geste, et mon Maître en sourit :

Et plus d’honneur encore ils me firent, me recevant dans leurs rangs, de sorte que je fus le sixième parmi ces grandes intelligences. Nous allâmes ainsi jusqu’à la lumière [57], parlant de choses qu’il est bien de taire, comme il était bien là d’en parler. Nous vînmes au pied d’un noble château, sept fois ceint de hautes murailles, et entouré d’un gracieux petit fleuve. Nous le passâmes comme une terre ferme : j’entrai par sept portes avec ces sages, et nous arrivâmes dans une prairie d’une fraîche verdure. Là étaient des gens aux regards lents et graves, de grande autorité dans leur apparence : ils parlaient peu et d’une voix douce. Nous nous retirâmes à part, en un lieu ouvert, lumineux et haut, de sorte que tous se pouvaient voir. Là, devant moi, sur le vert émail me furent montrés les grands esprits, et de leur vue encore en moi-même je m’exalte. Je vis Électre [58], accompagnée de beaucoup d’autres, parmi lesquels je reconnus Hector, et Énée, et César, armé de ses yeux d’épervier. Je vis Camille [59] et Penthésilée [60] de l’autre côte ; je vis aussi le roi Latinus assis avec sa fille Lavinie. Je vis ce Brutus qui chassa Tarquin, Lucrèce, Julia [61], Marzia [62] et Cornelia [63], et, seul à l’écart, Saladin [64]. Puis ayant levé un peu plus les yeux, je vis le maître de ceux qui savent [65], assis au milieu de la famille philosophique. Tous l’admiraient, tous lui rendaient honneur. Là je vis Socrate et Platon, qui se tiennent plus près de lui que les autres ; Démocrite, qui soumet l’univers au hasard ; Diogène, Anaxagore et Thalès ; Empédocle, Héraclite et Zénon ; et je vis celui qui si bien décrivit les vertus des plantes, je veux dire Dioscoride ; je vis Orphée, Tullius et Livius [66], et Sénèque le philosophe moral ; Euclide le géomètre, Ptolémée [67], Hippocrate, Evicenne [68] et Galien, Averroès [69] qui fit le grand Commentaire. Je ne saurais les nommer tous, car tellement me presse mon long sujet, que maintes fois le dire reste en arrière des choses. La troupe des six se sépara en deux : le sage Guide, par une autre route, me conduisit, hors de l’air tranquille, dans l’air qui frémit, et je vins en un lieu où rien ne luit.


CHANT CINQUIÈME


Ainsi je descendis du premier cercle dans le second, qui enserre moins d’espace et plus de douleur, tellement que ses pointes arrachent des cris.

Là siège Minos, horrible d’aspect et grinçant des dents : il examine les fautes à l’entrée, juge et envoie au lieu qu’il désigne en se ceignant.

Je veux dire que quand l’âme mal née vient en sa présence, elle se confesse pleinement ; et ce juge des péchés voit quel lieu lui est destiné : il se ceint de sa queue autant de fois qu’il veut qu’elle descende de degrés.

Il en est toujours beaucoup devant lui : chacune à son tour va au jugement : elles parlent, elles écoutent, puis sont poussées en bas.

Suspendant, lorsqu’il me vit, l’exercice de sa haute fonction : « O toi, me dit Minos, qui viens en la demeure douloureuse, regarde bien comment tu entres, et à qui tu te fies : que ne t’abuse point l’ampleur de l’entrée. » Et mon Guide à lui : « Pourquoi grondes-tu ? Ne t’oppose point à son aller fatal : ainsi est voulu là où se peut ce qui se veut. N’en demande pas davantage ! »

Lors commençai-je d’entendre les accents plaintifs ; lors de grands pleurs frappèrent mon oreille.

Je vins en un lieu muet de toute lumière, qui mugit comme la mer pendant la tempête, lorsqu’elle est battue des vents contraires. L’infernal ouragan, qui jamais ne s’arrête, emporte les esprits dans sa course rapide, et, les roulant, les froissant, les meurtrit. Lorsqu’ils arrivent au bord escarpé, là les cris, et les gémissements, et les hurlements ; là ils blasphèment la puissance divine. J’entendis qu’à ce tourment étaient condamnés les pécheurs charnels, qui soumettent la raison à la convoitise. Et comme dans la froide saison, le vol des étourneaux les emporte en bandes épaisses et larges, ainsi ce souffle emporte les esprits mauvais. D’ici, de là, en haut, en bas, jamais ne les réconforte aucune espérance, non seulement de repos, mais d’une moindre peine. Et comme les grues vont chantant leur lai, se formant dans l’air en une longue ligne ; ainsi je vis venir, poussant des cris, les ombres emportées par ce tourbillon. Voilà pourquoi je dis : — Maître, quelles sont ces âmes qu’ainsi châtie l’air noir ?

« La première de celles dont tu t’enquiers, me dit-il alors, fut reine de beaucoup de langues [70] ; dans le vice de luxure elle fut si plongée, que, par sa loi, ce qui plaît elle le fit licite, pour échapper à l’infamie où elle était conduite. C’est Sémiramis, de qui on lit qu’elle fut épouse de Ninus et lui succéda ; elle possédait la terre que régit le Soudan. L’autre est celle qui, infidèle aux cendres de Sichée, se tua par amour [71] ; puis vient la lascive Cléopâtre. » Je vis Hélène, cause de tant de maux, et je vis le grand Achille qui par l’amour enfin périt. Je vis Pâris, Tristan [72] ; et plus de mille ombres il me nomma et me montra du doigt, qu’amour fit sortir de notre vie. Lorsque j’eus ouï mon Maître nommer les femmes antiques et les cavaliers, je fus pris de pitié et comme éperdu. Je commençai : —Poète, volontiers parlerai-je à ces deux qui vont ensemble [73] et paraissent si légers au vent. Et lui à moi : « Attends un peu qu’ils soient plus près de nous ; prie-les alors par cet amour qui les emporte [74], et ils viendront. » Sitôt que le vent les amène vers nous, j’élève la voix : — O âmes en peine, venez nous parler, si un autre ne le défend ! Comme les colombes que le désir appelle, les ailes déployées, d’un vol ferme traversant les airs, viennent au doux nid ; ainsi ces deux âmes sortent de la troupe où est Didon, et viennent à nous par l’air malin ; si fort fut mon appel affectueux : « O gracieux et bon, toi qui, à travers l’air noirâtre, viens nous visiter, nous qui teignîmes le monde de sang ! Si le Roi de l’univers nous était ami, nous le prierions de te faire paix, à toi qui as pitié de notre triste sort. Nous écouterons ce que vous voulez dire, et vous dirons ce qu’il vous plaît d’entendre, tandis que le vent se tait. La terre où je naquis borde la mer où descend le Pô, pour s’y reposer avec son cortège [75]. L’amour qui si vite s’empare d’un cœur tendre, éprit celui-ci du beau corps qui m’a été enlevé ; souvenir qui m’est encore pénible. L’amour qui ne permet point à l’aimé de ne pas aimer, m’éprit pour celui-ci d’une passion si forte que maintenant même, comme tu le vois, elle ne m’abandonne point. L’amour nous conduisit à une même mort : Caïna [76] attend celui qui éteignit notre vie. » Telles furent leurs paroles.

Lorsque j’ouïs ces âmes blessées, je baissai la tête, et la tins baissée jusqu’à ce que le Poète me dit : « Que penses-tu ? » Je répondis : — Hélas ! que de doux pensers, quel ardent désir a mené ceux-ci au douloureux passage ! Puis me tournant vers eux, je parlai et dis : — Francesca, tes souffrances me touchent et m’attristent jusqu’aux larmes. Mais dis-moi : Au temps des doux soupirs, à quoi et comment amour te fit-il connaître les douteux désirs ? Et elle à moi : « Il n’est nulle douleur plus grande que de se ressouvenir dans la misère des temps heureux ; et cela ton Maître le sait [77], mais puisque tu désires tant connaître de notre amour la première racine, je le dirai, parlant et pleurant tout ensemble. Un jour, par plaisir, nous lisions les amours de Lancelot ; comment l’amour l’enserra de ses liens ; nous étions seuls et sans aucune défiance. Plusieurs fois cette lecture attira nos regards l’un vers l’autre et décolora notre visage ; mais un seul moment nous vainquit. Quand nous lûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées par un tel amant, celui-ci, qui jamais de moi ne sera séparé, tout tremblant me baisa la bouche : pour nous le livre et celui qui l’écrivit fut Galeotto [78] : ce jour nous ne lûmes pas plus avant. »

Pendant qu’ainsi parlait l’un des esprits, l’autre pleurait tellement que de pitié je défaillis, comme si je me mourais ; et je tombai comme tombe un corps mort.



CHANT SIXIÈME


Quand mon esprit, tout absorbé dans la pitié de mes deux parents, et troublé de tristesse, revint à soi, je vis autour de moi, partout où j’allais, et me tournais, et regardais de nouveaux tourments et de nouveaux tourmentés.

Je suis au troisième cercle de la pluie éternelle, maudite, froide, pesante : toujours la même, toujours elle tombe également. Des averses de forte grêle, et d’eau noire, et de neige, traversent l’air ténébreux ; fétide est la terre qui les reçoit. Cerbère, bête cruelle et de forme monstrueuse, avec trois gueules aboie contre ceux qui sont là submergés [79]. Il a les yeux rouges, la barbe grasse et noire, le ventre large, les mains armées de griffes : il déchire les esprits, les écorche, et les dépèce. La pluie les fait hurler comme des chiens : fréquemment les malheureux profanes [80] se tournent faisant d’un de leurs côtés un abri à l’autre [81].

Sitôt que Cerbère, le grand ver, nous aperçut, il ouvrit ses gueules et nous montra ses crocs : pas un de ses membres qui ne frémit. Mon Guide étendit les mains, prit de la terre, et à pleines poignées la jeta dans les gosiers affamés. Tel le chien avide qui aboie, s’apaise lorsqu’il mord la proie, ne songeant à combattre que pour la dévorer ; ainsi fut-il des sales mâchoires du démon Cerbère, qui étourdit tellement les âmes qu’elles voudraient être sourdes. Nous passions sur les ombres qu’abat la pesante pluie, et nous posions les pieds sur leur vide apparence qui semble une personne. Elles gisaient à terre pêle-mêle, hors une qui, se soulevant, s’assit, lorsqu’elle nous vit passer devant elle. « Ô toi qui traverses cette région de l’Enfer, me dit-elle, reconnais-moi, si tu le peux ! tu naquis avant que je ne mourusse [82] ». Et moi à elle : — L’angoisse que tu ressens t’ôte peut-être de ma mémoire, de sorte qu’il ne me semble pas t’avoir vu jamais. Mais dis-moi qui tu es, ce qui t’a plongé dans ce lieu de douleur et dans une peine telle que, s’il en est de plus grande, il n’en est point de plus dégoûtante. Et lui à moi : « Ta ville, qui est si pleine d’envie que déjà la mesure déborde, fut ma demeure durant la vie sereine. Vous, ses citoyens, m’appeliez Ciacco [83] : à cause du grave péché de gourmandise, je suis, comme tu le vois, brisé sous la pluie. Et moi, triste âme, je ne suis pas seule ; toutes ces autres, pour la même faute, subissent la même peine. » Et il n’ajouta pas une parole. Je lui répondis : — Ciacco, ta souffrance me touche tant, qu’elle me tire des larmes ; mais dis-moi, si tu le sais, où en viendront les citoyens de la ville divisée : s’il en est aucun de juste : et dis-moi pourquoi tant de discordes l’ont assaillie. Et lui à moi : « Après de longs débats ils en viendront au sang, et le parti sauvage [84] chassera l’autre avec beaucoup d’offense. Puis il faut que celui-là tombe, et que l’autre, après trois soleils [85], l'emporte par la force de celui [86] qui maintenant flatte [87]. Il tiendra longtemps le front haut, tenant l’autre sous un lourd poids, quoiqu’il en pleure et s’en indigne. Il y a deux justes, mais on ne les écoute point. La superbe, l’envie et l’avarice sont les trois étincelles qui ont embrasé les cœurs. » Ici prit fin son dire lamentable. Et moi à lui : — Je veux que tu m’instruises encore, et que de plus de paroles tu me fasses don. Farinata et le Tegghiaio, qui furent si dignes, Jacopo Rusticucci, Arrigo et le Mosca [88] et les autres qui appliquèrent leur esprit à bien faire. Dis-moi où ils sont, et fais que je les reconnaisse, car un vif désir me presse de savoir s’ils ont en partage les douceurs du ciel, ou les poisons de l’enfer. Et lui : « Ils sont parmi les âmes les plus noires ; le poids de fautes diverses les entraîne au fond. Si jusque-là tu descends, tu pourras les voir. « Mais quand tu seras dans le doux monde, je te prie de me rappeler au souvenir d’autrui [89]. Je ne le dis et ne te réponds plus rien. » Lors, de travers tournant les yeux, il me regarda un peu, puis baissa la tête, et tomba parmi les autres aveugles.

Et le Guide à moi : « Ne se réveillera-t-il plus avant le son de la trompette de l’ange, quand lui apparaîtra la Puissance ennemie, chacun reverra la triste tombe, reprendra sa chair et sa figure, entendra ce qui retentit dans l’éternité. »

Ainsi traversâmes-nous, à pas lents, le sale mélange des ombres et de la pluie, conversant de la vie future. — Maître, dis-je, ces tourments croîtront-ils après la grande sentence ? ou reviendront-ils moindres ? ou seront-ils également cuisants ? Et lui à moi : « Retourne à ta doctrine [90], qui veut que plus l’être est parfait, plus il sente le bien, et aussi la douleur. Bien que jamais ces maudits ne doivent atteindre la vraie perfection, s’attendent-ils néanmoins à être plus parfaits après qu’avant [91]. »

Nous suivîmes cette route circulaire, parlant de bien plus de choses que je n’en redis ; nous vînmes au point où elle descend : là nous trouvâmes Pluton, le grand ennemi.


CHANT SEPTIÈME


« Pape satan, Pape satan, Aleppe [92] ! » cria Pluton d’une voix rauque ; et ce Sage affable qui sait tout, dit pour m’encourager : « Prends garde que ta peur ne te soit à dommage. Quelque pouvoir qu’ait celui-ci, il ne t’empêchera point de descendre cette ravine. » Puis, vers cette lèvre enflée il se tourna et dit : « Tais-toi, méchant loup, consume ta rage au-dedans de toi. Non sans cause celui-ci va au fond du gouffre. Ainsi est-il voulu là-haut, où Michel vengea le superbe adultère [93]. »

Comme les voiles gonflées par le vent tombent pêle-mêle lorsque le mât se brise, ainsi à terre tomba la bête cruelle.

Nous descendîmes dans le quatrième gouffre, pénétrant de plus en plus dans la lugubre enceinte qui enserre le mal de tout l’univers.

Ah ! justice de Dieu, que de peines nouvelles et de tourments je vis ! et que grièvement nos fautes sont châtiées !

Comme l’onde qui, au-dessus de Charybde, se brise contre l’onde qu’elle heurte, ainsi faut-il qu’ici [94] les damnés mènent leur ronde. Ici ils sont plus nombreux qu’ailleurs ; ils poussaient en hurlant des fardeaux avec la poitrine, séparés en deux bandes : ils se heurtaient à leur rencontre, puis retournaient en arrière, criant : « Pourquoi, amasses-tu ? » et : « Pourquoi dissipes-tu [95] ? »

Ainsi des deux côtés, par le sombre cercle, ils retournaient au point opposé, se jetant leur honteux refrain. Et, arrivée au milieu de son cercle, chaque bande revenait à une nouvelle joute. Moi qui avais le cœur comme brisé, je dis : — Maître, apprends-moi qui sont ceux-là, et si tous ces tonsurés que je vois à notre gauche furent clercs. Et lui à moi : « Tous furent si aveugles d’esprit pendant la vie première, qu’avec mesure aucun ne dépensa. Leur bouche le dit assez clairement, lorsqu’ils viennent aux deux points du cercle, où les sépare une faute contraire.

« Ceux-ci, dont la tête est nue de cheveux, furent clercs, et Papes, et Cardinaux, en qui souverainement domina l’avarice. » Et moi : — Maître, parmi eux je devrais bien reconnaître quelques-uns de ceux qui furent atteints de ce mal immonde. Et lui à moi : « Une vaine pensée t’abuse. La vie obscure qui les souilla, maintenant les dérobe à la connaissance ; éternellement ils viendront se heurter de la sorte. Les uns, en sortant du sépulcre, ressusciteront la main fermée ; et les autres, la tête rase. Mal donner et mal retenir leur a ravi le beau monde [96] et les a conduits à cette rixe : je le dis sans l’orner de paroles.

« Maintenant, mon fils, tu peux voir si la frivolité des biens commis à la fortune vaut que tant les hommes s’en tourmentent. Tout l’or qui est et fut jamais sous le ciel ne pourrait procurer de repos à une seule de ces âmes fatiguées. »

— Maître, lui dis-je, dis-moi aussi : Cette fortune que tu viens de nommer, qu’est-elle, pour tenir ainsi tous les biens du monde dans ses mains ?

Et lui à moi : « O créatures stupides ! que profonde est votre ignorance ! Je veux que de moi tu apprennes ceci [97] : Celui dont la science s’élève au-dessus de tout, a fait les cieux et leur a donné un conducteur, de sorte que sur chaque partie resplendisse chaque partie [98], distribuant également la lumière. Pareillement, aux splendeurs mondaines il a préposé un chef et ministre général, pour transférer de temps en temps les biens fragiles de nation à nation, d’une race à l’autre, quoi que puisse faire pour s’y opposer l’industrie humaine. C’est pourquoi une nation domine, et une autre languit, selon le jugement de celle-ci [99], lequel est caché comme le serpent dans l’herbe. Votre savoir ne peut rien contre elle : elle prévoit, juge, et poursuit son règne comme les autres Dieux [100], le leur. Nulle trêve à ses changements : la nécessité hâte sa course, d’où vient que si fréquentes sont les vicissitudes. C’est là celle que tant mettent en croix [101], qui lui devraient des louanges et qui à tort la blâment et la maudissent. Mais elle subsiste, heureuse, et n’entend rien de cela ; avec les autres créatures premières [102], joyeuse elle roule sa sphère, et jouit en soi de sa félicité. Maintenant nous descendons là où s’émeut une plus grande pitié. Déjà les étoiles qui montaient quand je partis s’abaissent, et défendent de trop s’arrêter. »

Nous passâmes à l’autre bord du cercle, près d’une fontaine qui bouillonne et se dégorge par un fossé dérivé d’elle. L’eau était d’une teinte plutôt sombre que noire ; et nous, en suivant les brunes ondes, nous entrâmes par un autre chemin dans ces basses régions [103].

Descendu au pied de ces malignes pentes grises, ce triste ruisseau y engendre un marais nommé Styx. Et moi qui regardais, attentif, je vis dans ce bourbier des gens tout nus, couverts de fange, le visage courroucé. Ils se frappaient, non pas seulement avec la main, mais avec la tête, avec la poitrine et les pieds, et en lambeaux se déchiraient avec les dents.

Le bon Maître dit : « Tu vois les âmes de ceux que vainquit la colère, et je veux aussi que pour certain tu tiennes qu’il en est, sous l’eau, dont les soupirs produisent ces bulles à la surface, comme l’œil te le montre, où qu’il se tourne. Enfoncés dans le limon, ils disent : Malheureux fûmes-nous dans le doux air que réjouit le soleil, ayant au dedans de nous une fumée pesante ! Maintenant nous nous attristons au fond de la bourbe noire… Dans leur gosier ils murmurent cet hymne, dont ils ne peuvent prononcer une parole entière. »

Ainsi nous parcourûmes, entre la rive sèche et le milieu, un grand arc du sale marais, les yeux tournés vers ceux qui engloutissent la fange :

Au pied d’une tour nous arrivâmes enfin.


CHANT HUITIÈME


Je dis, continuant, que longtemps avant que nous fussions au pied de la tour, nos yeux se dirigèrent vers le sommet, attirés par deux petites flammes que nous y vîmes poser ; et à ce signal répondit une autre tour, si lointaine qu’à peine le regard pouvait la discerner ; et moi, vers la mer de tout savoir [104] me tournant, je dis : — Que veut dire ce feu ? et que répond l’autre ? et qui sont ceux qui font ce signal ? Et lui à moi : « Sur les ondes fangeuses, déjà tu peux découvrir ce qu’on attend, si point ne te cachent les vapeurs du bourbier. »

Jamais corde ne lança, à travers les airs, de flèche aussi rapide qu’une petite nacelle, que je vis venir vers nous sur cette eau, conduite par un seul nautonier, qui criait : « Te voilà donc arrivée, âme félonne ? »

« Phlégias, Phlégias [105], tu cries en vain cette fois, dit mon Seigneur ; tu ne nous auras que le temps de passer le marais. »

Comme celui qui reconnaît avoir été déçu, et qui s’en chagrine, tel devint Phlégias tout gonflé de colère. Mon Guide descendit dans la barque, puis m’y fit entrer après lui, et lorsque je fus dedans, alors seulement elle parut chargée [106].

Dès que le Guide et moi nous fûmes dans la nef, l’antique proue va sillonnant l’eau plus profondément qu’elle ne le fait avec les autres. Tandis que nous traversions le lac stagnant, devant moi se leva un damné tout couvert de fange, lequel dit : « Qui es-tu, toi qui viens avant l’heure [107] ? » Et moi à lui : — Si je viens, je ne reste point. Mais toi, qui es-tu, qui t’es ainsi souillé ?… Il répondit : « Tu le vois, je suis un qui pleure. » Et moi à lui : —Avec tes pleurs et avec ton deuil, esprit maudit, demeure ; je te reconnais si bourbeux que tu sois. Alors il étendit ses deux mains vers la barque ; ce pourquoi le Maître le repoussa, disant : « Va là avec les autres chiens ! » Puis, de ses bras me ceignant le col, il baisa mon visage, et dit : « Ame noble, bénie soit celle dont le sein te porta ! Celui-ci fut dans le monde plein d’orgueil ; rien de bon n’orne sa mémoire : aussi son ombre est-elle ici furieuse. Combien là-haut s’estiment de grands rois, qui seront ici comme des porcs dans la bourbe, laissant de soi d’horribles mépris. » Et moi : — Maître, serais-je très désireux de le voir plonger dans cette boue, avant que nous ne sortions du lac. Et lui à moi : « Tu ne verras point le rivage que tu ne sois satisfait ; il convient que tu jouisses de ce désir. » Peu après je vis la gent fangeuse se ruer sur lui de telle furie, que j’en loue encore et en remercie Dieu. Tous criaient : « A Philippe Argenti [108] ! » et cet esprit florentin, dans sa rage, se déchirait lui-même avec les dents ; là nous le laissâmes, et plus n’en parlerai. Mais des cris douloureux frappant mon oreille, je portai en avant un regard attentif. Et le bon Maître dit : « Maintenant, mon fils, s’approche la cité nommée Dité avec ses coupables citoyens entasses en foule. » Et moi : — Maître, déjà clairement je vois dans la vallée leurs mosquées rouges comme si elles sortaient du feu. Et lui me dit : « Le feu éternel qui les embrase au dedans les fait paraître rouges, comme tu le vois dans ce bas enfer. »

Nous arrivâmes dans les fossés profonds qui entourent cette ville désolée. Les murs me semblaient de fer. Non sans de grands détours, nous vînmes en un endroit où le dur nocher nous cria : « Sortez, voici l’entrée ! »

Je vis sur les portes plus de mille de ceux que le Ciel fit pleuvoir [109], et qui avec colère disaient : « Qui est celui-ci, qui, sans être mort, va dans le royaume des morts ? » Et mon sage Maître fit signe de vouloir leur parler secrètement, alors un peu se calma leur grand courroux, et ils dirent : « Viens seul, et que s’en aille celui-là, qui fut si hardi que d’entrer dans ce royaume. Seul qu’il s’en retourne par la folle route [110] ; qu’il essaye s’il pourra : toi qui à travers cette contrée obscure l’as accompagné, tu demeureras ici. » Pense, Lecteur, si je me déconfortai au son de ces paroles maudites, croyant ne m’en retourner jamais.

— O mon cher Guide, qui plus de sept fois m’as rendu la sécurité, et tiré d’autres périls menaçants, ne me laisse point, dis-je, en cette détresse ; et s’il m’est refusé d’aller plus avant, revenons vite ensemble sur nos pas. Et ce Seigneur qui m’avait conduit, me dit : « Ne crains point ; nul ne peut nous fermer le passage que nous a ouvert un si grand [111]. « Mais attends-moi ici, et conforte et nourris d’une bonne espérance ton esprit abattu ; je ne te laisserai pas dans le monde bas. » Ainsi s’en va, et là m’abandonne le doux père ; et moi je demeure en suspens, le oui et le non se combattant dans ma tête.

Je ne puis ouïr ce qu’il leur dit ; mais il n’eut guère été avec eux, que tous coururent préparer la défense au dedans. Nos adversaires fermèrent les portes devant mon Seigneur qui resta dehors, et revint vers moi à pas lents, les yeux à terre et le front morne, soupirant il disait : « Qui m’a refusé l’entrée des demeures douloureuses ? » Et il me dit : « Quoique je me courrouce, ne t’effraye point : je vaincrai dans ce combat, quelle que soit au dedans la défense. Cette arrogance ne leur est pas nouvelle ; ils la montrèrent jadis à une porte moins secrète [112], dont la serrure est encore brisée. Au-dessus, tu as vu l’inscription de mort ;… mais déjà de l’autre côté, passant sans escorte à travers les cercles, celui par qui la ville s’ouvrira, descend la pente ».


CHANT NEUVIÈME


Cette couleur, dont le découragement au dehors me peignit [113] lorsque je vis mon Guide revenir, fit qu’il se hâta de renfermer en soi ses émotions nouvelles. Attentif, il s’arrêta comme un homme qui écoute, l’œil ne pouvant atteindre au loin à cause de l’air obscur et du brouillard épais.

« Il nous faudra vaincre dans ce combat, dit-il, sinon… tel à nous s’est offert. Oh ! qu’il me tarde que l’autre arrive ici [114] ! »

Je vis bien que la suite amendait le commencement, les dernières paroles différant des premières, cependant son dire m’inspira de la peur, parce que peut-être je donnais à ce discours tronqué un sens pire que son sens véritable.

En ce fond de la triste conque, où la seule peine est le manque d’espérance, aucun descend-il jamais du premier degré ? demandai-je. Et lui répondit : « Rarement arrive-t-il qu’un de nous parcoure le chemin par où je vais. Une autre Fois je fus, il est vrai, forcé de descendre ici-bas par les conjurations de la dure Érichtone, qui rappelait les ombres en leurs corps [115]. J’étais depuis peu dépouillé de ma chair, lorsqu’elle me fit entrer au dedans de ces murs, pour tirer un esprit du cercle de Judas. Ce lieu est le plus bas et le plus sombre, et le plus loin du ciel qui entoure et meut tout [116], je connais bien la route ; ainsi tranquillise-toi. Ce marais, d’où s’exhale une vapeur fétide, ceint la cité de douleur, où désormais nous ne pouvons entrer sans colère [117]…….. »

D’autres choses il dit ; mais je n’en ai pas le souvenir, parce que mes yeux m’avaient attiré tout entier vers la haute tour au sommet ardent, où tout d’un coup je vis debout trois furies infernales teintes de sang, qui avaient des membres et un port de femme, des ceintures d’hydres vertes, et pour cheveux des cérastes et des serpents, dont leurs tempes affreuses étaient liées. Et lui qui bien reconnut les servantes de la reine des pleurs éternels [118] : « Regarde, me dit-il, les féroces Erinnyes ! Celle-ci à gauche est Mégère ; celle qui se lamente à droite est Alecto ; Tisiphone est au milieu. » Et cela dit, il se tut. Chacune d’elles se déchirait la poitrine avec les ongles ; elles se frappaient des mains, et jetaient de si hauts cris, que de crainte je me serrai contre le Poète. « Viens, Méduse ! nous le ferons de pierre [119], » criaient-elles toutes, regardant en bas ; « mal nous vengeâmes l’attaque de Thésée [120]. » « Tourne-toi en arrière, et ferme les yeux ; car si la Gorgone se montrait et que tu la visses, jamais d’ici tu ne remonterais. » Ainsi dit le Maître ; et lui-même me tourna, et ne se fiant à mes mains, des siennes encore il me couvrit les yeux.

O vous qui avez l’intelligence saine, contemplez la doctrine cachée sous le voile des vers étranges [121]. Déjà sur les ondes troubles venait avec fracas un son plein d’épouvante, dont tremblaient les deux rives. Il ressemblait au vent impétueux qui, durant les ardeurs pernicieuses, secoue la forêt, et, sans que rien l’arrête, brise, abat les rameaux, et les emporte au loin ; poudreux et superbe il s’avance, et fait fuir les animaux et les pasteurs.

Il [122] me rouvrit les yeux et me dit : « Dirige maintenant ta vue sur cette antique écume, là où plus acre est la fumée. » Comme les grenouilles, devant la couleuvre ennemie, fuient à travers l’eau jusqu’à terre où chacune d’elles se ramasse en soi ; ainsi vis-je plus de mille âmes ruinées fuir devant un qui, marchant, passait le Styx à pieds secs. Il éloignait de son visage cet air épais, portant souvent sa main gauche en avant, et de cette seule gêne paraissait fatigué. Bien je m’aperçus qu’il était envoyé du ciel, et je me tournai vers le Maître, et il me fit signe de garder le silence, et de m’incliner devant lui. Ah ! qu’il me semblait plein de courroux ! Il vint à la porte et l’ouvrit avec une petite verge, sans que rien la retînt : « O chassés du ciel, bande abjecte ! commença-t-il sur le seuil, quelle audace est en vous ? Pourquoi regimbez-vous contre cette volonté qui ne saurait jamais ne pas atteindre sa fin, et a plusieurs fois accru vos douleurs ? Que sert de se heurter contre les destins ? Votre Cerbère, s’il vous en souvient, en a encore le menton et la gorge pelés [123]. »

Puis il s’en retourna par la route bourbeuse, et ne nous dit pas un mot ; mais il ressemblait à un homme qu’aiguillonne et presse un autre souci que de ce qui est devant lui : et nous, tranquilles après les paroles saintes, nous nous acheminâmes vers la ville. Nous y entrâmes sans nul conflit, et moi qui désirais voir ce que renferme une telle forteresse [124], quand je fus dedans, je jetai mes regards alentour, et je vis, de tous côtés, une vaste campagne pleine de deuil et d’affreux tourments.

Comme près d’Arles, où le Rhône devient stagnant, comme à Pola [125], près du Quarnaro [126] qui ferme l’Italie et en baigne les limites, la plaine est toute bosselée de tombes ; ainsi en était-il ici, mais d’une façon plus triste ; entre elles se dressaient des flammes, qui les embrasaient tellement qu’aucun art n’exige que le fer soit plus rouge. Tous les couvercles étaient soulevés, et d’au-dedans sortaient des cris lamentables, que beaucoup paraissaient venir de malheureux dans les supplices.

Et moi : — Maître, qui sont ceux-là qui, du fond des sépulcres, font entendre ces douloureux soupirs ? Et lui à moi : « Ici sont les hérésiarques avec leurs disciples de toute secte, et les tombes en sont bien plus combles que tu ne le crois. Ici le semblable est enseveli avec le semblable : les tombeaux sont plus ou moins brûlants. » Et, après avoir tourné à main droite, nous passâmes entre les tourmentés et les hautes murailles.


CHANT DIXIÈME


Maintenant, par un étroit sentier, entre le mur de la ville et les tourmentés, va mon Maître et moi derrière lui. — O vertu suprême [127] dis-je, qui, comme il te plaît, me conduis par les tristes circuits, parle-moi et satisfais mes désirs. La gent qui gît dans les sépulcres, pourrait-on la voir ? Tous les couvercles sont levés, et nul ne les garde. Et lui à moi : « Tous seront scellés, quand de Josaphat ils reviendront ici avec les corps qu’ils ont laissés là-haut. De ce côté ont leur cimetière, avec Épicure, tous ces sectateurs, qui veulent que l’âme meure avec le corps. Au reste, de là dedans on satisfera bientôt ta demande, et aussi le désir que tu me tais. » Et moi : — Bon maître, si je ne te découvre pas tout mon cœur, c’est pour être bref comme déjà auparavant tu m’y as induit.

— « O Toscan, qui t’en vas, vivant, par la cité du feu ainsi sagement parlant, qu’il te plaise t’arrêter en ce lieu ! Ton langage montre que tu es né dans cette noble patrie [128] à laquelle peut-être je fus trop rude. »

Subitement cette voix sortit d’une des tombes : de quoi effrayé, je me rapprochai un peu de mon Guide. Et lui me dit : « Que fais-tu ? Tourne-toi. Vois là Farinata qui s’est levé : tu le verras tout entier de la ceinture en haut. »

J’avais déjà mes yeux fixés sur les siens, et lui de la poitrine et du front se dressait, comme s’il eût eu l’enfer à grand mépris.

Les mains promptes et hardies du Maître me poussèrent vers lui à travers les sépulcres, disant : « Que tes paroles soient nettes [129] ! » Et quand je fus au pied de sa tombe, Farinata me regarda un peu, puis d’un air hautain me demanda : « Qui furent tes ancêtres ? » Moi qui étais d’obéir désireux, je ne les lui cachai point, mais je les nommai tous : sur quoi il éleva un peu les sourcils, puis dit : « Cruellement ils furent mes ennemis et ceux de mes aïeux, et de mon parti ; aussi je les chassai deux fois. »

— S’ils furent chassés, répondis-je, ils revinrent de toutes parts et l’une et l’autre fois ; c’est un art que les vôtres n’apprirent jamais.

Lors, se montrant à découvert, surgit une ombre, qui seulement au menton de l’autre atteignait ; elle s’était, je crois, levée sur les genoux. Elle regarda autour, comme désirant voir si un autre était avec moi ; et après qu’en elle l’espoir fut entièrement éteint, pleurant elle dit : « Si, à travers cette sombre prison, tu vas par grandeur d’âme, où est mon fils ? pourquoi n’est-il pas avec toi ? » Et moi à lui :

— Je ne viens pas de moi-même ; celui qui attend là, et que votre Guido eut peut-être à dédain [130], me conduit en ces lieux. Ses paroles et le genre de la peine m’avaient déjà appris le nom de cette ombre : ce pourquoi la réponse fut précise. Soudain se dressant, il s’écria : « N’as-tu pas dit : Il eut ? Ne vit-il plus ? La douce lumière ne frappe-t-elle plus ses yeux ? » Voyant qu’un peu je tardais à répondre, à la renverse il retomba, et ne parut plus au dehors. Mais cet autre magnanime, à la demande de qui je m’étais arrêté, ne changea point de visage ; sa tête, son corps restèrent immobiles. Et continuant le premier discours : « Qu’ils aient mal appris cet art, dit-il, cela me tourmente plus que cette couche. Mais de la Dame qui règne ici [131] le flambeau ne se sera pas rallumé cinquante fois, que tu sauras ce que coûte cet art. Et si jamais tu retournes dans le doux monde [132], dis-moi pourquoi ce peuple, en toutes ses lois, est si cruel contre les miens ? » Et moi à lui : — Le massacre et le carnage qui rougissent l’Arbia [133] font faire de telles oraisons dans notre temple [134]. Après avoir en soupirant secoué la tête : « A cela, dit-il, je ne fus pas seul, et ce n’eût pas certes été sans cause qu’avec les autres je m’y fusse porté ; mais quand tous consentaient à détruire Florence, seul en face je la défendis. » — Ah ! si jamais les vôtres recouvrent le repos, lui dis-je, levez, je vous prie, le voile dont vous avez enveloppé ma sentence [135] ; car, si je l’entends bien, il semble que, le présent vous étant caché, vous voyez au delà ce que le temps amène avec lui.— « Nous voyons, dit-il, comme on voit avec une mauvaise vue, les choses qui sont loin, autant que les éclaire le souverain Maître. Quand elles s’approchent, ou sont déjà, toute notre intelligence s’évanouit ; et si quelque autre ne vient ici nous en instruire, nous ne savons rien de votre état humain. Ainsi, tu peux comprendre que pour nous mourra toute connaissance, de ce moment où sera fermée la porte de l’avenir [136]. » Alors, comme contrit de ma faute : — Maintenant, dis-je, vous direz à ce tombé [137] que son fils est encore parmi les vivants. Et si, tardant de répondre, je demeurai muet, faites lui savoir que ce fut parce que j’étais encore dans l’erreur dont vous m’avez tiré [138]. Déjà mon Maître me rappelait, ce pourquoi je priai l’esprit de se hâter de me dire qui était avec lui. Il me dit : « Ici je gis avec plus de mille ; là-dessous est le second Frédéric, et le cardinal [139] : je me tais des autres. Puis il s’enfonça : et moi vers l’antique Poète je tournai mes pas, repensant aux paroles qui me semblaient menaçantes. Lui se mut, et ainsi allant, il me dit : « Pourquoi es-tu si troublé ? » Et moi je satisfis à sa demande. « Que ta mémoire conserve ce que tu as entendu contre toi, me commanda ce Sage ; maintenant, regarde ici ! » Et il leva le doigt [140]. « Quand tu seras devant le doux rayon de celle dont le bel œil voit tout [141], par elle tu connaîtras le voyage de ta vie. » Il tourna ensuite à main gauche : nous laissâmes le mur, et vînmes vers le milieu par un sentier qui aboutit à une vallée dont, jusque d’en haut, l’on sentait la puanteur.


CHANT ONZIÈME


Sur le bord d’une haute rive formée d’un cercle de pierres brisées, nous vînmes au-dessus d’un amas de tourments plus cruels, et à cause de l’horrible puanteur qu’exhale le profond abîme, nous nous retirâmes derrière le couvercle d’un grand tombeau, où je vis une inscription qui disait : « Je garde le pape Anastase, que Photin [142] détourna de la vraie voie. »

— « Il convient de retarder notre descente, afin qu’accoutumés un peu à l’infecte vapeur, elle nous soit ensuite moins pénible. » Ainsi le Maître. Et moi : — Trouve, lui dis-je, quelque compensation, pour que le temps ne soit pas perdu. Et lui : « Tu vois que j’y pense, mon fils, dit-il, au dedans de ces rocs sont trois petits cercles, de degré en degré, comme ceux que tu quittes. Tous sont remplis d’esprits maudits : mais, pour qu’ensuite la vue te suffise, entends comment et pourquoi ils sont dans la gêne. De toute malice qui attire la haine du ciel, la fin est l’injustice ; et toute pareille fin offense autrui ou par la force, ou par la fraude. Mais, parce que la fraude est le mal propre de l’homme, elle déplaît davantage à Dieu : c’est pourquoi les fourbes gisent plus bas, et plus de douleurs les accablent. Tout le premier cercle est pour les Violents ; mais parce qu’on fait violence à trois sortes de personnes, sa construction le divise en trois enceintes distinctes. On peut faire violence à Dieu, a soi, au prochain ; je dis aux personnes et aux biens, comme tu vas l’entendre clairement. La violence donne la mort au prochain, et le blesse ; elle l’atteint dans son bien par les rapines, les incendies, les exactions. Dans la première enceinte sont donc tourmentés les homicides, ceux qui frappent à tort, les ravageurs et tous les voleurs, par bandes séparées. L’homme peut porter une main violente sur soi et sur ses biens : ainsi dans la seconde enceinte, il convient que sans fruit se repente quiconque se prive de votre monde [143], joue et dissipe son bien, et se crée une peine de ce qui devait être sa joie. On peut faire violence à la Divinité en la niant au dedans de soi et la blasphémant, en méprisant la nature et sa bonté [144]. Ainsi la plus étroite enceinte [145] marque de son signe et Sodome et Cahors [146], et qui, discourant en son cœur, méprise Dieu. La fraude blesse toujours la conscience [147], on peut en user contre qui a confiance, et contre qui ne l’a pas. Cette dernière sorte de fraude détruit seulement le lien d’amour formé par la nature ; d’où, dans le second cercle, ont leur nid : l’hypocrisie, la flatterie, la sorcellerie, la fourberie, le larcin, la simonie, les commerces infâmes, la baraterie, et pareilles ordures. Par l’autre sorte de fraude s’oublie l’amour que forme la nature, et celui qui s’y surajoute et crée la foi spéciale [148]. Ce pourquoi, dans le plus petit cercle, là où est le centre de l’univers, et au dedans duquel est Dite, éternellement le traître est consumé. » Et moi : — Maître, ton discours procède très clairement, et décrit bien ce gouffre et le peuple qui l’habite. Mais, dis-moi : ceux du marais fangeux que le vent emporte et que bat la pluie, et qui se heurtent avec des paroles si âpres, pourquoi dans la cité du feu ne sont-ils pas punis, si Dieu les a dans sa colère ? Et si… il ne les a pas, pourquoi sont-ils en telle angoisse ? Et lui à moi : « D’où vient, dit-il, que ton esprit s’égare ainsi contre sa coutume, ou qu’ailleurs regarde ta mémoire ? Ne te souviens-tu point de ce que dit ton éthique [149], traitant des trois dispositions que le ciel réprouve : L’incontinence, la malice, l’aveugle bestialité ? Et comment l’incontinence offense moins Dieu, et s’attire moins de blâme ? Si tu considères bien cette sentence et te rappelles quels sont ceux qui, hors d’ici, plus haut, subissent leur peine [150], tu verras aisément pourquoi ils sont séparés de ces félons, et pourquoi avec moins de courroux la divine justice les martelle ? » — O soleil, qui guéris toute vue troublée, tu me satisfais tellement, lui dis-je, quand tu dénoues les difficultés, que non moins que savoir, douter m’est agréable. Retourne encore un peu en arrière à ce que tu as dit de l’usure, qu’elle blesse la divine bonté, et délie ce nœud. — La philosophie, à qui l’écoute, enseigne, en plus d’un endroit, me dit-il, comment la Nature, dans son cours, procède de la divine intelligence et de son art propre [151], et si tu lis bien la physique [152], tu trouveras, dès les premières pages, que votre art suit, autant qu’il peut, celui-là, comme le disciple suit le maître, de sorte que votre art est, pour ainsi parler, petit-fils de Dieu. De ces deux [153], si tu te rappelles le commencement de la Genèse, il convient que l’homme tire sa vie et son progrès. Et parce que l’usurier tient une autre voie, il méprise la Nature, et en soi, et dans l’art qui la suit, puisqu’en autre chose il met son espérance [154]. Mais suis-moi : il me plaît d’aller maintenant que les Poissons glissent à l’horizon, que le Chariot se montre au-dessus du Coro [155], et que plus loin, le rocher devient moins abrupt.



CHANT DOUZIÈME


Le lieu où nous vînmes pour descendre la rive était si âpre [156], qu’il n’est point de vue qu’il ne rebutât à cause de ce que nous y trouvâmes.

Telle qu’au-dessous de Trente, cette ruine qui frappa de flanc l’Adige lorsque, par un tremblement de terre ou le manque d’appui, elle s’écroula, forme, du sommet de la montagne jusque dans la plaine où elle roula, un talus de roches, lesquelles ouvrent un chemin à qui serait en haut ; telle était la descente de ce précipice ; et, sur la pointe abrupte du gouffre, gisait l’infamie des Crétois, qui fut conçue dans la fausse vache [157]. Lorsqu’il nous vit, il se mordit lui-même, comme dévoré de colère au-dedans. Mon sage Guide lui cria : « Crois-tu peut-être qu’ici soit le roi d’Athènes [158], qui là-haut dans le monde te mit à mort ?

Va-t’en, bête brute ! celui-ci ne vient pas instruit par ta sœur ; il vient pour voir vos peines. »

Comme le taureau qui rompt ses liens au moment où il vient de recevoir le coup mortel, ne sait où aller, mais çà et là sautille, ainsi vis-je faire le Minotaure. Et le Maître prudent cria : « Cours au passage ! il est bon que tu descendes pendant sa furie. » Et descendant, nous prîmes notre route par cet éboulement de pierres, qui souvent roulaient sous nos pieds, à cause du poids nouveau [159].

Je m’en allais pensif, et lui me dit : « Tu penses peut-être à ces ruines que garde la colère bestiale que je viens de réprimer. Or, je veux que tu saches que, lorsque, l’autre fois, je descendis dans le bas enfer, cette roche n’était pas encore écroulée. Mais, si je juge bien, peu avant la venue de celui qui enleva a Dite la grande proie du cercle supérieur [160], de toutes parts la profonde et sale vallée trembla tellement, que je pensai que l’univers sentait l’Amour par lequel il en est qui croient que plusieurs fois le monde fut ramené dans le chaos [161] ; et, à ce moment, cette vieille roche, ici, et ailleurs encore plus, s’écroula. Mais fixe tes regards sur la vallée ; nous approchons du lac de sang [162] où bouillent ceux qui, par violence, ont nui à autrui. »

O aveugle cupidité, ô folle colère, qui tant nous incite pendant la courte vie, et ensuite, durant l’éternelle, nous plonge en un si affreux bain !

Je vis une large fosse qui, comprenant toute la partie plane, se contournait en arc, comme me l’avait dit mon Guide. Entre elle et le pied de la ravine couraient à la file des Centaures armés de flèches, comme ils avaient coutume d’aller à la chasse dans le monde. Nous voyant descendre, chacun d’eux s’arrêta, et de la bande trois se détachèrent, avec des arcs et des petits dards éprouvés. Et l’un d’eux cria de loin : « A quel supplice venez-vous, vous qui descendez la côte ? Parlez d’où vous êtes, sinon je tire l’arc. » Mon Maître dit : « Nous répondrons de près à Chiron ; pour ton malheur, ton vouloir fut toujours prompt. » Puis, me touchant, il dit : « Celui-ci est Nessus, qui mourut pour la belle Déjanire, et se vengea lui-même [163], et celui du milieu, qui regarde sa poitrine, est le grand Chiron, le nourricier d’Achille ; cet autre est Pholas, qui fut si plein de colère.

Autour de l’étang par milliers ils vont, lançant des flèches contre tout ombre qui se soulève, au-dessus du sang, plus que ne le permet sa faute. »

Nous nous approchâmes de ces animaux agiles ; Chiron prit un trait, et avec la coche il repoussa sa barbe des mâchoires. Lorsqu’il eut découvert sa large bouche, il dit à ses compagnons : « Remarquez-vous que celui d’arrière meut ce qu’il touche ? Ainsi n’ont pas coutume de faire les pieds des morts. » Et le bon Maître, qui déjà près de sa poitrine, où se joignent les deux formes [164], répondit : « Bien est-il vivant, et ainsi seul je dois lui montrer la sombre vallée : la nécessité l’y conduit, non le plaisir. Telle [165] suspendit ses chants d’alleluia pour venir me commettre cet office nouveau ; il n’est point un larron, ni moi une âme noire. Mais, par cette vertu par qui mes pieds se meuvent sur une route si âpre, donne-nous un des tiens, qui, nous accompagnant, nous montre le gué, et porte en croupe celui-ci, qui n’est pas un esprit qui aille par les airs. » Chiron se tournant à droite, dit à Nessus : « Retourne, et guide-les, et si une autre bande vous arrête, écarte-là ! »

Lors, avec l’escorte fidèle, nous suivîmes les bords de la rouge fosse bouillante, où les brûlés poussaient de grands cris. J’en vis d’enfoncés jusqu’aux sourcils, et le grand Centaure dit : « Ce sont les tyrans qui s’assouvissent de pillage et de sang. Ici se pleurent les ravages accomplis sans pitié ; ici sont Alexandre et le cruel Denys, à qui la Sicile dut des années douloureuses. Et ce front au poil si noir est Azzolino [166], et cet autre blond est Obizzo d’Esti [167], qui vraiment [168] fut là-haut, dans le monde, tué par son fils. » Alors je me tournai vers le Poète, qui dit : « Que celui-ci maintenant te soit le premier, et moi le second [169]. »

Un peu plus loin le Centaure fixa ses regards sur quelques-uns qui, jusqu’à la gorge, paraissaient sortir de ce sang bouillant.

Il nous montra une ombre, seule à l’écart, disant : « Celui-ci [170], dans le sein même de Dieu, perça le cœur que sur la Tamise on honore encore. » Puis j’en vis qui, au-dessus de l’étang, levaient la tête, et d’autres tout le buste : et de ceux-ci j’en reconnus beaucoup.

Ainsi de plus en plus baissait ce sang, jusqu’à ne couvrir que les pieds ; et ce fut là que nous passâmes le lac.

« Comme de ce côté tu as vu du sang diminuer toujours, dit le Centaure, je veux que tu croies que de cet autre côté le fond se creuse de plus en plus, pour rejoindre l’endroit où il convient que la tyrannie gémisse.

De ce côté [171], la divine justice point cet Attila qui fut le fléau de la terre, et Pyrrhus, et Sextus [172], et trait éternellement les larmes qu’éternellement renouvelle la brûlante douleur en Regnier de Corneto et Regnier Pazzo [173], qui tant infestèrent les chemins. »

Puis, se retournant, il repassa le gué.


CHANT TREIZIÈME


Nessus n’avait pas encore regagné l’autre bord, lorsque nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé. Point de feuillage vert, mais de couleur sombre ; point de rameaux unis, mais noueux et tortus ; point de fruits, mais sur des épines des poisons.

Les bêtes sauvages qui, entre Cecina et Corneto [174], haïssent les lieux cultivés, n’ont point de halliers si âpres et si épais.

Là, les hideuses Harpies, qui chassèrent des Strophades [175] les Troyens, avec le triste présage du futur désastre, font leurs nids. Elles ont de vastes ailes, des cols et des visages humains, des pieds armés de griffes, et des plumes à leur large ventre ; elles se lamentent sur ces arbres étranges. Et le bon Maître : « Avant de pénétrer plus loin, sache, me dit-il, que tu es dans la seconde enceinte [176], et y seras tant que tu chemineras dans l’horrible sablon. Regarde bien, et tu verras des choses qui te rendront mes paroles croyables [177]. »Déjà, de toutes parts, j’entendais pousser des gémissements, et ne voyais personne ; de sorte que, troublé, je m’arrêtai. Je crois qu’il crut que je croyais [178] que cette foule de voix, sortant d’entre les troncs, venait de gens qui se cachaient de nous. Ce pourquoi le Maître dit : « Si tu romps quelque branche d’un de ces arbres, rompues aussi seront les pensées que tu as [179]. » Lors, avançant un peu la main, je cueillis un petit rameau d’un épais buisson, et le tronc cria : « Pourquoi me mutiles-tu ? » Puis devenu tout noir de sang, il cria de nouveau : « Pourquoi me brises-tu ? N’as-tu aucun sentiment de pitié ? Nous fumes hommes, maintenant nous sommes buissons. Ta main devrait être plus pieuse, eussions-nous des âmes de serpents. »

Comme le bois vert allumé par un bout gémit de l’autre, l’air sortant en sifflant ; ainsi, de ce tronc, sortaient ensemble des paroles et du sang, sur quoi je laissai tomber le rameau, et demeurai comme un homme qui craint. « Ame blessée, répondit mon sage Guide, si auparavant il avait pu croire ce qu’il a vu pourtant dans mes vers, il n’aurait pas sur toi porté la main. Mais ce que la chose a d’incroyable m’a fait le pousser à un acte dont je m’afflige moi-même. Mais dis-lui qui tu fus, afin qu’en guise d’amende, il rafraîchisse ta mémoire dans le monde où il lui est permis de retourner. » Et le tronc : « Tant me séduit ton doux parler que je ne me puis taire, et souffrez qu’un peu je me laissa aller au charme de discourir. Je suis celui qui tint les deux clefs du cœur de Frédéric [180], et ouvrant et fermant, si doucement je les tournais, que de son secret j’éloignai tout autre. Tant fus-je fidèle au glorieux office, que j’en perdis le pouls et le sommeil. La courtisane [181] qui du palais de César jamais ne détourna ses yeux effrontés, perte de tous, et des cours le vice, enflamma contre moi toutes les âmes, et ceux qu’elle enflammait enflammèrent tellement Auguste, que les joyeux honneurs se changèrent en un triste deuil. Mon âme indignée, croyant en mourant fuir le mépris, me rendit injuste contre moi juste. Par les nouvelles racines de ce bois, je vous jure que jamais je ne violai la foi à mon seigneur, qui d’honneur fut si digne. Et si l’un de vous retourne dans le monde, qu’il relève ma mémoire, encore abattue du coup que lui porta l’envie. »

Il se tut, et le Poète attendit un peu, puis il me dit : « Ne perds pas de temps, mais parle et interroge-le, si plus tu désires savoir. Et moi à lui : — Demande-lui encore ce que tu croiras devoir m’agréer ; je ne le pourrais moi-même, tant mon cœur est ému de pitié. Il recommença donc : « Si celui-ci libéralement t’accorde ta prière, esprit emprisonné, qu’il te plaise aussi de nous dire comment l’âme est liée à ces arbres noueux ; et, si tu le peux, dis-nous si quelqu’un jamais se dégage de tels membres. »

Alors fortement souffla le tronc, puis le souffle se changea en cette voix : « Brièvement il vous sera répondu. Lorsque l’âme féroce quitte le corps dont elle s’est elle-même arrachée, Minos l’envoie à la septième bouche ; elle tombe dans la forêt, non en un lieu choisi, mais où le hasard la jette : là elle germe comme un grain d’épeautre ; s’élevant, elle devient une tige et un arbre silvestre. Les Harpies, se repaissant de ses feuilles, ouvrent un passage à la douleur qu’elles lui font ressentir [182]. Comme les autres nous viendrons rechercher nos dépouilles, mais cependant aucun ne les revêtira ; car il n’est pas juste que l’homme recouvre ce que lui-même il s’est ravi. Ici nous les traînerons, et dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus, chacun au tronc de son ombre tourmentée. »

Nous demeurions attentifs, croyant qu’il voulait dire autre chose, quand nous surprit un bruit semblable au fracas des bêtes et des branches qu’entend celui qui voit venir le sanglier et la meute qui le suit. Et voilà qu’apparaissent, vers la gauche, deux damnés nus et déchirés, fuyant, de telle vitesse, qu’à travers la forêt ils brisaient tout obstacle.

Celui de devant : « Accours, accours, ô Mort ! » Et l’autre, qui paraissait souffrir d’aller lentement, criait : « Lappo, tes jambes ne furent pas si prudentes aux joutes de Toppo [183]. » Et puis l’haleine lui manquant peut-être, de lui et d’un buisson il fit un seul groupe. Derrière eux la forêt de chiennes noires, affamées et courant comme des lévriers qu’on vient de détacher, elles enfoncèrent les dents dans celui qui s’était tapi, et le déchirèrent pièce à pièce, puis emportèrent ces lambeaux palpitants.

Alors mon Guide me prit par la main et me conduisit au buisson, qui, à cause des blessures sanglantes, en vain pleurait : « O Jacopo de Sant’ Andrea [184], que t’a servi de te faire de moi une défense ? En quoi suis-je coupable de ta méchante vie ? » Quand le Maître près de lui se fut arrêté : « Qui fus-tu, dit-il, toi qui, par tant de plaies, souffles avec le sang tant de paroles douloureuses ? » Et lui à nous ? « O âmes qui êtes venues pour voir l’indigne saccage qui m’a ainsi dépouillé de mes feuilles, recueillez-les au pied de la tige. Je fus de la cité qui substitua Baptiste à son premier patron [185] ; c’est pourquoi celui-ci l’affligera toujours avec son art [186] : et n’était qu’au passage de l’Arno, de lui se voient encore quelques restes[187], les citoyens, qui de nouveau la fondèrent sur les cendres laissées par Attila, auraient travaillé en vain.

De ma maison je me fis un gibet [188]. »


CHANT QUATORZIÈME


Ému de l’amour du lieu natal, je recueillis les feuilles éparses, et les rendis à celui dont la voix déjà s’éteignait.

De là nous vînmes là où se sépare la seconde enceinte de la troisième, et où de la justice se voit un horrible art.

Pour bien représenter ces choses nouvelles, je dis que nous arrivâmes dans une plaine qui de soi rejette toute plante. La forêt douloureuse forme autour une guirlande, comme autour de celle-là le triste fossé ! Sur la lisière nous affermîmes nos pieds. Le sable était un sable aride et pressé, pareil à celui que foulèrent les pieds de Caton [189].

O vengeance de Dieu, combien doit te craindre quiconque lit ce que virent mes yeux !

Je vis de grands troupeaux d’ombres nues, qui toutes gémissaient misérablement, et une loi diverse paraissait leur être imposée. Quelques-unes sur le dos gisaient à terre ; d’autres, ramassées en soi, étaient assises, et d’autres marchaient continuellement. Plus nombreuses étaient celles qui marchaient, et moins, celles qui gisaient sous le tourment : mais leur langue à la plainte était plus déliée.

Partout, sur le sable, lentement pleuvaient de larges flocons de feu, comme, d’un temps calme, la neige sur les Alpes. Telles les mèches de flamme qu’Alexandre vit tomber sur son armée dans les chaudes contrées de l’Inde, ce pourquoi par ses troupes il fit fouler le sol, parce que mieux s’éteignait la vapeur lorsqu’elle était seule [190] ; telle descendait l’éternelle ardeur ; et, comme l’amadou sous le briquet, le sable s’embrasait pour doubler la douleur. Sans repos était le mouvement des misérables mains, d’ici, de là, secouant la flamme nouvelle. Je commençai : — Maître, toi qui vaincs toutes choses, hors des farouches démons qui sortirent contre nous à l’entrée de la porte, quel est ce grand, qui semble n’avoir souci du brasier, et gît si fier et si dédaigneux que la pluie ne paraît pas l’amollir ?

Celui-là même s’étant aperçu que de lui j’interrogeais mon guide, cria « Quel je fus vivant, tel je suis mort. Quand Jupiter fatiguerait encore son forgeron [191], de qui, dans son courroux, il prit le foudre aigu dont il me frappa le dernier jour ; et quand tour à tour il fatiguerait les autres [192] dans la noire forge du mont Gibel [193], criant : Vulcain, à l’aide ! à l’aide ! « Comme il fit au combat de Phlégra [194], et que contre moi il rassemblerait et tous ses traits et toute sa force, il n’aurait pas la joie de la vengeance. »

Alors mon Guide, avec plus de force que je ne l’avais encore entendu crier : « O Capanée [195], ta superbe qui ne fléchit point accroît ton supplice ; aucun tourment ne serait, sans la rage, un complet châtiment de ta fureur. »

Puis se tournant vers moi, d’une lèvre moins irritée il dit : « Celui-ci fut un des sept rois qui assiégèrent Thèbes ; il eut et paraît encore avoir Dieu à dédain, et semble le priser peu ; mais, comme à lui je l’ai dit, ses outrages ont dans son sein même leur digne prix. Maintenant suis-moi, et garde-toi de poser les pieds sur l’arène brûlante ; mais tiens-les toujours près du bois ! »

Silencieux nous vînmes la où, de la forêt, sourd un petit fleuve dont la rougeur me fait encore frissonner. Comme du Bulicame sort le ruisseau qu’entre elles ensuite partagent les pécheresses [196], ainsi à travers le sable coulait celui-là. Le fond, les deux pentes, et de chaque côté les bords étaient de pierre, d’où j’avisai que là était le passage.

« De tout ce que je t’ai montré depuis que nous entrâmes par la porte dont le seuil à nul n’est dénié [197], tes yeux n’ont rien vu de si notable que ce fleuve sur lequel s’éteignent toutes les flammes. »

Ainsi parla mon Guide ; sur quoi je le priai de m’accorder la pâture dont il m’avait donné le désir. « Au lieu de la mer, dit-il alors, est un pays dévasté qu’on appelle la Crète, sous le roi duquel, autrefois, le monde vécut dans l’innocence. Là s’élève une montagne nommée Ida, jadis riante et d’eaux et de verdure, et maintenant abandonnée comme une chose usée. Rhéa [198] la choisit pour être le sûr berceau de son fils ; et afin de le mieux cacher lorsqu’il pleurait elle y faisait faire des clameurs [199]. Au dedans du mont, debout, est un grand vieillard [200], qui tourne le dos à Damiette, et regarde Rome comme son miroir [201]. Sa tête est d’or fin [202], ses bras et sa poitrine d’argent pur, puis jusqu’à l’enfourchure, son corps est d’airain, et de là en bas, de fer choisi, hors le pied droit qui est de terre cuite, et sur ce pied plus que sur l’autre il se tient debout. Chaque partie, excepté celle de l’or, est rompue, et par la fissure découlent des larmes qui, s’unissant, ont percé la grotte. Tombant de roche en roche, elles prennent leur cours dans cette vallée, où elles forment l’Achéron, le Styx et le Phlégéton ; puis, par cet étroit canal, se rendant là où finit la descente, elles engendrent le Cocyte. Quel est ce lac ? tu le verras ; aussi, n’en parlerons-nous pas ici. » Et moi à lui : — Si ce ruisseau vient de notre monde, pourquoi nous apparaît-il seulement sur ces bords ? Et lui à moi : « Tu sais que ce lieu est rond [203] ; et bien que déjà tu t’y sois avancé beaucoup, descendant de plus en plus à gauche vers le fond, tu n’as pas encore parcouru tout le cercle. Si donc il t’apparaît quelque chose de nouveau, l’étonnement ne doit pas se montrer sur ton visage. » Et moi encore : — Maître, où se trouvent le Phlégéton et le Léthé ? Tu te tais de l’un, et tu dis de l’autre qu’il est formé de cette pluie. — « Tu me plais, certes, en toutes tes questions, répondit-il ; mais le bouillonnement de l’eau rouge devait bien résoudre l’une de celles que tu me fais [204]. Tu verras, mais hors de ce gouffre, le Léthé, où les âmes vont se laver lorsque après le repentir la faute a été remise. » Puis il dit ! « Il est temps de s’éloigner du bois. Aie soin de venir droit après moi : une route offre les bords, qui ne sont point embrasés, et sur lesquels toute vapeur s’éteint. »


CHANT QUINZIÈME


Maintenant nous suivons l’une des deux berges solides, et la fumée du petit fleuve d’au-dessus, protégeant les levées et l’eau, la garantit du feu. Comme entre Gand et Bruges, les Flamands craignant le flot qui vers eux se précipite, construisent des digues pour repousser la mer ; et comme en opposent les Padouans à la Brenta, pour défendre leurs villes et leurs châteaux, avant que le Chiarentana [205] sente la chaleur ; ainsi, étaient faites ces levées, quoique ni si hautes ni si larges, quoique grand fût le maître qui les fit. Déjà nous étions si loin de la forêt, que, me tournant en arrière, je n’aurais pu voir où elle était, lorsque nous rencontrâmes une troupe d’âmes venant le long de la digue, chacune desquelles nous regardait, comme le soir on se regarde l’un l’autre à la nouvelle lune [206] ; et vers nous elles tendaient les yeux comme le vieux tailleur sur le chas de l’aiguille. Ainsi regardé par cette bande, un d’eux me reconnut, et m’arrêtant par les bords de ma robe, il s’écria : « O merveille ! » Lorsque vers moi il étendit le bras, je fixai tellement mon regard, sur cette face grillée par le feu que le visage brûlé n’empêcha point mon entendement de le reconnaître ; et vers sa face abaissant la main [207], je répondis : — Êtes-vous ici, ser Brunetto ? Et lui : « O mon fils, ne te déplaise qu’un peu en arrière avec toi reste Brunetto Latini [208], et laisse aller la file ! » Je lui dis : — Autant que je peux je vous en prie ; et si vous souhaitez qu’avec vous je m’asseye, je le ferai, s’il plaît à celui avec qui je vais.

« O mon fils, dit-il, qui de ce troupeau s’arrête un instant, gît ensuite cent années sans se mouvoir sous le feu qui le frappe. Va donc, et je t’accompagnerai ; puis je rejoindrai ma bande, qui va pleurant son malheur éternel. »

Je n’osais descendre de la berge pour marcher près de lui ; mais je tenais ma tête baissée, comme un homme qui chemine humblement. Il commença : « Quelle fortune ou quel destin t’amène ici-bas avant le dernier jour ? et quel est celui qui te montre le chemin ? » — Là-haut, lui répondis-je, dans la vie sereine, je m’égarai en une vallée, avant que mon âge fût accompli [209]. Hier matin, je retournais en arrière, celui-ci m’apparut comme je redescendais, et il me reconduit dans le mien monde par ce sentier. Et lui à moi : « Si tu suis ton étoile, tu ne peux manquer le glorieux port, autant que furent vraies mes prévisions durant la belle vie [210] : et si ma mort n’avait pas été si hâtive, te voyant le ciel ainsi favorable, à l’œuvre je t’aurais encouragé. Mais ce peuple ingrat et méchant qui descendit de Fiesole [211], et tient encore de la montagne et du rocher, à cause de ton bien faire se fera ton ennemi : et c’est raison ; car, entre les Apres sorbiers, il ne convient pas que le doux figuier fructifie. Une vieille renommée dans le monde les appelle aveugles [212] ; gent avare, envieuse, superbe : décrasse-toi de leurs mœurs. La fortune te réserve tant d’honneur, que l’un et l’autre parti [213] auront faim de toi ; mais l’herbe sera loin de la bouche [214].

« Que les bêtes Fiesolanes fassent litière d’elles-mêmes, et ne touchent point à la plante, s’il en surgit encore de telle dans leur fumier, en qui revive la semence sainte de ces Romains qui là demeurèrent, quand fut fait le nid de tant de malice [215]. »

— Si, lui répondis-je, ma demande eût été exaucée, vous ne seriez point encore banni de la vie humaine ; car dans ma mémoire est gravée, et mon cœur conserve votre chère et bonne et paternelle image, alors que, dans le monde, souvent vous m’enseigniez comment l’homme s’éternise ; et combien j’en ai de gratitude, il convient que, pendant que je vis, ma langue le manifeste. Ce que de mes destins vous racontez, je l’écris et le réserve, pour que l’interprète, avec un autre texte [216], une Dame qui le pourra, si jusqu’à elle j’arrive. Sachez seulement ceci : pourvu que ma conscience ne me fasse aucun reproche, quoique veuille la fortune, je suis prêt. Un tel présage n’est pas nouveau à mes oreilles ; mais qu’à son gré la fortune tourne sa roue, et le vilain manie son hoyau [217].

Mon Maître alors, se retournant à droite, me regarda, puis dit : « Bien écoute, qui bien note [218]. »

Cependant je continue d’aller toujours parlant avec ser Brunetto, et lui demande quels de ses compagnons sont les plus notables et les plus éminents. Et lui à moi : « Parler de quelques-uns est bon ; des autres mieux vaut se taire : le temps serait trop court pour un si long récit. Sache, en somme, que tous furent clercs et grands lettrés, et de grande renommée, et tous dans le monde souillés du même péché. Avec cette troupe misérable va Priscien [219], et aussi François d’Accorso [220] ; et si d’une telle teigne [221] tu avais été avide, tu aurais pu voir celui [222] qui, par le Serviteur des serviteurs [223], fut transféré de l’Arno au Bacchiglione, où il laissa ses nerfs mal tendus. De plusieurs autres, je parlerais, mais l’aller ni le discours ne peuvent être plus longs, car du sable je vois, là, s’élever une nouvelle fumée. Des gens viennent avec qui je ne dois pas être. Que te sois recommandé mon Trésor [224], dans lequel encore je vis : rien de plus je ne demande. »

Puis il se retourna et semblait être de ceux qui, dans la campagne, à Vérone, courent la bannière verte [225], et de ceux-là il paraissait être celui qui vainc, et non celui qui perd [226].


CHANT SEIZIÈME


Déjà j’étais en un lieu où s’entendait, semblable au bourdonnement d’une ruche, le bruissement de l’eau tombant dans l’autre enceinte, quand trois ombres, en courant, se détachèrent ensemble d’une troupe qui passait sous la pluie de l’âpre martyre. Elles venaient vers nous, et chacune d’elles criait : « Arrête, toi qui, à tes vêtements, nous parais être de notre ville perverse ! » Hélas ! que de plaies récentes et vieilles je vis sur leurs membres sillonnés par les flammes ! J’en pleure encore, quand le souvenir m’en revient. Mon Maître, attentif à leurs cris, vers moi tourna les yeux, et dit : « Attends ! avec ceux-ci il faut être courtois ; et n’était le feu qui darde sur le sol, je dirais que la hâte te convient plus qu’à eux. »

Quand nous nous arrêtâmes, ils recommencèrent leur antique gémissement, et arrivés près de nous, tous trois firent de soi une roue[227]. Et comme, avant de se saisir et de se frapper, les athlètes oints et nus avisent où la proie leur offrira le plus d’avantage ; ainsi chacun d’eux, en tournant, dirigeait vers moi son visage, de sorte qu’au mouvement du cou celui des pieds continuellement était contraire [228]. Si la misère de ce bas lieu et notre face noire et dépouillée attirent le dédain sur nous et nos prières, commença l’un d’eux, que notre renommée ploie ton âme à nous dire qui tu es, toi qui, vivant, meus sans danger tes pieds dans l’Enfer. Celui-ci, dont tu me vois suivre les traces, et qui tout nu et pelé va, fut d’un rang plus élevé que tu ne crois : il fut petit-fils de la bonne Gualdrade ; Guidoguerra [229] était son nom, et durant toute sa vie, beaucoup il fit avec la tête et avec l’épée. L’autre qui foule le sable après moi, est Tegghiajo Aldobrandi [230], dont le nom devrait être cher dans le monde. Et moi, qui avec eux suis en croix, je fus Jacopo Rusticucci [231], et, certes, plus que tout m’a nui ma femme revêche. »

Si j’eusse été à l’abri du feu, je me serais jeté en bas parmi eux, et je crois que le Maître l’eût souffert : mais, parce que je me serais brûlé et grillé, la peur vainquit le bon vouloir qui de les embrasser me rendait avide. Puis je commençai : — Lorsque le Maître me dit des paroles par lesquelles je compris que venaient des gens tels que vous. Votre condition m’inspira, non du dédain, mais une douleur si grande que tard elle s’éteindra. Je suis de votre pays ; et toujours vos œuvres et vos noms honorés j’écoutai et me rappelai avec amour. Je laisse le fiel, et vais pour les doux fruits [232] à moi promis par le guide véridique ; mais jusqu’au centre il faut avant que je plonge.

« Que longtemps l’âme conduise tes membres, répondit alors celui-là, et qu’après toi luise ta renommée. Mais dis-nous si la vaillance et la courtoisie continuent d’habiter notre ville, ou si tout à fait elles en sont parties. Guillaume de Borsieré [233], qui depuis peu gémit avec nous, et avec les autres s’en va là, nous a, par ce qu’il nous en a dit, contristés beaucoup. »

La gent nouvelle et les gains subits ont, ô Florence, engendré en toi tant d’orgueil et d’excès, que déjà tu en pleures ! m’écriai-je, la face levée ; et les trois qui ouïrent cette réponse se regardèrent l’un l’autre, comme on se regarde à l’aspect du vrai.

« Si à chaque fois, répondirent-ils tous, il t’en coûte si peu pour satisfaire autrui, heureux es-tu de pouvoir ainsi parler à ton gré. Cependant si tu sors de ces sombres lieux et revois encore les beaux astres, quand joyeux tu diras : Je fus là, fais qu’en ton discours nous soyons… » Lors ils rompirent la roue, et, fuyant leurs jambes agiles semblèrent des ailes. Avant qu’amen on eût pu dire, ils avaient disparu : sur quoi le Maître jugea bon de partir.

Je le suivais, et peu encore nous avions marché, quand le bruit de l’eau devint si proche, qu’à peine eussions-nous pu nous entendre parler. Comme ce fleuve qui, par son propre chemin, coule d’abord du mont Viso vers le Levant [234], à gauche de l’Apennin, et qui s’appelle Aquacheta avant de descendre dans son lit inférieur, puis change de nom à Forli [235], bruit en tombant des Alpes, au-dessus de San-Benedetto [236], où mille devraient trouver une demeure ; ainsi, en tombant d’une roche escarpée, cette eau noire bruissait tellement, qu’en peu de temps l’oreille en serait blessée.

J’étais ceint d’une corde avec laquelle j’avais plus d’une fois eu la pensée de prendre la panthère au poil tacheté [237]. Après l’avoir détachée de moi, comme me l’avait commandé mon Maître, je la lui tendis rassemblée et roulée : Et lui, s’étant détourné à droite, la lança un peu loin du bord, dans le profond gouffre.

— Il convient, certes, disais-je en moi-même, que quelque chose de nouveau réponde à ce nouveau signal qu’ainsi de l’œil seconde le Maître [238].


Oh ! que circonspects devraient être les hommes avec ceux qui ne voient pas seulement l’acte, mais dont l’intelligence qui découvre au dedans les pensées ! Il me dit : « Tout à l’heure, en haut, va venir ce que j’attends et ce que songe ta pensée : il convient que bientôt ta vue l’aperçoive. » Toujours autant qu’il peut, l’homme doit clore ses lèvres à la vérité qui ressemble au mensonge ; car, sans faute aucune, il semble honteux.

Mais ici je ne puis le taire, et par les vers de cette Comédie[239], qui puisse te plaire longtemps, je te jure lecteur, qu’à travers l’air épais et sombre, je vis monter, nageant, une figure qui aurait troublé le cœur le plus ferme ; semblable à celui qui, ayant plongé pour dégager l’ancre retenue par un rocher ou quelque autre empêchement caché dans la mer, étend les bras et le corps, ramenant à soi les pieds.


CHANT DIX-SEPTIÈME


« Voilà la bête [240] à la queue affilée, qui traverse les montagnes, brise les murs et les armes : voilà celle qui infecte le monde entier. » Ainsi mon Guide commença de me parler, et il lui fit signe d’aborder aux rochers où nous marchions. Et cette difforme image de la fraude atterrit de la tête et du buste, mais sur la rive elle ne tira point la queue. Sa face était celle d’un homme juste, bénigne en était l’apparence, et le corps en bas était d’un serpent. Elle avait, au-dessous des aisselles, des pattes velues ; sur le dos, la poitrine et les deux côtés, des lacs peints et des boucliers. Jamais les Tartares et les Turcs ne couvrirent une étoffe de tant de couleurs, dessus, dessous, et jamais Arachné ne tendit de telles toiles. Comme quelquefois les barques stationnent sur le rivage, partie dans l’eau, partie à terre, et comme, chez les Allemands gloutons, le castor se dispose pour sa chasse [241] ; ainsi la bête mauvaise s’étendait sur le bord des rochers qui enserrent le sable ; elle aiguisait sa queue dans le vide, tordant en haut la fourche vénéneuse, armée de dard comme celle du scorpion. Le maître dit : « Il convient que maintenant notre route se détourne un peu vers cette méchante bête couchée là. » Pour cela nous descendîmes à droite, et fîmes dix pas le long du précipice pour éviter le sable et les flammes. Et quand nous fûmes arrivés à elle, un peu plus loin sur le sable, je vis des gens assis près du gouffre. Ici le maître : « Afin que tu remportes une pleine connaissance de cette enceinte, vas, me dit-il, et vois leur état. Que là tes entretiens soient brefs : en attendant ton retour, à celle-ci je parlerai, pour qu’elle nous prête ses fortes épaules. » Ainsi, encore en haut, sur l’extrême limite du septième cercle, tout seul j’allais là où assise était la gent triste [242]. Par leurs yeux au dehors éclatait leur douleur : d’ici, de là, ils s’abritaient avec les mains, tantôt contre le souffle embrasé, tantôt contre l’ardeur du sol, comme avec les pieds et le museau en été font les chiens, quand ils sont mordus par les puces, les mouches ou les taons. Ayant fixé les yeux sur le visage de quelques-uns sur qui tombait le feu cuisant, je n’en reconnus aucun. Mais j’avisai qu’au cou de chacun pendait une bourse diverse de couleur, et marquée d’un signe divers : et leur œil semblait s’en repaître. Et comme j’allais, en regardant parmi eux, je vis une bourse jaune qui avait la face et le port d’un lion [243] d’azur, puis, continuant de regarder, je vis une autre bourse, rouge comme du sang, montrer une oie plus blanche que le lait [244], et un qui, dans un sachet blanc, avait pour signe une grosse laie azur [245], me dit : « Que fais-tu dans cette fosse ? Va-t’en ! et puisque encore tu vis, sache que mon voisin Vitalien [246] s’assiéra ici à ma gauche. Parmi ces Florentins, je suis Padouan. Souvent ils m’assourdissent les oreilles, criant : Vienne le cavalier souverain, qui apportera la bourse aux trois becs [247] ! » Ensuite il tordit la bouche et tira la langue, comme un bœuf qui lèche ses naseaux. Et moi, craignant que rester plus longtemps ne courrouçât celui qui m’avait averti de peu m’arrêter, je m’éloignai de ces âmes misérables. Je trouvai mon Maître qui déjà était monté sur la croupe de l’horrible animal ; il me dit : « Maintenant, sois fort et hardi ! On descend désormais par cet escalier : monte devant je veux être au milieu, pour que la queue ne te puisse faire de mal. »

Tel que celui qui est si près du frisson de la fièvre quarte, que déjà ses ongles sont pâles et qu’il tremble à l’attente seule du froid, tel devins-je après ces paroles ; mais ce qu’elles avaient de menaçant m’inspira cette honte qui, devant un maître intrépide, rend un serviteur courageux. Je m’assis sur ces larges épaules ; et comme je voulus dire : « Soutiens-moi ! » la voix ne vint pas, ainsi que je croyais. Mais lui, dont la force, d’autres fois, en haut, m’avait secouru, dès que je montai m’entoura et me soutint de ses bras. Puis il dit : « Gérion, vas, maintenant ! Que les cercles soient larges, et que la descente soit douce ; pense à la charge nouvelle que tu portes. »

Comme d’un lieu étroit sort la nacelle, peu à peu reculant, ainsi de là il sortit ; et lorsque ensuite il se sentit tout à fait libre, où était la poitrine il tourna la queue, et allongeant celle-ci, comme une anguille il se mut, avec les pattes ramenant l’air à soi.

Ni quand Phaéton abandonna les rênes, par quoi le ciel, comme il paraît encore [248], s’enflamma ; ni quand le malheureux Icare sentit ses reins se dépouiller de plumes, à cause de la cire qui fondait, son père lui criant : « Tu tiens une mauvaise route ! » ; je ne crois pas que la peur ait été plus grande que ne fut la mienne, lorsque je me vis de toutes parts dans l’air, sans découvrir autre chose que la bête. Elle s’en va nageant, doucement, doucement, tourne et descend, et point ne m’en aperçois-je, si ce n’est au vent qui monte ; et me frappe le visage.

Déjà j’entendais au-dessous de nous, à main droite, l’horrible fracas de l’abîme ; ce pourquoi en bas avec la tête j’avance les yeux, encore plus de crainte le gouffre m’inspira, voyant des feux et entendant des pleurs, et tout tremblant je me raccroupis, et je vis, ce qu’avant je ne voyais pas, la descente et les tournants, parmi les grands maux qui de divers côtés s’approchaient.

Comme le faucon qui, sans voir ni leurre ni oiseau ayant longtemps volé, fait dire au fauconnier : Hélas ! tu baisses ! descend fatigué de là où, agile, il décrivait cent cercles, et, triste et chagrin, se pose loin du maître, ainsi, dans le fond, au pied de la roche escarpée, nous déposa Gérion, et de nous s’étant déchargé, s’éloigna comme la flèche de la corde.


CHANT DIX-HUITIÈME


Il est en enfer un lieu appelé Malebolge [249], tout de pierre couleur de fer, comme le cercle qui l’entoure. Droit au milieu de la campagne maligne, s’ouvre béant un puits large et profond, dont, en son lieu, on dira la structure. L’espace, de forme ronde, entre le puits et la haute rive solide, était, en descendant au fond, divisé en dix retranchements. Tels que les châteaux autour desquels on creuse, pour la défense des murs, de nombreux fossés, qui rendent sûre la partie qu’ils ceignent, tels paraissaient là ces retranchements ; et comme, en de pareilles forteresses, des seuils [250] à la rive sont de petits ponts, ainsi du pied du précipice partent des rochers, qui coupent les remparts et les fossés jusqu’au puits, où tronques ils s’arrêtent. Secoués du dos de Gérion, nous nous trouvâmes en ce lieu ; le Poète prit à gauche, et derrière lui je marchai. A main droite, je vis avec une nouvelle pitié des tourments nouveaux et de nouveaux tourmenteurs, dont la première bolge était pleine. Au fond étaient les pécheurs nus : du milieu, d’un côté, ils venaient le visage vers nous ; de l’autre, ils allaient comme nous, mais à plus grands pas [251] : comme les Romains, à cause de la foule, l’année du Jubilé, ont réglé la manière de passer sur le pont, — tous, d’un côté, ont le front vers le château, et vont à Saint-Pierre, et de l’autre côté vers le mont [252] ; — d’ici, de là, sur les noirs rochers, je vis des démons cornus qui, avec de grands fouets, les frappaient cruellement par derrière.

Ah ! comme, aux premiers coups, ils leur faisaient lever les jambes ! Aucun n’attendait ni les seconds ni les troisièmes.

Pendant que j’allais, mes yeux rencontrèrent l’un d’eux, et aussitôt je dis : — Ce n’est pas la première fois que je vois celui-ci. Aussi je m’arrêtai pour le regarder, et mon doux Maître avec moi s’arrêta, et consentit à ce qu’un peu je retournasse en arrière.

Ce fustigé croyait se celer en baissant la tête, mais peu lui servit : — Toi, lui dis-je, qui fixes l’œil à terre, si tes traits ne sont point menteurs, tu es Venedigo Caccianimico [253]. Mais qu’est-ce qui te vaut de si cuisantes peines ? Et lui à moi : « Mal volontiers le dis-je ; mais m’y contraint ton clair langage [254], qui me fait souvenir du monde ancien. Je fus celui qui induisit la belle Ghisola à faire, ce que voulait le marquis, quoi que dise une fausse rumeur [255]. Et je ne suis pas le seul Bolonais qui pleure ici : ce lieu en est si plein, qu’il y a maintenant moins de langues exercées à dire sipa [256] entre la Savène et le Reno ; et si de cela tu veux un témoignage certain, rappelle-toi notre cœur avare. » Comme il parlait ainsi, un démon le frappa de sa lanière, et dit : « Va, ruffian, il n’y a point ici de femmes dont on trafique ! »

Je rejoignis mon guide, et, en peu de pas, nous revînmes là où de la rive partait un rocher. Nous montâmes facilement, et, tournant à droite sur cette roche escarpée, de ces cercles éternels nous sortîmes.

Quand nous fûmes à l’endroit où en dessous se fait un vide, pour donner passage aux fustigés, le Maître dit : « Arrête-toi, et que tes regards se portent sur ces autres mal nés, dont tu n’as pas encore vu la face, parce que avec nous ils allaient [257]. »

Du vieux pont, nous regardions la bande qui venait vers nous de l’autre côté, et que pareillement le fouet déchire. Et le bon Maître, sans aucune demande de ma part, me dit : « Regarde ce grand qui vient, à qui la douleur n’arrache, pas une larme : quel royal aspect il conserve encore ! C’est Jason, qui, par force et par ruse, ravit aux Colchidiens la Toison. Il passa par Lemnos, après que les femmes, hardies et sans pitié, y eurent mis tous les hommes à mort. Avec des gages et de décevantes paroles, il trompa la jeune Hypsipyle [258], qui avait la première trompé toutes les autres [259] ; et là, toute seule, il la laissa enceinte. Un tel crime le condamne à un tel supplice : et ici aussi s’accomplit la vengeance de Médée. Avec lui vont ceux qui usent de la même fraude. Pas n’est besoin d’en savoir plus de la première enceinte et de ceux qui y sont tourmentés. ».

Déjà nous étions là où l’étroit sentier croise le second rempart, et forme une voûte d’une arche à l’autre. Là nous ouïmes la gent qui gémit dans l’autre bolge [260], et s’ébroue et se déchire de ses propres mains.

Les rives, par l’haleine qui d’au-dessous monte et s’y épaissit, étaient recouvertes d’une croûte moisie, qui rebute les yeux et le nez. Si avant est le fond, que d’aucun lieu on ne le peut voir sans monter sur le haut de l’arche, où le rocher est le plus à pic. Là nous vînmes, et de là, en bas dans la fosse, je vis des gens plongés dans une mare d’excréments qui des privés semblaient être tirés. Et pendant que de l’œil je cherche dans cette fosse, j’en vis un dont la tête était si salie d’ordures, qu’on ne pouvait reconnaître s’il était laïque ou clerc. Grondant, il me dit : « Pourquoi plus avidement me regardes-tu que les autres souillés ? » Et moi à lui : — Parce que, si bien m’en souviens-je, je t’ai déjà vu avec des cheveux secs, et tu es Alexis Interminei [261], de Lucques ; pour cela, je te regarde plus que les autres. Et lui alors se frappant le crâne : « Ici bas m’ont plongé les flatteries dont ma langue jamais ne fut lasse. » Après cela, le Maître : « Porte ta vue, me dit-il, un peu plus avant, de sorte que tes yeux discernent bien la figure de cette sale servante [262] échevelée, qui là s’égratigne avec ses ongles embrenés, et tantôt s’accroupit, tantôt se tient debout : c’est Thaïs, la courtisane, qui, lorsque son amant lui dit : Ai-je de grands mérites auprès de toi ? lui répondit : De merveilleux, même [263]. Que de cette enceinte notre vue soit rassasiée. »



CHANT DIX-NEUVIÈME


O Simon le magicien ! ô misérables qui suivez ses traces ! vous dont la rapacité prostitue, pour de l’or et pour de l’argent, les choses de Dieu, épouses [264] destinées aux bons ; il convient que pour vous sonne maintenant la trompette, puisque vous êtes dans la troisième bolge [265] ; car déjà nous étions montés à l’autre arche, en cette partie du roc qui surplombe exactement le milieu de la fosse.

O suprême sagesse ! combien grand est l’art que tu montres au ciel, sur la terre et dans le monde mauvais, et combien sont justes les dispensations de ta puissance ! Je vis, sur les côtés et au fond, la pierre livide pleine de. trous d’une égale largeur, et chacun était rond, ils me semblaient ni plus ni moins amples que, dans mon beau saint Jean, ceux qu’on a creusés pour les baptisants [266]. Je brisai, l’un d’eux, il y a peu d’années, pour sauver un enfant qui se noyait : et que, par ce témoignage, tout homme soit détrompé [267].

De la bouche de chacun sortaient les pieds et les jambes d’un pécheur jusqu’au mollet, et le reste était dedans. Tous avaient les plantes des pieds embrasées ; par quoi si fortement se contractaient les jointures, qu’elles auraient rompu cordes et liens. Tel à la surface des choses graissées est le mouvement de la flamme ; tel était-il là, des talons jusqu’au bout des doigts.

Maître, dis-je, quel est celui qui, dans son angoisse, frétille plus que ses compagnons, et que suce une flamme plus rouge ? Et lui à moi : « Si tu veux qu’en bas je te porte par cette rive d’au-dessous, tu sauras de lui-même qui il est, et quelles furent ses fautes. » Et moi : — Tout ce qui te plaît m’est bon ; tu es mon Seigneur, et sais qu’en rien, je ne m’écarte de ton vouloir, toi qui connais même ce qu’on tait…

Alors nous vînmes sur le quatrième rempart [268], et tournant, nous descendîmes à main gauche, dans le fond étroit et percé de trous.


Et le bon Maître ne m’écarta point de sa hanche, qu’il ne m’eût porté jusqu’à celui qui tant se lamentait avec les jambes. — O toi qui, planté comme un pin, as en dessus ce qui devait être en dessous, qui que tu sois, âme triste, commençai-je à dire, parle, si tu le peux !…

Je me tenais comme le frère qui confesse le perfide assassin, et que, déjà dans la fosse, celui-ci rappelle pour retarder la mort [269], lorsqu’il cria : Es-tu là debout déjà ? là debout es-tu déjà, Boniface [270] ? L’écrit m’a menti de plusieurs années [271] ! Es-tu si tôt rassasié de ces richesses à l’aide desquelles tu n’as pas craint de t’emparer frauduleusement de la belle Dame [272], que tu as ensuite saccagée ? »

Tel que ceux qui, ne comprenant point ce qu’on leur dit, demeurent comme honteux, et ne savent que répondre, tel je fus. Lors Virgile : « Dis-lui vite : Je ne suis pas celui que tu crois ! » Et je répondis comme il m’était prescrit. Sur quoi le damné tordit les pieds ; puis, soupirant et d’une voix plaintive, me dit : « Que demandes-tu donc ? Si de savoir qui je suis tu as tant de souci que tu aies pour cela parcouru ces rives, sache que je fus revêtu du grand manteau [273]. Je fus vraiment fils de l’Ourse [274], et si avide que, pour enrichir les oursons, je mis là-haut l’or, et ici moi-même dans la bourse. Sous ma tête sont couchés les simoniaques qui me précédèrent, tirés par la fente de la pierre. Là aussi je tomberai, quand viendra celui que je te croyais être, lorsque je fis la soudaine demande. Mais plus de temps il y a déjà que mes pieds brûlent et que j’ai été ainsi renversé, qu’il ne le sera lui-même, et que ses pieds ne brûleront ; car, souillé de plus laides œuvres, après lui viendra du Couchant un pasteur sans loi [275], tel que lui et moi il convient qu’il recouvre. Il sera un nouveau Jason duquel parlent les Machabées, et comme à celui-là flexible fut son roi, à celui-ci le sera le roi qui régit la France [276]. »

Je ne sais si je fus bien sensé, lui répondant en cette sorte : — Eh ! dis-moi quel trésor Notre-Seigneur exigea de saint Pierre, avant de lui remettre les clefs en son pouvoir ? Certes, pour toute demande il lui dit : Suis-moi ! et ni Pierre ni les autres exigèrent de Mathias de l’or ou de l’argent, quand par le sort il fut élu à l’office qui perdit l’âme criminelle [277]. Reste donc là, car justement es-tu puni, et garde bien les deniers mal perçus, qui contre Charles te rendirent hardi [278]. Et n’était que, même ici, me le défend le respect pour les clefs souveraines que tu tins pendant la douce vie, j’userais de paroles encore plus rudes : car votre avarice attriste le monde, foulant aux pieds les bons, et élevant les mauvais. Ce furent vous, Pasteurs, qu’eut sous les yeux l’Evangéliste, quand avec les rois il vit forniquer celle qui est assise sur les eaux [279], celle qui naquit avec les sept têtes et eut les dix cornes pour signe [280], tant que la vertu plut à son époux [281]. Vous vous êtes fait un dieu d’or et d’argent ; et, entre vous et l’idolâtre, quelle différence, sinon qu’il en prie un, et vous cent ? Ah ! Constantin, de combien de maux fut mère, non ta conversion, mais cette dot que reçut de toi le premier Père enrichi [282]

Et pendant qu’à lui je chantais de telles notes, soit colère, soit conscience qui le mordît, il remuait fortement les deux pieds. Je crois que cela plaisait à mon Guide, tant, d’un visage content, il écoutait les paroles empreintes de vérité. Cependant il me prit avec les deux bras, et, quand je fus sur sa poitrine, il remonta par où il était descendu, et ne se fatigua point de me tenir serré contre soi, mais il me porta sur le sommet de l’arche qui forme le trajet du quatrième au cinquième rempart. Là doucement il posa la douce charge sur le rocher âpre et abrupt, qui serait aux chèvres un dur passage. De là je découvris un autre bastion.


CHANT VINGTIÈME


Il convient que mes vers racontent un nouveau supplice, et qu’il soit le sujet du vingtième chant de la première Cantique consacrée aux submergés.

J’étais déjà tout disposé pour regarder le fond, maintenant à découvert, que baignaient des pleurs d’angoisse, quand, par la ronde enceinte, je vis venir des gens [283] en silence et versant des larmes, du même pas que les processions en ce monde.

Lorsque ma vue descendit plus bas sur eux, chacun d’eux me parut étrangement transposé du menton au commencement du buste. Ayant le visage tourné vers les reins, il leur fallait aller en arrière, parce qu’ils ne pouvaient voir par devant. Peut-être en est-il que la force de la paralysie ait ainsi totalement retournés ; mais je n’en ai point vu, et je ne crois pas qu’il y en ait. Si Dieu permet, lecteur, que de cette lecture tu retires du fruit, pense toi-même si d’un œil sec je pus voir de près notre image tellement déformée, que, des yeux coulant le long du dos, les pleurs baignaient la croupe. Certes, appuyé contre un fragment du dur rocher, tant je pleurais que mon Guide me dit : « Es-tu, toi aussi, comme les autres insensés ? Ici vit la pitié, lorsque, bien elle est morte [284]. Qui plus coupable est que celui qu’émeut de compassion le jugement divin ? Dresse, dresse la tète, et vois celui pour qui s’ouvrit la terre aux yeux des Thébains, de sorte que tous criaient : Où vas-tu, Amphiaraüs [285] ? Pourquoi laisses-tu la guerre ?… Et, de ruine en ruine, sans s’arrêter, il tomba jusqu’à Minos, qui se saisit de tous. Vois comme son dos est devenu sa poitrine : parce que trop en avant il voulut voir, il regarde en arrière et marche à reculons. Vois Tirésias [286], qui changea de semblance, lorsque, ses membres se transformant, d’homme il devint femme : Et il lui fallut de nouveau frapper de sa verge les deux serpents entrelacés, avant de recouvrer le poil du mâle. Celui qui s’adosse à son ventre [287] est Arons [288], lequel, dans les monts de Luni, où sarcle le Carrarois qui habite au-dessous, eut pour demeure la grotte creusée dans les blancs marbres, d’où, sans que rien lui coupât la vue, il pouvait observer les étoiles et la mer. Et celle-là qui, de ses tresses dénouées, recouvre son sein que tu ne vois pas, et qui, au-dessous, a toute la peau velue, fut Manto [289], qui erra par beaucoup de pays, puis s’arrêta là où je naquis : ce pourquoi il me plaît que tu m’écoutes un peu. Après que son père eut quitté la vie, et que serve fut devenue la cité de Bacchus [290], elle s’en alla longtemps par le monde. Là-haut dans la belle Italie, s’étend, au pied des Alpes, un lac qui borne l’Allemagne, au-dessus du Tyrol, et a nom Benaco. Mille sources et plus, je crois, forment dans le pays entre Garda, Val Camonica et l’Apennin, les eaux qui dorment dans ce lac. Là, au milieu [291], est un endroit où le pasteur de Trente, et celui de Brescia, et celui de Vérone, pourraient bénir [292], s’ils suivaient ce chemin. Peschiera, beau et fort rempart pour faire face aux Brescians et aux Bergamasques, est placée au lieu où autour la rive descend le plus. Là, il faut que tout ce que le Benaco ne peut contenir prenne son cours à travers les vertes prairies. Dès que l’eau commence à couler, non plus Benaco, mais Mincio elle s’appelle jusqu’à Governo, où elle tombe dans le Pô. Elle n’a encore que peu couru, lorsqu’elle trouve une plaine basse où elle s’épand, et dont elle fait un marécage, et alors en été elle devient dangereuse [293]. Par ces lieux passant, la vierge sauvage [294] vit, au milieu de la bourbe, un endroit sans culture et nu d’habitants ; là, fuyant tout commerce humain, elle s’arrêta avec ses serviteurs, pour exercer son art, et y vécut, et y laissa son corps inanimé. Ensuite les hommes épars à l’entour se rassemblèrent en ce lieu, fort par le marais qui l’environnait de toutes parts ; et, sur ces os de mort, bâtirent une ville, qu’à cause de celle qui la première avait choisi le lieu, sans autre scrutin, ils appelèrent Mantoue. Plus nombreux autrefois en furent les habitants, avant que la folie de Casalodi n’eût été trompée par Pinamonte [295]. Ainsi je t’avertis, afin que, si jamais tu entends donner à ma patrie une autre origine, aucun mensonge n’altère la vérité. » Et moi : — Maître, tes discours me sont si certains et tellement s’emparent de ma foi, que les autres me seraient des charbons éteints [296]. Mais, parmi la gent qui s’avance, dis-moi si tu vois quelqu’un digne de note, car à cela seul mon esprit vise. Lors il me dit : « Celui dont la barbe descend sur ses brunes épaules, fut augure, quand la Grèce tellement se dépeupla de mâles qu’à peine restèrent ceux au berceau [297], et, avec Calchas, donna en Aulide le signal de couper le premier câble. Il eut nom Euripile, et ainsi le chante ma haute tragédie [298] : tu le sais bien, toi qui la sais tout entière. Cet autre si fluet fut Michel Scotto [299], qui vraiment sut les fraudes magiques. Vois Guido Bonatti [300], vois Asdente [301], qui maintenant voudrait ne s’être mêlé que de cuir et de ligneul ; mais tard il se repent. Vois les malheureuses qui laissèrent l’aiguille, la navette et le fuseau, et se firent devineresses ; elles composèrent des charmes avec des herbes et des images. Mais viens ! déjà Caïn et les épines [302] occupent les confins des deux hémisphères, et se couchent dans l’onde au-dessous de Séville. Et hier, déjà, la lune était ronde : tu dois bien te souvenir qu’une fois elle ne te nuisit point dans la forêt profonde. Ainsi me parlait-il, pendant que nous allions.


CHANT VINGT-ET-UNIÈME


Ainsi de pont en pont, parlant d’autres choses que ma Comédie n’a souci de chanter, nous allions, et nous avions atteint le faîte, quand nous nous arrêtâmes pour voir l’autre crevasse du Malebolge, et les autres pleurs vains ; et je la vis extrêmement obscure.

De même que, l’hiver, dans l’arsenal de Venise, bout une poix tenace, pour radouber les vaisseaux délabrés qui ne peuvent naviguer, de sorte que l’un remet à neuf son navire, l’autre calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages, qui, radoube la proue, qui, la poupe, d’autres font des rames, d’autres tordent des cordages, d’autres réparent les voiles d’étai et d’artimon : de même, non par le feu, mais par un art divin, bouillait une poix épaisse, qui, de tous côtés, enduisait la rive. Je la voyais, mais je ne voyais dans elle que les bulles soulevées par le bouillonnement, lesquelles se gonflaient et retombaient comprimées. Pendant qu’en bas mes yeux étaient fixés, mon Guide me tira à lui du lieu où j’étais, disant : « Regarde, regarde ! »

Lors je me tournai comme l’homme à qui il tarde de voir ce qu’il doit fuir, et que déconcerte la peur subite, de sorte que pour voir il se hâte d’aller ; et, derrière nous, je vis venir un diable noir courant sur le rocher. Ah ! qu’il était farouche d’aspect ! et qu’avec ses ailes déployées, il me paraissait cruel dans sa contenance, et léger de pieds ! Un pécheur chargeait son épaule élevée et pointue, la pressant des deux hanches, et lui le tenait agrippé par le nerf des pieds. « Gardien de notre pont [303] dit-il, ô Malebranche [304], voici un des anciens de Santa-Zita [305] ; enfonce-le dessous ; moi, je retourne pour d’autres en cette ville qui en est bien fournie : tout homme y est faussaire, hors Bonturo [306] ; pour de l’argent, on y fait de oui, non. »

Dans la fosse il le jeta, et s’en retourna par le dur rocher, et jamais on ne vit mâtin détaché poursuivre avec tant de vitesse le voleur. Celui-là plongea, puis revint en haut à la renverse ; mais les démons que le pont abritait crièrent : « Ici, point de Santo-Volto [307] ? Ici l’on nage autrement que dans le Serchio [308] : si tu ne veux pas sentir nos griffes, ne sors pas de la poix. » Puis ils le mordirent avec plus de mille crocs disant : « Il faut qu’ici couvert tu danses ; et, si tu peux, grippe en cachette. » Les cuisiniers ne font pas autrement enfoncer, avec les crochets, par leurs aides, la chair dans la marmite pour qu’elle ne flotte pas.

Le bon Maître : « : Afin, dit-il, qu’on ne s’aperçoive pas que tu es ici, tapis-toi derrière un rocher qui te défende ; et, quelque offense qui me soit faite, ne crains point ; ceci m’est connu, m’étant une autre fois trouvé en telle conteste. » Ensuite il passa le pont, et s’avança au-delà, et comme il arrivait sur la sixième rive, il eut besoin d’avoir un front assuré. Avec la même fureur, avec la même impétuosité que s’élancent les chiens contre le pauvre qui soudain s’arrête et demande, ceux-là s’élancèrent de dessous le pont, et tournèrent contre lui les crocs ; mais il cria : « Qu’aucun de vous ne soit félon ! Avant que votre croc me touche, qu’un de vous s’avance et m’écoute, et qu’après il me gaffe s’il l’ose. » Tous crièrent : « Va, Malacoda [309] ! » Et, pendant que les autres s’arrêtaient, l’un d’eux, s’avançant, vint à lui, disant : « Qu’y a-t-il ? » — « Crois-tu, Malacoda, dit mon Maître, qu’ici je sois venu en sûreté contre toutes vos attaques sans le vouloir divin et le destin favorable ? Laisse-moi aller ; car au ciel il est voulu que je montre à un autre cet âpre chemin. » Alors si abattu fut son orgueil, qu’il laissa tomber le croc à ses pieds, et dit aux autres : « Qu’on ne le frappe point ! » Et mon Guide à moi : « O toi qui entre les roches du pont es tapi, avec assurance maintenant reviens à moi ! » Lors me levant, vite je vins à lui ; et tous les diables s’avancèrent ; de sorte que je craignais qu’ils ne tinssent point le pacte : ainsi vis-je autrefois les fantassins qui, dans Caprona [310], avaient capitulé, craindre en se voyant au milieu de tant d’ennemis. Je me serrai de tout mon corps près de mon Guide, ne cessant de regarder leur mine, qui n’avait rien de bon.

Ils abaissaient les crocs : « Et veux-tu, disait l’un à l’autre, que je le touche sur la croupe ? » Et ils répondaient : « Oui, accroche-le par là. » Mais le démon qui discourait avec mon Guide se tourna vite et dit : « Paix, paix, Scarmiglione [311] ! » Puis il nous dit : « Aller plus loin par ce rocher ne se pourra, parce que la sixième arche gît au fond, toute brisée. Si plus avant vous voulez aller, prenez par cette grotte ; auprès est un autre rocher ou s’ouvre un passage. Hier, cinq heures plus tard que l’heure présente, s’accomplirent douze cent soixante-six années [312], depuis que la route fut rompue. J’envoie là quelques-uns des miens, pour voir si aucun n’y prend l’air [313] : allez avec eux ; nul mal ils ne vous feront. En avant, Alichino [314] et Calcabrina [315] ! commença-t-il à dire, et toi, Cagnazzo [316], et que Barbariccia [317] conduise la dizaine. Que Libicocco [318] aille aussi, et Draghignazzo [319], Ciriatto [320] aux dents de sanglier, et Graffiacane [321], et Farfarello [322], et Rubicante [323] le fou. Cherchez autour de la poix bouillante ! Que ceux-ci soient saufs jusqu’à l’autre roche, qui toute entière passe au-dessus des tanières [324]. »

— O maître, dis-je, qu’est-ce que je vois ? Si tu sais par où aller, allons seuls sans cette escorte, pour moi je ne la demande [325]. Si tu es aussi attentif que d’ordinaire, ne vois-tu pas comme ils grincent des dents, et des sourcils me menacent ? Et lui à moi : « Je ne veux pas que tu t’effrayes ; laisse-les grincer à leur guise ; ils font cela pour les malheureux bouillis. »

Nous tournâmes par le rempart à gauche ; mais auparavant chacun avait, en manière de signe [326], serré avec les dents la langue tirée vers le chef. Et lui de son derrière avait fait une trompette.


CHANT VINGT-DEUXIÈME


J’ai vu des cavaliers lancés dans la carrière pour commencer le combat, et pour la montre [327], et quelquefois pour se sauver ; j’ai vu des coureurs sur vos terres, ô Arétins ; j’ai vu rôder des fourrageurs, ouvrir des tournois, et courir des joutes, au son tantôt des trompettes, tantôt des cloches [328] et des tambours, ou aux signaux faits des châteaux [329], avec des choses en usage chez nous ou au dehors ; j’ai vu des navires guidés par des signes soit de terre, soit d’étoile [330] ; mais je ne vis jamais à si étrange chalumeau se mouvoir cavaliers, ni piétons, ni vaisseau.

Nous allions avec les dix démons (ah ! la terrible compagnie !) : mais « dans l’église avec les saints, à la taverne avec les goinfres [331]. »

Cependant je regardais attentivement la poix, pour bien connaître la bolge, et l’état de ceux qui brûlaient dedans. Comme quand les dauphins, de leur dos arqué, font signe aux marins d’aviser à sauver leur vaisseau, ainsi alors, pour soulager sa peine, quelque pécheur montrait le dos, puis se cachait, plus rapide que l’éclair, et comme, dans un fossé, sur le bord de l’eau se tiennent les grenouilles, le museau dehors, cachant les pieds et le reste du corps, ainsi, de tous côtés, se tenaient des pécheurs : et, quand Barbariccia s’approchait, ils rentraient dans la poix bouillante.

J’en vis un (et mon cœur en frémit encore), attendre en cette posture, comme il arrive qu’une grenouille demeure tandis que l’autre plonge ; et Graffiacane, qui le plus près de lui était, l’accrocha par ses cheveux empoissés, et le tira dehors : j’aurais cru voir une loutre. De tous déjà je savais le nom, l’ayant noté quand ils furent choisis, et depuis ayant fait attention lorsqu’ils s’appelaient l’un l’autre. « O Rubicante, enfonce-lui tes grands ongles dans le dos et l’écorche ! » criaient tous ensemble les maudits. Et moi : — Maître, saches, si tu le peux, qui est le misérable tombé aux mains de ses ennemis. Mon Guide s’approcha de lui, et lui demanda d’où il était ; et celui-ci répondit : « Je suis né dans le royaume de Navarre [332]. « Ma mère, qui m’avait eu d’un ribaud, destructeur de sa vie et de ses biens, me mit au service d’un seigneur. Puis je fus domestique du bon roi Thibaud : là, je m’adonnai aux fraudes dont je rends compte dans ce feu. » Et Ciriatto, à qui sortait, des deux Côtés de la bouche, une défense comme au sanglier, lui fit, de l’une, sentir comment elles déchirent.

Parmi de méchantes chattes était venue la souris ; mais Barbariccia l’enferma dans ses bras, et dit : « Tenez-vous à l’écart, tandis que je l’enfourche. » Et vers mon maître il tourna la face : « Interroge-le encore, dit-il, si de lui plus tu désires savoir, avant qu’on le dépèce. » Le Maître : « Maintenant, donc, parle des autres coupables. En connais-tu, sous la poix, quelqu’un qui soit Latin ? » Et lui : « Je viens d’en quitter un qui n’était pas de loin de là : fussé-je encore avec lui couvert [333], je ne craindrais ni les ongles, ni les crocs, » Et Libicocco : « Nous avons trop patienté, » dit-il. Et avec le croc il lui prit le bras, et le déchirant, il en emporta un lambeau. Draghignazzo aussi voulut l’atteindre en bas par les jambes ; de sorte que leur décurion se tourna tout autour d’un air courroucé. Lorsqu’ils furent un peu apaisés, à celui qui encore regardait sa blessure mon Guide sans tarder demanda : « Qui fut celui qu’à ton malheur tu quittas, dis-tu pour venir au bord ? » Et il répondit : « Ce fut frère Gomita [334], de Gallura, réceptacle de toute fraude, qui eut en mains les ennemis de son maître, et les traita de façon que chacun d’eux s’en loue : « Il tira d’eux de l’argent, et les laissa comme il dit, en plaine [335] ; et, dans ses autres offices aussi, fourbe il fut non médiocre, mais souverain. Avec lui converse Michel Zanche [336], seigneur de Logodoro ; et de parler de la Sardaigne leurs langues ne se sentent point fatiguées. Voyez l’autre qui grince des dents, je parlerais encore, mais je crains qu’il ne s’apprête à me gratter la peau. » Et le grand préposé [337], se tournant vers Farfarello qui tournait les yeux, prêt à frapper, dit : « Au large, méchant oiseau ! » — « Si vous voulez, reprit l’effrayé, voir ou entendre des Toscans ou des Lombards, j’en ferai venir. Mais qu’un peu à l’écart se tiennent les Malebranche, de sorte qu’ils ne craignent point leurs vengeances. Et moi, m’asseyant en ce lieu même, pour un que je suis, j’en ferai, bien le sais-je, venir sept quand je sifflerai, comme nous avons coutume de faire lorsqu’un de nous se hasarde dehors. » À ces paroles Cagnazzo leva le museau en secouant la tête, et dit : « Oyez la malice que, pour se jeter dessous, il a imaginée ! » Et lui qui avait des lacets en grande abondance, répondit : « Trop malicieux suis-je, en effet, quand j’attire sur les miens plus de douleur. »

Alichino ne se contint pas, et, a l’opposé des autres [338], il lui dit : « Si tu plonges, je ne viendrai pas à toi au galop ; mais sur la poix je battrai des ailes. Qu’on laisse le bord, et que derrière la berge on se retire pour voir si tu vaux mieux que nous. »

Ô toi qui lis, tu vas entendre parler d’un jeu nouveau. Vers l’autre côté chacun tourna les yeux, et, le premier, celui à qui le plus il coûtait de le faire [339]. Le Navarrais prit bien son temps : il affermit les pieds à terre, et en un clin d’œil il sauta, et à leurs desseins se déroba. De quoi chacun soudain fut contrit ; mais celui-là plus qui de la faute était cause, pourtant il s’élança, criant : « Je le tiens ! » Mais peu lui servit ; les ailes ne purent devancer la peur : celui-là dessous s’enfonça ; et celui-ci volant au dessus, dressa la poitrine, comme le canard, quand le faucon s’approche, tout à coup plonge, et lui s’en va courroucé et défait.

Irrité de la moquerie, Calcabrina vola derrière Alichino, désireux que l’autre échappât, pour venir aux prises [340], et quand le larron eut disparu, il tourna les griffes contre son compagnon, et sur la fosse ils s’assaillirent. Mais l’autre à le griffer bien se montra épervier expert, et tous deux tombèrent dans l’étang bouillant. Le feu soudain les fit se lâcher ; mais se relever ils ne pouvaient, tant leurs ailes étaient engluées. Non moins dépité que les autres, Barbariccia, de l’autre côté, en fit voler quatre avec tous les harpons ; et très prestement, d’ici, de là, ils descendirent au poste : ils allongèrent les crocs vers les empoissés, qui déjà étaient cuits dans la croûte. Et nous les laissâmes ainsi empâtés.


CHANT VINGT-TROISIÈME


Silencieux, seuls, sans compagnie, nous allions l’un devant et l’autre après, comme vont les frères mineurs. La présente rixe me faisait penser à la fable d’Ésope où il parle du rat et de la grenouille [341] : Mo et issa [342] ne sont pas plus pareils, que ne le sont l’un et l’autre, si l’esprit en lie bien le commencement et la fin, et comme d’une pensée en surgit une autre, ainsi de celle-ci en naquit une qui redoubla ma première peur. Ceux-là, pensai-je, à cause de nous ont été joués, et avec tant de dommage et de moquerie que je crois bien qu’ils s’en ressentent, si au malin vouloir la colère s’ajoute, ils nous poursuivront, plus cruels que le chien ne l’est au lièvre que ses dents saisissent. Je sentais déjà tous mes poils se hérisser de frayeur, et derrière, attentif je me tenais, quand je dis : — Maître, si promptement toi et moi tu ne caches, je crains les Malebranche : à notre poursuite ils sont déjà ; et si vivement je me les imagine, que déjà je les sens. Et lui : « Si j’étais de verre étamé, ton image extérieure plus vite en moi ne se refléterait pas, que ne s’y reflète celle de dedans. Tes pensées présentes sont si conformes et si semblables aux miennes, que des unes et des autres je fais un seul conseil. S’il se trouve que la côte à droite soit telle que nous puissions descendre dans l’autre bolge, nous échapperons à la chasse que tu appréhendes. »

Il n’avait pas achevé d’expliquer son dessein, que non loin je les vis venir, les ailes déployées, pour s’emparer de nous. Comme la mère que le bruit réveille, et qui près d’elle voit les flammes allumées, prend son fils et fuit, et point ne s’arrête, ayant plus de soin de lui que de soi, jusqu’à se vêtir seulement d’une chemise ; soudain mon Guide me prit, et du haut de la dure rive, le dos contre terre, s’abandonna sur la pente escarpée de la roche qui sépare une des bolges de l’autre.

Jamais par un canal, lorsqu’elle approche le plus des aubes, l’eau ne courut si vite pour faire tourner la roue d’un moulin, que mon Maître par cette pente, me portant sur sa poitrine comme son fils, non comme son compagnon.

A peine fûmes-nous arrivés au fond, qu’eux furent sur le col au-dessus de nous : mais ils n’étaient plus à craindre, la haute Providence, qui voulut faire d’eux les ministres de la cinquième bolge, leur ayant à tous ôté le pouvoir d’en sortir. Là, nous trouvâmes une gent [343], peinte, qui, autour de la fosse, à pas très lents, allait pleurant, et paraissait lasse et rendue. Ils avaient des chapes avec les capuchons abaissés devant les yeux, taillées comme celles qui se font à Cologne pour les moines. Elles sont dorées au dehors, tellement qu’on en est ébloui, mais de plomb en dedans, et si pesantes, que de paille, auprès d’elles, étaient celles que faisait porter Frédéric [344].

O manteau éternellement accablant ! Cependant avec eux nous tournâmes à gauche, attentifs à leurs tristes plaintes. Mais, à cause du poids, cette gent lasse allait si lentement qu’à chaque pas nous avions une compagnie nouvelle. Lors je dis à mon Maître : Fais en sorte d’en trouver quelqu’un dont les faits et le nom soient connus, et ainsi allant, regarde tout autour ! Et l’un d’eux, qui entendit la parole toscane, derrière nous cria : « Arrêtez, vous qui si vite courez à travers l’air obscur ! Peut-être auras-tu de moi ce que tu demandes. » Sur quoi le Maître se tourna, et dit : « Attends ! Et ensuite marche à son pas ! »

Je m’arrêtai, et j’en vis deux sur le visage desquels se montrait le désir qui les pressait d’être avec moi ; mais la charge et le chemin étroit les retardaient beaucoup. Quand ils furent arrivés, de leurs yeux louches, ils me regardèrent sans parler ; puis, se tournant l’un vers l’autre, ils se dirent entre eux : « Au mouvement de la bouche, celui-là semble vivant ; et, s’ils sont morts, par quel privilège vont-ils sans être vêtus de la lourde robe ? O Toscan ! venu dans le collège des tristes hypocrites, ne dédaigne point de dire qui tu es ! » Et moi à eux : — Je suis né et j’ai crû sur le beau fleuve d’Arno, dans la grande ville, et j’ai le corps que j’eus toujours. Mais vous dont les joues, autant que je vois, de douleur tant dégouttent, qui êtes-vous ? et quelle peine produit en vous cette ardeur ? Et l’un d’eux me répondit : « Ces chapes orange [345] sont de plomb, et si épaisses, que leur poids fait ainsi siffler les balances [346]. Nous fûmes des frères Godenti de Bologne [347] nommés, moi Catalano, et lui Loderingo ; ta ville tous deux nous prit, comme se prend de coutume un homme solitaire, pour conserver sa paix ; et nous fûmes tels qu’encore il se voit autour du Gardingo. » Je commençai : — O frères, vos maux… Mais pas plus je ne dis, à mes yeux étant apparu un malheureux cloué en terre avec trois pieux. Lorsqu’il me vit, il se tordit de tous ses membres, soufflant dans sa barbe et soupirant. Et le frère Catalano, qui de cela s’aperçut, me dit : « Ce crucifié que tu regardes [348], aux Pharisiens conseilla qu’un homme fût, pour le peuple, envoyé au supplice. En travers et nu, comme tu vois, il gît sur le chemin, et il faut qu’il sente combien pèse quiconque passe. Et pareillement pâtit dans cette fosse son beau-père [349], et les autres du conseil qui fut pour les Juifs une mauvaise semence [350]. »

Je vis alors Virgile s’étonner à l’aspect de celui qui si vilement était étendu sur la croix, dans l’éternel exil. Ensuite il adressa ces paroles au frère : « Qu’il ne vous déplaise point, si cela vous est permis, de nous dire s’il est à main droite quelque ouverture par où, tous deux, nous puissions sortir, sans forcer des anges noirs à nous tirer de ce gouffre. » Il répondit : « Plus près que tu ne l’espères est un rocher, qui part du grand cercle et traverse tous les affreux remparts ; si ce n’est qu’étant rompu, il ne les recouvre pas entièrement. Vous pourrez monter par la ruine qui gît là, et s’élève au-dessus du fond. » Le Maître se tint un peu la tête baissée, puis dit : « Mal contait la chose celui qui, là-haut, avec les crocs, déchire les pêcheurs. » Et le frère : « J’ai ouï dire à Bologne que le diable a bien des vices, et, entre autres, qu’il est menteur et père du mensonge. » Après cela, le Maître à grands pas s’en alla, en son visage un peu troublé de colère ; et moi, laissant les autres sous leur charge, je suivis les traces des pieds chéris.


CHANT VINGT-QUATRIÈME


À cet âge du jeune an, où le soleil, sous le Verseau, tempère ses rayons, et où déjà la nuit est égale au jour, quand la gelée matinale reproduit sur la terre, mais pour peu de moments, l’image de sa blanche sœur [351], le villageois à qui le fourrage manque se lève, et regarde, et voit toute la campagne blanchir, et se frappant le flanc il rentre dans sa cabane, et de ça et de là, va se plaignant comme le pauvret qui ne sait que faire ; puis il retourne, et sent renaître l’espoir, voyant qu’en peu d’heures la terre a changé de face, et prenant sa houlette, il chasse les brebis dehors à la pâture ; ainsi m’effraya le Maître, lorsque je vis son front si troublé, et aussi vite au mal vint le remède.

Mon Guide, quand nous arrivâmes au pont rompu, s’étant tourné vers moi avec cette douce contenance qu’en lui premièrement je vis au pied du mont, ouvrit les bras, et, après avoir un peu tenu conseil en lui-même, regardant bien d’abord la ruine, il me prit ; et comme celui qui agit avec précaution, et semble à tout penser d’avance, ainsi, me levant vers la cime d’une grosse roche, et avisant un autre rocher, il me dit : « Accroche-toi ensuite à celui-là ; mais auparavant essaye s’il peut te porter. »

Ce n’était pas un chemin pour un damné vêtu de chape de plomb, lui léger, et moi poussé, nous pouvions à peine monter de pierre en pierre ; et n’eût été que de cette enceinte plus que de l’autre la côte était courte, lui, je ne sais, mais moi j’aurais été vaincu.

Mais, comme tout le Malebolge penche vers l’entrée du plus bas puits, de chaque vallée la structure est telle, qu’une côte monte et l’autre descend : nous, cependant, nous parvînmes à l’extrémité, sur la pointe d’où la dernière pierre s’éboula. Quand je fus là, mon haleine était si épuisée, que, ne pouvant aller plus loin, à cette première station je m’assis.

« Maintenant il convient, dit le Maître, que tu secoues toute paresse : ce n’est point couché sur la plume, ni sous la couverture, qu’on acquiert la renommée sans laquelle celui qui consume sa vie, laisse de soi, sur la terre, le même vestige que la fumée dans l’air et l’écume dans l’eau. Lève-toi donc, et que la fatigue soit vaincue par l’âme, qui vainc dans tout combat, si, sous le poids du corps, elle ne s’abat point. Il faut monter un plus long escalier : avoir quitté ceux-là ne suffit pas ; si tu m’entends, fais que maintenant cela te serve.  »

Lors je me levai, plus en haleine qu’auparavant je ne me sentais, et je dis : — Va ! j’ai de la force et du courage. Nous prîmes notre route par le haut du rocher, qui était raboteux, étroit et malaisé, et beaucoup plus escarpé que le précédent. Parlant j’allais, pour ne pas paraître faible, quand de l’autre fosse sortit une voix dont on ne pouvait former des paroles. Je ne sais ce qu’elle disait, quoique déjà je fusse sur le dos de l’arche qui traverse là ; mais celui qui parlait semblait ému de colère. Je m’étais baissé ; cependant, à cause de l’obscurité, mes yeux tendus ne pouvaient atteindre le fond. Ce pourquoi je dis : — Maître, fais que, descendant du mur, nous arrivions à l’autre enceinte ; car, comme d’ici j’ouïs et n’entends pas, ainsi en bas regardant, rien ne distingue.

« Je ne te fais d’autre réponse, dit-il, que de t’accorder ce que tu désires ; l’exécution, en silence, doit suivre la sage demande. »

Nous descendîmes du pont par l’extrémité où il se joint à la huitième rive, et alors la bolge se découvrit à moi : et je vis dedans un terrible amas de serpents, et d’espèces si diverses que le souvenir m’en fige encore le sang.

La Libye point ne se vante de produire dans ses sables plus de Chersydres, et de Chélydres, et de Jets, et de Pharées, et de Cenchris, et d’Amphisbènes ; elle ne montra jamais avec toute l’Éthiopie, et toutes les contrées au-dessus de la mer Rouge, ni tant de bêtes pestilentes, ni si méchantes. Au milieu de cette foison de cruels et odieux reptiles, couraient des gens nus et pleins d’épouvante [352], sans aucun espoir de refuge, ni d’héliotrope [353].

Leurs mains étaient liées par derrière avec des serpents ; et ceux-ci dans leurs reins enfonçaient la queue et la tête, et se nouaient devant. Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules. Jamais ni O, ni J ne s’écrivit aussi vite qu’il s’enflamma, et brûla tout entier, et tomba réduit en cendres. Et lorsque ainsi détruit il fut gisant à terre, la poussière aussitôt se rassembla, et d’elle-même redevint le même corps qu’auparavant, ainsi, au dire des grands sages, le Phénix meurt et ensuite renaît, lorsqu’il approche de sa cinq centième année ; il ne se nourrit, durant sa vie, ni d’herbes ni de grains, mais de larmes d’encens et d’amome ; et le nard et la myrrhe sont ses derniers langes. Tel que celui qui tombe et ne sait comment, que vit la force du démon l’ait jeté à terre, ou un autre mal qui lie l’homme, quand il se relève regarde autour, troublé par la grande angoisse qu’il a soufferte, et, regardant, soupire : tel était le pécheur, après s’être relevé. Oh ! que sévère est la justice de Dieu, dont la vengeance frappe de tels coups !

Le Maître alors lui demanda qui il était ; il répondit : « Depuis peu de temps, je suis tombé de la Toscane dans cette gueule cruelle. Me plut une vie bestiale, et non humaine, comme à un mulet que je fus : je suis Vanni Fucci la brute, et Pistoie fut ma digne tanière [354]. » Et moi au Maître : — Dis-lui de ne pas biaiser, et demande-lui quel crime l’a poussé dans cette fosse ; car je l’ai vu homme de sang et de colère. Et le pécheur, qui m’entendit, ne feignit point, mais tourna vers moi son âme et son visage, où se peignit une méchante honte ; puis il dit : « Suis-je plus chagrin que tu m’aies surpris dans la misère où tu me vois, que je ne le fus quand l’autre vie me fut ôtée. Je ne puis refuser ce que tu demandes ; si bas ai-je été envoyé parce que ce fut moi qui volai de la sacristie les beaux ornements, et cela fut faussement imputé à un autre. Mais, pour que de m’avoir vu tu ne te réjouisses pas, si jamais tu sors de ces sombres lieux, ouvre l’oreille et écoute ce que je t’annonce ! Pistoie s’amaigrit des Noirs [355], puis Florence renouvelle hommes et choses. Du val de Magra, enveloppé de nuages orageux, Mars attire la vapeur, et, avec la furie d’une tempête impétueuse, sur les champs Picéniens on combattra ; et subitement la nuée crèvera, et tout Blanc sera frappé [356]. Et je l’ai dit parce qu’il doit t’en attrister. »



CHANT VINGT-CINQUIÈME


Lorsqu’il eut fini de parler, le voleur éleva les mains, et des deux fît la figue, criant : « A toi, Dieu, prends-la ! » depuis lors les serpents m’ont été amis, quand je vis l’un d’eux à son cou s’étant enroulé, comme s’il eût dit : « Je ne veux pas que tu en dises plus. » et un autre à ses bras, se rivant lui-même par devant, le lia de telle sorte qu’avec eux il ne pouvait donner de secousse.

Ah ! Pistoie, Pistoie ! que n’en finis-tu de toi, te réduisant toi-même en cendres, puisque les tiens dépassent toujours plus leurs ancêtres dans le mal ?

Dans tous les sombres cercles de l’Enfer, je ne vis point d’esprit si superbe contre Dieu, non pas même celui qui tomba des murs de Thèbes [357].

Il s’enfuit sans dire un mot de plus ; et je vis un Centaure plein de rage venir, criant : « Où est-il, où est-il, l’obstiné ? » Je ne crois pas que dans la Maremme, soient autant de couleuvres qu’il en avait depuis la croupe jusque-là où commence la face. Sur ses épaules, derrière la nuque, s’étendait, les ailes déployées, un dragon qui embrase tout ce qu’il heurte. Mon maître dit : « Celui-ci est Cacus, qui, sous le rocher du mont Aventin, maintes fois fit un lac de sang. Il ne va point avec ses frères par le même chemin [358], à cause du vol que, par fraude, il fit du grand troupeau voisin de lui [359] ; d’où ses œuvres louches eurent leur fin, sous la massue d’Hercule, qui cent fois peut-être le frappa, et il ne le sentit pas dix [360]. »

Pendant qu’il parlait ainsi, l’autre rapidement passa, et trois esprits vinrent au-dessous de nous, sans être aperçus ni de moi ni du Guide, sinon lorsqu’ils crièrent : « Qui êtes-vous ? » Sur quoi le récit fut interrompu [361], et à eux seuls nous fîmes attention. Je ne les connaissais pas ; mais il arriva, comme souvent il arrive par hasard, que l’un d’eux en nomma un autre, disant ; « Où sera resté Cianfa [362] ? » Lors, pour que le Maître fût attentif, je levai le doigt et le posai du menton au nez [363].

Si maintenant, lecteur, tu es lent à croire ce que je dirai, ce ne sera pas merveille, puisqu’à peine le crois-je, moi qui le vis.

Comme fixement je les regardais, un serpent à six pattes s’élança sur l’un d’eux, et tout entier s’attachant à lui, avec ses pattes du milieu il lui lia le ventre, et avec celles de devant il saisit ses bras, puis enfonça les dents dans l’une et l’autre joue ; il étendit les pattes de derrière sur les cuisses, entre lesquelles il darda la queue, la ramenant par derrière en haut sur les reins. Jamais lierre ne serra si étroitement un arbre, qu’aux membres de l’autre l’horrible bête enlaça les siens. Puis ils se collèrent comme s’ils eussent été de cire fondue, et leurs couleurs se mélangèrent : déjà de l’un et de l’autre l’apparence était incertaine : Comme, exposé au feu, le papier prend au-dessus une teinte brune ; il n’est pas noir encore, et le blanc meurt. Les deux autres les regardaient, et chacun d’eux criait : « Oh ! Agnel [364], comme tu changes ! Vois, déjà tu n’es ni deux ni un. »

Les deux têtes n’en faisaient plus qu’une, lorsqu’y apparurent deux figures mêlées sur une face devenue celle des deux perdus [365]. De quatre pièces se firent les deux bras ; les cuisses avec les jambes, le ventre et le buste, devinrent des membres qu’on vit jamais. Tout avait là dépouillé son premier aspect ; la forme transmuée était celle de deux et n’était celle d’aucun, et telle elle s’en allait à pas lents.

Comme, sous l’ardeur des jours caniculaires, le lézard, changeant de haie, traverse, pareil à l’éclair, le chemin, ainsi, s’élançant vers le ventre des deux autres, paraissait un petit serpent irrité, livide et noir comme un grain de poivre. A l’un d’eux il piqua cette partie [366] par où nous prenons notre première nourriture, puis tomba étendu devant lui. Le piqué le regarda, et ne dit rien ; mais, s’arrêtant, il se roidissait sur ses pieds, il bâillait comme si le sommeil ou la fièvre l’eût assailli. Il regardait le serpent, et le serpent lui : l’un fortement fumait par la plaie, l’autre par la bouche, et les fumées se rencontraient. Que désormais Lucain se taise, qu’il ne parle plus du malheureux Sabellus et de Nasidius [367], et qu’il écoute ce qu’à présent je raconte ! Que de Cadmus et d’Aréthuse se taise Ovide [368] ! Si, poétisant, il change en serpent celui-là, et celle-ci en fontaine, je ne l’envie point ; jamais l’une dans l’autre il ne transforma deux natures, de sorte que promptes fussent les deux Formes à échanger leur matière ; elles se correspondirent tellement que le serpent fendit en fourche sa queue, et que le blessé réunit les pieds. Jambes et cuisses si bien se pénétrèrent, qu’en peu il ne parut aucune trace de jointure. La queue fendue prenait la forme qui se perdait là ; sa peau s’amollissait, et celle de l’autre se durcissait. Je vis les bras rentrer sous les aisselles, et les deux pieds de la bête, qui étaient courts, s’allonger autant que ceux-là se raccourcissaient. Ensuite, tordus ensemble, les pieds de derrière devinrent le membre que l’homme cache, et le malheureux vit le sien se transformer en deux pieds. Tandis que la fumée les revêt d’une couleur nouvelle, recouvrant celui-ci de poil, et dépilant celui-là, l’un se leva, et l’autre tomba, sans détourner les yeux impies au-dessous desquels la face changeait. Celui qui était debout retira le museau vers les tempes, et par le trop de matière qui vint là, des joues élargies saillirent les oreilles. De ce qui ne se porte pas en arrière et resta, un nez se fit à la face, et les lèvres se grossirent autant qu’il convenait. Celui qui gisait, à terre chassa le museau en avant, et retira les oreilles dans la tête, comme la limace fait de ses cornes ; et la langue, une auparavant et prête à parler, se fendit ; et dans l’autre la fourche se referma, et cessa de fumer. L’âme, devenue bête, s’enfuit en sifflant dans la vallée, et l’autre derrière lui en parlant crache. Puis à celui-là il tourne les épaules nouvelles, et dit à l’autre [369] : « Je veux que Buoso [370] coure à quatre pattes, comme je l’ai fait par ce sentier. » Ainsi vis-je le septième lest [371] muer et transmuer ; et que la nouveauté m’excuse si ma plume a erré en quelque chose.

Quoique ma vue fût un peu confuse et mon âme étonnée, ceux-là, en fuyant, ne purent si bien se celer, que je ne reconnusse Puccio Sciancato ; et, des trois compagnons qui vinrent d’abord, il était le seul qui ne fût pas transformé. L’autre [372] était celui à cause de qui, Gavillé, tu pleures [373].


CHANT VINGT-SIXIÈME


Réjouis-toi, Florence, d’être si grande que, sur terre et sur mer, battent tes ailes, et qu’en Enfer ton nom soit répandu ! Parmi les larrons, je trouvai cinq de tes citoyens [374] ; j’en ai honte, et à toi peu d’honneur en revient. Mais si, près du matin, vrais sont les songes, tu sentiras d’ici à peu de temps ce que Prato, sans parler des autres, te souhaite [375]. Et si déjà c’était, ce ne serait pas de trop bonne heure. Que n’est-ce dès à présent, puisque cela doit être ! Plus je vieillirai, plus le poids m’en sera lourd.

Nous partîmes, et, par les pierres saillantes qui nous avaient d’abord servi d’escaliers pour descendre, mon Guide remonta, me tirant après lui. Et, suivant la route solitaire à travers les escarpements et les rochers du précipice, le pied sans la main ne se dépêtrait pas. Alors je m’attristai, et maintenant encore je m’attriste, quand je reporte mon souvenir sur ce que je vis, et plus que d’ordinaire je retiens mon esprit, afin qu’il ne coure point sans que la vertu le guide, et que si une bonne étoile, ou une autre chose meilleure [376], a mis en moi le bien, je ne me l’envie pas à moi-même.

Alors que celui qui éclaire le monde tient le moins de temps sa face cachée [377], lorsque la mouche cède l’air au cousin [378], autant le villageois qui se repose sur le tertre, voit de lucioles dans la vallée, là peut-être où il vendange et laboure, autant de flammes resplendissaient dans toute la huitième bolge, comme je l’aperçus quand je fus là d’où l’on découvrait le fond. Et tel qu’à celui qui se vengea par les ours [379] apparut, au départ, le char d’Élie, quand se dressant vers le ciel les chevaux s’élevèrent, et que, le suivant de l’œil, il ne pouvait discerner que la flamme seule qui, comme une petite nue, montait, telle chacune de celles-là se mouvait à la bouche de la fosse : nulle ne montre le larcin [380] ; et chaque flamme enveloppe un pécheur [381].

Debout, sur le pont, je m’étais si avancé pour voir, que si à une saillie je ne me fusse retenu, je serais tombé sans qu’on me heurtât.

Et le Guide, qui me vit si attentif, dit : « Au dedans des feux sont les esprits ; chacun se revêt de ce qui le brûle. » — Maître, lui répondis-je, l’ouïr de toi m’en rend plus certain ; mais déjà je m’étais aperçu qu’il en était ainsi, et je voulais te demander qui est dans ce feu, si divisé à son sommet qu’on dirait qu’il s’élève du bûcher sur lequel Étéocle fut mis avec son frère [382] ? Il me répondit : « Là dedans sont tourmentés Ulysse et Diomède [383] ; ils sont ensemble emportés par la vengeance, comme ils le furent par la colère. Au dedans de leur flamme se pleure l’embûche du cheval qui fut la porte d’où sortit des Romains la noble semence [384] ; et s’y pleure aussi l’artifice par lequel Déidamie morte déplore encore le destin d’Achille [385], et du Palladium s’y porte la peine [386]. » — Si, au milieu de ces étincelles, ils peuvent parler, dis-je, je t’en prie, et t’en prie encore Maître, et que ma prière en vaille mille ! ne me refuse point d’arrêter jusqu’à ce qu’ici vienne la flamme double ; vois, de désir je me ploie vers elle. Et lui à moi : « De beaucoup de louange ta prière est digne, et ainsi je l’accepte. Mais fais qu’en repos ta langue se tienne ! Laisse-moi parler : j’ai compris ce que tu veux, et peut-être, ayant été Grecs, auraient-ils à dédain ton langage. ».

Lorsque la flamme fut venue près de nous, et qu’à mon Guide il parut que c’était le moment et le lieu, je l’entendis parler de la sorte : « O vous qui êtes deux dans un seul feu, si je méritais de vous pendant que je vivais, si beaucoup ou peu je méritai de vous lorsque dans le monde j’écrivis mes hauts vers [387], arrêtez-vous ! et que l’un de vous dise où, par lui-même perdu, il alla mourir. »

La plus grande corne de l’antique flamme, pareille à celle que fatigue le vent, commença à s’agiter ; puis ça et là mouvant sa cime, comme si ce fut la langue qui parlât, au dehors émit une voix, et dit : « Quand je quittai Circé, qui me retint caché plus d’un an, là, près de Gaëte [388], avant qu’ainsi Énée la nommât [389], ni la douce pensée de mon fils, ni la piété envers mon vieux père, ni l’amour qui devait être la joie de Pénélope, ne purent vaincre en moi l’ardeur d’acquérir la connaissance du monde, et des vices des hommes, et de leurs vertus [390]. Mais, sur la haute mer de toutes parts ouverte, je me lançai avec, un seul vaisseau, et ce petit nombre de compagnons qui jamais ne m’abandonnèrent. L’un et l’autre rivage je vis, jusqu’à l’Espagne et jusqu’au Maroc, et l’île de Sardaigne, et les autres que baigne cette mer. Moi et mes compagnons nous étions vieux et appesantis, quand nous arrivâmes à ce détroit resserré où Hercule posa ses bornes, pour avertir l’homme de ne pas aller plus avant : je laissai Séville à ma droite ; de l’autre déjà Septa [391] m’avait laissé. Alors je dis : « O frères, qui, à travers mille périls, êtes parvenus à l’Occident, suivez le soleil, et à vos sens à qui reste si peu de veille, ne refusez l’expérience du monde sans habitants [392]. Pensez à ce que vous êtes : point n’avez été faits pour vivre comme des brutes, mais pour rechercher la vertu et la connaissance. Par ces brèves paroles j’excitai tellement mes compagnons à continuer leur route, qu’à peine ensuite aurais-je pu les retenir. La poupe tournée vers le levant, des rames nous fîmes des ailes pour follement voler, gagnant toujours à gauche. Déjà, la nuit, je voyais toutes les étoiles de l’autre pôle, et le nôtre si bas que point il ne s’élevait au-dessus de l’onde marine. Cinq fois la lune avait rallumé son flambeau, et autant de fois elle l’avait éteint, depuis que nous étions entré dans la haute mer, quand nous apparut une montagne, obscure à cause de la distance, et qui me sembla plus élevée qu’aucune autre que j’eusse vue. Nous nous réjouîmes, et bientôt notre joie se changea en pleurs, de la nouvelle terre un tourbillon étant venu, qui par devant frappa le vaisseau. Trois fois il le fit tournoyer avec toutes les eaux ; à la quatrième, il dressa la poupe en haut, et en bas il enfonça la proue, comme il plut à un autre, jusqu’à ce que la mer se refermât sur nous. »


CHANT VINGT-SEPTIÈME


Déjà la flamme droite et immobile avait cessé de parler, et s’éloignait de nous, avec la permission du doux Poète, lorsqu’une autre, qui venait derrière, attira mes regards par un son confus qui sortait de sa cime.

Comme le taureau de Sicile qui mugit pour la première fois, et ce fut justice, les plaintes de celui dont la lime l’avait fabriqué [393], et transformait la voix du tourmenté en mugissements, de sorte que, quoique d’airain, il semblait ressentir la douleur ; ainsi, au commencement, ne trouvant dans le feu ni voie ni ouverture, les paroles douloureuses s’y changeaient en son propre langage [394]. Mais, lorsque montant elles eurent pris leur route par la pointe, qui leur imprimait, au passage, les mêmes vibrations qu’auparavant la langue, nous entendîmes ces mots : « O toi, à qui ma voix s’adresse, et qui parlais tout à l’heure lombard, disant : — Maintenant, va ! de toi je ne désire rien de plus, quoique un peu tard peut-être je sois venu, qu’il ne te déplaise de t’arrêter et de parler avec moi ; vois, à moi cela ne déplaît, et je brûle. Si récemment dans ce monde aveugle tu es tombé de cette douce terre latine, d’où j’ai apporté toute ma faute, dis-moi si les Romagnols ont la paix ou la guerre ; car je fus des monts, là, entre Urbino et la montagne d’où sort le Tibre [395]. »

J’étais encore baissé et regardais en bas, lorsque mon Guide me toucha le côté, disant : « Parle, toi ; celui-ci est Latin. » Et moi, qui avais déjà la réponse prête, sans retard je commençai de parler : — O âme là-dessous cachée, la Romagne n’est ni ne fut jamais sans guerre dans le cœur de ses tyrans ; mais d’ouverte, aucune n’y ai-je laissée. Ravenne est ce qu’elle a été depuis maintes années ; là couve l’aigle de Polenta [396], recouvrant Cervia de ses ailes. La cité [397] qui jadis soutint la longue épreuve, et de Français fit un monceau sanglant, est toujours sous les pattes vertes [398] ; et le vieux Mastino, et le nouveau de Verrucchio [399], si cruels envers Montagna [400], enfoncent encore les dents où ils les enfonçaient. La ville de Lamone et celle de Santerno [401] régit le lionceau du nid blanc [402], qui change de parti de l’été à l’hiver. Et celle dont le Savio baigne le flanc [403], comme entre la plaine et le mont elle est sise, vit entre la tyrannie et la liberté. Maintenant je te prie de nous dire qui tu es ; ne sois pas plus dur que d’autres ne l’ont été, et que ton nom se conserve dans le monde !

Après qu’à sa manière le feu eut un peu murmuré, la pointe aiguë d’ici et de là se mut, puis émit ce souffle : « Si je croyais répondre à quelqu’un qui dût jamais retourner dans le monde, cette flamme cesserait de se mouvoir. Mais puisque jamais, si ce qu’on dit est vrai, nul ne retourna vivant de ces profondeurs, sans crainte d’infamie je te réponds. Je fus homme d’armes, et puis cordelier, croyant, en me ceignant ainsi, expier mes fautes, et certes il en aurait été entièrement comme je le croyais, n’eût-ce été le grand Prêtre [404], à qui mal en prenne, qui me replongea dans mes premiers méfaits : comment et pourquoi, je veux que tu l’entendes. Pendant que je fus la forme d’os et de chair que ma mère me donna, mes œuvres ne furent pas d’un lion, mais d’un renard. Les sourdes pratiques et les voies couvertes, je les sus toutes, tellement que le bruit en parvint jusqu’au bout de la terre. Quand je fus arrivé à ce point de mon âge, où chacun devrait abaisser les voiles et serrer les cordages, ce qui premièrement me plaisait, alors me pesa ; repentant et confès je me fis : et bien, hélas ! m’en serais-je trouvé, pauvre misérable ! Le prince des nouveaux Pharisiens avait la guerre près de Latran [405], et ni avec les Sarrasins, ni avec les Juifs : tous ses ennemis étaient chrétiens, et aucun n’avait aidé à prendre Acre, ou trafiqué dans la terre du Soudan [406]. Ni l’office suprême, ni les ordres sacrés il ne regarda en soi, non plus qu’en moi le cordon qui jadis amaigrissait [407] ceux qui s’en ceignaient. Mais comme Constantin manda Sylvestre d’au dedans du Siratti [408], pour guérir sa lèpre, ainsi me manda-t-il comme médecin, pour guérir sa fièvre de superbe. Il me demanda conseil, et je me tus, ses paroles me paraissant ivres. Il reprit : — Que ton cœur ne craigne point ; dès à présent je t’absous. Enseigne-moi comment je jetterai bas Palestrina [409]. Je puis, comme tu sais, ouvrir et fermer le ciel ; car doubles sont les clefs qui point ne furent chères à mon prédécesseur [410]. Alors me poussèrent les graves arguments là où se taire me parut le pis, et je dis : — Père, puisque tu me laves de ce péché, où je dois maintenant tomber, longue promesse et court effet [411] te fera triompher sur le haut siège. — Ensuite, quand je fus mort, François me vint chercher ; mais un des anges noirs lui dit : — Ne l’enlève point, ne me fais pas tort ; en bas, parmi mes serfs, il doit venir, parce qu’il donna le conseil frauduleux, depuis quoi je le tiens aux crins. Absous ne peut être qui ne se repent, et à la fois vouloir et se repentir ne se peut, à cause de la contradiction, qui point ne le permet. — O malheureux ! comme je tressaillis lorsqu’il me prit, disant : — Tu ne pensais pas, peut-être, que je fusse logicien… Il me porta devant Minos ; et celui-ci, après avoir huit fois roulé sa queue autour de son dos endurci, et se l’être mordue, de rage, dit : — Ce pécheur est de ceux que le feu dérobe [412]… Par quoi là où tu vois suis-je perdu, et ainsi vêtu, gémissant je vais. »

Lorsque de la sorte il eut achevé son dire, la flamme douloureuse s’en alla, agitant et tordant sa cime aiguë.

Mon Guide et moi nous passâmes outre, par-dessus le rocher, jusque sur l’autre arche, qui recouvre la fosse où payent leur dette ceux qui, en semant la division, chargent leur âme.


CHANT VINGT-HUITIÈME


Qui, même en prose, et dans un récit plusieurs fois répété, pourrait dire tout ce que je vis de sang et de plaies ?

Aucune langue qui ne défaillît, à cause des bornes et de notre idiome, et de l’esprit, trop étroits pour tant contenir.

Si on rassemblait tous ceux qui jadis dans la malheureuse terre de Pouille pleurèrent leur sang versé par les Romains, dans la longue guerre [413] où des dépouilles fut fait, un si haut amas d’anneaux [414], comme l’écrit Livius, qui n’erre point, et tous ceux qui des blessures ressentirent la douleur en combattant, contre Robert Guiscard [415] ; et les autres [416] dont on recueille encore les ossements à Ceperano [417], où chaque Pouillois fut menteur [418], et à Tagliacozzo, où sans armes vainquit le vieil Alard [419] : et que l’un montrât ses membres percés, l’autre mutilés, ce ne serait rien près de ce qu’offre d’horrible la neuvième bolge.

Nul tonneau, fuyant par la barre ou les douves, n’est aussi troué qu’un damné que je vis, fendu du menton jusque là d’où les vents s’échappent. Entre les jambes pendaient les boyaux : à découvert était la courée [420], et le dégoûtant sac où en excréments se transforme ce qu’on mange.

Tandis que sur lui je tenais mes yeux fixés, il me regarda, et avec la main s’ouvrit la poitrine, disant : « Vois comme je me déchire. Vois comme dépecé est Mahomet : devant moi Ali [421] va pleurant, le visage fendu du menton jusqu’à la chevelure. Tous ceux qu’ici tu vois furent, de leur vivant, des semeurs de scandale et de schismes ; et pour cela sont-ils fendus de la sorte. Là, derrière, est un diable qui cruellement ainsi nous schismatise [422], remettant chacun de nous au tranchant de l’épée, les blessures se refermant lorsque nous avons parcouru le triste circuit, avant que nous revenions devant lui. Mais qui es-tu, toi qui là-haut t’arrête sur la roche, peut-être pour retarder le supplice auquel le jugement prononcé sur toi te condamne d’aller ? » — « Ni la mort, répondit mon Maître, ne l’a encore atteint, ni pour être tourmenté aucune faute ne l’amène ; mais, enfin qu’il en ait pleine connaissance, je dois, moi qui suis mort, le conduire à travers l’Enfer, de cercle en cercle, jusqu’au fond : et cela est aussi vrai qu’il l’est que je te parle. »

Il y en eut plus de cent qui, lorsqu’ils l’entendirent, s’arrêtèrent dans la fosse pour me regarder, distraits de la souffrance par l’étonnement. « Or donc, toi qui bientôt peut-être reverras le soleil, dis à fra Dolcin [423] que, s’il ne veut pas promptement me suivre ici, il se pourvoie de vivres, de telle sorte que la neige épaisse ne donne pas au Novarais la victoire, peu facile autrement. »

Après avoir, pour s’en aller, levé un pied, Mahomet me dit ces paroles ; puis, en avant le posant à terre, il partit. Un autre qui avait le gosier percé, et le nez coupé jusqu’au dessous des sourcils, et une seule oreille, et que l’étonnement avait retenu avec les autres pour me regarder, avant les autres ouvrit le tuyau [424] qui de toute part en dehors était rouge, et dit : « O toi qu’aucune faute ne condamne, et que déjà j’ai vu là-haut, dans la terre latine, si ne me trompe une grande ressemblance, souviens-toi de Pierre de Medicina [425], si jamais tu revois la douce plaine qui de Verceil à Marcabo décline [426], et aux deux meilleurs de Fano, messer Guido et Angiolello, fais savoir que, si la prévision ici n’est pas vaine, ils seront jetés, une pierre au cou, hors de leur vaisseau, près de la Cattolica, par la trahison d’un cruel Tyran [427]. Entre l’île de Chypre et celle de Majorque, jamais Neptune ne vit si grand crime commis, ni par des pirates, ni par des gens de l’Argolide. Ce traître, qui ne voit que d’un œil, et a la terre en son pouvoir que tel qui est ici avec moi voudrait n’avoir jamais vue, les fera venir pour conférer avec lui, puis fera en sorte qu’ils n’aient besoin ni de vœu, ni de prière contre le vent de Focara [428]. »

Et moi à lui : — Si tu veux que de toi là-haut je porte nouvelle, dis-moi quel est celui à qui de cette terre la vue a été amère, et montre-le-moi. Alors il mit la main sur la mâchoire d’un de ses compagnons, et la lui ouvrit, criant : « C’est celui-ci, et il ne parle point : ce chassé étouffa le doute en César [429], affirmant que différer nuisait toujours à qui était prêt. »

O combien Curion consterné me paraissait, avec la langue coupée dans le gosier, lui qui à parler fut si hardi ! Et un autre, mutilé des deux mains, levant les moignons dans l’air obscur, de sorte que le sang lui souilla la face, cria : « Ressouviens toi aussi de Mosca [430], qui dit, hélas ! Fin a chose faite ; ce qui, chez les Toscans, fut la mauvaise semence… » J’ajoutai, moi : — Et la mort de ta race… Sur quoi, pleurs sur pleurs versant, il s’en alla comme une personne hors de sens à force de tristesse.

Je restai, moi, à regarder la bande, et je vis une chose que seul, sans preuve, je n’oserais raconter, si ne me rassurait la conscience, cette bonne compagne qui, se sentant pure, sous cette cuirasse rend l’homme courageux.

Je vis certainement, et il me semble encore le voir, un buste sans tête aller comme allaient les autres du triste troupeau. Avec la main il tenait, par les cheveux, la tête pendante, en façon de lanterne, et la tête nous regardait et disait : « Hélas ! » Il se faisait de soi-même une lampe, et ils étaient deux en un, et un en deux [431]. Comment cela se peut, le sait celui qui ainsi l’ordonne. Quand il fut droit au pied du pont, en haut avec le bras il leva la tête, pour rapprocher de nous ses paroles, qui furent : « Vois la peine cruelle, toi qui, vivant, vas regardant les morts ; vois s’il en est aucune aussi grande que celle-là. Et pour que de moi tu portes nouvelle, sache que je suis Bertrand de Bornio [432], celui qui donna au roi Jean les encouragements mauvais. Je rendis ennemis le père et le fils : d’Absalon et David ne fit pas plus Achitophel par ses méchantes instigations. Pour avoir divisé des personnes si proches, je porte, malheureux, mon cerveau séparé du principe de sa vie, qui est dans ce tronc. Ainsi en moi s’observe le talion. »



CHANT VINGT-NEUVIÈME


Cette foule nombreuse et les plaies diverses avaient tellement enivré mes yeux, que vivement je désirais m’arrêter pour pleurer ; mais Virgile me dit : « Que regardes-tu ? Pourquoi tant, là en bas, ta vue se fixe-t-elle sur les tristes ombres mutilées ? Tu n’as pas ainsi fait dans les autres bolges. Si tu crois les compter, pense que vingt-deux mille tournent dans la vallée. Déjà la lune est sous nos pieds : peu reste désormais du temps qui nous est accordé et autre chose, que tu ne vois pas, est à voir encore. » — Si tu avais, répondis-je aussitôt, considéré pourquoi je regardais, peut-être m’aurais-tu pardonné de m’arrêter.

Cependant il s’en allait, et derrière lui j’allais, ainsi répondant au Guide, et ajoutant : Dans cette cave, où si attaché je tenais mes yeux, je crois qu’un esprit de mon sang pleure la faute, qui là coûte si cher. Lors le maître dit : « Ne fatigue point de lui plus longtemps ta pensée [433] ; porte sur un autre ton attention, et laisse-le là ; car au pied du pont, je l’ai vu te montrer, et fortement te menacer du doigt, et je l’ai ouï nommer Geri del Bello [434]. Tu étais lors si occupé de celui qui eut en garde Altaforte [435], que de ce côté tu ne regardas point, jusqu’à ce qu’il fut parti. » — O maître, dis-je, sa mort violente [436], non encore vengée par quelqu’un de ceux qui en partagent la honte, l’a courroucé ; à cause de cela, je présume, il s’en est allé sans me parler : et ce faisant, il m’a pour lui rendu plus pitoyable.

Ainsi discourûmes-nous jusqu’au premier lieu où, du haut de la roche on découvrirait l’autre vallée jusqu’au fond s’il y avait plus de lumière.

Quand nous fûmes au-dessus du dernier cloître du Malebolge, de sorte que notre vue pouvait discerner ses convers, des cris divers et lamentables me frappèrent comme des traits dont la pitié ferait des pointes ; par quoi avec les mains je me couvris les oreilles.

Telle que serait la douleur, si des hôpitaux de Valdichiana [437], entre juillet et septembre, et de la Maremme, et de la Sardaigne, les maux en une seule fosse étaient tous rassemblés, telle elle était là ; et il s’en exhalait une puanteur semblable à celle des membres pourris.

Nous descendîmes sur le dernier bord du long rocher, à main gauche, et alors ma vue pénétra plus avant vers le fond, où, ministre du haut Seigneur, l’infaillible justice punit les falsificateurs, que là elle registre [438]. Je ne crois pas que plus triste à voir ait été, en Egine [439], le peuple tout entier malade, quand l’air devint si pernicieux, que les animaux, jusqu’au plus petit ver, périrent, et qu’ensuite, comme les poètes le tiennent pour certain, l’antique population se reproduisit de la semence des fourmis, — que triste était de voir, dans cette obscure vallée, languir les esprits amoncelés çà et là. Tel sur le ventre, tel sur les épaules d’un autre gisait, et tel à quatre pattes se traînait par le triste sentier. Pas à pas ils allaient sans parler, regardant et écoutant les malades qui ne pouvaient se lever.

J’en vis deux assis, appuyés l’un contre l’autre, comme s’appuient des bassines à tenir chaud, et, de la tête aux pieds, souillés de croûtes.

Jamais je ne vis valet que son maître attend, où celui qui mal volontiers veille, mouvoir l’étrille aussi vite que chacun de ceux-là mouvaient sur soi le tranchant de leurs ongles, à cause de la rage du prurit devenu insupportable : et les ongles en bas raclaient la gale, comme le couteau les écailles du scardove, ou d’un autre poisson qui en ait de plus larges.

« O toi ! dit mon Maître à l’un d’eux, qui te déchires avec les doigts, et parfois en fais des tenailles, dis-nous si parmi ceux d’ici dedans est quelque Latin ; et que les ongles éternellement te suffisent à ce travail ! » « — Nous sommes Latins, nous deux que tu vois si déformés, répondit l’un d’eux en pleurant. Mais toi, qui es-tu, qui t’enquiers de nous ? » « — Je suis un qui descend de précipice en précipice, avec ce vivant pour lui montrer l’Enfer. » Alors, cessant de se prêter un mutuel appui, chacun d’eux, tremblant se tourna vers moi, avec les autres vers qui la voix avait rebondi. Tout près de moi le bon Maître s’approcha, disant : « Demande-leur ce que tu voudras. » Et lorsqu’il se fut retourné, je commençai : — Que votre souvenir, dans le premier monde ne s’envole point de la mémoire des hommes, mais qu’il y vive durant vingt années ! Dites-moi qui vous êtes et de quelle nation : ne craignez point, à cause de votre peine hideuse et dégoûtante, de vous découvrir à moi. « Je fus d’Arezzo, répondit l’un d’eux [440], et Alberto de Sienne me livra au feu ; mais ce pourquoi je mourus, n’est pas ce qui m’a conduit ici. Il est vrai que je lui dis, par manière de jeu, que je pouvais m’élever dans l’air en volant ; et lui, qui avait beaucoup de désir et peu de sens, voulut que je lui montrasse cet art ; et seulement parce que de lui je ne fis pas Dédale, il me fit brûler par tel qui le tenait pour son fils. Mais à la dernière des dix bolges, à cause de l’alchimie que je pratiquai dans le monde, me condamna Minos qui ne saurait se tromper. » Et moi, je dis au Poète : — Fut-il jamais gens si vains que ceux de Sienne ? Certes, à beaucoup près, ne le sont autant les Français. Sur quoi, l’autre lépreux, qui m’entendit, répondit à mon dire : « Exceptes-en Stricca, qui sut modérer ses dépenses [441], et Niccolò qui le premier inventa la riche coutume [442] du girofle dans le jardin [443] où une pareille semence aisément prend racine ; et exceptes encore la bande parmi laquelle Caccia d’Ascanio [444] dissipa vignes et bois, et l’Abbagliato [445] montra ce qu’il avait de sens. Mais pour que tu saches qui est celui qui ainsi contre les Siennois te seconde, aiguise ta vue de façon que mon visage clairement te réponde ; tu verras que je suis l’ombre de Capocchio [446], qui par alchimie falsifiais les métaux, et, si bien je le remets, tu dois te souvenir combien de la nature je fus bon singe [447]. »


CHANT TRENTIÈME


Au temps où, à cause de Sémélé [448], Junon était irritée contre le sang thébain, comme plusieurs fois elle le fit voir, Adamante devint [449] si fou, que voyant sa femme aller, portant ses deux fils, un sur chaque bras, il s’écria : « Tendons les rets, pour prendre au passage la lionne et les deux lionceaux ; » puis, allongeant ses ongles impitoyables, il saisit l’un d’eux, qui avait nom Léarque, et, le faisant tournoyer, le broya contre une pierre ; et tandis que la mère chargée de l’autre, se noya [450], et quand la fortune abaissa l’orgueil des Troyens, qui tout osait, de sorte que royaume et roi ensemble s’évanouirent, Hécube triste, misérable et captive, lorsqu’elle eut vu Polixène morte, et que, sur le rivage de la mer, elle fit de son Polydore la funeste rencontre [451], forcenée, elle aboya comme un chien, tant la douleur lui tordit l’esprit. Mais ni à Thèbes, ni à Troie, jamais en aucun lieu on ne vit autant de furie, ni si cruelle à déchirer, non des membres humains, mais des animaux même, que j’en vis en deux ombres pâles et nues qui, en se mordant couraient, comme le porc lorsqu’on ouvre l’étable. L’une se jeta sur Capocchio, et au nœud du cou enfonçant les dents, elle le tira de manière qu’elle lui fit gratter le ventre contre le fond solide ; et l’Arétin [452], qui demeura tremblant, me dit : « Ce follet [453] est Gianni Schicchi [454], qui, dans sa rage, va ainsi accoutrant les autres. » — Oh ! lui dis-je, que sur toi il ne mette point la dent [455], et qu’à fatigue il ne te soit pas de me dire qui est l’autre, avant qu’il parte d’ici. Et lui à moi : « C’est l’antique âme de l’exécrable Myrrha [456], qui, hors du légitime amour, devint l’amante de son père. A pécher ainsi avec lui elle parvint, en simulant la forme d’autrui, comme l’autre qui s’en va là osa, pour gagner la Dame du troupeau, falsifier en soi Buoso Donati, testant, et mettant le testament en règle. »

Et après qu’eurent passé les deux enragés, sur lesquels j’avais l’œil fixé, je tournai mes regards vers les autres mal nés. J’en vis un qui aurait eu la forme du luth, si l’âme eût été tronquée à l’endroit où l’homme se bifurque. La lourde hydropisie, qui, avec l’humeur qu’elle convertit mal, disproportionne tellement les membres que le visage au ventre point ne répond, lui faisait tenir les lèvres ouvertes, comme fait un étique, qui de soif abaisse l’une vers le menton et relève l’autre. « O vous qui, sans aucune souffrance (et je ne sais pourquoi), êtes dans le monde désolé, nous dit-il ; regardez et considérez la misère de maître Adam [457]. Vivant, j’eus à profusion ce que je voulais, et maintenant, malheureux, une goutte d’eau je désire ! Les ruisselets qui, des vertes collines du Casentin, descendent dans l’Arno, mollement sur leur lit roulant leurs fraîches ondes, toujours sont devant moi, et non en vain, leur image m’altérant beaucoup plus que le mal qui décharné mon visage. La sévère Justice, qui me fustige, pour moi fait sourdre, du lieu où je péchai, une plus abondante source de soupirs. Là est Romena, où je falsifiai le métal à l’effigie de Baptiste [458], ce pourquoi j’ai là-haut laissé mon corps brûlé. Mais si j’eusse vu ici la misérable âme de Guido, ou d’Alexandre [459], ou de leur frère, je n’en donnerais pas la vue, pour la fontaine de Branda [460]. Ici dedans est déjà l’un d’eux, si les ombres enragées qui vont autour disent vrai. Mais que me sert, à moi qui ai les membres liés ? Si j’étais seulement encore assez léger pour, en cent ans, avancer d’un pas, je me serais déjà mis en route pour le chercher parmi la gent hideuse, quoique onze milles de circuit ait la bolge, et de largeur pas moins de la moitié. Pour eux suis-je dans une telle famille : ils m’induisirent à frapper les florins qui avaient trois carats d’alliage. » Et moi à lui : — Qui sont les deux malheureux qui fument, comme en hiver une main mouillée, et gisent serrés l’un contre l’autre, à ta droite ? « Ici les trouvai-je, répondit-il, quand je tombai dans cette sentine, et depuis ils n’ont bougé, ni, je crois, ne bougeront éternellement. L’une est celle qui accusa faussement Joseph [461] ; l’autre est Sinon [462], le Grec fourbe de Troie : une fièvre ardente fait que d’eux sort cette fumée infecte. » Et l’un d’eux, qui peut-être fut chagrin de s’entendre nommer si honteusement, du poing lui frappa la dure panse. Celle-ci sonna comme un tambour ; et, avec la main maître Adam lui frappa le visage, qui ne parut pas moins dur, lui disant : « Quoique je ne puisse remuer mes membres à cause de leur poids, j’ai le bras dispos pour une telle besogne. » A quoi l’autre répondit : « En allant au feu, tu ne l’avais pas si agile ; mais oui bien, et plus, quand tu battais monnaie. » Et l’hydropique : « Tu dis vrai en cela ; mais tu ne fus pas si véridique, lorsqu’à Troie on requit de toi la vérité. » « — Si mon dire fut faux, tu as, toi, falsifié la monnaie, dit Sinon, et je suis ici pour une seule faute, et toi pour plus qu’aucun autre démon. — « Souviens-toi du cheval, parjure répondit celui qui avait le ventre enflé ; et qu’à tourment te soit que tout le monde sache ton crime ! — Et qu’à toi, dit le Grec, à tourment soit la soif dont te crève la langue, et l’eau pourrie qui fait de ton ventre une haie devant tes yeux ! » Alors le monnayeur : « Ta bouche, comme d’ordinaire, se disloque pour mal dire : que si j’ai soif, et que d’eau je sois gonflé, tu as, toi, la fièvre qui te brûle, et le mal de tête ; et pour t’inviter à lécher le miroir de Narcisse [463], point ne faudrait beaucoup de paroles. »

J’étais tout entier appliqué à les écouter, quand mon Maître me dit : « Regarde donc [464] ! à peu tient que contre toi je ne me fâche. » Lorsque avec colère j’entendis mon Maître me parler, je me tournai vers lui si honteux, qu’encore en ai-je le souvenir présent. Et comme celui qui songe quelque sien dommage, et songeant souhaite que ce ne soit qu’un songe, de sorte qu’il désire ce qui est, comme s’il n’était pas ainsi, ne pouvant parler, je désirais m’excuser, et je m’excusais réellement, et ne croyais pas que je le fisse. « Moins de honte, dit le Maître, lave une faute plus grande que la tienne ; secoue donc toute tristesse, et s’il advient de nouveau que, parmi des gens qui aient de tels débats, la fortune te conduise, pense que toujours je suis près de toi. Vouloir ouïr cela est un bas vouloir. »


CHANT TRENTE-ET-UNIÈME


Une même langue d’abord me mordit, de manière que rougirent l’une et l’autre joue, et ensuite m’appliqua le remède, ainsi ai-je ouï dire que la lance d’Achille et de son père [465], tour à tour était cause de tristesse et de joie.

Nous tournâmes le dos à ce val de misère, traversant, en silence, par dessus la berge qui tout autour le ceint. Là, il n’était ni nuit ni jour, de seule que peu avant s’étendait la vue ; mais j’entendis un cor sonner si fortement, que le bruit du tonnerre il aurait étouffé : et à l’encontre du son, je dirigeai mes regards vers le lieu d’où il venait.

Après la déroute douloureuse [466], quand de Charlemagne fut ruinée la sainte entreprise, si terriblement ne sonna pas Roland.

A peine de ce côté eus-je tourné la tète, qu’il me sembla voir plusieurs hautes tours, sur quoi : — Maître, dis-je, quelle terre est-ce là ? Et lui à moi : « Parce que trop d’espace parcourt la vue à travers les ténèbres, tu te méprends ensuite en ce que tu imagines. Si tu approches, tu verras combien les sens nous trompent de loin ; cependant hâte-toi un peu plus ! » Puis affectueusement il me prit par la main, et dit : « Avant que plus près nous soyons, pour que le fait te paraisse moins étrange, sache que ce ne sont point des tours, mais des géants, et, autour de la berge, tous sont dans le puits, du nombril en bas. »

Comme, lorsque le brouillard se dissipe, le regard peu à peu distingue ce que celait la vapeur qui trouble l’atmosphère, ainsi perçant l’air épais et obscur, et m’approchant de plus en plus du bord, l’erreur fuit de moi, et en moi s’augmenta la peur. Car, comme au-dessus de sa ronde enceinte, Montereggione [467] se couronne de tours ; ainsi, sur le rivage qui entoure le puits, s’élevaient comme des tours les horribles géants, que du ciel encore Jupiter menace quand il tonne. De quelques-uns, déjà je découvrais la face, les épaules, la poitrine, une grande partie du ventre, et les deux bras pendants le long des côtes.

Quand la nature abandonna l’art de former des animaux pareils, elle fit bien, certes, afin d’ôter à Mars de tels exécuteurs ; et si des éléphants et des baleines elle ne se repent, celui qui bien y regarde plus avant la juge et juste et prudente ; car, lorsque le raisonnement de l’esprit [468] se joint au mauvais vouloir et à la force, nulle défense pour personne.

Sa face paraissait longue et large comme la pomme de pin de Saint-Pierre à Rome [469] et les autres os étaient en proportion ; de sorte que la portion laissée à découvert par le bord, qui le ceignait du milieu en bas, était d’une hauteur telle, que d’atteindre jusqu’à la chevelure trois frisons se vanteraient vainement ; puisque j’en voyais trente grandes palmes, d’en bas du corps à l’endroit où s’agrafe le manteau.

« Raphegi, mai, amech, irabi almi [470], commença de crier la bouche cruelle, à laquelle point ne convenaient de plus doux cantiques. Et le Guide à lui : « Ame stupide [471], tiens-t’en au cor, et soulage-toi avec, quand t’étouffe la colère ou une autre passion. Cherche à ton cou, tu trouveras la courroie à laquelle il est lié, âme honteuse, et vois-le en travers de ta large poitrine ! » Puis il me dit : « Il s’accuse lui-même. Celui-ci est Nembrod, par la mauvaise pensée [472] duquel point ne s’use d’une seule langue dans le monde. Laissons-le là, et ne parlons pas en vain ; car à lui tout langage est ce qu’aux autres est le sien, que nul ne connaît. »

Nous poursuivîmes donc notre voyage, tournant à gauche, et, à un trait d’arbalète, nous en trouvâmes un autre beaucoup plus farouche et plus grand.

Quel fut le maître qui le ceignit je ne saurais le dire ; mais, le bras gauche derrière, et le droit devant, il l’avait ceint d’une chaîne qui le tenait lié du cou en bas, autour du corps à découvert [473] se repliant cinq fois.

« Ce superbe voulut essayer sa force contre le grand Jupiter, dit mon Guide, et il en a ce qu’il méritait. Son nom est Ephialtes, et il fit son épreuve quand les Géants effrayèrent les Dieux : les bras qu’il agita plus jamais ne se mouveront. » Et moi à lui — S’il se peut, je voudrais que mes yeux vissent l’énorme Briarée. Il me répondit : « Près d’ici tu verras Antée ; il parle, et n’est pas lié, et nous portera dans le fond de tout mal [474]. Celui que tu veux voir est là plus loin ; il est lié comme celui-ci, et lui ressemble, excepté que de visage il paraît plus féroce. »

Jamais ne fut de tremblement de terre si terrible, ni qui secouât si fortement une tour, que soudainement Ephialtes se secoua. Plus que jamais je craignis la mort, et jamais n’eût-elle été à craindre, si je n’avais vu les liens.

Nous avançâmes et vînmes à Antée, qui bien de cinq brasses, sans la tête, s’élevait au dessus de la caverne.

« O toi qui, dans la vallée fortunée à laquelle Scipion acquit un héritage de gloire, lorsque Annibal fuit avec les siens [475], apportas en butin plus de mille lions ; toi de qui l’on paraît croire encore que si, avec tes frères, tu eusses été à la haute guerre [476], les fils de la terre auraient vaincu ; porte-nous en bas (et qu’à dégoût cela ne te soit pas !) là où le froid durcit le Cocyte. Ne nous oblige point d’aller à Titius ou à Tiphus [477] ; celui-ci peut donner ce qu’ici l’on désire [478] ; baisse-toi donc, et ne détourne point la tête. Il peut renouveler ton souvenir dans le monde, car il vit, et attend une vie longue encore, si la grâce, avant le temps ne l’appelle à soi [479]. » Ainsi dit le Maître ; et celui-là, en hâte, vers mon Guide qu’elles saisirent, étendit les mains dont Hercule sentit la forte étreinte.

Virgile, lorsqu’il se sentit saisir, me dit : « Approche-toi, que je te prenne ! » Puis il fit en sorte que lui et moi ne fussions qu’un seul faix [480].

Telle que la Carisenda [481], à qui la regarde de dessous le côté où elle incline, paraît, quand un nuage passe sur elle, pencher en sens contraire, tel me parut Antée. J’attendais de le voir incliner, et il y eut un tel moment où j’aurais voulu aller par un autre chemin. Mais, légèrement, au fond qui dévore Lucifer et Judas [482] il nous déposa ; et ainsi baissé il ne resta point, mais comme le mât d’un navire il se releva.


CHANT TRENTE-DEUXIÈME


Si j’avais des rimes [483] âpres et rauques, comme il conviendrait à l’affreux trou sur lequel s’appuient tous les autres cercles, plus pleinement j’exprimerais le suc de ma pensée ; mais n’en ayant pas, non sans crainte je me hasarde dans mon récit : car entreprendre de décrire le fond de l’univers, point n’est-ce un jeu, ni d’une langue qui balbutie mamma et babbo [484]. Mais qu’aident mon vers celles [485] qui aidèrent Amphion à clore Thèbes, de sorte que du fait le dire ne diffère pas.

O vous, la lie du peuple maudit, qui êtes dans le lieu dont il est douloureux de parler, mieux vous aurait valu être ici ou brebis, ou chèvres.

Lorsque nous fûmes dans le sombre puits, plus bas de beaucoup que les pieds du Géant [486] et lorsque encore je regardais les hautes murailles, j’entendis qu’on me disait : « Prends garde comment tu passes, et à ne point fouler les têtes des pauvres misérables frères [487]. » M’étant retourné, je vis devant moi, au-dessous de mes pieds, un lac qui, à cause du gel, ressemblait plus à du verre qu’à de l’eau. Ni le Danube chez les Autrichiens, ni le Tanaïs, sous le froid ciel, ne cachent en hiver leur cours sous un voile aussi épais, qu’épaisse était la croûte de ce lac : dessus serait tombé le Tambernicchi [488], ou le Pietrapana [489], que les bords mêmes n’auraient pas craqué. Et comme pour coasser se tient la grenouille, le museau hors de l’eau, alors que souvent la villageoise songe qu’elle glane, livides jusque-là où se peint la honte, étaient les ombres dolentes dans la glace, claquant des dents comme craquètent les cigognes. Chacune tenait le visage baissé : la bouche, du froid, et les yeux de la tristesse du cœur, en elles rendent témoignage.

Après qu’autour mes regards eurent un peu erré, à mes pieds je les arrêtai : et j’en vis deux tellement serrés, que se mêlaient les poils de la tête. — Vous, dis-je, dont les poitrines tant s’étreignent, dites-moi qui vous êtes. Ceux-ci ployèrent leur cous [490], et après que sur moi ils eurent levé la vue, leurs yeux, auparavant seulement en dedans, dégouttèrent sur les lèvres, et la gelée, durcissant les larmes entre les paupières, les referma.

Jamais bande de fer ne lia si fortement bois à bois : par quoi, comme deux boucs, ils se cossèrent, si emportés furent-ils de colère.

Et un autre, qui par le froid avait perdu les deux oreilles, la face baissée, dit : « Pourquoi tant nous regardes-tu ? Si tu veux savoir qui sont ces deux, la vallée que descend le Bisenzio [491], appartient à leur père Alberto [492] et à eux. Ils sortirent d’un même corps [493] ; et toute la Caïna [494] tu pourras fouiller, sans y trouver d’ombre plus digne d’être plongée dans la gélatine [495] : non pas même celui de qui la main d’Arthus perça d’un seul coup la poitrine et l’ombre [496], non pas même Focaccia [497], non pas même celui dont la tête m’encombre tellement, qu’au-delà je ne vois rien, et qu’on nommait Sassol Mascheroni [498]. Si tu es Toscan, bien sais-tu maintenant qui il fut. Et pour qu’en plus de discours point tu ne m’engages, sache que je suis Camicion de Pazzi [499], et j’attends qu’ici Carlin [500] me disculpe. » Je vis ensuite mille faces livides de froid : d’où vient et viendra toujours que les étangs gelés me donnent le frisson.

Pendant que nous allions vers le centre ou tend tout ce qui pèse, et que dans le froid éternel je tremblais, si ce fut vouloir ou destin, ou fortune, je ne sais : mais en marchant à travers les têtes, fortement, au visage, j’en heurtai une du pied.

Pleurant elle me cria : « : Pourquoi me froisses-tu ? Si tu ne viens pas pour accroître la vengeance de Mont’Aperti [501], pourquoi me tourmentes-tu ? » Et moi : — Maître, attends-moi ici, que je sorte d’un doute où m’a mis celui-là ; puis tu me hâteras autant que tu voudras. Le Guide s’arrêta ; et moi, je dis à ce damné qui violemment blasphémait encore : — Qui es-tu, toi qui ainsi réprimandes autrui ? « Et toi, qui es-tu, répond-il, qui, à travers l’Antenora [502], vas heurtant les joues des autres, tellement que trop serait-ce si tu étais vivant [503] ? » — Vivant suis-je, ce fut ma réponse : et si à la renommée tu aspires il pourrait te plaire que je joigne ton nom aux autres que j’ai notés. Et lui à moi : « Du contraire j’ai le désir. Va-t’en d’ici, et ne me fatigue, pas davantage ! mal sais-tu flatter dans cette fosse. » Alors je le pris par le chignon et dis : — Il faudra que tu te nommes, ou que pas un poil ici dessus ne te reste. Lors, lui à moi : « Pourquoi me pèles-tu le crâne ? Je ne te dirai qui je suis, ni ne te l’indiquerai quand mille fois tu me foulerais la tête. »

Je tenais déjà ses cheveux roulés dans ma main, et je lui en avais arraché plus d’une mèche, lui aboyant les yeux tournés en bas, lorsqu’un autre cria : « Qu’as-tu, Bocca ? Ne te suffit-il point de claquer des mâchoires, si encore tu n’aboies ? Quel diable te touche ? » A présent, dis-je, je ne veux plus que tu parles, méchant traître ; à ta honte je porterai de toi des nouvelles vraies. « Va, répondit-il, et conte ce que tu voudras. Mais, si tu sors d’ici, ne te tais point de celui qui tout à l’heure a eu la langue si prompte. Il pleure ici l’argent des Français ; j’ai vu, pourras-tu dire, de Duera [504], là où les pécheurs sont au frais. Si on te demande quels autres étaient là, tu as à côté de toi le Beccaria [505], à qui Florence coupa la gorge. Gianni del Soldanier [506], je le crois là plus bas avec Ganellon [507] et Tribadello [508] qui ouvrit Faenza pendant qu’on dormait. »

Nous avions déjà quitté celui-ci, quand je vis dans un trou deux gelés, disposés de manière que l’une des têtes à l’autre servait de chapeau. Et comme l’affamé mange le pain, celui de dessus dans l’autre enfonça les dents, là où le cerveau se joint à la nuque. Non autrement Tidée, dans sa fureur, rongea les tempes de Ménalippe [509], que celui-ci rongeait et le crâne et ce qui est dedans. — O toi, dis-je, qui par un acte si bestial montres ta haine contre celui que tu manges ! dis-moi le pourquoi, à cette condition que, si de lui à raison tu te plains, sachant qui vous êtes et sa faute, dans le monde d’en haut encore je te le rende [510], si cette langue qui te parle ne sèche point.


CHANT TRENTE-TROISIÈME


De l’horrible pâture ce pécheur souleva la bouche, et l’essuya aux cheveux de la tête que par derrière il avait broyée. Puis il commença : « Tu veux que je renouvelle la douleur désespérée qui, seulement d’y penser, m’oppresse le cœur, avant que je parle. Mais si mes paroles doivent être une semence d’où sortira l’infamie pour le traître que je ronge, tu me verras pleurer et parler tout ensemble. Je ne sais qui tu es, ni comment tu es venu ici-bas ; mais à t’entendre, bien me parais-tu Florentin. Sache que je fus le comte Ugolin[511], et celui-ci est l’archevêque Roger : tout à l’heure je te dirai pourquoi je lui suis un pareil voisin. Que, par l’effet de ses méchantes pensées, me fiant à lui, je fus pris, et ensuite mis à mort, pas n’est besoin de le dire ; mais ce que tu ne peux avoir appris, combien ma mort fut cruelle, tu l’entendras et tu sauras si par lui je fus offensé. Un étroit pertuis est dans la mue[512], appelée à cause de moi de la Faim, et où il faut que d’autres encore soient enfermés. Il m’avait, par son ouverture, déjà montré plusieurs fois la lune, quand je tombai dans le mauvais sommeil, qui, par un songe, déchira pour moi le voile de l’avenir. Roger me paraissait maître et seigneur, et chassait le loup et les louveteaux vers les monts qui empêchent les Pisans de voir Lucques : avec des chiennes maigres, agiles et bien dressées, devant lui il avait posté Gualandi, et Sismondi, et Lanfranchi. Après une plus longue course, fatigués me paraissaient le père et le fils, et il me semblait voir les dents aiguës leur ouvrir les flancs ; lorsque avant le matin je fus réveillé, j’entendis mes fils, qui étaient avec moi, se plaindre en dormant et demander du pain. Bien cruel es-tu, si déjà tu ne t’attristes, pensant à ce qui s’annonçait à mon cœur ; et si tu ne pleures pas, de quoi pleureras-tu ? Déjà ils étaient éveillés, et l’heure approchait où, de coutume, la nourriture on nous apportait, et, à cause de son rêve, chacun était en anxiété. Et j’entendis en bas sceller la porte de l’horrible tour, et de mes fils je regardai le visage, sans rien dire. Je ne pleurais pas, tant au dedans je fus pétrifié : ils pleuraient eux ; et mon petit Anselme dit : — Père, comme tu regardes ! Qu’as-tu ?… Cependant je contins mes larmes, et ne répondis point, ni de tout ce jour, ni la nuit d’après, jusqu’à ce que le soleil se fût de nouveau levé sur le monde. Lorsqu’un faible rayon eut pénétré dans le triste cachot, et que sur quatre visages je vis mon propre aspect[513]. De douleur les deux mains je me mordis ; et ceux-là, pensant que c’était par l’envie de manger, soudain se levèrent, et dirent : — Père, bien moins de peine nous serait-ce, si de nous tu mangeais ; tu nous as revêtus de ces misérables chairs, et toi aussi dépouille-nous en !… Lors je me calmai, pour ne pas les affliger plus. Ce jour et le suivant, nous demeurâmes muets. Ah ! terre barbare, pourquoi ne t’ouvris-tu point ? Quand nous fûmes au quatrième jour, Guaddo tomba étendu à mes pieds, disant : — Père, pourquoi ne me secoures-tu ?… Là il mourut : et, comme tu me vois, je vis les trois autres tomber, un à un, entre le cinquième jour et le sixième ; et moi, déjà aveugle, de l’un à l’autre à tâtons j’allais ; trois jours je les appelai après qu’ils furent morts… Puis, plus que la douleur, puissante fut la faim. »

Cela dit, il tourna les yeux, et renfonça les dents dans le crâne misérable, qu’il broya comme le chien broie les os.

Ah ! Pise, honte des peuples du beau pays où sonne le si[514], puisqu’à te punir tes voisins sont lents, que la Capraïa et la Gorgona[515] se meuvent et barrent l’Arno à son embouchure, de sorte qu’en toi tous soient noyés. Si le comte Ugolin était soupçonné d’avoir en trahison livré tes châteaux, tu ne devais pas infliger à ses fils un pareil tourment. Nouvelle Thèbes, l’âge nouveau rendait innocents Uguccione et le Brigata[516], et les deux autres que plus haut nomme ce chant.

Passant outre, nous vînmes en un lieu où durement la glace en enveloppe d’autres, étendus, non le visage en bas mais à la renverse. Là les pleurs mêmes empêchent de pleurer ; sur les yeux trouvant un obstacle, ils rentrent en dedans pour accroître l’angoisse, parce que les premières larmes se congèlent, et comme des visières de cristal, au dessous des cils, remplissent toute la coupe.

Quoique le froid eût, comme un cal, privé mon visage de tout sentiment, il me semblait sentir un peu de vent ; sur quoi je dis ; — Maître, qu’est-ce qui le produit ? Ce lieu n’est-il pas vide de toute vapeur ? Et lui à moi : « Tu seras bientôt là où, voyant la cause de ce souffle, l’œil à ta question répondra. » Lors un de ces malheureux qu’enveloppe la froide croûte nous cria : « O âmes si cruelles que la demeure la plus basse vous est assignée, ôtez-moi du visage les durs voiles, que je puisse un peu exhaler la douleur dont mon cœur est plein, avant que les pleurs regèlent. » Et moi à lui : — Si tu veux que je te soulage, dis-moi qui tu es ; et si je ne te dégage, que j’aille au fond de la glace ! Il répondit donc : « Je suis Frate Albérigo[517], et, des fruits du mauvais jardin, ici je reçois datte pour figue[518]. » Oh ? lui dis-je, es-tu donc mort ? Et lui à moi : « Ce qu’il en est de mon corps dans le monde d’en haut, entièrement je l’ignore. Tel est le privilège de cette Ptolomea[519], que souvent l’âme y tombe avant que l’y pousse Atropos[520]. Et afin que plus volontiers tu me racles du visage les larmes devenues verre, sache qu’aussitôt que l’âme trahit, comme je l’ai fait, un démon s’empare de son corps, et ensuite le gouverne, jusqu’à ce que son temps soit accompli. Elle tombe dans cette caverne ; et peut-être qu’encore là-haut se voit le corps de celui qui, derrière moi, grelotte. Tu dois le savoir, si tu ne fais que d’arriver ici : c’est ser Branca d’Oria[521], et plusieurs années ont passé déjà, depuis qu’il fut ainsi enserré. » — Je crois, lui dis-je, que tu te trompes, Branca d’Oria n’est nullement mort : il mange, et boit, et dort, et se vêt. — « Plus haut, me dit-il, dans la fosse des Malebranchi, où bout la poix visqueuse, n’était pas encore venu Michel Zanche, que celui-ci, à sa place, laissa un diable dans son corps, aussi bien que son parent[522] qui avec lui commit la trahison. Mais, maintenant, ici étends la main, et ouvre-moi les yeux ! » Je ne les lui ouvris point ; et ce fut courtoisie que de lui être discourtois. Ô Génois, hommes de mœurs à part, et pleins de tous vices, que de vous le monde n’est-il délivré ? Tels êtes-vous, qu’avec le pire esprit de la Romagne je trouvai l’un de vous, dont, à cause de son œuvre, l’âme se baigne dans le Cocyte, tandis qu’encore, en haut, le corps paraît vivant.



CHANT TRENTE-QUATRIÈME


« Vexilla regis prodeunt Inferni[523] de notre côté : Devant donc, dit le Maître, regarde si tu l’aperçois. » Tel que, quand passe un nuage épais, ou que la nuit se fait dans notre hémisphère, paraît dans le lointain un moulin que le vent fait tourner, quelque chose de pareil alors je crus voir. Puis à cause du vent, je me réfugiai derrière mon Guide n’ayant point d’autre grotte.

Déjà (et avec peur je le raconte dans mes vers), j’étais là où les ombres sont toutes recouvertes, et apparaissent comme un fétu dans le verre transparent : les unes sont couchées, les autres debout ; celles-ci la tête, celles-là les pieds en haut ; d’autres ont les pieds et la face courbés en arc.

Lorsque nous fûmes assez avant pour qu’il plût à mon Maître de me montrer la créature qui d’aspect fut si belle, il passa devant moi, et m’arrêta, disant : — Voilà Dite, et voilà le lieu où il faut que tu t’armes de courage.

Combien je me sentis frissonner et défaillir, ne me demande, lecteur ! point ne l’écris, parce que toute parole serait faible. Je ne mourus point, et ne demeurai point vivant : pense maintenant toi-même, si tu as quelque entendement, quel je devins, privé de l’un et de l’autre.

L’Empereur du royaume douloureux, depuis le milieu de la poitrine sortait de la glace : et plus de proportion ai-je avec un géant, que n’en ont les géants avec ses bras : vois donc ce que doit être le tout, pour correspondre à cette partie.

S’il fut aussi beau qu’il est maintenant hideux, après avoir élevé ses sourcils contre son Créateur, bien doit de lui procéder tout deuil.

Oh ! quelle merveille ce me fut, quand je vis trois faces à sa tête : l’une devant, et celle-ci était rouge ; des deux autres qui s’y joignaient au-dessus du milieu de chaque épaule, et s’unissaient à l’endroit de la crête, la droite paraissait entre jaune et blanche, et la gauche à la vue était telle que ceux qui viennent des lieux d’où le Nil descend. Au-dessous de chacune sortaient deux grandes ailes proportionnées à un tel oiseau : jamais sur la mer je ne vis de pareilles voiles. Elles étaient sans plumes et ressemblaient à celles des chauves-souris ; de leur battement s’engendraient trois vents, et tout le Cocyte en était gelé. De six yeux il pleurait, et sur trois mentons, goutte à goutte, tombaient les pleurs et la bave sanglante. De chaque bouche, avec les dents, comme broie la maque, un pêcheur il broyait, de sorte qu’ainsi il en tourmentait trois. A celui de devant la morsure n’était rien près des griffes, l’échiné parfois restant tout entière dépouillée de la peau. « Cette âme qui, en haut, souffre la plus grande peine, dit mon Maître, est Judas Iscariote, qui a la tête dedans [524], et dehors agite les jambes. Des deux autres qui ont la tête en bas, celui de qui pend la noire chevelure, est Brutus : vois comme il se tord, sans rien dire. L’autre qui paraît si membru, est Cassius. Mais la nuit revient, et il est temps de partir, maintenant que nous avons tout vu. »

Comme il lui plut j’enlaçai son cou ; et lui, choisissant le moment et le lieu, lorsque les ailes furent entièrement ouvertes, se prit aux côtes velues, puis de poil en poil il descendit, entre l’épaisse fourrure et les parois glacées.

Quand nous fûmes là où la cuisse tourne sur la saillie de la hanche, le Guide, et avec angoisse, porta la tête où il avait les jambes, et s’accrocha au poil comme quelqu’un qui monte, de sorte que je croyais retourner en Enfer. « Tiens-toi bien, dit le Maître, haletant comme un homme épuisé de fatigue ; il faut que, par cet escalier, nous quittions le séjour de tant de maux. »

Puis, par l’ouverture d’un rocher, il sortit, et me déposant sur le bord, il m’y fit asseoir ; et près de moi il posa son pied prudent.

Je levai les yeux, croyant voir Lucifer comme je l’avais laissé, et je le vis les jambes en haut. J’en fus alors si troublé, comme le pensent les gens vulgaires qui ne se représentent pas quel est le point que j’avais dépassé.

« Lève-toi, dit le Maître ; la route est longue, et le chemin mauvais, et déjà le soleil revient à mi-tierce [525]. »

Le lieu où nous étions, n’était pas une salle de palais, mais un cachot naturel, dont rude était le sol, et où la lumière manquait.

— Avant que je me dégage de l’abîme, dis-je quand je fus debout, avec moi, Maître, discours un peu pour me tirer d’erreur. Où est la glace ? et celui-là [526], comment est-il renversé ? et comment, en si peu de moments, le soleil a-t-il du soir au matin accompli le trajet ? Et lui à moi : « Tu t’imagines être encore de l’autre côté du centre où je m’accrochai au poil de l’horrible ver qui perce le monde [527]. Tu as été là aussi longtemps que j’ai descendu : quand je me retournai, tu dépassas le point où tend tout ce qui pèse. Et maintenant tu es arrivé a l’hémisphère opposé à celui qui recouvre le vaste aride [528], et au milieu duquel consommé [529] fut l’homme qui naquit et vécut sans péché. Tu as les pieds sur la petite sphère qui forme l’autre face de la Giudecca [530]. Ici il est matin, quand là il est soir : et celui dont le poil nous a servi de degrés, est dans la position où il était d’abord. De ce côté il tomba du ciel, et la terre qui auparavant surgissait, par l’effroi qu’elle eut de lui, se fit de la mer un voile, et se remontra dans notre hémisphère [531] ; et peut-être que pour le fuir, elle laissa vide l’espace qui apparaît là, et en haut se retira [532]. »

Là en bas [533] est un lieu éloigné de Belzébub autant que la tombe s’étend [534] : l’indique, non la vue, mais le bruit d’un petit ruisseau, qui descend par la fente d’un rocher que son cours a rongé, et autour duquel il coule par une faible pente.

Le Guide et moi nous suivîmes ce chemin obscur pour retourner dans le monde lumineux ; et sans avoir souci d’aucun repos, nous montâmes, lui le premier, moi le second, tant qu’enfin, par un trou rond, j’aperçus les belles choses que le ciel porte, et de là sortant, nous revîmes les étoiles.


LE PURGATOIRE




CHANT PREMIER


Pour voguer sur une onde meilleure, maintenant la nacelle de mon esprit déploie ses voiles, laissant derrière une mer si cruelle ; et je chanterai ce second royaume où l’âme humaine se purifie, et devient digne de monter au ciel. Mais qu’ici renaisse la poésie morte[535], ô Muses saintes ! puisque je suis à vous, et qu’ici un peu se lève Calliope, accompagnant mon chant de ces sons qui tellement frappèrent les filles de Piérius[536], qu’elles désespérèrent du pardon.

Une douce teinte de saphir oriental qui, jusqu’au premier cercle[537], menaçait l’aspect serein de l’air pur, rendit à mes yeux le plaisir, dès que je fus hors de la morte atmosphère, qui m’avait contristé la vue et le cœur.

La belle planète[538] qui invite à aimer, voilait les Poissons qui la suivaient[539], et, par elle animé, tout l’Orient souriait.

Je tournai à main droite, et je pensai à l’autre pôle, et je vis quatre étoiles [540] que nul ne vit jamais, hors la race première.

Le ciel semblait se réjouir de leur flamme. O Septentrion vraiment veuf, privé que tu es de les contempler !

Lorsque j’eus cessé de les regarder, me tournant un peu vers l’autre pôle [541], où déjà le chariot avait disparu, je vis près de moi un vieillard seul [542], digne, à le voir, de tant de révérence, que plus à son père n’en doit aucun fils. Il avait une longue barbe, mêlée de poils blancs, comme les cheveux, desquels sur la poitrine tombait une double tresse. Les rayons des quatre saintes étoiles ornaient tellement sa face de lumière, que je la voyais comme si le soleil eût été devant.

« Qui êtes-vous, vous qui, à l’opposé du sombre fleuve, avez fui l’éternelle prison ? dit-il en agitant sa barbe vénérable. Qui vous a guidés ? Qui a été votre lampe, en sortant de la profonde nuit, qui toujours obscurcit la vallée infernale ? Les lois de l’abîme sont-elles ainsi violées ? Ou, dans le ciel, a-t-on changé de conseil, que condamnés, vous veniez dans mes grottes ? » Mon Guide alors me prit la main, et ses paroles, ses mains, ses signes, disposèrent au respect mes jambes et mes yeux. Ensuite il répondit : « Je ne suis pas venu de moi-même. Du ciel descendit une Dame, dont les prières obtinrent à celui-ci le secours de ma compagnie. Mais puisque ton vouloir est que plus amplement te soit expliqué ce que vraiment nous sommes, le mien ne peut être de te refuser. Celui-ci ne vit jamais le dernier soir ; mais par sa folie il en fut si près, que bien peu de temps il lui restait pour échapper. Comme je l’ai dit, vers lui je fus envoyé pour le délivrer, et il n’était pas d’autre route que celle que j’ai prise. Je lui ai montré toute la gent mauvaise, et maintenant je me propose de lui montrer les esprits qui se purifient sous ton commandement. Comment je l’ai guidé serait long à te dire : d’en haut descend une vertu qui m’a aidé à le conduire, pour te voir et t’entendre. Qu’il te plaise donc d’agréer sa venue : il va chercher la liberté qui est si chère, comme le sait celui qui pour elle rejette la vie. Tu le sais, pour elle ne te fut point amère la mort à Utique, où tu laissas le vêtement qui, au grand jour, sera si brillant. Par nous ne sont point violés les édits éternels, puisque celui-ci vit, et que Minos ne me lie point, mais que je suis du cercle où ta Marcie, de ses chastes regards te prie encore, ô cœur saint, de la tenir pour tienne : par son amour donc, incline-toi vers nous. Laisse-nous aller par tes sept royaumes : je lui reporterai les grâces que nous te devrons, si tu ne dédaignes point que là en bas de toi l’on parle. — Marcia, dit-il alors, plut tant à mes yeux pendant que j’étais dans l’autre monde, que toutes les grâces qu’elle voulut de moi, elle les obtint. Maintenant que sa demeure est de l’autre côté du fleuve maudit [543], elle ne saurait plus m’émouvoir, à cause de la loi qui me fut imposée, lorsque j’en sortis [544]. Mais si du ciel une Dame te meut et te régit, comme tu le dis, pas n’est besoin de flatteries ; il suffit bien que par elle tu me requerres. Va donc, et ceins deux fois celui-ci d’un jonc uni, et lave-lui le visage, de sorte que de toute souillure il soit nettoyé ; car il ne conviendrait pas de paraître, les yeux ternis d’aucun brouillard, devant le premier ministre, lequel est de ceux du Paradis. Cette petite île, basse tout autour, là-dessous où la bat l’onde, porte des joncs sur son humide limon. Nulle autre plante, qui pousse des feuilles ou se durcisse, n’y peut vivre, parce qu’elle ne ploie pas à la vague qui la frappe. Que votre retour ensuite ne soit pas par ici : le soleil qui surgit vous montrera, dans la montagne, un sentier plus facile. »

Alors il disparut, et moi je me levai sans parler, et me serrai contre mon Guide, et sur lui j’attachai mes yeux. Il commença : « Mon fils, suis mes pas ; retournons en arrière, car cette plage va s’abaissant d’ici jusqu’au fond où elle se termine.

Déjà l’aube vainquait l’heure matinale, qui devant elle fuyait ; de sorte que, dans le lointain, je distinguai le frémissement de la mer.

Nous allions par la plaine solitaire, comme un homme qui revient cherchant la route perdue, hors de laquelle il lui semble marcher en vain.

Quand nous fûmes là où la rosée combat avec le soleil, en un lieu ombragé où peu elle s’évapore, doucement sur l’herbette mon Maître étendit les deux mains ; sur quoi jugeant de son dessein, je lui présentai les joues en pleurant, et il reparut à découvert la couleur que sur moi l’enfer avait cachée.

Après nous vînmes au rivage désert, qui ne vit jamais sur ses eaux naviguer homme qui ensuite retournât sur la terre. Là, il me ceignit comme il plut à autrui [545]. O merveille ! telle qu’il l’avait cueillie, telle aussitôt renaquit l’humble plante, d’où il l’avait arrachée.


CHANT DEUXIÈME


Déjà le soleil était arrivé à l’horizon dont le cercle méridien, à son point le plus élevé, couvre Jérusalem [546] ; et la nuit, qui parcourt le cercle opposé, sortait du Gange avec les Balances, qui tombent de sa main [547], lorsqu’elle s’allonge de sorte que, là où j’étais, les blanches et les vermeilles joues de la belle Aurore, croissant d’âge, devenaient orangées [548]. Nous étions encore près de la mer, semblables à celui qui pense à son chemin, qui va de cœur, et de corps demeure, quand tout à coup, comme Mars, chassé par le matin, rougit à travers les épaisses vapeurs, au couchant, sur la plaine marine, je vis, et que ne la vois-je encore une lumière venir sur la mer, d’une telle vitesse, qu’aucun vol, ne l’égale.

Après avoir un peu détourné d’elle les yeux pour interroger mon Guide, je la revis plus brillante et plus grande. Puis, de chaque côté, m’apparut je ne sais quoi de blanc, et d’au dessous, peu à peu, sortit quelque chose de pareil.

Mon Maître ne dit rien, jusqu’à ce que les premières blancheurs se déployèrent en ailes : mais, lorsqu’il reconnut bien le nocher, il cria : « Ploie, ploie les genoux : voilà l’Ange de Dieu ! Joins les mains ! de tels ministres tu verras désormais. Vois, il dédaigne les instruments humains : il ne veut d’autre rame, d’autre voile que ses ailes pour parcourir ces lointains rivages ; vois comme il les dresse vers le ciel, frappant l’air des pennes éternelles, qui ne changent point comme un poil mortel. »

Plus de nous s’approchait l’oiseau divin, plus brillant il apparaissait ; de sorte que l’œil ne pouvant de près en soutenir l’éclat, s’abaissa ; et lui vint au rivage avec un batelet si svelte et si léger, qu’il ne plongeait aucunement dans l’eau.

A la poupe se tenait le céleste nocher, rayonnant de béatitude ; et dedans étaient assis plus de cent esprits.

In exitu Israël de Aegypto [549], tous ensemble ils chantaient d’une seule voix, et le reste du psaume. Puis sur eux il fit le signe de la sainte croix, et tous se jetèrent sur la plage, et lui s’en alla, rapide comme il était venu.

La troupe qui demeura là paraissait étrangère à ce lieu, regardant autour comme celui qui examine des choses neuves. Le soleil, dont les flèches brillantes avaient du milieu du ciel chassé le Capricorne [550], de toutes parts dardait le jour, lorsque la gent nouvelle vers nous éleva le front, disant : « Si vous le savez, montrez-nous le chemin pour aller au mont. » Et Virgile répondit : « Vous croyez peut-être que de ce lieu nous sommes experts, mais nous sommes pèlerins comme vous. Un peu avant vous, nous sommes venus par une autre route si âpre et si rude, que monter désormais nous paraîtra un jeu. »

Les âmes, s’apercevant à ma respiration que j’étais encore vivant, devinrent pâles d’étonnement ; et comme un messager qui porte l’olivier attire à soi la foule avide de nouvelles, et que nul ne craint de presser autrui, ainsi toutes ces âmes fortunées sur mon visage fixèrent les yeux, oubliant presque d’aller se faire belles [551].

Je vis l’une d’elles s’avancer pour m’embrasser avec tant d’affection, qu’elle me mut à faire la même chose.

Hélas ! ombres vaines, excepté d’aspect ! Trois fois autour d’elle j’étendis les bras, et trois fois je les ramenai sur ma poitrine. L’étonnement, je crois, se peignit en moi ; sur quoi l’ombre sourit et se retira, et moi, la suivant, au delà d’elle je passai. Doucement elle me dit de cesser : alors je la reconnus, et la priai que pour me parler elle s’arrêtât un peu. Elle me répondit : « Comme je t’aimai dans le corps mortel, dégagée de lui je t’aime ; à cause de cela je m’arrête. Mais toi, pourquoi vas-tu ? » — Mon Casella [552], pour retourner de nouveau là d’où je suis, je fais ce voyage. Mais toi, pourquoi cette terre si désirable t’était-elle déniée [553] ? Et lui à moi : « Aucune offense ne m’a été faite lorsque celui qui emporte qui et quand il lui plaît m’a plusieurs fois refusé ce passage ; du juste vouloir il fait le sien ; et vraiment, depuis trois mois, il a reçu en toute paix qui a voulu entrer [554]. Aussi, moi qui étais alors tourné vers la plage où l’eau du Tibre devient salée [555], bénignement de lui je fus accueilli à cette rive où se dirige son aile, et où pour cela toujours se rassemblent ceux qui vers l’Achéron ne descendent point. »

Et moi : — Si une loi nouvelle ne t’ôte point la mémoire ou l’usage de l’amoureux chant qui apaisait tous mes soucis, qu’il te plaise d’en consoler un peu mon âme, qui, venant ici avec le corps, est si affaissée.

« Amour qui discours en mon âme [556], » commença-t-il alors si suavement, que la douce mélodie encore en moi résonne.

Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si ravis, que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli. Attentifs à ses chants et absorbés en eux nous allions, quand tout à coup le vieillard vénérable : « Qu’est-ce que cela, esprits lents ? Quelle négligence, quel tarder est-ce là ? Courez au mont pour vous dépouiller de l’écorce [557] qui empêche que de vous Dieu ne soit vu. »

Comme les colombes lorsque, cueillant le blé ou l’ivraie, et prenant ensemble leur pâture, tranquilles et sans montrer l’orgueil ordinaire, soudain laissent là la nourriture, si quelque chose apparaît qui les effraye, parce qu’un plus grand souci les assaille : ainsi vis-je cette troupe nouvelle laisser le chant, et aller vers la côte, comme un homme qui va, et ne sait où : et notre départ ne fut pas moins prompt.


CHANT TROISIÈME


Quoique la fuite soudaine eût dispersé ceux-là dans la campagne, vers le mont où la raison [558] nous châtie, je m’attachai à mon fidèle compagnon. Et comment sans lui serais-je allé ? Qui m’eut aidé à gravir la montagne ? Il me paraissait s’accuser lui-même. O conscience délicate et nette, combien d’une légère faute, amère t’est la morsure !

Lorsque ses pieds eurent suspendu la hâte qui de tout acte bannit la dignité, mon esprit, resserré auparavant [559], élargit la vue au gré de ses désirs, et je dirigeai mes regards sur le sommet qui, au-dessus des eaux [560], le plus s’élève.

Le soleil dardait derrière moi des flammes rouges, qui, devant le visage se rompaient, mon corps arrêtant ses rayons. Je me tournai de côté, dans la peur d’être abandonné, voyant la terre devant moi seul obscure. Et mon Reconfort : — « Pourquoi cette défiance ? dit-il, quand je me fus tout à fait retourné. Ne sais-tu pas que je suis avec toi, et te guide ? Il est le soir déjà là où est enseveli le corps dans lequel je projetais l’ombre [561] : enlevé de Brindes, Naples le possède. Que si par moi rien maintenant ne s’adombre, ne t’en étonne pas plus que des cieux, où aucun rayon n’arrête un autre rayon. Une puissance qui ne veut pas que le comment, nous soit révélé, à souffrir les tourments du feu et du gel, dispose de semblables corps. Insensé qui espère que notre raison puisse parcourir la voie infinie que tient une substance en trois personnes ! Humains, contentez-vous du pourquoi. Si vous aviez pu tout voir, il n’était pas besoin que Marie enfantât. Et tels avez-vous vu désirer sans fruit, à qui, pour leur être à tristesse éternelle, a été donné le désir qui là-haut serait apaisé : je parle d’Aristote et de Platon, et de beaucoup d’autres [562]. » Et ici il baissa le front, et se tut, et demeura troublé.

Cependant nous parvînmes au pied du mont : là nous trouvâmes le rocher si roide, qu’en vain les jambes eussent été agiles.

La route la plus déserte, la plus solitaire, entre Lerici et Turbia [563], est, près de celle-ci, un escalier facile et large. « Maintenant, dit le Maître en s’arrêtant, qui sait par où la côte s’abaisse, de sorte qu’on puisse monter sans ailes ? »

Et tandis qu’il tenait la tête inclinée, examinant en esprit le chemin, et que moi en haut je regardais autour du rocher, à main gauche m’apparut une troupe d’âmes qui s’avançaient vers nous, et il ne le paraissait, tant elles venaient lentement.

— Maître, dis-je, lève les yeux : voilà là-bas qui nous donnera conseil, si tu ne le peux de toi-même.

Alors il me regarda, et d’un air assuré répondit : « Allons vers eux, car doucement ils viennent ; et toi, cher fils, raffermis en toi l’espérance. »

Cette troupe était encore, je dis quand nous eûmes fait mille pas, à la distance d’un trait de pierre lancé par une main habile quand tous se rangèrent contre les dures parois de la haute rive, et restèrent immobiles, comme qui va doutant s’arrête pour observer.

« O vous dont bonne a été la fin, esprits déjà élus, commença Virgile, par cette paix que, je crois, vous attendez tous, dites-nous où la montagne est telle que possible il soit de monter ; car perdre le temps, déplaît le plus à celui qui l’apprécie. »

Comme les brebis sortent de l’étable, une, puis deux, puis trois, et les autres se tiennent toutes timides, l’œil et le museau à terre, et ce que fait la première, les autres le font, se serrant derrière elle si elle s’arrête, simples et tranquilles, et le pourquoi elles ne le savent, ainsi vis-je se mouvoir, pour venir, la tête de ce troupeau [564] alors fortuné, pudique de visage, modeste en sa démarche.

Lorsque ceux-ci virent, à ma droite, la lumière rompue à terre par devant, de sorte que mon ombre atteignait la grotte [565], elles s’arrêtèrent, et se retirèrent un peu en arrière, et toutes les autres qui venaient après, ne sachant le pourquoi, en firent autant.

« Sans que vous le demandiez, je vous confesse que ce que vous voyez est un corps humain, ce pourquoi la lumière du soleil est divisée à terre. Ne vous étonnez point ; mais croyez que, non sans une vertu émanée du ciel, il cherche à franchir cette muraille. » Ainsi dit le Maître. Et cette gent digne : « Revenez donc sur vos pas, et avec nous allez en avant, » dit-elle, en faisant signe avec le dos de la main, Et l’un d’eux commença : « Qui que tu sois, ainsi marchant, tourne le visage et rappelle-toi si, dans l’autre monde, jamais tu m’as vu. » Je me tournai vers lui, et le regardai fixement : il était blond, et beau, et de noble aspect ; mais un coup avait divisé l’un des sourcils. Lorsque humblement j’eus affirmé ne l’avoir jamais vu, il dit : « Maintenant, vois. » Et il me montra une blessure au haut de la poitrine. Puis souriant, il dit : « Je suis Manfred, neveu de Constance l’impératrice : par quoi je te prie, quand tu retourneras. Vas à ma fille si belle [566], mère de l’honneur de la Sicile et de l’Aragon, et dis-lui le vrai, si autre chose on dit. Après que mon corps eut été percé de deux coups mortels, pleurant je m’en allai vers celui qui volontiers pardonne. Horribles furent mes péchés ; mais de si grands bras a la justice infinie, qu’elle y reçoit tout ce qui revient à elle. Si le Pasteur de Cosenza, qu’en chasse de moi envoya Clément [567], avait alors en Dieu bien lu cette page [568], les os de mon corps seraient encore au bout du pont de Bénévent, sous la garde de la pensante mora [569]. Maintenant les baigne la pluie, et les roule le vent hors du royaume, le long du Verde, où il les transporta à lumière éteinte. Ne se perd tellement par leur malédiction, l’éternel amour qu’il ne puisse revenir, tant qu’un peu verdit l’espérance. Il est vrai que qui meurt rebelle à la sainte Église quoiqu’à la fin il se repente, doit rester dehors sur cette rive, trente fois aussi longtemps qu’il a persisté dans sa présomption, si, par de bonnes prières, cette peine n’est abrégée. Vois à présent si tu veux me rendre joyeux, en révélant à ma bonne Constance comment tu m’as vu, et aussi cet empêchement. Car ici beaucoup peuvent servir ceux de là [570]. »


CHANT QUATRIÈME


Lorsqu’un sentiment de plaisir ou de douleur s’empare d’une de nos puissances, l’âme en celle-là se concentre tellement, que de toute autre elle semble distraite : et ceci est contre l’erreur de ceux qui croient qu’une âme en nous au-dessus d’une autre s’allume [571]. Ainsi, lorsqu’on entend ou qu’on voit une chose qui attire fortement l’âme à soi, le temps passe sans qu’on s’en aperçoive ; parce que autre est la puissance qui écoute, autre celle tout entière dans l’âme [572] : celle-ci est comme liée, et celle-là libre. J’en eus une claire expérience, en écoutant et admirant cet esprit : le soleil avait bien monté cinquante degrés, sans que j’y prisse garde, quand nous vînmes là où, toutes ensemble, ces âmes-nous crièrent : « Voici ce que vous demandez. »

L’homme des champs, au temps où la grappe brunit, bouche souvent une ouverture plus large, avec une fourchée d’épines, que large n’était le sentier par où monta mon Guide et moi derrière lui, seuls, après que la troupe se fût séparée de nous.

A San-Leo [573] l’on va, on descend à Noli [574], on monte à la cime de Bismantova [575] avec les pieds ; mais il faut qu’ici un homme vole ; je dis avec les ailes agiles et les pennes de l’ardent désir qui m’animait, en celui de qui je recevais espérance et lumière. Nous gravîmes par la fente du rocher, et de chaque côté le bord nous resserrait, et le sol exigeait l’usage des pieds et des mains.

Quand nous fûmes parvenus à l’extrémité de la haute rive, d’où l’on découvre la plage : — Maître, dis-je, quel chemin prendrons-nous ? Et lui à moi : « Qu’aucun de tes pas ne s’abaisse ; continue, en me suivant, de gravir le mont, jusqu’à ce que se montre à nous une sage escorte. »

Le sommet était si élevé qu’il vainquait la vue, et la montée beaucoup plus aiguë que l’angle que marque la ligne qui passe par le milieu d’un quart de cercle et le centre [576]. J’étais las, quand je commençai : — O doux père, tourne-toi, et vois comme seul je demeure, si tu ne t’arrêtes. — Mon fils, dit-il, traîne-toi jusqu’ici ; m’indiquant du doigt une éminence un peu plus haut : de ce côté toute la colline tourne.

Ces paroles tellement m’excitèrent, que des pieds et des mains je m’efforçai de le suivre, tant que me porta la ceinture de roches. Là nous nous assîmes tous deux, la face vers le levant, d’où nous étions partis, comme avec un plaisir d’ordinaire on regarde [577].

Je dirigeai d’abord mes yeux en bas sur le rivage, puis je les élevai vers le soleil, m’étonnant qu’il nous frappât à gauche. Le Poète remarqua bien ma stupeur, en voyant le char lumineux s’avancer entre nous et l’Aquilon. D’où lui à moi : « Si Castor et Pollux [578] accompagnaient ce miroir [579] qui en haut et en bas distribue sa lumière, tu verrais le rouge Zodiaque tourner plus près de l’Ourse [580], s’il ne sortait pas de son antique chemin. Comment il est ainsi, si tu veux le comprendre, recueilli en toi imagine Sion et ce mont situés sur la terre, de manière que tous deux aient un seul horizon et divers hémisphères ; tu verras comment il faut que la route où Phaéton sut mal guider son char, d’un côté vienne ici quand là elle va par l’autre, si d’une vue claire regarde ton esprit [581]. — Certes, mon Maître, dis-je, jamais rien ne vis-je aussi clairement que je discerne ce qui semblait au-dessus de mon intelligence ; que le cercle qui divise en son milieu le mouvement de la sphère supérieure qu’un des arts [582] appelle équateur, et qui toujours reste immobile entre l’été et l’hiver, par la raison que tu dis, s’éloigne d’ici vers le septentrion, tandis que les Hébreux le voient vers la région chaude. Mais, s’il te plaît, volontiers saurais-je combien nous avons à aller, car le mont s’élève plus que ne peuvent s’élever mes yeux. Et lui à moi : — Telle est cette montagne, que toujours au commencement, en bas, elle est rude ; mais plus on monte, moindre est la peine. Quand donc elle te paraîtra si aisée, que tu monteras aussi légèrement qu’en bateau l’on descend le courant, alors tu seras au bout de ce sentier : attends-là le repos de ta fatigue. Plus ne réponds : cela je le sais vrai. »

Après qu’il eut dit cette parole, une voix tout près se fit ouïr : « Peut-être auparavant auras-tu besoin de t’asseoir. »

Au son de cette voix, nous nous retournâmes, et nous vîmes à main gauche un grand rocher, que ni lui ni moi n’avions aperçu d’abord. Nous nous y traînâmes : là étaient des gens qui se tenaient à l’ombre derrière le rocher, comme par nonchalance on se pose. Et l’un d’eux, qui me paraissait las, était assis et embrassait ses genoux, la tête entre eux baissée.

— O mon doux Seigneur, dis-je, regarde celui qui se montre plus indolent que si la Paresse était sa sœur.

Lors, prenant garde, vers nous il se tourna, levant les yeux seulement au-dessus de la cuisse, et dit : « Monte, toi qui es vaillant. » Je le reconnus alors, et la fatigue, qui encore un peu hâtait ma respiration, ne m’empêcha point d’aller à lui : et quand je fus près, à peine souleva-t-il la tête, disant : « As-tu remarqué comme le soleil à gauche conduit son char ? »

Son lent mouvoir et ses courtes paroles amenèrent un peu le rire sur mes lèvres ; puis je commençai : — Belacqua [583], plus maintenant je ne te plains [584] ; mais, dis-moi, pourquoi ici es-tu assis ! Attends-tu une escorte ? ou as-tu repris ta vieille habitude [585] ? Et lui ; « O frère, monter, qu’importe ? puisqu’aux peines ne me laisserait point aller l’oiseau de Dieu qui garde la porte [586]. « Il faut que, hors d’elle, s’accomplissent pour moi autant de révolutions célestes que ma vie eut de durée, parce que je différai jusqu’à la fin les bons soupirs ; à moins qu’auparavant ne m’aide une prière qui s’élève d’un cœur où vive la grâce : que valent les autres, que le ciel n’écoute point ? »

Déjà devant moi le Poète montait, et disait : « Viens maintenant ; vois, le soleil touche au méridien, et, sur la rive, la nuit, du pied, couvre le Maroc [587]. »


CHANT CINQUIÈME


J’avais déjà quitté ces ombres, et je suivais les traces de mon Guide, quand, derrière, me montrant du doigt, une d’elles cria : « Vois, il semble que les rayons ne luisent pas à gauche de celui d’au dessous [588], et il paraît marcher comme un vivant. » A cette parole, les yeux se tournèrent, et je les vis me regarder avec étonnement, moi seul, moi seul et la lumière brisée. « Pourquoi tant, dit le Maître, ton âme s’embarrasse-t-elle, que l’aller se ralentisse ? Que te fait ce qui se murmure ici ? Suis-moi, et laisse dire ces gens : sois ferme comme une tour dont la cime jamais ne ploie au souffle des vents. Car toujours l’homme en qui d’une pensée germe une autre pensée, s’éloigne de son objet, l’élan de l’une amortissant celui de l’autre. »

Que pouvais-je répondre, sinon : je viens ? Je le dis, le visage légèrement couvert de cette couleur qui quelquefois rend l’homme digne de pardon.

Cependant, traversant la côte, venaient un peu devant nous, des gens qui chantaient Miserere [589], verset à verset. Lorsqu’ils s’aperçurent que mon corps ne laissait point passer les rayons, leur chant se changea en un O long et rauque. Et deux d’entre eux, en forme de messagers, accoururent vers nous, et nous dirent : « Instruisez-nous de votre condition. » Et mon Maître : « Vous pouvez retourner, et rapporter à ceux qui vous ont envoyés, que le corps de celui-ci est de vraie chair. Si pour voir son ombre ils se sont arrêtés, comme je me l’imagine, pleinement il leur est répondu. Qu’ils lui fassent honneur ; il se peut que cela leur soit de profit. »

Je ne vis jamais, au commencement de la nuit, de vapeurs enflammées fendre l’air serein, ni le soleil à son déclin, les nuées d’août, aussi vite que ceux-ci remontèrent ; et, arrivés là, avec les autres ils revinrent à nous, tels qu’une troupe qui court sans frein.

« Nombreux sont ces gens qui vers nous se pressent, et pour te prier ils viennent, dit le Poète ; cependant va, et en allant, écoute. »

— O âme, qui t’en vas à la joie, revêtue de ces membres avec lesquels tu es née, criaient-ils en venant, ralentis un peu tes pas. Regarde si jamais tu vis aucun de nous, de qui tu puisses porter des nouvelles. Ah ! pourquoi vas-tu, pourquoi ne t’arrêtes-tu point ? Tous nous mourûmes de mort violente, et fûmes dans le péché jusqu’à la dernière heure : à ce moment, une lumière du ciel nous éclaira, de sorte que, repentants et pardonnés, nous sortîmes de la vie en paix avec Dieu, qui enflamme nos cœurs du désir de le voir. »

Et moi : « J’ai beau regarder vos visages, je n’en reconnais aucun ; mais si vous souhaitez quelque chose que je puisse, esprits bien nés, parlez et je le ferai, par cette paix qu’à la suite d’un tel Guide, je dois chercher de monde en monde. »

Et l’un d’eux commença : « Chacun de nous, sans que tu jures, avec confiance attend ton bienfait, pourvu seulement que le pouvoir ne manque pas au vouloir : ce pourquoi, moi qui seul avant les autres parle, je te conjure, si jamais tu vois le pays situé entre la Romagne et celui de Charles [590], de m’être courtois, demandant que pour moi dans Fano bien l’on prie [591], afin que je sois purifié de mes graves offenses. De là je fus, mais les profondes blessures par où sortit le sang dans lequel l’âme siège [592], me furent faites chez les fils d’Antenor [593], là où je croyais être le plus en sûreté : me le fit faire un des Este, beaucoup plus irrité contre moi que ne le voulait le droit, mais si j’avais fui vers Mira [594] lorsque je fus atteint à Oriaco, encore serais-je là où on respire. Je courus au marais, et les joncs et le bourbier m’embarrassèrent tellement que je tombai, là je vis de mes veines faire à terre un lac. »

Puis un autre dit : « Ah ! si s’accomplit le désir qui t’attire vers le haut mont [595], par pitié aide le mien. Je fus de Montefeltro ; je suis Buonconte [596] : ni Giovanna, ni aucun autre n’a souci de moi ; par quoi je vais parmi ceux-ci le front bas. » Et moi à lui : — Quelle force, ou quel hasard t’a égaré si loin de Campaldino, que jamais on ne connut ta sépulture ? « Oh ! répondit-il, au pied de Casentino coule une eau appelée l’Archiano, qui, au dessus de l’Ermitage [597], a sa source dans l’Apennin. Là ou elle perd son nom [598] j’arrivai, la gorge percée, fuyant à pied et ensanglantant la terre ; là je perdis la vue, et le nom de Marie fut ma dernière parole, et je tombai, et seule resta ma chair. Je dirai le vrai, et redis-le parmi les vivants : l’ange de Dieu me prit, et celui de l’Enfer criait : « O toi du Ciel [599], pourquoi de lui me prives-tu ? De celui-ci tu emportes ce qui est éternel, à cause d’une petite larme qui me le ravit ; mais autre chose ferai-je du reste. Bien sais-tu comment dans l’air se rassemble l’humide vapeur qui retombe en eau, dès qu’elle monte là ou le froid la saisit. Au méchant vouloir qui ne cherche que le mal, joignant l’intelligence, il agita la fumée [600] et le vent par la puissance que lui donne sa nature. Ainsi quand le jour fut éteint, de Pratomagno [601] au grand mont [602] la vallée se couvrit de brouillard, et le ciel au-dessus devint si dense, que l’air saturé se convertit en eau : la pluie tomba, et dans les fossés regorgea ce que n’absorba point la terre ; et, lorsqu’elle se fut amassée dans les grandes rivières [603], si violemment vers le fleuve royal [604] elle se précipita que rien ne la retint. L’impétueux Archiano trouva sur ses bords mon corps glacé, et dénoua la croix que de moi j’avais fait [605], quand me vainquit la douleur : il me tourna sur le côté, puis de ses rapines [606] me recouvrit et me ceignit. »

— Ah ! quand tu seras de retour dans le monde, reposé de ton long voyage, » dit, après le second, le troisième esprit, « souviens-toi de moi qui suis la Pia [607]. Sienne me fit ; me défit la Maremme : le sait celui qui auparavant m’avait, en m’épousant, mis son anneau de gemme. »


CHANT SIXIÈME


Quand on quitte le jeu de la Zara [608], celui qui perd demeure chagrin, répétant les coups, et triste il se les apprend. Avec l’autre tous s’en vont, l’un par devant, l’autre par derrière le tire, et celui d’à côté se rappelle à son attention ; et point il ne s’arrête, et les uns et les autres il entend ; et celui à qui il tend la main [609] plus ne fait presse ; et ainsi de la foule il se défend : tel étais-je au milieu de cette troupe épaisse ; ici et là tournant vers eux le visage, et en promettant je me dégageais d’eux.

Là était l’Arétin [610], qui de la main féroce de Ghin di Tacco reçut la mort, et l’autre qui se noya en courant à la chasse [611]. Là, les mains étendues, priait Frédéric Novello [612], et celui de Pise [613], par qui parut la force du bon Marzucco. Je vis le comte Orso [614] ; et l’âme séparée de son corps par haine et par envie, non, comme on le sait, pour aucune faute commise ; je veux dire Pierre de Brosse [615] : et tandis qu’elle est de là [616], que pourvoie ici [617] la dame de Brabant, pour ne pas être d’un pire troupeau.

Lorsque je fus délivré de toutes ces ombres, qui me priaient que d’autres priassent pour que plus tôt elles devinssent saintes, je commençai : — O ma lumière, tu parais nier expressément, dans quelque texte, que la prière plie les décrets du ciel : et c’est ce que demandent ceux-ci. Leur espérance serait-elle donc vaine ? ou n’ai-je pas bien compris ton dire [618] ? Et lui à moi : « Clair est ce que j’ai écrit, et n’est pas trompeuse l’espérance de ceux-là, si on y regarde avec une raison saine. Point ne se courbe la cime du jugement [619], parce que le feu de l’amour accomplit, en un point, la satisfaction due par qui séjourne ici. Et là où je posai cette maxime, la faute en priant ne s’amendait point, parce que la prière était séparée de Dieu [620]. Mais ne t’arrête point à une si haute question, si ne t’y engage celle qui sera la lumière entre le vrai et ton intelligence [621], je ne sais si tu entends : je parle de Béatrice ; tu la verras plus haut, sur le sommet de ce mont, riante et heureuse. » Et moi : — Seigneur, hâtons-nous d’aller ; déjà je ne ressens plus la fatigue comme auparavant ; et vois, le mont commence à projeter son ombre. « Avec ce qui reste de jour, répondit-il, nous avancerons autant que nous le pourrons ; mais le chemin est d’autre sorte que tu ne penses. Avant que nous soyons là-haut, tu verras revenir celui que tellement déjà couvre la côte, que tu ne romps plus ses rayons [622]. Mais vois là une âme qui, retirée à l’écart, seule, toute seule, regarde vers nous : elle nous enseignera la voie la plus courte.

Nous vînmes à elle. O âme lombarde, qu’altière et dédaigneuse était ta contenance, et le mouvement de tes yeux digne et lent ! Elle ne disait rien, mais nous laissait aller, regardant seulement, comme le lion lorsqu’il repose.

Cependant Virgile s’approcha d’elle, la priant de nous montrer la plus facile montée. Elle ne répondit point à sa demande ; mais elle s’enquit de notre pays et de notre vie ; et comme le doux Guide commençait : « Mantoue… » l’ombre, tout enfoncée dans la solitude d’elle-même, surgit vers lui du lieu où elle était, disant : « O Mantouan, je suis Sordello [623], de ton pays. » Et ils s’embrassèrent l’un l’autre.

Hélas ! serve Italie, séjour de douleur, navire sans pilote dans une grande tempête [624], non maîtresse de provinces, mais bouge, infâme ! Au seul doux nom de sa patrie, ainsi fut prompte cette noble âme à accueillir son concitoyen : et en toi, maintenant, jamais ne sont sans guerre tes vivants, et se dévorent l’un l’autre ceux qu’enferment un même mur et un même fossé. Cherche, malheureuse, sur les rivages que baignent tes mers, puis regarde en ton sein, si de toi aucune partie jouit de la paix. A quoi bon Justinien répara-t-il ton frein, si le siège est vide [625] ? La honte n’en est que plus grande. Ah ! peuple qui pieusement devrais laisser César s’asseoir sur son siège, si tu entends bien ce que Dieu te déclare. Regarde comme cette bête est devenue félonne, n’étant plus corrigée par l’éperon, depuis que ta main a retiré le montoir [626]. O Albert [627] l’Allemand, qui abandonnes celle-ci, devenue indomptée et sauvage, tandis que tu devrais enfourcher l’arçon ; qu’un juste jugement du ciel, nouveau, éclatant, tombe sur ton sang, tel qu’en tremble ton successeur ! Pourquoi toi et ton père, par l’avidité d’acquérir là-bas [628], avez-vous souffert que le jardin de l’Empire fût désert ? Viens voir les Montecchi et les Cappelletti [629], les Monaldi et les Filippeschi [630], homme insouciant, les premiers abattus déjà [631], et les autres dans la crainte. Viens, cruel, viens, et vois l’oppression de tes nobles, et panse leurs blessures ; tu verras Santafior [632], comme on y est en sécurité [633]. Viens voir ta Rome, qui pleure, veuve, seule, et jour et nuit t’appelle : « Mon César, pourquoi me délaisses-tu ? » Viens voir comment ces hommes s’entr’aiment : et, si de nous aucune pitié ne te meut, viens rougir de ta renommée. Et si cette demande m’est permise, ô Dieu suprême, qui, sur la terre, fus crucifié pour nous, tes justes regards [634] sont-ils tournés ailleurs ? Ou, dans l’abîme de tes conseils, est-ce la préparation de quelque bien entièrement hors de notre prévoyance. Que toutes les contrées de l’Italie soient pleines de tyrans, et que devienne un Marcel [635] chaque vilain qui aux partis se mêle ? Ma Florence, bien peut te plaire cette digression qui ne te touche point [636], grâces à ton peuple qui tant raisonne. Plusieurs ont la justice dans le cœur, mais tard en sort-elle pour ne pas venir inconsciemment sur l’arc ; ton peuple l’a sur les lèvres. Plusieurs refusent le fardeau de la chose commune ; mais le peuple empressé répond sans qu’on l’appelle, et crie : « Je m’en charge ! » Réjouis-toi donc, tu as bien de quoi, tu es riche, tu as la paix, tu as l’intelligence ; et vraiment l’effet le montre assez. Athènes et Lacédémone, qui établirent les anciennes lois et furent si policées, du bien vivre donnèrent un maigre exemple. Près de toi qui prends de si habiles mesures, qu’à la mi-novembre, n’arrive pas ce que tu files en octobre. Combien de fois, depuis le temps dont tu as mémoire, as-tu changé, en toutes leurs parties, lois, monnaies, offices et coutumes ? Si bien tu te souviens et n’es pas aveugle, tu te verras semblable à cette malade qui ne peut trouver de repos sur la plume, mais qui, en se tournant, s’escrime contre sa douleur.



CHANT SEPTIÈME


Après avoir trois et quatre fois réitéré l’accueil honorable et joyeux, Sordello se recula et dit : « Vous, qui êtes-vous ? — Avant que vers ce mont se tournassent les âmes dignes de monter vers Dieu [637], Octave ensevelit mes os : Je suis Virgile ; et pour nul autre crime je ne perdis le ciel que pour n’avoir pas eu la foi. » Ainsi répondit mon Guide.

Tel que celui qui subitement voit devant soi une chose dont il s’étonne, qui croit, et non, disant : « Ce l’est, ce ne l’est pas », tel parut celui-ci : puis baissant les yeux, humblement il retourna vers lui, et l’embrassa là où se prend l’enfant [638]. O gloire des Latins, dit-il, par qui notre langue montra ce qu’elle pouvait, honneur éternel du lieu d’où je fus, à quel mérite ou à quelle grâce dois-je de te voir ? Si je suis digne d’entendre tes paroles, dis-moi si tu viens de l’Enfer, ou de quelle demeure. — A travers tous les cercles du royaume douloureux, répondit Virgile, je suis ici venu ; une vertu du Ciel me mut, et avec elle je vais ; non pour ce que j’ai fait, mais pour ce que je n’ai pas fait, je suis privé de voir le haut Soleil que tu désires, et qui trop tard de moi fut connu. Là, en bas, est un lieu qu’attristent non les tourments, mais les ténèbres seules, où les lamentations ne résonnent point comme des hurlements, mais sont des soupirs. Là je suis avec les petits innocents, que de ses dents mordit la mort, avant qu’ils fussent délivrés de la faute humaine [639] ; là je suis avec ceux qui ne se revêtirent point des trois saintes vertus [640], et qui, exempts de vice, connurent les autres et les pratiquèrent toutes. Mais, si tu le sais et le peux, indique-nous par où nous pourrons le plus tôt venir là où commence vraiment le Purgatoire. » Il répondit : « Nul lieu particulier ne nous est assigné ; il m’est permis d’aller là-haut et alentour ; aussi loin que je le pourrai, je serai ton guide. Mais vois déjà comme le jour décline, et monter de nuit ne se peut ; ainsi il est bon de penser à un gîte commode. A droite sont des âmes là retirées : si tu y consens je te conduirai vers elles, et non sans plaisir les connaîtras-tu. — Comment cela ? fut-il répondu. Empêcherait-on celui qui voudrait monter de nuit ? ou ne le pourrait-il ? » Le bon Sordello traça du doigt une ligne à terre, disant ; « Vois seulement cette ligne, tu ne la franchirais pas, après le départ du soleil : non qu’autre chose t’empêchât de monter que les ténèbres de la nuit : avec la puissance elles ôtent le vouloir. Elles permettraient cependant de redescendre et de parcourir la côte, en errant ça et là, pendant que l’horizon est fermé un jour. » Alors mon Seigneur, comme étonné : « Conduis-nous donc, dit-il, là où tu dis qu’avec plaisir on peut séjourner. »

Peu loin de là nous étions, quand je m’aperçus que le mont était creusé, comme sont ici creusés les vallons. « Nous irons, dit l’ombre, là où la côte forme un renfoncement, et nous y attendrons le jour nouveau ».

Entre la montée et le terrain uni était un sentier tortueux, qui nous conduisit au flanc du vallon, là où plus d’à moitié le limbe meurt [641]. L’or et l’argent fin, et la pourpre, et la céruse, le bois d’Inde poli et brillant, la fraîche émeraude, alors qu’elle se brise [642], près de l’herbe et des fleurs de cette enceinte seraient vaincues d’éclat, comme par une chose plus grande est vaincue une moindre.

La nature ici n’avait pas seulement peint, mais mille odeurs suaves y formaient un parfum vague et inconnu. Je vis des âmes que, d’en dehors de la vallée, on ne découvrait pas, assises sur la verdure et sur les fleurs, chantant Salve Regina.

« Avant que se cache le peu de soleil qui reste, commença le Mantouan qui nous avait conduits, ne désirez-vous pas que je vous guide parmi ceux-là ; de ce tertre discernez-vous mieux la contenance et le visage de tous ceux qui, en bas, dans le vallon sont rassemblés. Celui qui est assis le plus haut, et paraît avoir négligé ce qu’il devait faire, et dont la bouche est muette au chant des pauvres, fut l’empereur Rodolphe [643], lequel pouvait guérir les plaies qui ont tué l’Italie, tellement que tard par d’autres sera-t-elle ranimée.

Celui qui du regard le conforte, régit la terre [644] d’où sortent les eaux que la Moldau jette dans l’Elbe, et l’Elbe les porte à la mer. Ottocar fut son nom, et dans les langues, il valut mieux de beaucoup que, barbu, son fils Venceslas [645], qui s’engraisse dans la luxure et l’oisiveté. Et ce nez court [646], en conseil étroit avec celui d’aspect si doux [647], mourut en fuyant et déflorant le lis. Regarde comme il se frappe la poitrine, et vois l’autre qui, en soupirant, a fait de sa main une couche à sa joue. Père et beau-père ils sont du mal de la France [648] ; ils connaissent leur vie corrompue et souillée, et de là vient la douleur qui les poind. Celui qui paraît si robuste de membres [649], et qui en chantant [650] s’accorde avec l’autre au nez mâle [651], fut ceint de toute valeur, et si roi après lui fût demeuré l’adolescent assis derrière lui [652], la valeur se serait transmise de vase en vase, ce qui ne peut se dire des autres héritiers. Jacques et Frédéric possèdent les royaumes, aucun de l’héritage n’a la meilleure part [653]. Rarement se reproduit dans les rameaux l’humaine vertu, et ainsi le veut celui qui la donne, afin qu’à lui on la rapporte. Au grand nez [654], aussi bien qu’à Pierre qui avec lui chante, s’appliquent mes paroles : de lui déjà se plaignent la Pouille et la Provence [655]. La plante née de sa semence est autant inférieure à lui, que plus que Béatrice et Marguerite, de son époux se glorifie Constance [656]. Voyez le roi de la vie simple, Henri d’Angleterre [657], assis là seul : celui-ci a dans ses rameaux une meilleure issue [658]. L’autre qui plus bas, entre ceux-là, gît à terre, regardant en haut, est Guillaume le marquis [659], pour qui Alexandrie et sa guerre font pleurer Montferrat et le Canavèse. »



CHANT HUITIÈME


Il était déjà l’heure qui des navigants attendrit le cœur, et tourne le désir vers le jour où ils dirent à leurs doux amis adieu, et qui d’amour aiguillonne le voyageur nouveau, si dans le lointain il entend la cloche qui semble pleurer le jour mourant, lorsque je commençai à tendre vainement l’ouïe, et je vis une des âmes qui, debout, de la main demandait qu’on l’écoutât.

Elle vint et leva les deux mains, fixant les yeux vers l’Orient, comme si elle eût dit adieu : « De toi seul j’ai souci. » « Te lucis ante [660] », si dévotement proféra sa bouche, et avec une si douce mélodie, que j’en fus hors de moi. Et d’autres ensuite, avec la même douceur et la même dévotion, la suivirent durant l’hymne entière, les yeux élevés vers les sphères célestes.

Ici, lecteur, arrête bien ta vue sur le vrai ; si mince est le voile, qu’aisé certes est-il de pénétrer au-dedans [661].

Je vis cette noble troupe, silencieuse, regarder en haut, comme en attente, pâle et humble ; et d’en haut je vis sortir et descendre deux Anges, avec deux épées de feu, tronquées et sans pointe.

Comme des feuilles tendres qui viennent de naître, verts étaient leurs vêtements, qui, frappés par de vertes pennes, derrière eux se déroulaient et flottaient au vent.

L’un vint se poser un peu au-dessus de nous, et l’autre descendit sur le bord opposé ; de sorte qu’entre eux étaient les ombres. On distinguait bien leur tête blonde, mais les faces éblouissaient l’œil, comme le trouble un trop vif éclat. « Tous deux, dit Sordello, viennent du sein de Marie, pour garder la vallée, à cause du serpent qui bientôt va venir. » Sur quoi, moi qui ne savais par quel sentier, je regardai autour, et tout glacé me serrai contre le Guide fidèle. Et Sordello reprit : « Descendons maintenant parmi les grandes ombres, et nous leur parlerons : très agréable il leur sera de vous voir. »

Lorsque j’eus descendu trois pas seulement, je crois, je fus en bas, et j’en vis un qui me regardait, comme cherchant à me reconnaître. C’était le temps où l’air déjà s’obscurcissait, mais non tant qu’il ne me laissât voir ce qu’il cachait auparavant [662]. Vers moi il s’avança, et je m’avançai vers lui : Noble juge Nino [663], quelle joie ce me fut quand je vis que point tu n’étais parmi les criminels !

Nul salut honorable entre nous ne fut omis ; puis il me dit : « Depuis combien de temps es-tu venu au pied du mont, par les lointaines eaux ? » — Oh ! lui dis-je, à travers les lieux tristes ce matin je suis venu, et je suis dans la première vie, encore que l’autre ainsi allant j’acquière.

A peine ma réponse fut-elle ouïe, que Sordello et lui se murent en arrière, comme celui qui subitement se trouble. L’un vers Virgile, et l’autre vers une ombre assise là, se tourna, criant : « Debout, Conrad [664] ! viens voir ce que Dieu par sa grâce a voulu. » Puis vers moi se tournant : « Par cette gratitude singulière que tu dois à celui qui tellement cache son motif premier, qu’on ne le saurait atteindre, quand tu seras de l’autre côté des larges ondes, dis à ma Giovanna [665] qu’elle prie pour moi là où aux innocents on répond. Je crois que plus ne m’aime ma mère, depuis qu’elle a quitté le blanc bandeau [666] qu’elle devra, malheureuse, désirer encore. Par elle, on comprend aisément combien peu dans la femme dure le feu d’amour, si l’œil ou le tact souvent ne le rallume. Ne lui fera-t-elle si belle sépulture la vipère en champ [667] des Milanais, que la lui aurait faite le coq de Gallura [668]. » Ainsi disait-il, portant sur son visage l’empreinte de cette pure flamme qui dans le cœur brûle avec mesure.

Mes yeux avides parcouraient le ciel, là où plus lentes sont les étoiles, comme une roue plus près de l’axe. Et le Guide : « Mon fils, que regardes-tu là-haut ? » Et moi à lui : — Ces trois flambeaux, par lesquels le pôle est tout en feu. Et lui à moi : « Les quatre brillantes étoiles que tu voyais ce matin sont là en bas, et où elles étaient celles-ci ont monté. » Comme il parlait, Sordello à soi le tira, disant : « Vois là notre adversaire. » Et il leva le doigt pour diriger son regard.

Du côté où n’a point de rempart la petite vallée était une couleuvre ; celle peut-être qui offrit à Eve la nourriture amère ; entre l’herbe et les fleurs venait le méchant reptile, ramenant de temps à autre la tête sur le dos, comme une bête qui se lisse. Je ne vis point, et partant ne puis dire comment se murent les autours célestes [669] ; mais bien vis-je l’un et l’autre en mouvement. Oyant les vertes ailes fendre l’air, le serpent prit la fuite, et, d’un vol égal, en haut à leur poste, les Anges revinrent.

L’ombre qui s’était approchée du juge lorsqu’il l’appela, pendant tout cet assaut ne cessa point de me regarder. « Que la lampe qui te conduit en haut trouve en ton libre arbitre autant de cire qu’il en est besoin [670], pour que tu parviennes jusqu’au sommet du céleste émail [671], commença-t-elle, si de Valdimagra [672] ou des lieux voisins tu sais quelque nouvelle vraie, dis-là moi ; car jadis là je fus grand. On m’appelait Conrad Malaspina ; je ne suis pas l’ancien, mais de lui je descendais : j’eus pour les miens l’amour qui s’épure ici. » — Oh ! lui dis-je, dans votre pays je n’allai jamais ; mais de qui, en Europe, n’est-il point connu ? La renommée qui célèbre votre maison, a porté le nom des seigneurs et le nom de la contrée à ceux mêmes qui n’y furent jamais. Et par le désir que j’ai d’aller là-haut, je vous jure qu’en votre race honorée se perpétue le lustre de la bourse [673] et de l’épée. De coutume et de nature tellement est-elle privilégiée, que, lorsque le monde vers le mal tourne la tête, seule elle va droit, et méprise le mauvais chemin. Et lui : « Le soleil ne se couchera pas sept fois dans le lit que de ses quatre pieds le Bélier couvre et enserre [674], qu’en ton chef cette courtoise opinion ne soit clouée avec un plus fort clou que les discours d’autrui [675], si ne s’arrête point le cours du jugement. »


CHANT NEUVIÈME


La concubine de l’antique Titon [676], sortant des bras de son doux ami [677], blanchissait déjà le faite de l’Orient, son front resplendissait de gemmes [678] disposées selon la forme du froid animal qui avec sa queue frappe l’homme, et la nuit en montant avait, au lieu où nous étions, déjà fait deux pas, et, pour achever le troisième, elle abaissait ses ailes [679], lorsque moi, qui avais encore ce que je tenais d’Adam [680], vaincu par le sommeil, je m’inclinai sur l’herbe où tous cinq nous étions assis.

A l’heure où, près du matin, l’hirondelle commence ses tristes lais, peut-être au souvenir de ses premières plaintes [681], et où l’âme plus loin de la chair voyage, et moins entravée par le penser, dans ses visions est presque divine, en songe il me semblait voir un aigle suspendu dans le ciel avec des pennes d’or, les ailes déployées, et se préparant à descendre ; et il me paraissait être là où Ganymède abandonna les siens [682] quand il fut ravi au suprême consistoire. Et moi je pensais : Peut-être d’habitude giboie-t-il ici, et d’un autre lieu dédaigne-t-il d’enlever sa proie dans ses serres. Puis il me semblait qu’après avoir décrit quelques cercles, terribles comme le foudre il descendait, et me ravissait en haut jusqu’au feu. Là je me figurais que lui et moi brûlions, et si cuisante était l’ardeur imaginée, qu’il fallut que le sommeil se rompit.

Comme Achille à soi revint, portant tout autour ses yeux réveillés, et ne sachant où il était, lorsque, endormi dans les bras de Chiron, sa mère le fit transporter à Scyros, d’où ensuite les Grecs l’emmenèrent, ainsi revins-je à moi, lorsque de ma face s’enfuit le sommeil, et je devins pâle comme l’homme glacé de peur.

Seul, près de moi était mon Confort, et déjà le soleil avait monté plus de deux heures, et j’avais le visage tourné vers la mer. « Ne crains point, dit mon Seigneur : sois sûr que pour nous tout va bien ; ne resserre pas en toi, mais dilate toute ta force. Te voici arrivé maintenant au Purgatoire ; vois là le rempart qui le clôt tout autour, et vois l’entrée là où il paraît disjoint. Avant l’aube qui précède le jour, quand ton âme au dedans dormait sur les fleurs dont la vallée d’en bas est ornée, une dame vint, et dit : « Je suis Lucia : laissez-moi prendre celui-là qui dort, ainsi je lui rendrai sa route facile. »

Sordello demeura, et les autres gentilles formes : elle te prit, et quand le jour fut clair, vint en haut, et moi sur ses traces. Ici elle te posa, et ses beaux yeux me montrèrent cette entrée ouverte ; puis elle et le sommeil s’évanouirent.

Comme un homme qui doutait et se rassure, et dont la peur se change en confiance, quand il découvre la vérité, ainsi je changeai ; et mon Guide, me voyant sans crainte, monta par le rempart, et moi derrière lui, vers la hauteur.

Lecteur, tu vois bien comme j’élève mon sujet, et partant ne t’étonne point si avec plus d’art je le rehausse [683].

Nous nous approchâmes, et déjà nous étions en un lieu où d’abord il m’avait paru qu’était une brèche, comme la fente d’un mur. Là je vis une porte, et au-dessous, pour y monter, trois degrés de couleurs diverses, et un portier qui ne disait rien encore.

A mesure que l’œil davantage j’ouvris, je le vis assis sur le plus haut degré avec un tel visage que je ne le pouvais supporter. Il avait à la main une épée nue, qui tellement réfléchissait vers nous les rayons, qu’en vain souvent j’y dirigeais mes regards.

« D’où vous êtes, dites, que voulez-vous ? commença-t-il : où est l’escorte ? Prenez garde que monter ne vous nuise ! — Une Dame du ciel, qui de ces choses a l’expérience, lui répondit mon Maître, tout à l’heure nous a dit : « Allez, là est la porte ! » — Et qu’elle continue de guider vos pas vers le bien ! reprit le portier courtois. Venez donc à nos degrés ! »

Là nous vînmes. La première marche était de marbre blanc si poli et si lisse, que je m’y voyais comme en un miroir.

La seconde plus noire que pourpre, était d’une pierre raboteuse et grillée, brisée en long et en travers. La troisième, qui au-dessus se durcit, me paraissait de porphyre aussi rouge que du sang qui jaillit de la veine. Sur celle-ci tenait les deux pieds l’Ange de Dieu assis sur le seuil, qui me semblait de diamant. Par les trois degrés, mon Guide, que volontiers je suivais, en haut me tira, disant : « Demande humblement qu’il ouvre la serrure. »

Dévotement à ses pieds je me jetai ; par miséricorde je demandai qu’il m’ouvrît ; mais auparavant, trois fois je me frappai la poitrine, sept P [684] sur mon front il traça avec la pointe de l’épée, et : « Quand tu seras au dedans, aie soin de laver ces plaies, » dit-il.

La cendre, ou la terre sèche qu’en creusant on retire, serait de même couleur que son vêtement : de dessous il tira deux clefs. L’une était d’or, et l’autre d’argent [685]. La blanche d’abord, ensuite la jaune il approcha de la porte, de manière que je fus content [686]. « Lorsqu’une de ces clefs s’embarrasse et ne tourne point dans la gâche, nous dit-il, ce sentier ne s’ouvre point. L’une est plus précieuse, mais l’autre exige beaucoup d’art et d’industrie pour ouvrir, parce que c’est elle qui délie le nœud. De Pierre je les tiens ; et il me dit d’errer plutôt en ouvrant la porte qu’en la tenant fermée, pourvu qu’à mes pieds on se prosternât [687]. »

Puis il poussa l’huis vers la partie sacrée [688], disant : « Entrez ; mais je vous avertis que dehors retourne qui regarde en arrière. »

Et lorsque, sur les gonds de métal solide et sonore, eurent roulés les vantaux de cette porte sainte, tant ne rugit, ni si aigre ne se montra Tarpeia, quand lui fut enlevé le bon Métellus, d’où ensuite elle demeura maigre [689]. Attentif au premier tonnerre, il me semblait ouïr Te Deum laudamus, chanté par des voix mêlées au doux son [690]. Ce que j’entendais, tout à fait ressemblait à ce qui advient lorsqu’on chante avec l’orgue : tantôt oui, tantôt non, l’on distingue les paroles.


CHANT DIXIÈME


Lorsque nous eûmes passé le seuil de la porte, dont le mauvais amour ferme aux âmes l’accès, parce que droite il fait paraître la voie tortueuse, au son je m’aperçus qu’elle se refermait : et si j’avais eu les yeux tournés vers elle, qu’elle eût été de cette faute la suffisante excuse ?

Nous montâmes par un rocher fendu, qui se mouvait de l’un et de l’autre côté, comme la mer qui fuit et revient.

« Ici, commença le Guide, il faut user de quelque art, en te rapprochant, ores d’ici, ores de là, du côté qui s’éloigne. Ceci rendit nos pas si rares, que la lune en décours rejoignit le lit où elle se couche, avant que nous fussions hors de ce chaos ; mais quand nous fûmes libres et au large, là où le mont se resserre [691], moi fatigué, et tous deux incertains de notre route, nous nous arrêtâmes sur un terrain plan plus solitaire que les sentiers à travers les déserts. De ses bords qui confinent au vide, au pied de la haute rive qui monte, un corps humain mesurait en trois fois la distance : Et aussi loin qu’à gauche et à droite le regard pouvait voler, telle me paraissait cette corniche. En haut nos pieds ne s’étaient pas mus encore, quand je reconnus que cette rampe, qu’on ne pouvait appeler une montée, était de marbre blanc, et ornée de sculptures telles qu’à mépris là serait non-seulement Polyclète, mais la nature même.

L’Ange qui vint sur la terre, apportant le décret de la paix durant tant d’années implorée avec larmes, et qui ouvrit le ciel si longtemps fermé [692], était là devant nous si vrai, le ciseau si bien avait reproduit sa douce contenance, que point il ne semblait une image qui se tait ; on eût juré qu’il disait Ave, là étant représentée celle qui tourna la clef pour ouvrir au suprême Amour [693] ; et son attitude exprimait cette parole : Ecce ancilla Dei [694], aussi parfaitement que d’une figure la cire reçoit l’empreinte.

« N’arrête pas ta pensée en un seul lieu, dit le doux Maître, près de qui j’étais de ce côté où l’homme a le cœur. »

Lors, ailleurs je portai mes regards, et de l’autre côté, où était celui qui me conduisait, je vis, derrière Marie, une autre histoire gravée dans le rocher ; par quoi je passai à droite de Virgile, et m’approchai afin qu’elle fût bien à ma vue. Là, dans le même marbre, étaient ciselés le char et les bœufs tirant l’Arche sainte [695], d’où se craint un office non commis [696]. Devant apparaissait une foule divisée en sept chœurs, laquelle, de deux de mes sens, à l’un faisait dire : elle chante, et à l’autre : non [697]. Pareillement, la fumée de l’encens, dont on voyait l’image, du oui ou non rendaient discords le nez et les yeux. Là précédait le vaisseau béni [698], exultant et dansant, l’humble Psalmiste, alors plus et moins que roi, en face, représentée à une fenêtre d’un grand palais, Michol regardait, dédaigneuse et triste. Je quittai le lieu où j’étais pour voir de plus près une autre histoire, qui, derrière Michol, à mes yeux blanchissait : là était sculptée la haute gloire du Principat romain, dont la vertu mut Grégoire à sa grande victoire [699] : je dis l’empereur Trajan ; et près de lui, tenant le frein, une pauvre veuve baignée de larmes et de douleur. Autour de lui des cavaliers couvraient et foulaient le sol, et sur eux on voyait les aigles d’or flotter au vent ; au-dessus de ceux-là, la pauvrette semblait dire : « Seigneur, venge-moi de la mort de mon fils, dont j’ai le cœur brisé ; » et lui, répondre : « Attends que je revienne ! » Et celle-là, comme quelqu’un dont la douleur est impatiente : « Seigneur, si tu ne reviens pas ? » Et lui : « Qui sera où je suis [700] te vengera. » Et elle : « Le bien d’autrui, que sera-ce pour toi, si tu oublies le tien [701] ? » D’où lui : « Console-toi ; il convient qu’avant de partir s’accomplisse mon devoir ; la justice le veut, et la piété me retient. »

Celui qui jamais ne vit chose nouvelle [702], ouvra ce parler visible, nouveau pour nous parce qu’il ne se trouve point ici [703].

Pendant que je me complaisais à regarder les images de tant d’humilité, et aussi par l’art de l’ouvrier délectables à voir : « Voilà de ce côté, mais à pas tardifs se mouvant, une troupe nombreuse, murmura le Poète ; ceux-ci nous indiqueront le chemin des hauts degrés. »

Mes yeux, attentifs à regarder pour voir des choses nouvelles dont ils sont avides, à se tourner vers lui ne furent pas lents. Je ne veux pas, lecteur, que se décourage ton bon propos, par l’ouïr comment Dieu veut que la dette se paye. Ne regarde pas à la forme de la peine, mais pense à ce qui la suit ; pense qu’au pis elle ne peut durer que jusqu’à la grande sentence [704]. Je commençai : — Maître, ce que je vois se mouvoir vers nous ne me paraît pas des personnes, mais un je ne sais quoi, toute ma vue s’y perd. Et lui à moi : Le genre du tourment qui sur eux pèse, les blottit à terre, tellement que mes yeux d’abord étaient en doute. Mais regarde fixement, et que ta vue déroule ce qui vient sous ces pierres : déjà tu peux voir comme chacun est puni. »

O chrétiens superbes, malheureux, débiles, qui infirmes de la vue de l’esprit, vous fiez aux pas rétrogrades, ne savez-vous donc point que nous sommes des vers nés pour devenir l’angélique papillon qui, sans que rien l’en défende, vole devant la Justice [705] ? De quoi gonflée, votre âme en haut flotte-t-elle ? Qu’êtes-vous que d’informes insectes [706], semblable au ver en qui avorte la transformation !

Comme, pour soutenir un plafond ou un toit, à la place d’une console se voit quelquefois une figure [707] joindre les genoux à la poitrine, laquelle de ce qui n’est pas vrai, fait naître en qui la voit une vraie douleur, ainsi vis-je faits ceux-là, quand je fus bien attentif.

A la vérité, ils étaient plus ou moins contractés, selon leur charge plus ou moins grande ; et qui, en sa contenance, paraissait le plus patient, pleurant semblait dire : « Je n’en peux plus. »


CHANT ONZIÈME


« O notre Père, qui es dans les cieux, non circonscrit, mais par plus d’amour pour ceux de là-haut, que les premiers tu fis [708], que soient loués de toute créature ton nom et ta vertu, et que de dignes grâces soient rendues à ta suprême émanation [709]. Vers nous vienne la paix de ton royaume ; car, si elle ne vient, nous ne pouvons de nous-mêmes, par aucune industrie, aller à elle. Comme de leur vouloir tes Anges, en chantant Hosanna, te font un sacrifice, que des leurs ainsi fassent les hommes. Donne-nous aujourd’hui la manne quotidienne, sans laquelle, dans cet âpre désert, en arrière va celui qui plus se fatigue pour avancer. Et comme à chacun de nous pardonnons le mal que nous avons souffert, toi aussi pardonne, dans ta bonté, et ne regarde point à notre mérite. Ne mets point notre vertu, qui si aisément succombe, aux prises avec l’antique adversaire, mais délivre-nous de lui, qui tant l’assaille. Cette dernière prière, cher Seigneur, point n’est faite pour nous, qui n’en avons pas besoin [710], mais pour ceux qui derrière nous sont demeurés. »

Ainsi implorant, pour elles et pour nous, un heureux voyage, sous un poids semblable à celui que quelquefois l’on songe [711], ces âmes, en des degrés divers de fatigue et d’angoisse, en tournant montaient toutes ensemble par la première corniche, se purifiant de la fumée du monde [712].

Si là toujours pour notre bien l’on prie, que ne peuvent ici pour le leur les prières et les œuvres de ceux dont le vouloir a une bonne racine [713] ? Bien les doit-on aider à laver les taches qu’ils apportèrent d’ici, afin que, purs et légers, ils puissent monter aux cercles étoilés.

« Que la justice et la pitié bientôt vous soulagent, de sorte que vous puissiez mouvoir l’aile qui, selon votre désir, vous élèvera ! Montrez-nous de quel côté est le plus court chemin pour aller aux degrés ; et s’il est plus d’un passage, enseignez-nous celui dont la pente est le moins rapide : car celui qui vient avec moi, à cause du poids de la chair d’Adam dont il est revêtu, est lent à monter, contre son vouloir. »

Les paroles qui répondirent à celles de celui que je suivais [714], de qui elles venaient point ne discernait-on. Mais il fut dit : « A main droite, par la rampe, avec nous venez, et vous trouverez le passage par où peut monter une personne vivante. Et si je n’en étais empêché par la pierre qui courbe ma tête superbe et me force de baisser le visage, celui qui vit encore et qui ne se nomme point, regarderais-je, pour voir si je le connais, et pour que cette charge excitât sa pitié. Je suis Latin [715], et fils d’un grand Toscan : Guillaume Aldobrandeschi fut mon père. Je ne sais si son nom vint jamais à vous. L’antique sang et les belles actions de mes ancêtres si arrogant me rendirent, que, ne pensant point à la commune mère, j’eus tant à mépris tous les hommes, que j’en mourus, comme tous les Siennois le savent, et le sait toute gent à Campagnatico.

« Je suis Omberto ; et non pas moi seulement perdit l’orgueil, mais il a entraîné tous les miens dans la ruine ; à cause de cet orgueil il faut que je porte ce poids, jusqu’à ce qu’ici, parmi les morts, puisque je ne le fis point parmi les vivants, j’aie satisfait à Dieu. »

Pour écouter, je baissai la tête ; et l’un d’eux, non celui qui parlait, se tordit sous le poids qui le pressait ; et il me vit et me reconnut, et m’appelait, tenant avec fatigue les yeux fixés sur moi, en se traînant avec les autres tout courbé.

— Oh ! lui dis-je, n’es-tu pas Oderisi [716], l’honneur d’Agobbio, et l’honneur de cet art qu’enluminure on appelle à Paris ? « Frère, dit-il, plus sourient les cartons que peint Franco de Bologne : maintenant l’honneur est tout sien, et mien seulement en partie. Point n’eus-je été aussi courtois tandis que je vécus, par le grand désir d’excellence où aspirait mon cœur. D’une telle superbe se paye ici la dette, et ici même ne serais-je point, n’était que, pouvant encore pécher [717], je me tournai vers Dieu.

O vaine gloire du génie humain, combien peu de temps verdit la cime, si ne surviennent des âges grossiers [718] ! Cimabuë crut, dans la peinture, être maître du champ ; et aujourd’hui Giotto a pour lui le cri public, en sorte que la renommée de celui-là est obscurcie. Ainsi l’un des Guido a ravi à l’autre la gloire de la langue [719], et peut-être est né celui qui tous deux les chassera du nid [720]. N’est autre chose la mondaine rumeur qu’un souffle du vent qui vient ores d’ici, ores de là, et change de nom en changeant de côté [721]. Que vieux tu te dépouilles de la chair, ou que tu meures balbutiant encore pappo et dindi [722], qu’importera pour ta renommée, avant que soient mille ans ? durée plus courte près de l’éternelle, qu’un mouvement des sourcils près du cercle qui dans le ciel le plus lentement tourne. Du nom de celui qui si peu de terrain gagne là devant moi, toute la Toscane retentit et maintenant à peine le murmure-t-on dans Sienne, où il était seigneur, quand fut brisée la rage florentine [723], superbe alors comme à présent vénale. Votre renommée ressemble à l’herbe, dont la couleur vient et s’en va, et que flétrit celui [724] par qui fraîche elle sort de la terre. » Et moi à lui : — Tes paroles vraies me mettent au cœur une salutaire humilité, et en moi dégonflent une grande tumeur ; mais qui est celui dont tu me parlais tout à l’heure ?

« C’est, répondit-il, Provenzan Salvini [725], et il est ici, parce que, dans sa présomption, il courba Sienne tout entière sous sa main. Ainsi est-il allé, et ainsi va-t-il sans repos depuis sa mort : en telle monnaie acquitte sa dette, qui là est trop osé. » Et moi : — Si l’esprit qui, pour se repentir, attend l’extrémité de la vie, en bas demeure et là haut ne monte pas, a moins que ne l’aide une bonne prière, avant qu’ait passé un temps égal à celui de sa vie, comment la venue lui a-t-elle été accordée ?

« Lorsqu’il vivait le plus glorieux, dit-il, résolument, dans le champ de Sienne, toute honte déposée, ferme il se tint ; et là, pour tirer son ami de la peine qu’il souffrait dans la prison de Charles, il se plia jusqu’à frémir de toutes ses veines [726]. Plus ne dirai et je sais qu’obscures sont mes paroles ; mais, avant peu de temps, tes voisins feront en sorte que tu pourras les interpréter [727]. De ce bannissement l’exempta cette œuvre. »


CHANT DOUZIÈME


Côte à côte, ainsi que vont les bœufs attelés au joug, je m’en allais avec cette âme chargée, tant que le souffrit mon doux Maître. Mais quand il dit : « Laisse-le et avance, car il est bon qu’ici avec la voile et avec les rames, chacun pousse sa barque. » Je redressai mon corps comme il faut pour aller, bien que mes pensers demeurassent abaissées et tronqués [728]. Je marchais, et de mon Maître allègrement je suivais les pas, et combien nous étions agiles tous deux déjà nous montions, lorsqu’il me dit : « Tourne les yeux en bas ; il te sera bon, pour alléger la route, de voir sur quoi posent tes pieds. »

Comme, afin que d’eux on ait mémoire, sur les dalles des tombes est représenté ce que furent ceux qu’elles renferment ; d’où souvent se renouvellent les pleurs par le souvenir dont l’aiguillon stimule seulement les pieux : ainsi vis-je là, avec une plus vive ressemblance, couvert de figures selon l’art, tout ce qui, pour former une route, s’avance hors du mont [729].

Je voyais, d’un côté, celui qui fut créé plus noble qu’aucune autre créature [730], tomber flamboyant du ciel. De l’autre côté, je voyais Briarée [731], transpercé d’un trait céleste, gisant à terre, appesanti par le froid de la mort. Je voyais Tymbrée [732] ; je voyais Pallas et Mars encore armés, autour de leur père, contempler les membres épars des géants. Je voyais Nemrod, au pied de la grande structure [733], comme égaré, regardant ceux qui furent en Sennaar avec lui. O Niobé [734], avec quelle douleur mes yeux te voyaient représentée sur le chemin, entre tes sept fils et filles éteints ! O Saül, comme sur ta propre épée tu paraissais mort en Gelboé, sur lequel depuis ne tomba ni rosée ni pluie [735] ! O folle Arachné [736], je te voyais déjà à moitié araignée, et triste, sur les débris de la toile que par malheur tu ouvris ! O Roboam [737], là ne menace point ton image, mais pleine d’épouvante l’emporte un char, avant que d’autres la poursuivent ! Le dur pavé montrait encore combien cher Alcméon [738] fit payer à sa mère le fatal ornement. Il montrait comment les fils de Sennacherib [739] sur lui se ruèrent dans le temple et comment mort ils le laissèrent là. Il montrait la ruine et la cruelle vengeance qu’accomplit Tamyris [740], lorsqu’elle dit à Cyrus : « Tu as eu soif de sang, de sang je te gorge. » Il montrait la déroute des Assyriens fuyant après la mort d’Holopherne, et aussi les restes du meurtre [741]. Je voyais Troie, amas informe de cendres et de cavernes. O Ilion, qu’abaissée et vile te montrait l’image qui se voit là ! De quel maître le pinceau ou le crayon retracerait-il les figures et les poses qu’admirerait là un esprit pénétrant ? Morts paraissaient les morts, et vivants, les vivants. Qui vit le vrai, mieux que moi ne vit pas ce que foulèrent mes pieds tandis que courbé je marchai.

Maintenant soyez superbes, et en avant d’un front altier, fils d’Eve ; et ne baissez point la tête pour voir votre sentier mauvais ! Nous avions plus avancé autour du mont, et le soleil dans son cours, que ne l’estimait la pensée distraite, quand celui qui toujours devant attentif allait, commença : « Lève la tête ; plus n’est le temps de marcher ainsi courbé ! Vois là un Ange qui se prépare à venir vers nous : vois que du service du jour revient la sixième servante [742]. Orne de respect ton visage et toute ta contenance, afin qu’à plaisir il lui soit de nous acheminer en haut. Pense que jamais ne reviendra ce jour. »

J’étais bien habitué à ce qu’il m’avertît de ne pas perdre de temps, de sorte qu’en cette matière il ne pouvait me parler obscurément. Vers nous venait la belle créature, vêtue de blanc, et la face scintillante comme l’étoile matinale. Il ouvrit les bras, puis les ailes, et dit : « Venez ; ici près sont les degrés, et facilement désormais l’on monte. »

A cette annonce rares sont ceux qui viennent [743]. O race humaine, née pour voler en haut, pourquoi si peu de vent ainsi t’abat-il ?

Il nous conduisit à une coupure dans le rocher ; là de ses ailes il me frappa le front, et me promit un sûr aller. Comme à main droite, pour monter au mont où est l’église qui [744], au dessus du Rubaconte [745], domine la bien guidée [746], la roideur de la pente est adoucie par des degrés, qui furent faits en cet âge où sûrs étaient les comptes et les mesures [747] ; ainsi s’adoucit la rampe, qui rapide descend de l’autre cercle [748] ; mais, des deux côtés, elle rase la haute roche.

Pendant que là nous nous acheminions, Beati pauperes spiritu [749] des voix chantèrent, de telle façon qu’aucune parole ne l’exprimerait.

Ah ! combien ces bouches sont différentes de celles de l’Enfer : ici parmi des chants l’on entre, là parmi d’atroces hurlements.

Déjà nous montions par les saints degrés, et il me semblait être beaucoup plus léger qu’auparavant je ne l’étais par un chemin uni. D’où moi : — Maître, dis, quel poids de dessus moi a été ôté, qu’en allant je n’éprouve presque aucune fatigue ?

Il répondit : « Quand les P dont il reste encore quelque trace sur ton visage auront été comme l’un d’eux, tout à fait effacés. Tes pieds au bon vouloir seront tellement soumis, que, non seulement ils ne sentiront point de fatigue, mais que ce leur sera un plaisir d’être poussés en haut. Lors je fis comme ceux qui vont ayant sur la tête une chose qu’ils ne savent pas, sinon qu’en soupçon les mettent les signes d’autrui ; ce pourquoi pour s’assurer ils s’aident de la main, qui cherche, et trouve, et remplit l’office que ne peut accomplir la vue. Et, avec les doigts de la main droite ouverte, je trouvai seulement six des lettres que sur mes tempes celui qui tient les clefs avait gravées : ce que regardant, mon Guide sourit.


CHANT TREIZIÈME


Nous étions au sommet de l’escalier, où se divise une seconde fois le mont [750] qui guérit du mal ceux qui montent.

Tout autour le ceint une corniche semblable à la première, si ce n’est que plus vite l’arc se courbe [751]. On n’y voit ni images ni sculptures ; les parois et le chemin tout unis n’offrent à l’œil que la couleur livide de la pierre.

« Si pour demander nous attendons ici quelqu’un, disait le Poète, je crois bien que notre choix éprouve trop de retard. » Puis, les yeux fixés sur le soleil, il fit du côté droit le centre du mouvement et tourna la gauche. « O douce lumière, à qui me confiant j’entre dans le chemin nouveau, tu nous conduis, disait-il, comme ici dedans on doit conduire. Tu échauffes le monde ; sur le monde tu luis : si quelque chose au contraire ne force, toujours tes rayons doivent guider [752].

Nous avions l’espace qui se compte ici pour un mille déjà parcouru, en peu de temps, à cause du vif désir, lorsque nous entendîmes, sans les voir, vers nous voler des esprits qui courtoisement invitaient au banquet d’amour. — Le premier qui en volant passa, à haute voix dit : « Vinum non habent [753] » et derrière nous il allait le répétant. Et avant que, par l’éloignement, on eût tout à fait cessé de l’entendre, un autre passa, criant : « Je suis Oreste. » Et il ne s’arrêta pas non plus. — O Père, dis-je, que sont ces voix ? Et au même moment, voilà la troisième disant : « Aimez ceux qui vous font du mal [754]. » Et le bon Maître : « Ce cercle flagelle le péché d’envie, et ainsi de l’amour sont tirées les cordes du fouet [755]. Le frein doit être de contraire son [756]. Je crois, à mon avis, que tu l’entendras, avant d’arriver au passage du pardon [757]. Mais tends les yeux bien fixement à travers l’air, et tu verras, devant nous, des gens assis le long du rocher.

Lors, plus qu’auparavant j’ouvris les yeux ; je regardai autour de moi, et je vis des ombres revêtues de manteaux de la couleur de la pierre. Quand nous fûmes un peu plus avant, j’ouïs crier : « Marie, prie pour nous ! » crier. « Michel, et Pierre, et tous les saints ! » Je ne crois pas que sur la terre il y ait homme si dur, que ne touchât de compassion ce que je vis ensuite. Pour moi, lorsque je fus assez près pour que mes yeux discernassent clairement leur état, je fus saisi d’une profonde douleur. D’un grossier cilice ils me paraissaient couverts ; chacun d’eux de l’épaule s’appuyait contre un autre, et tous contre le rocher s’appuyaient. Ainsi les pauvres aveugles aux pardons [758] se tiennent pour mendier leur vie, l’un sur l’autre penchant la tête, parce que la pitié s’excite, non seulement par le son des paroles, mais aussi par la vue, qui ne sollicite pas moins. Et comme aux aveugles n’arrive point le soleil, ainsi aux ombres dont je parlais tout à l’heure, ne se donne point la lumière du jour, toutes ayant la paupière percée et cousue avec un fil de fer, comme il se fait à l’épervier sauvage, pour qu’il demeure en repos.

Ce me semblait de ma part une offense, que de m’en aller voyant autrui sans être vu : par quoi je me tournai vers mon sage Conseil. Bien savait-il ce que le muet voulait dire ; aussi, sans attendre ma demande, il me dit : « Parle, et sois bref et net. »

Virgile venait près de moi, du coté de la corniche où l’on peut tomber, parce qu’aucun parapet ne la borde : de l’autre côté étaient les pieuses ombres, que tellement tourmentait l’horrible couture, que de pleurs elles baignaient leurs joues. Je me tournai vers elles, et je commençai : — O âmes sûres de voir la lumière d’en haut, seul objet de votre désir ! Que bientôt de votre conscience la grâce nettoie l’écume, de sorte qu’en elle descende, limpide, le fleuve de l’esprit [759] ! Dites-moi (ce me sera une faveur précieuse) si parmi vous ici est une âme Latine : peut-être lui sera-t-il bon que je la connaisse.

« O mon frère, chacune d’elles est citoyenne d’une vraie cité ; mais tu veux dire : qui dans l’Italie ait vécu pèlerine. »

Il me parut ouïr cette réponse d’un peu au-delà de l’endroit où j’étais, ce pourquoi je m’approchai encore pour entendre. Entre les autres je vis une ombre qui semblait en attente ; et si quelqu’un me demandait comment, suivant l’usage des aveugles, elle levait le menton. — Esprit, dis-je qui te mortifies pour monter, si tu es celui qui m’a répondu, fais-toi connaître à moi, ou par le lieu ou par le nom. « Je fus de Sienne, répondît-il, et avec ces autres je me purifie de ma vie mauvaise, demandant avec larmes que se donne à nous celui que nous implorons. Sage ne fus, quoique Sapia je fusse nommée [760], et plus de joie beaucoup j’eus du mal d’autrui, que de mon propre bien. Et afin que tu ne penses pas que je te trompe, écoute si, comme je te le dis, je fus insensée. Déjà je descendais la pente de mes ans, et mes concitoyens étaient, près de Colle, aux prises avec leurs ennemis ; et je demandais à Dieu ce que, d’effet, il voulut. Là défaits, l’amère fuite précipita leurs pas, et voyant la chasse, j’en conçus une joie plus vive que toutes les autres joies, et si grande que je levai ma face hardie, criant à Dieu : « Désormais plus ne te crains [761] ! » comme fait le merle pour un peu de bonace [762]. Je voulus rentrer en paix avec Dieu, vers la fin de ma vie ; et encore par la pénitence ne serait diminuée ma dette, si de moi n’avait eu souvenir, dans ses saintes oraisons, Pierre Pettinagno [763], qui par charité eut pitié de moi. Mais toi, qui es-tu, qui t’en vas en t’enquérant de notre état, ayant, comme je le crois, les yeux ouverts, et qui, vivant, discours ? » — Mes yeux, dis-je, seront aussi fermés ici, mais peu de temps, parce que peu par eux j’ai péché en les tournant avec envie. Mais beaucoup plus mon âme inquiète craint le tourment d’au-dessous [764] : je sens déjà sur moi peser le fardeau d’en bas. Et elle à moi : « Qui donc t’a conduit ici-haut parmi nous, si tu crois redescendre ? » Et moi : — Celui qui est avec moi et qui se tait. Je suis vivant, et ainsi requiers-moi, esprit élu, si tu veux que pour toi, là d’où je viens, je meuve encore mes pieds mortels. « Ceci à ouïr est chose si nouvelle, répondit-elle, que grand signe est-ce que Dieu t’aime : lors donc aide-moi de tes prières. Et, je te le demande par ce que le plus tu désires, si jamais tu foules la terre de Toscane [765], rétablis-moi dans le souvenir des miens. Tu les verras parmi ce peuple vain, qui espère en Talamone, et y perdra plus d’espérance qu’à chercher la Diane [766] ; mais il en coûtera plus cher aux amiraux [767]. »


CHANT QUATORZIÈME


« Qui est celui-là qui parcourt les cercles de notre mont, avant que la mort lui ait donné le vol [768], et qui ouvre et ferme les yeux à son gré ? — « Je ne sais qui il est, mais je sais qu’il n’est pas seul : demande-le-lui, toi qui es plus près, et afin qu’il parle, fais-lui un doux accueil. »

Ainsi deux esprits [769], penchés l’un sur l’autre, discouraient là de moi, à main droite. Puis, pour me parler, ils renversèrent la tête. Et l’un dit : « O âme, qui encore unie au corps t’en vas vers le ciel, par charité console-nous, et dis-nous d’où tu viens, et qui tu es. De la grâce qui t’est faite nous sommes étonnés, autant qu’on doit l’être d’une chose qui auparavant ne fut jamais. » Et moi : — Par le milieu de la Toscane s’épand un petit fleuve, qui naît dans le Falterona [770], et qu’un cours de cent milles ne rassasie pas [771]. De ses rives j’apporte ce corps ; vous dire qui je suis serait parler en vain, mon nom encore ayant peu retenti. « Si mon intelligence saisit bien ta pensée, me répondit alors le premier, tu parles de l’Arno. » Et l’autre lui dit : « Pourquoi a-t-il caché le nom de cette rivière, comme on le fait des choses horribles ? » Et celui à qui cette demande était faite, ainsi s’acquitta : « Je ne sais ; mais bien est-il juste que périsse le nom de ce fleuve, qui, de sa source (où le mont alpestre dont le Pelore [772] est un tronçon, d’eaux abonde tellement, que peu de lieux en cela le surpassent), jusque-là où il se rend, pour renouveler ce que le ciel évapore de la mer, d’où les fleuves tirent ce qui avec eux va [773], ne rencontre que gens qui, tous, tenant la vertu pour ennemie, la fuient comme une couleuvre, par le malheur [774] du lieu, ou par la mauvaise habitude qui les aiguillonne. « D’où, tant ont changé de nature les habitants de la misérable vallée, qu’il semble que Circé les ait eus dans ses pâturages [775].

« Parmi de sales pourceaux [776], plus dignes de glands que d’une autre nourriture à l’usage de l’homme, il dirige d’abord son maigre cours ; puis descendant, il trouve des roquets [777] plus hargneux que ne le comporte leur force, et d’eux il détourne son museau dédaigneux [778]. Il descend encore, et plus il grossit, plus le fleuve maudit et néfaste trouve de chiens qui se font loups [779]. Ayant ensuite traversé des ravins plus sombres, il trouve les renards [780], si pleins de fraude, qu’ils ne craignent point qu’aucune habileté les vainque. Je le dirai, quoique d’autres m’entendent [781] ; et bien s’en trouvera celui-là, s’il se souvient de ce qu’un esprit vrai me dévoile. Je vois ton neveu, qui devient chasseur de ces loups [782] sur la rive de l’horrible fleuve, et les épouvante tous. Il vend leur chair vivante ; puis il les tue, comme on tue une vieille bête ; beaucoup de la vie, et lui d’honneur il prive. Sanglant il sort de la triste forêt [783] : telle il la laisse, que, comparée à ce qu’elle fut jadis, d’ici à mille ans elle ne se reboisera pas. »

Comme, à l’annonce de cruels désastres, se trouble le visage de celui qui écoute, de quelque côté que le péril le menace ; ainsi vis-je l’autre âme, qui se tenait tournée pour entendre, se troubler et s’attrister après qu’en soi elle eut recueilli les paroles.

Le dire de l’une, et la vue de l’autre me rendirent désireux de savoir leurs noms, et je les demandai avec prières. Sur quoi, celui qui le premier avait parlé, recommença : « Tu veux que je condescende à faire ce que tu n’as pas voulu faire pour moi. Mais, puisqu’en toi Dieu veut que tant reluise sa grâce, je ne te refuserai pas : sache donc que je suis Guido del Duca. Mon sang fut si enflammé d’envie, que si quelqu’un j’avais vu se réjouir, de jalousie tu m’aurais vu livide. De ce que je semai, une telle paille je moissonne. O humaine espèce, pourquoi mets-tu ton cœur là d’où doit être exclu tout compagnon [784] ? Celui-ci est Rinieri, l’ornement et l’honneur de la maison de Calboli, où nul ne s’est rendu héritier de sa vertu. Et non seulement sa race, entre le Pô et le mont et la mer et le Reno, est devenue pauvre de biens requis pour jouir du vrai et du contentement [785] ; mais au dedans de ces limites [786], tant abondent les plantes vénéneuses, que sans fruit désormais serait une culture tardive [787].

« Où est le bon Liccio [788], et Arrigo Menardi [789], Pierre Traversaro [790], et Guido di Carpigna [791] ! O Romagnols tombés en bâtardise, lorsqu’à Bologne un Fabbro [792] se fait de haute lignée ; lorsqu’à Faënza, un Bernardino [793] di Fosco, d’une herbe rampante [794] devient la noble tige ! Ne t’étonne point, ô Toscan, si je pleure, lorsqu’avec Guido da Prata [795] je me rappelle Ugolin d’Azzo [796], qui vécut avec nous, Frédéric Tignoso [797] et ses compagnons, la maison Traversara et les Anastagi [798] (et l’une et l’autre race est déshéritée) [799] : si je pleure les dames et les cavaliers, les soucis et les joies qu’en eux excitaient l’amour et la courtoisie, là où les cœurs sont devenus si mauvais. O Brettinoro [800], que ne fuis-tu, puisque ta famille, avec tant d’autres, s’en est allée pour ne pas se corrompre ? Bien fait Bagnacavallo, qui ne veut point de fils, et mal, Castrocaro, et pis, Conio [801], plus empressé d’engendrer de tels comtes. Bien feront les Pagani [802], lorsque leur démon s’en ira ; non cependant que jamais il reste d’eux une mémoire pure. O Ugolin de’ Fantoli, en sûreté est ton nom, parce que ne s’attend plus de toi, qui puisse en forlignant l’obscurcir. Mais va, Toscan, car trop plus maintenant me délecte le pleurer que le parler, tant notre pays m’a serré le cœur. »

Nous savions que ces chères âmes nous entendaient aller ; et ainsi, en se taisant, elles nous donnaient confiance dans le chemin [803].

Lorsqu’ayant avancé nous fûmes seuls, semblable à la foudre qui fend l’air, de devant nous vint une voix : « Me tuera quiconque me rencontrera [804]. » Et elle s’enfuit, comme s’éloigne le tonnerre qui subitement déchire la nuée. Lorsque d’elle notre ouïe eut trêve, tout à coup, une autre, avec un tel fracas qu’elle ressemblait au tonnerre qui suit un autre tonnerre : « Je suis Aglaure [805], qui devins rocher. » Et alors, pour me serrer contre le Poète, en arrière je portai. le pied, et non en avant. Déjà partout l’air était tranquille ; et lui me dit : « Cette voix est le dur frein [806], qui devrait retenir l’homme dans ses bornes ; mais vous prenez l’appât, de sorte qu’à soi vous tire l’hameçon de l’antique adversaire [807], et ainsi peu vous sert le frein, ou l’appel.

Le ciel vous appelle ; autour de vous il tourne, vous montrant ses beautés éternelles, et votre œil à terre seulement regarde. Pour cela vous châtie celui qui voit tout. »


CHANT QUINZIÈME


Entre la fin de la troisième heure [808] et le commencement du jour, autant il apparaît de la sphère toujours en mouvement, comme l’enfant qui joue, autant paraissait-il en rester au soleil pour achever son cours : là était le soir, et ici [809] le milieu de la nuit ; et les rayons me frappaient en pleine face, parce que nous tournions le mont de manière que nous allions droit vers le couchant, lorsque je sentis mes yeux éblouis d’une splendeur plus vive qu’auparavant, et que de stupeur me remplissaient les choses nouvelles : d’où, au-dessus de mes sourcils je levai les mains, et me fis une ombrelle qui diminuait l’excessive lumière.

Comme, lorsque de l’eau ou du miroir rejaillit le rayon, en direction contraire, remontant de la même façon qu’il est descendu, et, par son égale vitesse, différant de la pierre qui tombe [810], selon que le montrent l’expérience et l’art ; ainsi me parut-il que de devant me frappait une lumière réfléchie [811] ; par quoi, à fuir, mes yeux furent prompts.

— Qui est, dis-je, doux Père, celui contre qui ma vue ne peut trouver d’abri suffisant, et qui paraît s’avancer vers nous ? « Ne t’étonne point, si t’éblouissent encore les serviteurs célestes, me répondit-il : celui qui vient est envoyé pour nous inviter à monter. Bientôt voir ces choses ne te sera point une peine, mais un plaisir, autant qu’à le sentir ta nature te dispose.

Lorsque nous eûmes joint l’Ange béni, d’une voix joyeuse il dit : « Entrez par ici, dans un escalier beaucoup moins roide que les autres. »

Partis de là, nous montâmes, et derrière nous fut chanté Beati misericordes [812], et : « Toi qui vaincs, réjouis-toi [813] ! »

Mon Maître et moi, seuls tous deux, en haut nous allions, et en allant, je pensai à tirer profit de ses paroles ; et vers lui je me tournai, ainsi demandant : — Que voulait dire l’esprit de Romagne [814], en parlant d’ « exclusion » et de « compagnon » ?

Et lui à moi : « Il connaît le dommage que cause son plus grand vice, et ainsi que l’on ne s’étonne pas s’il le reprend pour que moins on en pleure [815]. Parce que vos désirs s’attachent à ce qui diminue, partagé entre plusieurs, l’envie vous gonfle de soupirs. Mais si les élevait l’amour de la sphère suprême, en votre cœur ne serait point cette crainte [816]. Car, là, on dit plus « nôtre [817] », chacun ne possède de bien, et plus dans ce cloître augmente l’ardeur de la charité. — Je suis plus loin d’être satisfait, dis-je, que si d’abord je m’étais tu, et plus de doutes en mon esprit s’amassent. Comment se peut-il qu’un bien partagé rende plus riches de soi beaucoup de possesseurs, que si de peu il était possédé ? Et lui à moi : — Parce que tu arrêtes ta pensée aux seules choses de la terre, de la vraie lumière tu ne tires que ténèbres. Cet infini et ineffable bien qui est là-haut court à l’amour, comme le rayon au corps que le reflète. Autant il trouve d’ardeur, autant il se donne ; de sorte que plus s’étend la charité, plus sur elle s’épand l’éternelle vertu : et plus là-haut il est d’âmes unies, plus à l’amour le bien se prodigue, et plus on s’aime, et comme un miroir l’un à l’autre on rend. Et si ma raison ne te rassasie pas, tu verras Béatrice, et pleinement par elle satisfait sera ce tien désir, et tout autre désir. Tâche seulement que soient guéries, comme déjà deux le sont, les cinq plaies que ferme la douleur. »

J’allais dire : « Tu apaises ma faim, » quand je m’aperçus que j’étais arrivé à l’autre cercle ; de sorte que, désireux de voir, je me tus. Là, il me sembla être soudain ravi en une vision extatique, et voir dans un temple plusieurs personnes : et, à l’entrée, une femme, avec une douce contenance de mère, dire : « Mon fils, pourquoi envers nous as-tu ainsi agi ? Voilà qu’affligés, ton père et moi, nous te cherchions [818]. » Et, dès qu’elle se tut, ce que j’avais vu s’évanouit.


Ensuite, un autre m’apparut [819], les joues baignées de ces eaux que fait couler la douleur d’un grand affront reçu ; et elle disait : « Si tu es le maître de la ville dont, parmi les dieux, le nom excita un si vif débat [820], et d’où rayonne toute science, venge-toi de ces bras audacieux qui embrassèrent notre fille, ô Pisistrate. » Et le Seigneur humain et doux me semblait lui répondre, avec un visage calme : « Que ferons-nous à qui nous veut du mal, si celui qui nous aime est par nous condamné ? »

Puis je vis des gens, enflammés de colère, lapider un jeune homme [821], en criant l’un à l’autre : « Tue ! tue ! » Et lui, je le voyais, appesanti déjà par la mort, pencher vers la terre, mais les yeux toujours fixés au ciel, et, avec un visage où se peignait la pitié, en un si grand combat, prier le Seigneur très haut de pardonner à ses persécuteurs. Lorsque revenant à soi, mon âme se tourna vers les choses qui hors d’elle sont vraies, je reconnus mon erreur non dépourvue de vérité [822].

Mon Guide me voyant pareil à un homme qui rompt les liens du sommeil, dit : « Qu’as-tu, que tu ne peux te soutenir ? Tu as cheminé, plus d’une demi-lieue, les yeux voilés et les jambes vacillantes, comme un homme pris de vin ou de sommeil. — O mon doux Père, si tu m’écoutes, je te dirai, répondis-je, ce qui m’est apparu lorsque ainsi mes jambes fléchissaient. Et lui : — Eusses-tu cent masques sur la face, tes pensées ne me seraient point cachées, si fugitives qu’elles fussent. Ce que tu as vu, c’était pour que tu ne refusasses pas d’ouvrir ton cœur aux eaux de la paix, qui coulent de l’éternelle fontaine. Je n’ai point demandé : « Qu’as-tu ? » par ce qui fait que demande celui qui regarde seulement avec l’œil qui ne voit pas quand le corps gît inanimé [823]. Mais j’ai demandé, pour donner de la force à ton pied. Ainsi faut-il exciter les paresseux, lents à user de la veille lorsqu’elle revient. »

C’était le soir, et nous allions, regardant tout, tant que la vue pouvait s’étendre, à l’encontre des rayons tardifs [824] et brillants, quand, peu à peu, voici venir vers nous une fumée obscure comme la nuit, et nul endroit pour s’en abriter : elle nous priva des yeux et de l’air pur.


CHANT SEIZIÈME


Les ténèbres de l’Enfer et d’une nuit sans planètes, sous un ciel pauvre [825], obscurci, autant qu’il se peut, par des nuages, n’étendirent jamais sur ma face un voile aussi épais, que le fit cette fumée qui là nous couvrit [826].

Elle ne permettait pas que l’œil restât ouvert, ce qu’avisant, ma fidèle Escorte s’approcha de moi et m’offrit son épaule.

Comme va l’aveugle derrière son conducteur, pour ne pas s’égarer, et ne se pas heurter contre quelque chose qui le blesse, ou peut-être le tue, à travers l’air acre et souillé, je m’en allais, écoutant mon Guide, qui disait seulement : « Prends garde à ne te point séparer de moi. »

J’entendais des voix, et chacune d’elles paraissait demander paix et miséricorde à l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés. Agnus Dei était leur seul exorde ; elles semblaient n’avoir toutes qu’une parole, qu’un chant, si parfaite était leur concorde.

— Quels sont, Maître, les esprits que j’entends ? dis-je. Et lui à moi : « Apprends le vrai, et qu’ils vont déliant le nœud de la colère [827] — Mais toi, qui es-tu, qui fends notre fumée et parles de nous, comme si encore tu divisais le temps par calendes [828] ? » Ainsi parla une voix ; sur quoi mon Maître dit : « Réponds et demande si par ici l’on monte. » Et moi : O créature, qui te purifies pour retourner belle à celui qui te fit, tu entendras merveille, si tu me suis. « Je te suivrai autant qu’il m’est permis, répondit-elle, et si la fumée ôte le voir, l’ouïr en sa place nous tiendra joints. »

Lors je commençai : « Avec cette enveloppe que la mort dissout, en haut je vais, et ici je suis venu à travers les angoisses infernales. Si Dieu m’a comblé de sa grâce, jusqu’à vouloir que je voie sa cour, d’une manière maintenant tout à fait inaccoutumée [829], ne me cèle point qui tu fus avant la mort, mais dis-le-moi, et dis-moi aussi si je vais bien vers le passage, et que tes paroles soient notre guide. » — « Je fus Lombard et nommé Marc [830] : je connus le monde, et j’aimai cette valeur devant laquelle chacun aujourd’hui débande son arc [831]. Pour aller en haut tu suis la droite voie. » Ainsi répondit-il. Et il ajouta : « Je te conjure de prier pour moi, quand tu seras là-haut. » Et moi à lui : J’engage ma foi de faire ce que tu demandes ; mais en moi est un doute que je ne saurais contenir, et qu’il faut que j’explique : il était d’abord simple, et à présent il est devenu double, en rapprochant ce que tu m’assures ici de ce qu’on m’a dit ailleurs [832]. Il est bien vrai, le monde est aussi dépeuplé de vertus que tu me le représentes, et plein et regorgeant de malice. Mais, je te prie, indique-m’en la cause, de sorte que je la voie et la montre aux autres : l’un la place dans le ciel, et un autre ici-bas. » Un profond soupir, un hélas douloureux il poussa d’abord ; puis il commença : « Frère, le monde est aveugle, et bien voit-on que tu en viens. Vous qui vivez, vous cherchez la raison de tout au ciel, comme s’il emportait tout dans son mouvement par nécessité. S’il en était ainsi, en vous serait détruit le libre arbitre, et point ne serait-ce justice de recueillir pour le bien la joie, pour le mal les pleurs. Du ciel vos mouvements ont leur commencement, je ne dis pas tous ; mais supposé que je le dise, pour discerner le bien et le mal une lumière vous est donnée, et le libre vouloir. Qui ne se refuse point à la fatigue des premiers combats contre le ciel [833], résiste, puis vainc tout, s’il se nourrit bien [834]. À une force plus grande et à une nature meilleure, libres, vous êtes soumis [835], et celle-ci en vous crée l’esprit, que le ciel n’a pas sous sa dépendance. Si donc le monde présent dévie, en vous en est la cause, en vous doit-elle être cherchée ; et je vais te la découvrir. De la main de celui qui en elle se complaît avant qu’elle soit, comme un petit enfant qui rit et pleure, et ne sait pourquoi, simplette sort l’âme, qui ne sait rien, sinon que, mue par qui l’a créée pour la joie, volontiers elle se tourne vers ce qui l’amuse. D’un léger bien d’abord elle sent la saveur, et, se trompant, elle court après, si un guide ou un frein n’infléchit son amour. D’où il convient qu’il y ait des lois pour imposer un frein, et un roi, qui de la vraie cité discerne au moins la tour [836]. Il y a des lois ; mais qui les prend en main ? Personne ; parce que le pasteur qui précède peut ruminer, mais n’a pas les ongles fendus [837]. Ce pourquoi le peuple, qui voit son guide rechercher le seul bien dont il est avide [838], s’en repaît, et ne demande rien de plus. Ainsi tu peux voir qu’être mal régi est la cause qui a rendu le monde criminel, et non la nature corrompue en vous. Rome, qui au bien ramena le monde [839], avait coutume d’avoir deux soleils [840], qui montraient les deux routes, celle du monde et celle de Dieu. L’un a éteint l’autre, et l’épée est jointe à la crosse, et mal convient-il que par vive force ils aillent ensemble [841], parce que, joints, l’un ne craint pas l’autre [842]. Si tu ne me crois, regarde à l’épi ; car toute plante se connaît par sa graine [843].

« Dans le pays qu’arrosent l’Adige et le Pô, on trouvait la valeur et la courtoisie, avant que Frédéric [844] fût en querelle. Maintenant, peut y passer sûrement quiconque par honte évite de discourir avec les bons et de s’en approcher [845]. Bien s’y voit-il encore trois vieillards, en qui l’âge antique réprimande le nouveau [846], et il leur semble que tard Dieu les appelle à une meilleure vie  : Conrad de Palazzo [847] et le bon Gherardo [848], et Guido da Castello [849], qui, à la française, mieux est nommé le simple Lombard [850]. Aujourd’hui l’Église de Rome, confondant en soi deux pouvoirs, tombe dans la fange, et souille elle et sa charge [851]. »— O mon Marc, dis-je, bien tu raisonnes, et, à présent je comprends pourquoi les fils de Lévi furent exclus de l’héritage [852]. Mais qui est ce Gherardo que tu dis être resté comme un modèle de la génération éteinte, pour être à reproche à ce siècle sauvage ? — « Ou me trompe ton parler, ou il m’éprouve, répondit-il, puisque, parlant toscan, tu semblés ne rien savoir du bon Gherardo. Par un autre surnom, point ne le connais, à moins que je ne l’emprunte de sa fille Gaia [853]. Dieu soit avec vous ; plus longtemps que je ne vous accompagne, vois blanchir la clarté, qui à travers la fumée rayonne. L’Ange est là ; il convient que je m’en aille avant qu’il paraisse. » Ainsi il parla, et plus ne voulut m’écouter.


CHANT DIX-SEPTIÈME


Ressouviens-toi, Lecteur, si jamais dans les Alpes te surprit le brouillard, à travers lequel on voit ainsi que voient les taupes à travers leur taie, de quelle façon, lorsque les vapeurs humides et épaisses commencent à se raréfier, le soleil faiblement y pénètre, et que ton imagination soit prompte à se représenter comment je revis d’abord le soleil qui se couchait.

Ainsi, réglant mes pas sur ceux de mon Maître fidèle, je sortis de ce nuage, et retrouvai les rayons déjà morts sur les rivages bas.

O imaginative, qui tellement quelquefois nous sépares des choses du dehors, qu’autour de nous sonneraient mille trompettes, point ne les entendrions, qui te meut, si ne t’excitent les sens ? Te meut une lumière qui s’informe dans le ciel, ou de soi-même, ou par le vouloir de Celui qui en bas l’envoie. De l’impie dont la forme se changea en celle de l’oiseau qui à chanter le plus se délecte [854], j’eus la vision interne : et mon esprit en soi se replia si profondément, qu’aucune chose du dehors n’y trouvait d’accès. Puis me tomba dans la haute fantaisie [855] un crucifié superbe et farouche [856], et tel il se mourait. Près de lui était le grand Assuérus, son épouse Esther, et le juste Mardochée, également intègre dans le dire et dans le faire. Et cette image s’étant brisée d’elle-même, comme une bulle à laquelle manque l’eau où elle se forma, dans ma vision surgit une jeune fille [857] pleurant, et disant : « O reine, pourquoi par colère as-tu voulu ne plus être ? Tu t’es tuée pour ne pas perdre Lavinia, et maintenant tu l’as perdue : elle-même suis-je, moi qui pleure, mère, ta mort avant celle d’un autre [858]. »

Comme se rompt le sommeil, quand subitement une nouvelle lumière frappe les yeux fermés, et, rompu, se débat avant de mourir tout à fait ; ainsi s’éteignit en moi l’imaginer, sitôt que frappa mon visage une lumière, bien plus vive que celle à laquelle nous sommes accoutumés.

Je me tournais pour regarder d’où elle venait, lorsqu’une voix dit : « Ici l’on monte. » De toute autre pensée elle me détourna, et m’inspira un si grand désir de voir qui me parlait, que rien ne l’aurait pu calmer que son objet même. Mais comme il advient devant le soleil, qui éblouit notre vue et se voile de son propre éclat, ainsi ma force ici défaillait. « Celui-ci est l’esprit divin qui, sans être prié, nous indique le chemin pour aller en haut, et se cache lui-même dans sa lumière. Avec nous il fait comme l’homme fait avec soi [859] : car, qui voit le besoin et attend qu’on le prie, malignement déjà se met sur la négative. Maintenant, que nos pieds obéissent à une si haute invitation : tâchons de monter avant que la nuit se fasse ; après, on ne le pourrait jusqu’au retour du jour. » Ainsi dit mon Guide, et lui et moi nous tournâmes nos pas vers un escalier : et dès que je fus sur le premier degré, je sentis près de moi comme un mouvement d’ailes, et sur ma face passer un souffle, et j’entendis : « Beati pacifici [860], qui point n’ont en eux de mauvaise colère. » Déjà, au-dessus de nous si élevés étaient les derniers rayons qui précèdent la nuit, que de plusieurs côtés paraissaient les étoiles. O ma force, pourquoi ainsi m’abandonnes-tu ? disais-je en moi-même, sentant que mes jambes s’affaiblissaient.

Nous étions là où l’escalier cesse de monter, fixes comme le navire qui aborde la plage. J’écoutais un peu si j’entendrais quelque chose dans le nouveau cercle [861] ; puis je me tournai vers mon Maître, et dis : — Mon doux Père, dis, quelle offense expie-t-on dans le cercle où nous sommes ? Si les pieds s’arrêtent, que ne s’arrête point ton discours. Et lui à moi : « L’amour du bien, séparé du devoir qui le règle, ici se restaure ; ici est châtié le rameur paresseux. Mais, pour que tu entendes mieux encore, écoute-moi, et tu retireras quelque bon fruit de notre retard. Mon fils, commença-t-il, ni le créateur, ni la créature jamais ne furent sans amour, ou naturel, ou procédant de la raison ; et tu le sais. Le naturel toujours est exempt d’erreur ; mais l’autre peut errer par le vice de l’objet, ou par trop, ou par trop peu de force. Tandis que vers les premiers biens [862] il est dirigé, et que, dans les seconds [863], il se mesure bien lui-même, il ne peut être la cause d’un mauvais plaisir. Mais, quand il se tord vers le mal, ou qu’avec plus ou avec moins d’ardeur qu’il ne doit, il court dans le bien, contre son Créateur agit la créature. De là tu peux comprendre que l’amour en vous doit être la semence, et de toute opération qui mérite une peine. Or, l’amour ne pouvant détourner la vue du bien de son sujet, tout être est à l’abri de sa propre haine : et parce que nul ne peut être conçu subsistant de soi, et séparé du premier être, celui-ci jamais ne saurait être haï. Donc, si mes divisions sont exactes, le mal qu’on aime est le mal du prochain, et cet amour, sur votre limon, naît de trois manières. Tel, en opprimant son prochain, espère l’excellence, et pour cela seul il souhaite que de sa grandeur il soit jeté bas ; tel craint de perdre pouvoir, faveur, honneurs, renommée, si un autre s’élève ; et d’autant plus il s’en attriste, qu’il aime plus le contraire. Tel d’une injure parait tant s’irriter qu’il devient avide de vengeance ; et celui-ci force est qu’il cherche le mal d’autrui. Cet amour triforme ici-dessous se pleure [864]. A présent, je veux parler de celui qui court au bien d’une manière opposée à l’ordre. Chacun confusément conçoit un bien où l’âme se repose et le désire ; et chacun s’efforce de l’atteindre. Si un lent amour vous attire vers lui [865], pour le voir ou pour l’acquérir, les tourments de cette corniche vous purifient, pourvu qu’ait précédé un juste repentir. Il est un autre bien qui ne rend pas l’homme heureux [866] : il n’est point la félicité, il n’est pas la bonne essence de tout bien, ni dans son fruit, ni dans sa racine. L’amour qui trop s’y abandonne, au-dessus de nous se pleure dans trois cercles [867] ; mais comme la raison montre qu’il est triple, point n’en parle, afin que par toi-même tu cherches. »


CHANT DIX-HUITIÈME


A son discours avait mis fin le grand Docteur, et attentivement il regardait sur mon visage si je paraissais content : et moi, que pressait encore une nouvelle soif, je me taisais au dehors, et au dedans je disais : « Peut-être qu’en trop demandant je le fatigue. » Mais ce Père vrai, qui s’aperçut du timide vouloir qu’en moi je renfermais, en parlant me donna la hardiesse de parler. D’où moi : « Maître, tant s’avise ma vue dans ta lumière que je discerne clairement tout ce que montre et trace ta raison. Je te prie donc, cher doux Père, de m’enseigner quel est cet amour à quoi tu réduis toute bonne opération et son contraire ». « Fixe sur moi, dit-il, les regards pénétrants de l’esprit, et te sera manifeste l’erreur des aveugles qui se font guides. L’âme, créée pour aimer, se porte vers tout ce qui plaît, sitôt que le plaisir l’éveille à l’action. De ce qui existe réellement votre puissance perceptive attire l’image [868], et la déploie au-dedans de vous, de sorte que l’âme se tourne vers elle : et si vers elle étant tournée, elle s’y incline, ceci est la nature, que le plaisir unit à vous par un nouveau lien. Et comme le feu se meut en haut, en vertu de sa forme [869], qui le porte à monter là où plus il subsiste dans sa propre matière [870], ainsi, ayant perçu, l’âme entre en désir, qui est un mouvement spirituel, et jamais ne se repose qu’elle n’ait joui de l’objet aimé. Tu peux maintenant voir combien la vérité est cachée à ceux qui affirment que tout amour est louable en soi. Il se peut que bonne en paraisse toujours la matière ; mais toute empreinte n’est pas bonne, bien que la cire soit bonne. »

« Tes paroles et mon esprit qui les suit, répondis-je, m’ont découvert l’amour ; mais, de cela même naissent en moi de nouveaux doutes. Car, si vient du dehors ce qui détermine l’amour, et que l’âme n’ait point d’autre moteur, qu’elle aille droit, ou qu’elle dévie, ce n’est pas son mérite. Et lui à moi : « Tout ce qu’ici voit la raison, je puis te le dire ; pour ce qui est au delà, attends Béatrice ; car c’est sujet de foi. Toute forme substantielle, distincte de la matière et unie avec elle, a en soi une vertu spécifique, laquelle n’est sentie que par son opération et ne se manifeste que par son effet, comme la vie dans la plante par le vert feuillage : ainsi, d’où vient l’intelligence des premières notions et le sentiment des premiers objets que l’âme appète, l’homme ne le sait ; car ils sont en vous comme dans l’abeille l’instinct de faire le miel : et ce premier désir n’a rien qui mérite louange ou blâme. Or, afin qu’à elle viennent s’unir toutes les autres, innée en vous est la vertu qui conseille, et qui doit garder le seuil du consentement. Celle-ci est le principe qui vous rend capable de mériter, selon qu’il accueille et choisit les bons et les mauvais amours. Ceux dont la raison a été au fond, ont reconnu cette liberté innée, et ils ont ainsi conservé la morale dans le monde. D’où, suppose que tout amour, qui au dedans de vous s’enflamme, y naisse, nécessairement, en vous est la puissance de le contenir. Par libre arbitre, Béatrice [871] entend la noble vertu ; au soin de t’en souvenir, si elle t’en parle.

La lune, qui avait retardé son lever presque jusqu’au milieu de la nuit [872], semblable à un bassin embrasé, nous faisait paraître les étoiles plus rares, et à l’encontre du ciel [873], elle parcourait la route que le soleil enflamme, alors qu’à son déclin ceux de Rome le voient entre les Sardes et les Corses [874] : et cette noble ombre, par qui plus renommée est Pietola [875] que la cité Mantouane, avait déposé le fardeau dont je l’avais chargée [876]. Pour moi, mes questions ayant reçu des réponses claires et simples, j’étais comme un homme qui, à demi endormi, rêve, mais des gens qui, derrière nous, se hâtaient, dissipèrent subitement cette somnolence et comme jadis l’Ismène [877] et l’Asope voyaient, de nuit, courir sur leurs bords une foule ardente quand les Thébains avaient besoin de Bacchus ; ainsi, par ce que je vis de ceux qui venaient, dans ce cercle presse le pas celui qu’emportent un bon vouloir et un juste amour. Ils nous eurent bientôt joints, car en courant allait toute cette grande troupe, et, devant elle, deux criaient en pleurant : « Marie avec hâte courut à la montagne [878], et, pour subjuguer Herda, César investit Marseille, et courut en Espagne [879]. — Vite, vite ! que par peu d’amour point ne se perde le temps ! » criaient tous les autres qui suivaient ; « le zèle de bien faire fait reverdir la grâce. — O gens, en qui maintenant une vive ferveur compense peut-être la négligence et le retard, que, par tiédeur, vous avez mis à accomplir le bien, celui-ci qui vit (et certainement je ne vous mens pas), veut aller en haut, pourvu que le soleil nous éclaire : dites-nous donc où est le plus près passage. » Ainsi parla mon Guide ; et l’un de ces esprits dit : « Viens derrière nous, tu trouveras l’entrée. De nous mouvoir si désireux nous sommes, que nous ne pouvons nous arrêter ; ainsi pardonne, si te paraît rudesse l’effet de la justice en nous. Je fus abbé de San-Zeno de Vérone [880], sous l’empire du bon Barberousse, de qui avec douleur parle encore Milan [881]. Et tel a déjà un pied dans la fosse, que bientôt fera pleurer ce monastère, et qui s’attristera d’y avoir eu puissance [882] ; parce que son fils, difforme de tout le corps, et d’âme pire, et qui mal naquit, y tient la place du vrai pasteur. »

Je ne sais s’il en dit plus ou s’il se tut, tant il nous avait devancés ; mais cela j’entendis, et il me plut de le retenir. Et celui qui en tout besoin m’avait secouru, dit : « Tourne-toi par ici, et vois-en deux venir en gourmandant la paresse ». Derrière tous les autres ils disaient : « Moururent ceux pour qui la mer s’ouvrit, avant que le Jourdain vit ses héritiers [883] ; et ceux qui, jusqu’à la fin ne supportèrent pas la fatigue avec le fils d’Anchise, et se plongèrent eux-mêmes dans une vie sans gloire. »

Puis, quand ces ombres furent si loin de nous qu’on ne les pouvait plus voir, en moi entra un nouveau penser duquel divers autres naquirent, et de l’un à l’autre tant j’ondoyai, que dans le vague mes yeux se fermèrent, et la pensée se transforma en songe.


CHANT DIX-NEUVIÈME


Alors que la chaleur du jour, vaincue par la Terre, ou quelquefois par Saturne, ne peut plus attiédir le froid de la Lune [884] ; quand les Géomanciens voient, avant l’aube, leur Fortune majeure [885] surgir dans l’Orient, par un chemin qui longtemps ne reste pas obscur ; m’apparut en songe une femme bègue, aux yeux louches, courbée sur ses jambes torses, mutilée des mains, et de couleur blafarde.

Je la regardais : et comme le soleil ranime les froids membres engourdis par la nuit, ainsi mon regard délia sa langue, puis, en peu d’instants, la redressa toute entière, et colora, comme le veut l’amour, son visage défait.

Lorsque ainsi elle eut le parler libre, elle se mit à chanter de telle sorte, que je n’eusse pu qu’avec peine détourner d’elle mon attention. « Je suis, chantait-elle, je suis la douce Sirène qui, au milieu de la mer, égare les mariniers, tant de m’ouïr le plaisir est grand. De sa route errante j’attirai Ulysse à mon chant : qui s’accointe avec moi, rarement me quitte, si pleinement je le satisfais. »

Sa bouche ne s’était pas encore refermée, quand soudain près de moi apparut une femme sainte, pour la confusion de celle-là. O Virgile, Virgile, qui est celle-ci ? vivement disais-je. Et lui venait, les yeux fixés seulement sur cette femme pudique [886]. Il prenait l’autre, et, fendant ses vêtements, par devant il la découvrait et me montrait le ventre : la puanteur qui s’en exhalait me réveilla.

Je tournai les yeux, et le bon Virgile : « Trois fois au moins, dit-il, je t’ai répété : Lève-toi et viens. Cherchons l’ouverture par où tu puisses entrer. »

Je me levai. Déjà le jour remplissait tous les cercles du sacré mont, et nous allions, les reins tournés vers le soleil nouveau. En le suivant [887], je portais le front comme qui l’a chargé de pensers, et qui fait de soi un demi-arc de pont, lorsque j’entendis : « Venez, ici l’on passe ! » d’un parler si doux et si affectueux, que de pareil on n’en entend point dans ce séjour mortel.

Ouvrant ses ailes, semblables à celles du cygne, celui qui ainsi nous avait parlé, nous dirigea en haut entre les parois du rocher. Sur nous ensuite il agita les pennes, déclarant heureux ceux qui lugent [888] parce que leurs âmes seront consolées [889].

« Qu’as-tu, qu’à terre seulement tu regardes ? me dit mon Guide, ayant tous deux l’Ange un peu au-dessus de nous. Et moi : — Si soucieux vais-je, à cause de la nouvelle vision, qui tant m’obsède que je ne puis cesser d’y penser. — Tu as vu, dit-il, cette antique magicienne qui, seule désormais, au-dessus de nous se lamente [890], et tu as vu comment l’homme se dégage d’elle. Que cela te suffise, et de tes talons frappe la terre : tourne les yeux vers le leurre que te montre le Roi éternel dans ses orbes immenses. »

Tel que le faucon, qui d’abord regarde ses pieds, se tourne ensuite au cri, et s’élance par le désir de la pâture qui devant l’attire, tel devins-je, et tel, aussi loin que se fend le rocher pour donner passage à qui monte, allai-je jusque-là où commence le circuit. Lorsque, libre, je fus dans le cinquième cercle, j’y vis des gens qui, gisant à terre la face en bas, pleuraient. « Adhaesit pavimento anima mea [891], » je les entendais dire, avec des soupirs si profonds, que l’on distinguait à peine les paroles.

« O élus de Dieu, dont la justice et l’espérance rendent les souffrances moins dures, dirigez-nous vers les hauts degrés. — Si vous venez sans avoir à craindre d’être ici gisants, et voulez trouver le chemin le plus court, que votre droite soit toujours en dehors [892]. »

Ainsi pria le Poète, et ainsi il lui fut répondu d’un peu au-devant de nous. Et moi, par le parler, je discernai celui qui était caché ; et je tournai les yeux vers mon Seigneur, qui, avec un signe de contentement, m’accorda ce que demandait le regard du désir.

Quand je fus maître de disposer de moi, je m’approchai de cette créature que ces paroles m’avaient fait remarquer, disant : — Esprit, en qui le pleurer mûrit ce sans quoi tu ne peux retourner à Dieu [893], suspends un peu pour moi ton plus grand souci. Qui fus-tu, et pourquoi vos dos sont tournés en haut, dis-moi, si tu veux que je t’obtienne quelque chose là d’où je suis parti vivant. Et lui à moi : « Pourquoi veut le ciel que vers lui nos dos soient tournés, tu le sauras ; mais, auparavant, scias quod ego fui successor Petri [894]. Entre Siestri et Chiaveri [895] descend une belle rivière, de laquelle originairement ma race tire son nom. Durant un mois et un peu plus, j’éprouvai combien pèse le grand manteau à qui veut le préserver de la fange : paraîtraient une plume tous les autres fardeaux. Ma conversion, hélas ! fut tardive ; mais, quand je fus fait Pasteur romain, je connus la vie menteuse. Je vis que là ne s’apaisait point le cœur et que, dans cette vie, on ne pouvait monter plus haut, ce pourquoi de celle-ci en moi s’enflamma l’amour. Jusque-là misérable et séparée de Dieu fut mon âme tout avare : maintenant, comme tu vois, j’en suis ici puni. Ce qu’opère l’avarice, se manifeste ici dans la position renversée des Ames qui se purifient : et le mont n’a point de peine plus amère. Comme nos yeux, fixés sur les choses terrestres, ne se tournèrent point en haut, ainsi la justice ici les attache à terre : et comme l’avarice éteignit en nous tout amour du bien, par quoi se perd l’opérer [896], ainsi la justice ici nous tient resserrés, liés et pris des pieds et des mains, et tant qu’il plaira au Seigneur juste, nous resterons étendus immobiles. »

Je m’étais agenouillé, et je voulais parler ; mais comme je commençais, s’étant aperçu, par l’ouïe seulement, de mon acte respectueux. « Pourquoi, dit-il, ainsi te courbes-tu ? » Et moi à lui : — Parce que m’en presse ma droite conscience, à cause de votre dignité. « Redresse tes jambes et lève-toi, frère, répondit-il : ne te trompe point. Comme toi et comme les autres, d’une seule Puissance je suis le serviteur. Si cette parole évangélique neque nubent [897] tu entendis jamais, bien peux-tu voir pourquoi ainsi je parle. Va, maintenant : je ne veux pas que tu t’arrêtes davantage ; car ta présence gène le pleurer avec lequel je mûris ce que tu as dit. J’ai là [898] une nièce nommée Alagia, bonne de soi, pourvu que, par l’exemple, notre maison ne la rende pas mauvaise : elle seule m’est restée là. »


CHANT VINGTIÈME


Contre un plus fort vouloir, mal combat un autre vouloir ; ainsi, contre ce qui me plaisait, pour lui plaire, je retirai de l’eau l’éponge non rassasiée [899].

Je m’avançai, et mon Guide s’avança par l’espace libre [900], le long de la rampe, comme on va par un étroit mur crénelé, car la gent qui, par les yeux, goutte à goutte, verse le mal dont tout le monde est plein [901], s’approchait trop en dehors [902].

Maudite sois-tu, antique louve, qui, plus que toutes les autres bêtes, abondes de proie pour ta faim sans fond ! O ciel, dont on paraît croire que les mouvements changent la condition des choses d’ici-bas, quand viendra celui [903] par lequel s’en ira celle-ci ?

Nous allions à pas lents et rares, et j’étais attentif aux ombres que j’entendais pitoyablement pleurer et se plaindre, lorsque, de fortune, j’ouïs : « Douce Marie ! » devant nous appeler au milieu de ces pleurs, comme la femme en travail d’enfant, et ajouter : « Aussi pauvre tu fus qu’on le peut voir par le réduit où tu déposas ton fruit saint. »

J’entendis ensuite : « O bon Fabricius, tu aimas mieux la pauvreté avec la vertu, que de grandes richesses avec le vice. »

Ces paroles tant me plurent, que je m’avançai pour connaître l’esprit de qui elles paraissaient venir. Il parlait aussi de la largesse que fit Nicolas aux jeunes vierges, pour conserver pur leur honneur [904]. — O âme qui si bien discours, dis-moi qui tu fus, dis-je, et pourquoi seule tu renouvelles ces dignes louanges. Tes paroles ne seront point sans récompense, si je reviens accomplir le court chemin de cette vie qui vole vers son terme. Et lui : « Je te parlerai, non pour confort que j’attende de là, mais à cause de la grâce singulière qui reluit en toi avant que tu sois mort. Je fus la racine de la mauvaise plante [905] qui tellement de son ombre couvre la terre chrétienne, que rarement s’y cueille un bon fruit. Si Douai, Gand, Lille et Bruges pouvaient, prompte en serait la vengeance, et je la demande à celui qui juge tout. Je fus appelé là Hugues Capet : de moi sont nés les Philippe et les Louis, par qui nouvellement est régie la France. Je fus fils d’un boucher de Pâris. Lorsque les anciens rois vinrent à manquer tous, hors un qui avait endossé la robe grise [906], je me trouvai ayant en main le frein du gouvernement du royaume, et si puissant par de nouveaux acquêts, et entouré de tant d’amis, qu’à la couronne, veuve fut promue la tête de mon fils, par qui de ceux-là commença la race exécrable. Jusqu’à ce que la grande dot de Provence [907] eût à mon sang ôté toute pudeur, peu il valait, mais du moins il ne faisait pas de mal. Alors, par la force et le mensonge, commencèrent leurs rapines : ensuite, pour amende [908], ils prirent le Ponthois, la Normandie et la Gascogne. Charles vint en Italie, et pour amende, fit de Conradin une victime [909], et au ciel renvoya Thomas [910], pour amende. Peu après, je vois un temps où de France est attiré un nouveau Charles [911], pour que mieux soient connus et lui et les siens. Il en sort sans armée, seul avec la lance [912] avec laquelle jouta Judas, et si bien que de Florence elle ouvre le flanc. Par là point de terre il ne gagnera, mais péché et honte, pour lui d’autant plus pesants, que plus léger lui semblera un pareil dommage. L’autre qui sortit ensuite [913], je le vois, pris sur un navire, vendre sa fille, et en trafiquer comme les corsaires des autres esclaves. O avarice, quoi de plus peux-tu faire des miens, après qu’à toi tellement tu les as attirés, que point ils n’ont souci de leur propre chair ?

Pour que moindre paraisse le mal futur et le mal fait, je vois dans Alagna [914] entrer le lis, et dans son vicaire le Christ captif. Je le vois moqué une autre fois : je le vois derechef abreuvé de vinaigre et de fiel, et mis à mort [915] entre deux voleurs vivants. Je vois le nouveau Pilate, si cruel que, non assouvi encore, il porte, sans rescrit, ses voiles avides dans le temple [916]. O mon Seigneur, quand joyeux verrai-je la vengeance cachée dont jouit en secret ta colère ! Ce que je disais de cette unique épouse de l’Esprit saint [917], sur quoi pour t’enquérir tu t’es tourné vers moi, nous le redisons dans nos prières, pendant que le jour dure ; mais quand vient la nuit, nos voix prennent un ton contraire [918].

Alors nous parlons de Pygmalion [919], que traître et voleur et parricide fit l’insatiable désir de l’or ; et de la misère de l’avare Midas [920], suite de l’avide demande qui doit le rendre à jamais un objet de risée. Puis chacun se rappelle l’insensé Achan [921], comment il déroba le butin, et il semble qu’ici encore le châtie la colère de Josué. Ensuite nous accusons Saphira avec son mari [922], aux ruades que reçut Héliodore [923] nous applaudissons, et tout le mont roule dans l’infamie Polymnestor [924] qui tua Polydore. Enfin, ici l’on crie : O Crassus [925], dis-nous, puisque tu le sais, quel goût a l’or ? L’un parle haut, et l’autre bas, selon le sentiment qui nous excite à parler avec plus ou moins de véhémence. »

Cependant à écouter le bien que le jour on rappelle, je n’étais pas seul ; mais là auprès était une personne qui n’élevait pas la voix. Nous avions quitté cet esprit, et nous tâchions de gagner du chemin autant que nos forces nous le permettaient, lorsque je sentis trembler le mont comme une chose qui tombe : d’où je fus pris d’un frisson semblable à celui qui saisit l’homme qu’on mène à la mort. Si fortement ne trembla pas Délos [926], avant que Latone y eut fait le nid où elle enfanta les deux yeux du ciel. Puis retentit de toutes parts un cri tel, que le Maître se tourna vers moi, disant : « Ne crains rien, pendant que je te guide. « Gloria in excelsis Deo ! » tous disaient, selon que je le compris, lorsque de plus près je pus entendre les cris. Nous demeurâmes immobiles et en suspens, comme les pasteurs qui les premiers ouïrent ce chant [927], jusqu’à ce que, le tremblement ayant cessé, le chant aussi cessa. Puis nous reprîmes notre route sainte, regardant les ombres qui gisaient à terre, et qui déjà étaient retournées aux pleurs accoutumés.

Contre aucune ignorance qui me rendit désireux de savoir, je n’eus jamais si grand combat, si ma mémoire en cela n’erre pas, que n’était celui qu’en ma pensée il me semblait alors avoir ; et, à cause de la hâte, je n’osais demander, et là par moi-même je ne pouvais rien voir : ainsi je m’en allais timide et pensif.


CHANT VINGT-ET-UNIÈME


La soif naturelle [928] qu’apaise seule l’eau qu’en grâce demanda la pauvre femme samaritaine [929], me tourmentait, et par la route embarrassée me hâtant à la suite de mon Guide, j’étais ému de la juste vengeance ; quand voilà que, comme en Luc il est écrit que le Christ, sorti du sépulcre, apparut à deux de ses disciples en voyage, nous apparut une ombre : derrière nous elle venait regardant la troupe gisante à ses pieds. Nous ne l’avions point aperçue, de sorte que la première elle parla, disant : « Mes frères, que Dieu vous donne la paix ! » Soudain nous nous retournâmes, et Virgile lui rendit le salut qui convenait au sien.

Puis il commença : « Que dans l’assemblée bienheureuse t’introduise en paix le juste Juge qui me relègue dans un éternel exil. — Si vous êtes, dit-elle en continuant d’aller, des ombres que Dieu ne daigne pas admettre là-haut, qui vous a ainsi conduits par cet escalier ? » Et mon Maître : « Si tu regardes les signes que porte celui-ci, et que l’Ange a tracés, bien verras-tu qu’avec les bons il doit régner. Mais, parce que celle qui jour et nuit file, n’avait pas encore épuisé la quenouille que Clotho dispose et mesure pour chacun, son âme, sœur de la tienne et de la mienne, venant là-haut n’y pouvait venir seule, ne voyant pas comme nous voyons : Ce pourquoi je fus tiré de la large gueule de l’Enfer pour le guider, et je le guiderai aussi loin que le pourra mon savoir. Mais dis-nous, si tu le sais, pourquoi de telles secousses ont ébranlé le mont, et pourquoi tous ensemble ont paru jeter le même cri, jusqu’à son humide pied. »

Ainsi demandant, il toucha tellement le but de mon désir, que par l’espérance un peu apaisée fut ma soif. Celui-là commença : « Point n’est-ce une chose qui trouble l’ordre de la pieuse montagne, ou qui soit inaccoutumée. Elle est exempte de toute altération : de ce qu’en soit le ciel reçoit d’elle [930] cela peut venir, et non d’autre chose : Car ni pluie, ni grêle, ni neige, ni rosée, ni bruine, ne tombe au-dessus du court escalier des trois degrés [931]. Ne s’y voient aucuns nuages, épais ou légers, ni éclairs, ni la fille de Thaumas [932], qui là [933] souvent change de contrées. Nulle sèche vapeur ne monte plus haut que le sommet des trois degrés dont je parlais, où le vicaire de Pierre a ses pieds. Peut-être plus bas tremble-t-elle un peu, ou beaucoup ; mais, par un vent qui dans la terre se cache, je ne sais comme, ici-haut le mont ne tremble jamais. Il tremble, lorsqu’une âme se sent pure, de sorte qu’elle monte, ou se meuve pour monter, et ce cri la seconde. De la pureté le seul vouloir fait preuve, l’âme tout à coup se sentant libre de changer de demeure, et de le vouloir elle se réjouit. Auparavant bien le voudrait ; mais ne le permet pas le désir par lequel veut la divine Justice qu’elle se porte vers le châtiment, comme au péché elle se porta. Et moi qui, cinq cents ans et plus, ai été gisant sous cette peine, tout à l’heure seulement j’ai senti le désir d’un séjour meilleur. Pour cela tu as senti le tremblement, et entendu les pieux esprits par tout le mont rendre gloire à ce seigneur, afin qu’il hâte leur passage là-haut ! ». Ainsi il dit : et comme on se réjouit d’autant plus de boire, que plus grande est la soif, je ne saurais dire combien il satisfit la mienne. Et le sage Guide : « Maintenant je vois le filet où ici vous êtes pris, et comme on s’en dégage, pourquoi le tremblement, et de quoi vous vous conjouissez. Qu’il te plaise maintenant que je sache qui tu fus ; pourquoi tant de siècles tu as été gisant, je l’ai compris par tes paroles.

— Au temps où le bon Titus, avec l’aide du souverain Roi, vengea [934] les blessures d’où sortit le sang vendu par Judas ; revêtu du nom le plus durable et le plus honoré [935], j’étais là célèbre, mais n’ayant pas encore la foi. Tant fut doux le souffle de ma voix, que de Toulouse à soi m’attira Rome, où je méritai que de myrte mes tempes fussent ornées. Là encore on me nomme Stace : je chantai de Thèbes, puis du grand Achille ; mais sous la seconde charge en chemin je tombai [936]. De mon ardeur furent la semence les étincelles de la divine flamme qui m’embrasa, et à laquelle se sont allumé plus de mille : je parle de l’Enéide, qui me fut une mamelle et une nourrice de poésie : sans elle je n’eusse pesé une drachme. Et pour avoir vécu là quand vivait Virgile, je consentirais que, d’un soleil [937] plus que je ne dois, fût retardée la fin de mon bannissement. »

Virgile, à ces paroles, vers moi se tourna, d’un visage qui, en se taisant, me disait. Tais-toi ! Mais ne peut la vertu tout ce qu’elle veut.

Le rire et les pleurs suivent tellement la passion qui les excite, qu’ils n’obéissent point au vouloir, et moins encore chez les plus vrais.

Je souris donc, comme celui qui fait signe : sur quoi l’ombre se tut, et me regarda aux yeux, où plus se retrace l’image véritable [938]. « Que d’un si grand travail tu recueilles le fruit [939] ! dit-il. Pourquoi ton visage m’a-t-il tout à l’heure montré un éclair de rire ? »

Je me trouve ainsi pris d’une et d’autre part : de l’une on me commande de me taire, de l’autre on me conjure de parler ; d’où un soupir qui me fait comprendre.

« Parle, dit mon Maître, et ne crains pas de parler ; mais parle, et dis-lui ce qu’il demande avec tant de souci. » Moi donc : — Peut-être, antique esprit, t’étonnes-tu du sourire qui m’est échappé ; mais je veux que tu t’étonnes plus encore : celui-ci, qui en haut guide mes yeux, est ce Virgile, à qui tu dois d’avoir chanté avec éclat les hommes et les Dieux. Si tu as cru que mon sourire eût une autre cause, tiens-là pour fausse, et attribue-le à ce que tu as dit de lui.

Déjà il s’inclinait pour baiser les pieds de mon Maître ; mais celui-ci lui dit : « Non, frère ! ombre tu es, et tu vois une ombre. » Et lui, se relevant : « Tu peux juger de l’ardeur de mon amour pour toi, lorsque, oubliant que nous ne sommes que des formes vaines, je traite les ombres comme des corps réels. »


CHANT VINGT-DEUXIÈME


Déjà derrière nous l’Ange était resté, l’Ange qui nous avait acheminés vers le sixième cercle, après avoir effacé de mon front une empreinte ; et avec ceux qui à désir ont la justice, il nous avait dit beati, et le reste des paroles avec sitiunt, sans ajouter rien autre chose [940]. Et moi, plus léger qu’aux autres entrées [941], si facilement j’allais, que sans aucun travail, je suivais en haut les rapides esprits ; quand Virgile commença : « Un amour qu’enflamme la vertu, enflamme toujours un autre amour, pourvu qu’au dehors la flamme paraisse. Ainsi, du moment où parmi nous dans les limbes, de l’Enfer descendit Juvénal, qui me révéla ton affection, la mienne fut la plus vive qu’on puisse ressentir pour une personne qu’on ne vit jamais ; de sorte que courts maintenant me paraîtront ces escaliers. Mais dis-moi, et, comme ami, pardonne si par excès de confiance trop je lâche le frein, et comme ami désormais discours avec moi. Comment put l’avarice trouver place en ton sein, soigneusement rempli, comme tu l’étais, de toute sagesse ? »

Ces paroles provoquèrent d’abord en Stace un léger rire, puis il répondit : « Chacun de tes dires m’est une chère marque d’amour. Véritablement, quelquefois apparaissent des choses qui donnent un faux sujet d’étonnement, parce que les choses en sont cachées. Ta demande me montre que tu crois, peut-être à cause du cercle où j’étais, que je fus avare en l’autre vie. Or, sache que trop fus-je éloigné de l’avarice, et cet excès a été puni des milliers de lunaisons. Et n’était que je redressai mon penchant lorsque j’entendis comme, en ton courroux, tu gourmandes la nature humaine : A quoi ne conduis-tu point, exécrable faim de l’or, la convoitise des mortels [942] ? Roulant mon fardeau, je sentirais les joutes douloureuses [943]. Alors je m’aperçus que trop pouvaient s’ouvrir les mains pour dépenser, et je me repentis de ce mal comme des autres. Combien ressusciteront la tête rase [944], à cause de l’ignorance qui de ce péché empêche de se repentir vivant, et jusqu’au dernier terme ! Et sache que la faute directement opposée à une autre, sèche avec elle ici sa verdeur [945]. Si donc, pour me purifier, j’ai été parmi ceux qui pleurent l’avarice, par son contraire ce m’est advenu [946]. »

— Quand tu chantas les armes cruelles, cause de la double tristesse de Jocaste [947], dit le chantre des Bucoliques, par ces chants qu’accompagne Clio, il ne paraît pas que fidèle t’eût fait encore la foi, sans laquelle point ne suffit de bien faire. S’il est ainsi, quel soleil ou quels flambeaux dissipèrent tellement les ténèbres, qu’après tu dirigeas tes voiles à la suite du pêcheur [948] ? » Et lui dit : « Toi le premier tu me conduisis au Parnasse pour me désaltérer dans ses grottes ; toi le premier, après Dieu, tu m’éclairas. Tu as fait comme celui qui va de nuit, projetant derrière soi la lumière, et à lui elle ne sert, mais il instruit ceux qui le suivent. Quand tu as dit : Le siècle se renouvelle ; la justice revient, et le premier âge de l’homme ; du ciel descend une race nouvelle [949], par toi je fus poète, par toi chrétien. Mais pour que mieux tu discernes ce que je dessine, ma main y apposera les couleurs. Déjà tout le monde était plein de la vraie croyance, semée par les messagers du royaume éternel, et ta parole, que je viens de rappeler, s’accordait avec celle des nouveaux prédicateurs ; d’où je pris l’habitude de les visiter. Ensuite ils me parurent si saints, que quand Domitien les persécuta, à leurs pleurs je mêlai mes larmes ; et tant que je fus de là, je les secourus, et leurs mœurs pures me firent mépriser toutes les autres sectes. Et avant qu’en mes vers je conduisisse les Grecs aux fleuves de Thèbes, je reçus le baptême ; mais par peur je me cachai d’être chrétien, et restai longtemps païen en apparence. Cette tiédeur m’a, plus de quatre cents ans, retenu dans le quatrième cercle. Toi donc qui as levé le voile qui me cachait le grand bien dont je parle, tandis que nous avons encore à monter beaucoup, dis-moi où est notre cher Térence [950], Cécilius, Plaute et Varron, si tu le sais ; dis-moi s’ils sont condamnés, et à quelle demeure.

— Ceux-là, et Perse, et moi, et beaucoup d’autres, répondit mon Guide, nous sommes, avec, ce Grec que les Muses allaitèrent plus abondamment qu’aucun autre [951], dans le premier cercle de l’obscure prison. Bien souvent nous parlons du mont que ne quittent point celles qui nous ont nourris [952], Avec nous sont Euripide, Antiphon [953], Simonide, Agathon, et plusieurs autres Grecs qui ceignirent leur front de lauriers. Là, de ceux que tu as chantés, se voient Antigone [954], Déiphile [955], et Argia [956], et Ismène [957] toujours aussi triste. On y voit celle qui montra Langia [958] ; là est la fille de Tirésias, et Thétis, et Déidamie [959] avec ses sœurs. »

Déjà les deux Poètes se taisaient, de nouveau attentifs à regarder autour, hors désormais de la montée et des parois ; et déjà quatre des servantes du jour étaient demeurées en arrière, et la cinquième était au timon [960], le dirigeant en haut vers la zone ardente, quand mon Guide : « Je crois qu’en suivant le contour du mont, nous devons tourner notre droite vers le bord extérieur, comme nous l’avons fait jusqu’ici. »

Ainsi l’accoutumance fut là notre enseignement, et nous prîmes ce chemin avec plus d’assurance, par l’assentiment de cette digne âme [961]. Et ils allaient devant, et moi seul derrière, écoutant leurs discours, qui me donnaient l’intelligence de la poésie.

Mais tôt rompit le doux discourir, un arbre qu’au milieu du sentier nous trouvâmes, chargé de pommes, à l’odorat suaves et bonnes. Et comme le sapin, de rameau en rameau, se rétrécit en s’élevant, ainsi cet arbre en descendant, afin, je crois, que dessus nul ne monte. Du côté où le chemin était fermé, tombait du roc élevé une eau claire, qui se répandait d’en haut sur les feuilles. Les deux Poètes s’approchèrent de l’arbre, et d’au dedans, à travers le feuillage, une voix cria : « De ce fruit vous aurez disette [962]. » Puis elle dit : « Plus pensait Marie à ce que les noces [963] fussent honorables et complètes, qu’à sa bouche, qui maintenant pour vous répond. Et les antiques Romains se contentèrent d’eau pour boisson, et Daniel méprisa le manger [964], et acquit le savoir. Le premier âge fut beau comme l’or : il rendit par la faim les glands savoureux, et par la soif fit, de chaque ruisseau du nectar. Du miel et des sauterelles furent la nourriture de Baptiste dans le désert ; pour cela glorieux est-il, et aussi grand que le déclare l’évangile [965]. »


CHANT VINGT-TROISIÈME


Pendant que je tenais mes yeux fixés sur le vert feuillage, comme parfois il arrive qu’à regarder un petit oiseau la vie se perd, celui qui m’était plus qu’un père me dit : « Cher fils, maintenant viens ; plus utilement doit être employé le temps qui nous est assigné. Je tournai le visage, et non moins vite mes pas, vers les sages, qui parlaient, de sorte que point ne me coûtait l’aller. Et, tout à coup, voilà des voix gémissant et chantant Labia mea, Domine [966], de manière qu’à l’ouïr on ressentait plaisir et douleur.

— O doux Père, qu’est-ce que j’entends ? dis-je. Et lui : « Des ombres, qui peut-être vont se dégageant du lien de leur dette. »

Comme des voyageurs pensifs, rencontrant en chemin des gens inconnus, vers eux se tournent sans s’arrêter ; ainsi derrière nous, venant avec vitesse et nous dépassant, étonné je regardais une troupe d’âmes silencieuse et dévote. Toutes avaient les yeux ténébreux et caves, la face pâle, et le corps si décharné, que sur les os la peau se collait. Je ne crois pas que le jeûne eût desséché Érésichthon [967] jusqu’à une si mince pellicule, lorsqu’à sa faim il ne resta qu’elle. Je disais, pensant en moi-même : Voilà la gent qui perdit Jérusalem, lorsque dans son fils Marie [968] mit la dent. Les orbites ressemblaient à des anneaux sans gemmes. Qui sur le visage des hommes lit O M O, aurait ici bien distingué le M [969]. Qui, ne sachant pas comment [970], croirait que l’odeur d’une pomme et celle d’une eau, engendrant le désir, pût réduire à un tel état ? Je m’étonnais de ce qui tant les affame, ignorant encore la cause de leur maigreur et de leur triste écorce ; quand tout à coup une ombre, du fond de la tête tourna vers moi les yeux, et me regarda fixement, et avec force cria : « Quelle grâce m’est celle-ci ? »

Je ne l’aurais jamais reconnu au visage ; mais la voix m’a découvert ce que l’aspect en soi tenait enfermé. Cette étincelle ralluma en moi le souvenir de ce visage changé, et je reconnus celui de Forésé [971].

« Ne te rebute point, » ainsi priait-il, « la sèche écaille qui me décolore la peau, ni de ma chair aucune difformité ; mais dis-moi le vrai sur toi et sur ces deux âmes qui t’accompagnent, qui elles sont. Parle sans tarder. » — Ta face que morte déjà je pleurai, lui répondis-je, ne m’est pas maintenant un moindre sujet de larmes, la voyant si défaite. Dis-moi donc, au nom de Dieu, ce qui ainsi vous effeuille : ne me presse point de parler, tant que je suis en étonnement, car mal s’explique qui est plein d’un autre souci. Et lui à moi : « Par une éternelle loi, dans l’eau et dans l’arbre resté en arrière, descend une vertu qui ainsi m’exténue. Toute cette gent qui en pleurant chante, pour s’être outre mesure adonnée à la bouche, dans la faim et la soif ici se refait sainte. De boire et de manger rallume en nous le désir, l’odeur qu’exhalent la pomme et la rosée qui se répand sur le vert feuillage. Et pas une seule fois, en parcourant ce cercle, n’a de rafraîchissement notre peine : je dis peine et devrais dire joie ; car ce désir qui nous conduit à l’arbre, est celui qui porte le Christ joyeux à dire « Eli [972], » lorsqu’avec son sang il nous délivra. » Et moi à lui : — Forésé, depuis le jour où tu quittas le monde pour une meilleure vie, cinq ans ne sont pas encore écoulés. Si en toi cessa le pouvoir de pécher, avant que survînt l’heure de la bonne douleur qui nous remarie à Dieu, comment ici-haut es-tu venu ? Je croyais te trouver encore là en bas [973], où par le temps se compensa le temps. Et lui à moi : « Sitôt m’a conduit à boire la douce absinthe des peines, ma Nella [974] et ses larmes abondantes. Par ses pieuses prières et ses soupirs, elle m’a tiré de la côte où l’on attend, et m’a délivré des autres cercles. D’autant plus chère à Dieu est la pauvre veuve que tant j’aimai, qu’à bien faire elle est plus seule, car la Barbagia [975] de Sardaigne est, dans ses femmes beaucoup plus pudique que la Barbagia où je la laissai. O doux frère, que veux-tu que je dise ? Je vois venir le temps, peu éloigné de l’heure présente, où, par édit, il sera défendu aux femmes effrontées de Florence de s’en aller montrant la gorge et la poitrine. Quelles furent jamais les femmes barbares, quelles les Sarrazines, à qui fût besoin, pour qu’elles allassent couvertes, de disciplines spirituelles ou autres ? Mais si les éhontées savent bien ce que prochainement le ciel leur prépare, déjà pour hurler leurs bouches seraient ouvertes. Que si ne me trompe pas ma prévoyance, tristes elles seront, avant que se revêtent de duvet les joues de celui que maintenant console la Nanna [976]. Ah ! frère, ne te cèle pas plus longtemps à moi ; vois que, non moi seul, mais toute cette gent regarde là où tu voiles le soleil. ». Et moi à lui : — Si tu rappelles en ta mémoire quel tu fus avec moi, et quel avec toi je fus, pesant encore nous en sera le souvenir présent. Celui qui va devant moi me retira de cette vie, avant-hier, lorsque ronde apparut la sœur de celui-là [977] : (et je montrai le soleil). Par la profonde nuit des vrais morts il m’a guidé, avec ce vrai corps qui le suit. De là son secours m’a conduit en haut, montant autour de la montagne qui vous redresse, vous que le monde a déformés.

Il dit qu’il m’accompagnera jusque-là où je trouverai Béatrice : là il faudra que de lui je me sépare. Virgile est celui-ci, qui ainsi m’a dit (Et je l’indiquai du doigt.) Cet autre est l’ombre pour qui naguères se sont ébranlés tous les rochers de votre royaume, qui de soi l’a repoussée.


CHANT VINGT-QUATRIÈME


Le parler n’empêchait point l’aller, ni ne le rendait plus lent ; mais nous allions avec la vitesse d’un navire que pousse un bon vent.

Les ombres, qui semblaient deux fois mortes, de leurs yeux creux me regardaient avec admiration, s’apercevant que j’étais vivant. Et moi, continuant mon discours, je dis : — Celle-là [978] peut-être, à cause d’autrui, en haut va moins vite que sans cela elle n’irait. Mais dis-moi, si tu le sais, où est Piccarda ; dis-moi si à noter est quelqu’un parmi cette gent qui tant me regarde ? « Ma sœur, qui fut je ne sais si plus belle ou plus bonne, joyeuse de sa couronne, triomphe déjà dans le haut Olympe. » Ainsi dit-il premièrement ; et puis : « Il n’est point ici défendu de nommer chacun, à cause de notre figure si défaite par la diète [979]. Celui-ci (et il le montra du doigt) est Buonagiunta [980], Buonagiunta de Lucques ; et, au delà de lui, cet autre, dont la face est la plus décharnée, eut dans ses bras la sainte Église [981]. Il fut de Tours, et par le jeune il expie les anguilles de Bolsène préparées à la vernaccia. »

Beaucoup d’autres il me nomma un à un ; et d’être nommés tous paraissaient contents, de sorte que je ne vis aucun visage se rembrunir.

Je vis par la faim user leurs dents à vide Ubaldino della Pila [982], et Boniface [983], qui maints peuples régit avec la crosse. Je vis messer Marchese [984], qui, la gorge moins sèche, eut le temps de boire à Forli, et cependant jamais ne sentit sa soif apaisée. Mais, comme celui qui regarde, et ensuite préfère l’un à l’autre, ainsi préférai-je celui de Lucques, qui paraissait me connaître davantage. Il murmurait, et je ne sais quoi comme « Gentucca » j’entendais, là où il sentait la plaie de la justice qui ainsi le consume [985].

— O âme, dis-je, qui semblés si avide de t’entretenir avec moi, fais en sorte que je t’entende, et, par ton parler, satisfais ton désir et le mien.

« Une femme est née, et pas encore elle ne porte le voile, commença-t-il, laquelle fera que te plaise ma ville, tant soit-elle décriée. Tu t’en iras avec cette prédiction : si en quelque erreur t’a induit mon murmure, t’éclaireront les choses mêmes. Mais dis si maintenant je vois celui qui mit au jour les rimes nouvelles ainsi commençant : Dames, qui avez intelligence d’amour. » Et moi à lui : — Un suis-je qui, lorsque amour m’inspire, écoute, et ce qu’au dedans il dicte, vais exprimant. — « O frère, » dit-il, « à présent je vois le nœud [986] qui empêcha le Notaire, et Guittone, et moi d’atteindre ce doux style nouveau que j’ouïs : je vois comment vos plumes fidèlement suivent celui qui dicte, ce que certainement point ne firent les nôtres. Qui outre-passe pour plaire davantage, plus ne reconnaît la différence de l’un à l’autre style. » Et, semblant satisfait, il se tut. Comme les oiseaux qui hivernent vers le Nil, quelquefois se rassemblent en troupe, puis volent avec plus de hâte, à la suite l’un de l’autre ; ainsi tout la gent qui était là, se tournant hâta le pas, légère par maigreur et par vouloir. Et comme celui qui est las de courir, laisse aller ses compagnons et doucement va, jusqu’à ce que la poitrine ait cessé de haleter ; ainsi Forésé laissa passer le saint troupeau, et derrière moi il venait, disant : « Quand te reverrai-je ? » — Je ne sais, lui répondis-je, combien j’ai à vivre ; mais ne sera, certes, mon retour si prompt que par mon vouloir plus tôt je ne sois à la rive ; car le lieu où pour vivre je fus mis, de jour en jour plus maigre de bien, paraît près d’une triste ruine.

« Or, va ! » dit-il ; « celui à qui le plus en est la faute [987], je le vois, à la queue d’une bête, traîné vers la vallée [988] où jamais ne s’efface la faute : la bête à chaque pas va plus vite, et toujours plus vite, jusqu’à ce qu’elle le brise, et laisse le corps hideusement broyé. Ces sphères n’ont pas longtemps à tourner (et il leva les yeux au ciel), avant que te soit clair ce que plus clairement dire je ne peux. Reste, maintenant [989] ; si précieux dans ce royaume est le temps, que j’en perds trop à venir avec toi côte à côte. »

Tel que quelquefois, au galop, le cavalier sort des rangs, et chevauche, et s’élance pour emporter l’honneur du premier choc ; tel, allongeant ses pas, il s’éloigna de nous ; et je demeurai sur le chemin, avec deux qui du monde furent de si grands maîtres. Et quand il fut si loin devant nous, que mes yeux le suivaient comme mon esprit suivait ses paroles [990], m’apparurent les rameaux chargés et verdoyants d’un autre pommier peu éloigné qui, seulement alors, de notre côté fut à découvert [991].

Je vis dessous des gens élever les mains, et crier je ne sais quoi vers le feuillage, comme des enfants pressés d’une faim vaine, qui prient, et le prié ne répond pas, mais pour aiguiser leur envie, tient haut ce qu’ils désirent, et ne le cache point. Ensuite ils partirent, comme désabusés ; et nous alors nous vînmes au grand arbre, qui rebute tant de prières et de larmes.

« Passez outre, sans vous approcher ! plus haut est l’arbre que mordit Eve, et ce plant en a été tiré. » Ainsi, entre les branches, disait je ne sais qui : par quoi arrêtés, Virgile et Stace et moi, nous prîmes du côté qui s’élève [992].

« Souvenez-vous, » disait-il, « des maudits engendrés dans les nuées, qui, rassasiés, combattirent Thésée avec des poitrines doubles [993] ; et des Hébreux qui par le boire montrèrent leur mollesse, ce pourquoi pour compagnons point ne les voulut Gédéon, lorsqu’il descendit les collines vers Madian. [994] »

Rapprochés de l’un des bords, ainsi nous passâmes, oyant les péchés de la bouche, jadis suivis de misérables gains. Puis, au large sur la route solitaire [995], bien fîmes-nous en avant mille pas, et plus, nous regardant sans parler. « Quoi pensant allez-vous ainsi, vous trois seuls ? » dit soudain une voix : d’où je tressaillis, comme tressaillent les animaux effrayés et paresseux. Je levai la tête pour voir qui c’était ; et jamais ne se vit, dans une fournaise, verre ou métal si luisant et si rouge, que l’était un qui m’apparut, et qui disait : « Si vous voulez monter, il convient de tourner ; par ici va qui cherche la paix. »

Son aspect m’avait ôté la vue : ce pourquoi je me retirai derrière mes Maîtres, comme va un homme guidé par l’ouïe. Et tel qu’annonçant l’aube, le doux vent de mai glisse, tout imprégné du parfum de l’herbe et des fleurs ; tel sentis-je sur mon front passer un souffle, et bien sentis-je s’agiter les plumes d’où s’exhale l’odeur d’ambroisie ; et dire j’entendis : « Heureux celui que tant éclaire la grâce, que l’attrait du goût point n’allume en son cœur un trop grand désir, et qui contient toujours sa faim en de justes bornes. »


CHANT VINGT-CINQUIÈME


Il était l’heure où le monter ne souffrait point de retard, le Soleil ayant laissé dans le Taureau le cercle du méridien, et celui de la nuit dans le Scorpion [996].

Ainsi, comme l’homme qui point ne s’arrête, mais suit son chemin, quoi qu’il lui apparaisse, si le besoin l’aiguillonne ; ainsi nous entrâmes dans le passage, l’un devant l’autre, prenant l’escalier, si étroit qu’il déparie [997] ceux qui montent. Et telle que la jeune cigogne qui ouvre ses ailes par le désir de voler, puis les abaisse, et point ne se hasarde à quitter le nid ; tel étais-je, par un désir ardent de demander poussé jusqu’à l’acte de celui qui s’apprête à parler [998].

Quelque vite que fût l’aller, mon doux Père ne laissa pas de dire : — Décoche la flèche du dire, que tu as tirée jusqu’au fer.

Lors, rassuré, j’ouvris la bouche, et commençai : — Comment peut-on maigrir là où ne sent pas le besoin de nourriture ? « Si tu te rappelais, dit-il, comment Méléagre [999] se consuma à mesure que se consumait un tison, cela ne serait pas pour toi si abstrus. Et si tu pensais comment, vous mouvant, se meut dans le miroir votre image, ce qui te paraît difficile te paraîtrait aisé [1000]. Mais pour qu’en repos tu sois jusqu’au fond de ton vouloir, voici Stace : je lui demande et le prie d’être maintenant le médecin de tes plaies. — Si je dévoile à sa vue les choses éternelles là où tu es, » répondit Stace, « que m’excuse l’impuissance de te refuser. » Puis il commença : « Si ton esprit, mon fils, reçoit et garde mes paroles, elles te seront une lumière qui éclairera le comment dont tu t’enquiers. Le sang parfait [1001], qui jamais n’est bu par les veines altérées, et reste comme l’aliment qu’on enlève de table, prend dans le cœur une vertu informative de tous les membres humains qu’il doit produire en courant dans les veines. Plus épuré encore, il descend en un lieu qu’il est mieux de taire que de nommer ; et de là ensuite il dégoutte sur un autre sang [1002], dans un vase naturel. Ensemble ils s’y mêlent, l’un passif, l’autre actif, à cause de la perfection du lieu d’où il est exprimé : et uni à celui-là, il commence à agir, le coagulant d’abord, puis vivifiant ce qui, par sa matière, a pris de la consistance.

La vertu active devient une âme semblable à celle d’une plante, différente seulement en ce qu’elle est en voie, et l’autre déjà au rivage [1003]. Tant opère-t-elle ensuite, que déjà elle se meut et sent, comme une anémone marine ; puis elle se prend à organiser les puissances dont elle est la semence. Tantôt se replie [1004], tantôt se dilate, mon fils, la vertu qui provient du cœur du générateur, où la nature veille au soin de tous les membres. Mais comment d’animal on devient enfant, tu ne le vois pas encore : c’est là le point sur lequel a erré un plus savant que toi [1005] ; lequel, par sa doctrine, sépare de l’âme l’intellect possible, parce qu’il ne voit pas qu’il prenne aucun organe. Ouvre ton cœur à la vérité que tu vas entendre, et sache qu’aussitôt que du cerveau la structure est parfaite dans le fœtus, le premier moteur vers lui se tourne, et joyeux d’un si grand art de nature, y souffle un esprit nouveau plein de vertu, qui, attirant dans sa substance ce qu’il y trouve d’actif, devient une seule âme qui vit, et sent, et se réfléchit sur elle-même.

Et pour que moins t’étonne ce que je dis, considère la chaleur du Soleil, qui, jointe à l’humeur qui coule de la vigne, se fait vin.

Quand Lachésis n’a plus de lin, cette âme se dégage de la chair, et emporte avec elle en vertu et l’humain et le divin [1006] : les autres puissances [1007] toutes comme muettes ; la mémoire, l’intelligence et la volonté, plus actives de beaucoup qu’auparavant. Merveilleusement, sans s’arrêter, elle tombe d’elle-même sur l’une des rives [1008] ; là aussitôt elle connaît ses sentiers [1009]. Dès qu’en un lieu elle est circonscrite, la vertu informatrice rayonne autour, comme et autant que dans les membres vivants. Et comme l’air chargé de pluie, par les rayons qui s’y réfractent se teint de couleurs diverses, ainsi l’air voisin prend la forme qu’y imprime virtuellement l’âme qu’il enveloppe ; et, semblable à la flamme qui suit le feu, partout où va l’esprit, le suit sa forme nouvelle. De là est appelée ombre l’apparence qu’il revêt ; puis de cette sorte il organise chaque sens jusqu’à la vue : de cette sorte nous parlons, et de cette sorte nous rions ; de cette sorte se produisent en nous les larmes et les soupirs que tu peux avoir entendus sur le mont. Selon que nous affligent les désirs, ou les autres affections, l’âme se figure [1010] ; et ceci est la cause de ce qui t’étonne. »

Déjà nous étions arrivés là où le mont s’infléchit une dernière fois [1011] ; et nous avions tourné à main droite, et un autre souci nous préoccupait. Là le bord [1012] lance des flammes, et de la corniche s’élève un vent qui les repousse, et les éloigne d’elle. Par quoi, il nous fallait aller le long du côté ouvert, un à un ; et d’ici je craignais le feu, de là je craignais de tomber.

Mon Guide disait : — En cet endroit il faut tenir aux yeux le frein serré, car l’erreur serait facile. « Summae Deus clementiae [1013], » au sein de cette grande ardeur j’ouïs alors chanter ; ce qui me donna un désir non moindre de me tourner. Et je vis dans la flamme des esprits qui allaient et je regardais à leurs pas et aux miens, partageant la vue tour à tour entre l’un et l’autre.

Cette hymne finie, à haute voix ils criaient : « Virum non cognosco [1014] ; » puis à voix basse ils recommençaient l’hymne. Et de nouveau l’ayant finie, ils criaient : « Diane se tint dans le bois, et elle en chassa Elice, qui avait senti le poison de Vénus [1015] » Puis ils reprenaient le chant ; puis ils célébraient les femmes et les époux qui furent chastes, comme le commandent la vertu et le mariage. Et je crois qu’ainsi faire leur suffit, pendant tout le temps que le feu les brûle. Par un tel soin et par une telle pâture il convient que la dernière plaie se ferme.


CHANT VINGT-SIXIÈME


Tandis qu’ainsi le long du bord, l’un devant l’autre, nous allions, souvent le bon Maître disait : — Prends garde, profite de mes avertissements.

Le Soleil, qui déjà de ses rayons remplissant l’Occident, répandait sur l’azur du ciel une teinte blanche, me frappait l’épaule droite ; et mon ombre faisait paraître la flamme plus rouge ; et en allant je vis plusieurs ombres attentives à cet indice.

Ce fut la cause pourquoi elles commencèrent à parler de moi, et à dire : « Celui-là ne paraît pas avoir un corps fictif. » Puis vers moi quelques-uns, autant qu’ils pouvaient, s’avancèrent, ayant soin toujours de ne pas sortir des flammes. O toi qui, non par paresse, mais par respect peut-être, vas derrière les autres, réponds à moi qui brûle dans le feu et la soif. Non pas à moi seulement est de besoin ta réponse ; tous ceux-ci en ont plus soif, que d’eau froide l’Indien ou l’éthiopien. Dis-nous d’où vient que tu fais de toi un mur devant le Soleil, comme si tu n’étais pas encore entré dans les rets de la mort ? » Ainsi me parlait l’un d’eux ; et je me serais déjà fait connaître si je n’eusse été attentif à une autre chose nouvelle qui m’apparut alors.

Par le milieu du chemin embrasé venait, à l’encontre de celle-ci, une troupe qui attira mes regards. Là je vis des deux parts les ombres se hâter, et se baiser l’une l’autre sans s’arrêter, contentes d’une brève caresse. Ainsi dans leur brune file, les fourmis museau à museau s’approchent l’une de l’autre, peut-être pour s’enquérir de leur route et de leur fortune. Sitôt qu’après l’accueil amical elles se séparent, avant d’avoir achevé le premier pas, chacune, à l’envi, se fatigue à crier ; la troupe nouvelle : « Sodome et Gomorrhe ! » et l’autre : « Dans la vache entre Pasiphaé [1016], pour que le taureau coure à sa luxure. » Puis, comme des grues dont les unes volent aux monts Riphées, les autres vers les sables, celles-ci fuyant le froid, celles-là le soleil ; une troupe s’en va, et l’autre vient, retournant avec larmes aux premiers chants, et au cri qui plus leur convient, et se rapprochèrent de moi, comme auparavant, ceux qui m’avaient prié, se montrant de visage attentifs à écouter. Moi qui deux fois avais vu leur désir, je commençai : — O âmes sûres un jour de reposer en paix ! Ni verts ni mûrs mes membres ne sont restés là, mais avec moi ils sont ici avec leur sang et leurs jointures. D’ici en haut je vais pour cesser d’être aveugle : là est une Dame qui m’en a obtenu la grâce ; ce pourquoi par votre monde je porte ce que j’ai de mortel. Mais (et que bientôt soit rassasié votre plus grand désir, de sorte que vous ouvre ses demeures le ciel qui plein d’amour souvent se dilate dans l’espace !) dites-moi, afin que sur le papier je le retrace, qui vous êtes, et quelle est cette troupe qui s’en va derrière vous ?

Comme le rustique et grossier montagnard stupéfait se trouble, et regardant reste muet, lorsqu’il entre dans une ville, ainsi en sa contenance se montra chaque ombre : mais après qu’elles eurent secoué la stupeur, qui dans les grands cœurs promptement se dissipe : « Heureux, » recommença celle qui la première nous avait parlé, « heureux toi qui, pour mieux vivre, de nos régions consultes l’expérience ! La gent qui ne vient pas avec nous commit l’offense reprochée jadis à César triomphant, lorsqu’il s’entendit appeler reine [1017]. Pour cela ils s’en vont criant : Sodome ! s’accusant eux-mêmes, comme tu l’as ouï, et la honte au feu vient en aide. Notre péché fut hermaphrodite [1018] ; mais parce que violant les lois humaines, nous obéîmes, comme les bêtes à la convoitise, pour notre opprobre par nous est rappelé, quand nous nous séparons, le nom de celle qui se fit bête, s’enfermant dans une bête de bois [1019]. Maintenant que tu sais nos actes, et de quoi nous fûmes coupables, que si par notre nom tu voulais nous connaître, point n’est temps de le dire, et je ne saurais. Bien, pour moi, satisferai-je ton vouloir : je suis Guido Guinicelli [1020], et ici je me purifie parce que je me suis repenti avant le terme extrême. »

Tel que, dans la tristesse de Lycurgue, devinrent deux fils en revoyant leur mère [1021], tel devins-je, mais avec moins de fruit [1022], quand j’entendis se nommer lui-même mon père et celui des autres meilleurs que moi, qui jamais chantèrent de douces et gracieuses rimes d’amour : et sans écouter ni parler, pensif, longtemps j’allai le regardant, et à cause du feu je ne m’approchai pas plus. Quand de regarder je fus rassasié, je m’offris à le servir, avec cette affirmation qui fait croire [1023]. Et lui à moi : « Par ce que j’entends, tu laisses en moi un tel vestige et si éclatant, que le Léthé ne peut ni l’effacer, ni l’obscurcir. Mais si est vrai ce que viennent de jurer tes paroles, dis-moi quelle est la cause pourquoi, parce que montrent ton dire et ton regard, je te suis cher. » Et moi à lui : — Vos doux vers, qui, autant que durera la langue moderne, rendront chers vos écrits. « O frère, » dit-il, « celui que mon doigt t’indique, » (et devant il montra un esprit [1024],) « fut meilleur artisan du parler maternel : en vers d’amour et proses de romans, il a surpassé tous ; et laisse dire les sots, qui croient que l’emporte celui de Limoges [1025] ! Au bruit plus qu’au vrai ils prêtent l’oreille, et ainsi arrêtent leur jugement avant d’avoir écouté l’art ou la raison. Ainsi pour Guittone [1026] firent beaucoup d’anciens, de voix en voix lui donnant le prix, jusqu’à ce que par plusieurs le vrai l’a vaincu [1027]. Maintenant si t’est accordé un si grand privilège, qu’il te soit permis d’aller au cloître dans lequel du collège le Christ est abbé, dis-lui pour moi des Pater, autant qu’en avons besoin, nous de ce monde où n’est plus nôtre le pouvoir de pécher. »

Puis, peut-être pour faire place à un autre qui était près de lui, il disparut à travers le feu, comme à travers l’eau le poisson qui descend au fond.

Je m’avançai un peu vers celui qu’il m’avait montré, et dis que mon désir préparait à son nom une gracieuse demeure. Il commença libéralement à dire [1028] :


 
« Tant m’abbellis vostre cortois deman,
Chi eu no me puous, ne vueil à vos cobrire ;

Jeu sui Arnaut, che plor e vai cantan :
Con si tost vei la spassada folor.
E vei jauzen lo joi, che sper denan.

Ara os prec per aquella valor,
Che os guida al som della scalina,
Sovigna os a temps de ma dolor. »


Puis il se cacha dans le feu qui les épure.


CHANT VINGT-SEPTIÈME


Comme lorsqu’il vibre ses premiers rayons là où son créateur versa son sang [1029], l’Èbre coulant sous la haute balance, et qu’à none il réchauffe les eaux du Gange : ainsi était le Soleil, de sorte que le jour baissait, quand resplendissant de joie l’Ange de Dieu nous apparut.

Hors de la flamme, sur le bord il se tenait, et chantait : « Beati mundo corde [1030], » d’une voix beaucoup plus vivante que la nôtre.

Ensuite : « Plus loin ne va-t-on, âmes saintes, si auparavant on ne sent la morsure du feu : entrez-y, et au chant d’au delà ne soyez pas sourdes. » Ainsi dit-il quand nous fûmes près de lui : par quoi je devins, en l’entendant, tel que celui qu’on met dans la fosse [1031].

Je tendis en avant les mains jointes, et m’allongeai, regardant le feu, et vivement me représentant les corps humains que déjà j’avais vu brûler. Vers moi se tournèrent mes bons Guides, et Virgile me dit : « Mon fils, souffrir ici l’on peut, mais non mourir. Souviens-toi, souviens-toi ! Si sur Géryon même, sauf je te guidai, que ferai-je maintenant que je suis plus près de Dieu ? Tiens pour certain que, fusses-tu mille ans dans le sein de cette flamme, elle ne pourrait te dépouiller d’un cheveu. Et si peut-être tu crois que je te trompe, approche-toi d’elle, et que tes mains en fassent l’épreuve avec le bord de ta robe. Dépose désormais, dépose toute crainte ; avance, et vas avec confiance. Et moi cependant je m’arrête, contre ma conscience. »

Lorsqu’il me vit obstinément demeurer immobile, un peu troublé il dit : « Mon fils, entre Béatrice et toi est ce mur. » Comme, au nom de Thisbé, Pyrame, près de la mort, ouvrit les yeux et la regarda, alors que le mûrier devint vermeil [1032] ; ainsi, ma dureté s’étant amollie, je me tournai vers le sage Guide, lorsque j’ouïs le nom qui toujours germe en ma mémoire. Sur quoi il secoua la tête, et dit : « Comment !… voulons-nous rester ici ? » Ensuite il sourit, comme on sourit à l’enfant que séduit une pomme. Puis, devant moi il entra dans le feu, priant Stace, qui auparavant nous avait longtemps séparés [1033], de venir derrière. Quand je fus dedans, je me serais jeté dans du verre bouillant pour me rafraîchir, tant l’ardeur était sans mesure. Cependant le doux Père, pour me réconforter, en allant parlait de Béatrice, disant : « Il me semble déjà voir ses yeux. »

Nous guidait une voix qui au delà chantait ; et nous, attentifs à la voix, dehors nous vînmes, là où l’on montait. « Venite, benedicti patris mei [1034] » résonna au dedans d’une lumière, qui était là d’un éclat tel qu’elle m’éblouit, et que je ne pus la regarder. « Le Soleil descend, » ajouta-t-elle, « et le soir vient : ne vous arrêtez point, mais hâtez le pas, tandis que l’occident ne se noircit pas encore. »

Le chemin montait droit à travers le rocher, se dirigeant de manière que par devant je recevais les rayons du Soleil déjà las. Et peu de degrés nous avions monté, lorsque, par l’ombre qui derrière nous s’allongeait, moi et mes Sages nous nous aperçûmes que le Soleil se couchait. Et avant qu’en toute son étendue immense, l’horizon eût pris une seule teinte, et que partout la nuit se fût épandue. Chacun de nous d’un degré se fit un lit, la nature du mont nous ôtant le pouvoir plutôt que le désir de monter.

Telles les chèvres, indociles et vagabondes sur les hauteurs avant d’être repues, paisibles deviennent en ruminant silencieuses à l’ombre, tandis que le Soleil darde ses feux, gardées par le pasteur qui, appuyé sur sa houlette, veille à leur sûreté ; et tel le berger qui loge dehors, tranquille passe la nuit près de son troupeau, attentif à ce que point ne le disperse la bête féroce : tel tous trois étions-nous alors, moi comme la chèvre, et eux comme les pasteurs, d’ici et de là serrés par les bords.

Là peu du dehors était à découvert, mais par ce peu je voyais les étoiles plus brillantes et plus grandes que d’ordinaire elles ne le paraissent. Ainsi ruminant, et ainsi les regardant, me prit le sommeil, le sommeil qui souvent, avant qu’il soit, sait ce qui sera.

A l’heure, je crois, où, sur le mont, commença à luire Cythérée, qui du feu d’amour toujours paraît ardente, il me semblait en songe voir une Dame jeune et belle se promener dans une prairie, cueillant des fleurs ; et chantant, elle disait : « Sache quiconque demande mon nom, que je suis Lia, et je vais mouvant à l’entour mes belles mains pour me faire une guirlande. Pour me plaire au miroir, ici je me pare ; ma sœur Rachel, du miroir, elle, jamais ne s’éloigne, et tout le jour elle est assise. A voir ses beaux yeux elle se complaît, comme moi, à m’orner avec les mains : le voir est sa joie, et l’agir, la mienne. »

Déjà, devant les lueurs de l’aube, d’autant plus douces aux voyageurs que moins loin ils sont de la patrie où ils reviennent, fuyaient de tous côtés les ténèbres, et avec elles mon sommeil : par quoi je me levai, voyant les grands Maîtres déjà debout.

« Ce doux fruit que sur tant de rameaux va cherchant le souci des mortels, aujourd’hui apaisera ta faim. » Ces paroles m’adressa Virgile, et jamais don ne fit un plaisir égal. Tant désir sur désir il me vint d’être en haut, qu’à chaque pas, ensuite, pour voler je me sentais croître les ailes.

Lorsque tout l’escalier, au-dessous de nous eut été parcouru, et que nous fûmes sur la dernière marche, Virgile sur moi fixa ses yeux, et dit : « Tu as vu, mon fils, le feu temporel et l’éternel, et tu es parvenu en un lieu où par moi-même plus rien je ne discerne. Par industrie et par art ici je t’ai amené ; prends maintenant ton bon plaisir pour guide : tu es hors des routes escarpées, hors des voies étroites. Vois le Soleil qui reluit devant toi ; vois l’herbe, les fleurs et les arbustes que cette terre produit d’elle-même. Tandis que pleins de joie viennent les beaux yeux dont les larmes me firent venir à toi, tu peux t’asseoir, et ensuite aller à travers ces campagnes. N’attends plus mon dire ni mon signe : droit et sain est ton libre arbitre, et ce serait une faute que de ne pas agir suivant son jugement ; ce pourquoi, souverain de toi-même, je te couronne et te mitre. »


CHANT VINGT-HUITIÈME


Désireux de reconnaître, au-dedans et autour, la divine forêt épaisse et verdoyante qui, aux yeux, tempérait le jour nouveau, sans plus attendre je laissai le sentier, et lentement, lentement je pris par la campagne qui allait s’élevant, et d’où s’exhalait une suave senteur.

Un léger souffle, toujours le même, me frappait le front, pas plus doux qu’un vent ; par lequel les rameaux agités se courbaient tous du côté où le saint mont projette sa première ombré : tant néanmoins ne s’inclinaient-ils, que les petits oiseaux cessassent d’exercer tous leurs arts sur les cimes ; mais, avec des chants de joie, ils recueillaient les premiers souffles entre les feuilles, qui tenaient le bourdon dans leurs concerts, tel que celui qui se forme de rameau en rameau, dans la forêt de pins sur le rivage de Chiassi [1035], quand le sirocco se déchaîne au dehors.

Déjà mes pas lents m’avaient porté si avant dans l’antique forêt, que je ne pouvais plus voir par où j’étais entré, quand voilà que d’aller plus loin m’empêcha un ruisseau dont, vers la gauche, les petites ondes ployaient l’herbe croissant sur les bords. Toutes les eaux ici les plus pures paraîtraient altérées par quelque mélange, près de celle-là, qui ne cache rien [1036]. Quoiqu’un peu brune, elle coule sous l’ombre perpétuelle, qui jamais ne laisse pénétrer un rayon de Soleil ou de Lune.

J’arrêtai mes pieds, et des yeux je passai au delà du ruisseau, pour admirer la grande variété des frais mais [1037]. Là, comme apparaît subitement une chose qui, émerveillant, détourne de toute autre pensée, m’apparut une Dame [1038] qui, seulette, allait chantant et cueillant çà et là les fleurs dont était diapré tout son chemin. — O belle Dame qu’enflamment les rayons d’amour, si j’en crois la ressemblance qui d’ordinaire rend témoignage du cœur, qu’il te plaise, lui dis-je, t’approcher assez de ce ruisseau pour que j’entende ce que tu chantes. Tu me rappelles où et quelle était Proserpine, quand sa mère la perdit, et qu’elle perdit, elle, le printemps [1039].

Comme, sans s’élever de terre et toute en soi, glisse une Dame qui danse, mettant à peine un pied devant l’autre ; ainsi, sur des fleurs vermeilles et jaunes, vers moi glissa-t-elle, comme une vierge qui baisse ses yeux modestes ; et elle satisfit mes prières, s’approchant assez pour que le doux son vînt à moi, avec le sens qu’il contenait.

Dès qu’elle fut là où de ses ondes le beau fleuve baignait l’herbe, de lever les yeux elle me fit la faveur. Je ne crois pas que tant de lumière brillât sous les cils de Vénus blessée par son fils, hors de toute sienne coutume [1040]. Sur l’autre rive, à droite, elle souriait, cueillant de ses mains les fleurs que la profonde terre produit sans semence. De trois pas nous séparait le fleuve ; mais l’Hellespont, là où passa Xerxès, qui refrène encore tout orgueil humain, ne fut pas plus en haine à Léandre, à cause de ses flots épandus entre Sestos et Abydos [1041], que ne me l’était celui-là, pour ne point s’être ouvert alors. « Vous êtes nouveaux ici, », commença-t-elle ; « et peut-être parce que je ris en ce lieu choisi pour nid à la race humaine [1042], quelque doute vous tient-il en étonnement ; mais le psaume delectasti [1043] répand une lumière qui peut éclairer votre intelligence. Et toi qui vas devant, et qui m’as priée, parle, si tu veux entendre ; car je suis venue pour répondre à toutes les questions, autant qu’il suffit. » — L’eau, dis-je, et le bruit de la forêt combattent en moi la foi récente en une chose qu’on m’a dite contraire à celle-ci. D’où elle : « Je dirai de quelle cause procède ce qui t’étonne, et je dissiperai le brouillard qui t’offusque. Le souverain Bien, qui se complaît en soi seul, créa l’homme apte au bien, et il lui donna ce lieu pour arrhes d’éternelle paix. Par sa faute, peu il demeura ici ; par sa faute, en pleurs et labeurs il changea un vertueux rire et un doux jeu. Afin que le trouble qu’engendrent au-dessous de ce lieu les exhalaisons de l’eau et de la terre, qui suivent autant qu’elles peuvent la chaleur [1044], ne nuisit point à l’homme, ce mont vers le ciel s’est tant élevé, et de ce trouble est exempt depuis l’endroit où il se ferme [1045]. Or, parce que tout l’air se meut circulairement avec le premier mobile, si d’aucun côté ce cercle n’est rompu, sur cette hauteur que de toute part environne l’air pur, ce mouvement frappe et fait résonner l’épaisse forêt ; et tel est le pouvoir de la plante frappée, que de sa vertu elle imprègne le souffle, lequel ensuite en circulant la répand autour : et l’autre terre [1046], selon qu’elle y est apte par elle-même ou par son climat, conçoit et produit de diverses vertus des arbres divers.

Cela entendu, on cesserait de s’étonner quand quelque plante y pousse sans semence apparente. Et tu dois savoir que la campagne sainte où tu es, est pleine de toutes semences, et qu’elle a en elle un fruit qui là ne se cueille point [1047]. L’eau que tu vois ne jaillit point d’une source que renouvellent des vapeurs que le froid condense, comme un fleuve qui perd et reprend haleine [1048] ; mais elle sort d’une fontaine perpétuellement durable qui, ouverte de deux côtés par le vouloir de Dieu, recouvre autant qu’elle verse. De ce côté de son cours, elle possède une vertu qui ôte la mémoire du péché ; de l’autre, elle rend celle du bien qu’on a fait. Ici elle s’appelle Léthé, et là Eunoé [1049] : et point elle n’opère, si auparavant d’ici et de là on n’a goûté [1050]. La saveur surpasse toute autre ; et, bien qu’il se puisse qu’apaisée soit ta soif [1051], sans que je te découvre rien de plus, je te gratifierai encore d’un corollaire, et je ne crois pas que moins de prix ait pour toi mon dire, s’il s’étend au-delà de ma promesse. Les antiques poètes qui chantèrent l’âge d’or et ses félicités, sur le Parnasse songèrent peut-être de ce lieu. Innocente ici fut l’humaine racine : ici un printemps perpétuel et toutes les sortes de fruits : ce fleuve est le nectar dont tous parlent. »

Je me retournai alors vers mes Poètes, et je vis qu’ils avaient souri à ces dernières paroles : puis sur la belle Dame je ramenai mes yeux.



CHANT VINGT-NEUVIÈME


Chantant comme une femme éprise d’amour, elle continua, après la fin de ses paroles [1052] : Beati quorum tecta sunt peccata [1053] ! Et comme, à travers les ombres sauvages, s’en allaient seules des nymphes, désirant l’une fuir, l’autre voir le soleil, lors elle se mut, remontant le fleuve le long de la rive, et moi comme elle, à petits pas suivant ses petits pas ; et entre les siens et les miens il n’en était pas cent, lorsque les bords également se courbèrent, de sorte que je marchai vers le Levant.

Longtemps ainsi nous n’avions pas cheminé, quand la Dame vers moi se tourna ; disant : « Mon frère, regarde et écoute !… »

Et voilà que soudain traversa de toutes parts la grande forêt une lueur telle, que je doutai si ce n’était point un éclair. Mais, l’éclair brille et s’éteint au même instant, et cette lueur durait, resplendissant de plus en plus, aussi en mon penser je disais, « Qu’est ceci ? » Et dans l’air lumineux s’épandait une douce mélodie, d’où, pris d’un juste zèle, je gourmandai la hardiesse d’Eve, pensant que là où obéissaient la terre et le ciel, une femmelette seule, et qui venait d’être créée, ne souffrit point d’être enveloppée d’un voile [1054] sous lequel si, pieuse elle était restée, je jouirais de ces ineffables délices, goûtées une première fois et bien d’autres fois.

Tandis que ravi j’allais à travers tant de prémices du plaisir éternel, et désirant plus de joies encore, devant nous l’air devint tel qu’un feu ardent, sous les verts rameaux ; et déjà, comme un chant, le doux son était entendu : O Vierges sacro-saintes [1055], si jamais pour vous je souffris la faim, les veilles, l’occasion me sollicite d’en demander la récompense ! Que l’Hélicon pour moi maintenant verse ses eaux, et qu’avec son cœur Uranie m’aide à penser et à mettre en vers des choses grandes !

Un peu plus loin apparaissaient sept arbres d’or, selon le faux aspect que leur donnait le long espace qui était encore entre eux et nous ; mais, lorsque j’en fus assez près pour que l’objet, dégagé de la vague apparence qui trompe le sens, ne perdit par la distance aucun trait de sa forme, la vertu [1056] qui à la raison prépare le discours [1057], reconnut que c’étaient des candélabres, et, dans les paroles du chant, distingua Hozannah ! En haut, flamboyait le beau lustre [1058], plus brillant de beaucoup que, dans un ciel serein, la Lune à minuit, au milieu de son mois [1059].

Je me tournai, plein d’admiration, vers le bon Virgile ; et il me répondit par un regard non moins plein de stupeur. Puis je reportai mes yeux sur ces choses splendides, qui vers nous se mouvaient si lentement, que les eussent vaincues des épouses nouvelles [1060].

La Dame me gourmanda : « Pourquoi t’enflammes-tu ainsi à l’aspect des vives lumières, et ce qui vient derrière elles ne regardes-tu point ? » Alors, les suivant comme leurs guides, je vis venir des gens vêtus de blanc ; et ici jamais ne fut de blancheur aussi éclatante. L’eau brillait à gauche, et quand je la regardais, elle me renvoyait, comme un miroir, mon image senestre.

Lorsque je fus sur ma rive en un endroit où je n’étais plus distant que de la largeur du fleuve, je suspendis mes pas pour mieux voir : et je vis les petites flammes, semblables à des banderoles flottantes, aller devant, laissant, derrière, l’air coloré, de sorte qu’au-dessus il présentait sept bandes distinctes, toutes de ces couleurs dont le Soleil fait son arc, et Délia, sa ceinture.

Ces étendards se prolongeaient en arrière, au delà de ma vue, et, à mon jugement, ceux d’en dehors étaient l’un de l’autre distants de dix pas.

Sous ce beau ciel que je décris, venaient deux à deux, vingt-quatre vieillards couronnée de lis. Tous chantaient : « Bénie sois-tu entre les filles d’Adam ! et que bénies éternellement soient tes beautés ! »

Lorsque les fleurs et les autres fraîches herbes, qui devant moi ornaient l’autre rive, cessèrent d’être foulées par ces élus, comme dans le ciel une lumière suit une autre lumière, vinrent après eux quatre animaux couronnés de vert feuillage. Chacun d’eux avait six ailes, dont les plumes étaient pleines d’yeux ; et tels, s’il vivait, seraient les yeux d’Argus. A décrire leurs formes, plus, lecteur, ne dépenserai-je de rimes : car tant me presse une autre dépense, qu’en celle-ci je ne puis être prodigue. Mais lis Ezéchiel, qui les dépeint comme il les vit venir de la froide région, avec le vent, avec la nuée et avec le feu : et tels que tu les trouveras dans son livre [1061], tels étaient-ils ici, hors qu’à l’égard des ailes, Jean est avec moi, et se sépare de lui [1062]. L’espace entre eux contenait un char sur deux roues triomphales, qu’avec le cou tirait un griffon [1063]. Et celui-ci en haut étendait ses deux ailes entre la bande du milieu et les trois de chaque côté ; de sorte qu’en agitant l’air, il n’en touchait aucune [1064] ; tant elles s’élevaient, qu’on les perdait de vue ; ses membres d’oiseau étaient de couleur d’or, les autres mélangés de blanc et de vermeil.

Non seulement Rome ne réjouit point d’un aussi beau char l’Africain ou Auguste ; mais auprès serait pauvre celui du Soleil ; celui du Soleil, qui, s’égarant, fut brûlé, à la prière fervente de la Terre, quand Jupiter secrètement fut juste [1065].

Trois Dames [1066] ; venaient, dansant en rond du côté de la roue droite : l’une si rouge, que dans le feu à peine la discernerait-on ; l’autre, comme si les chairs et les os eussent été d’émeraude ; la troisième, semblable à de la neige qui vient de tomber.

Elles paraissaient conduites tantôt par la blanche, tantôt par la rouge, et les autres sur son chant réglaient leur aller lent ou vif.

A gauche, quatre autres [1067], vêtues de pourpre, menaient leur danse à la suite de l’une d’elles [1068], qui à la tête avait trois yeux.

Après ce groupe, je vis deux vieillards dissemblables de vêtement, mais de contenance pareille, tous deux modestes et graves. L’un [1069] paraissait des familiers de ce grand Hippocrate, que la nature fit pour le salut des animaux qui lui sont le plus chers ; l’autre [1070] paraissait avoir le soin contraire, portant une épée brillante et aiguë, telle qu’au delà du ruisseau j’en eus peur. Puis j’en vis quatre [1071] d’humble apparence, et, derrière tous, un vieillard seul venir dormant, le visage animé [1072]. Et ces sept étaient vêtues de la première robe [1073], pourtant autour de la tête ils n’avaient point de couronne de lis, mais de roses et d’autres fleurs vermeilles. D’un peu loin, on aurait juré qu’au-dessus des sourcils tous étaient en feu. Et quand le char fut vis-à-vis de moi, un tonnerre fut ouï : et il sembla qu’à ces dignes personnes d’aller outre où il fut interdit, s’étant arrêtées là avec les premières enseignes [1074].



CHANT TRENTIÈME


Lorsque le septentrion du premier ciel [1075], qui ne connut jamais ni coucher ni lever, que ne voilent aucuns nuages que ceux du péché, et qui instruisait là chacun de son devoir, comme celui d’en bas dirige le timonier pour arriver au port, se fut arrêté, la gent vraie [1076] venue la première entre le Griffon et lui [1077] se tourna vers le char, comme vers sa paix : et l’un d’eux, comme envoyé du ciel, Veni, sponsa de Libano [1078] ! chantant, cria trois fois, et tous les autres après.

Tel qu’au dernier appel, soudain se lèveront, chacun de sa tombe, les bienheureux revêtus d’une chair plus légère [1079] ; tels au-dessus de la divine basterne [1080] ad vocem tanti senis [1081], se levèrent cent ministres et messagers de vie éternelle.

Tous disaient : « Benedictus, qui venis [1082] ! » et d’en haut et d’autour, jetant des fleurs : Manibus ô date lilia plenis [1083] !

J’ai vu, au point du jour, l’Orient tout rose, et le reste du ciel orné d’une douce sérénité, et le Soleil naître voilé d’ombres, de sorte que l’œil pouvait longtemps en soutenir l’éclat tempéré par les vapeurs, ainsi dans une nuée de fleurs qui s’épanchaient des mains angéliques, et retombaient en bas, dedans et dehors [1084], sous un voile blanc, couronnée d’olivier, m’apparut une Dame, revêtue d’un vert manteau et d’une robe couleur de flamme vive. Et mon esprit, qui depuis si longtemps déjà n’avait, tremblant, éprouvé la stupeur que me causait sa présence [1085], sans davantage la reconnaître des yeux, par une vertu occulte qui d’elle émana, de l’ancien amour sentit la grande puissance.

Sitôt que frappa mon regard la haute vertu, qui déjà m’avait transpercé avant que je fusse hors de l’enfance, je me tournai à gauche, de l’air suppliant avec lequel le petit enfant court à sa mère, lorsqu’il a peur ou qu’il est afflige, pour dire à Virgile : — Il ne m’est pas resté une drachme de sang qui ne frémisse ; de l’ancienne flamme je reconnais les signes.

Mais Virgile nous avait laissés, Virgile, très doux père, Virgile à qui, pour mon salut, elle me confia : Et tout ce que perdit l’antique mère [1086] ne put empêcher que mes joues, qu’avant nulle rosée n’humectait, se mouillassent de larmes. « Dante, parce que Virgile s’en va, ne pleure pas, ne pleure pas encore ! il convient que tu pleures par une autre épée [1087]. »

Comme un amiral qui, de la poupe à la proue, vient inspecter ceux qui manœuvrent les autres navires, et à bien faire les encourage ; à la gauche du char, quand je me tournai au son de mon nom, qu’ici de nécessité je registre, je vis la Dame, qui m’était apparue voilée par les fleurs que répandaient les anges, diriger vers moi les yeux d’au delà du ruisseau. Quoique le voile qui descendait de sa tête ceinte du feuillage de Minerve, ne permît pas de la voir à découvert, d’une contenance royalement altière elle continua, comme celui qui, disant, réserve pour la fin les paroles les plus vives : « Regarde-moi ; suis-je bien, suis-je bien Béatrice. Comment as-tu daigné t’approcher du mont ? Ne savais-tu point qu’ici l’homme est heureux [1088] ? »

Mes yeux baissés tombèrent sur la claire fontaine, et en m’y voyant, je les reportai sur l’herbe, tant de honte se chargea mon front.

Comme envers son fils la mère se montre sévère, ainsi se montra-t-elle envers moi ; parce qu’un peu amère est la saveur de la pitié acerbe [1089]. Elle se tut, et soudain les Anges chantèrent : « In te, Domine, speravi [1090] ! » Mais outre pedes meos ils ne passèrent point.

Comme la neige qu’ont poussée et entassée les vents slaves, entre les poutres vivantes [1091] sur le dos de l’Italie se congèle, puis, liquéfiée, coule à travers d’elle-même, au souffle de la terre où l’ombre se perd [1092], comme on voit le feu fondre la chandelle ; ainsi fus-je sans larmes ni soupirs, avant le chant de ceux dont l’harmonie accompagne toujours celle des sphères éternelles ; mais après qu’en leurs doux accords j’entendis qu’à moi ils compatissaient plus que s’ils eussent dit : « O Dame, pourquoi l’affliges-tu ? » la glace qui s’était amassée autour de mon cœur, se fit eau et souffle, et avec angoisse par la bouche et par les yeux sortit de la poitrine. Elle, cependant, debout du même côté du char, se tournant vers les pieuses substances, leur parla en cette sorte : « Vous veillez tellement dans l’éternel jour, que ni la nuit, ni le sommeil ne vous dérobe un seul des pas que le temps fait en ses voies [1093]. Plus étendue est donc ma réponse, afin que celui qui pleure là m’entende, et que la faute et le repentir soient d’une même mesure. Non par l’influence des grands orbes qui dirigent chacun vers une certaine fin, selon que l’accompagnent les étoiles, mais par le don des grâces divines, dont la pluie a sa source dans des vapeurs si élevées que notre vue n’en approche point, celui-ci dans sa vie nouvelle [1094] fut virtuellement [1095] tel, que de toute bonne habitude il eût été un modèle admirable : mais en plantes malignes et sauvages d’autant plus est fertile le sol non cultivé, que la terre a plus de vigueur. Avec mon visage quelque temps je le soutins ; lui montrant ses jeunes yeux, avec moi il le conduisait dans la voie droite. Mais, dès qu’au seuil de mon second âge, j’eus changé de vie [1096], il me quitta pour se donner à d’autres. Lorsque de la chair à l’esprit j’eus monté, et que ma vertu et ma beauté se furent accrues [1097], je lui plus moins et lui fus moins chère : Il engagea ses pas dans une route trompeuse, poursuivant de fausses images du bien, qui ne tiennent pas ce qu’elles promettent ; et point ne me servit d’obtenir les inspirations par lesquelles, et en songe et autrement, je le rappelai ; tant il en eut peu de souci. Si bas il tomba, que, pour le sauver, nul autre moyen ne restait que de lui montrer la race perdue. Pour cela, je visitai la demeure des morts, et à celui qui ici-haut l’a conduit, pleurant je fis porter mes prières. De Dieu serait rompu le suprême décret, si l’on passait le Léthé, et que l’on goûtât d’une telle nourriture [1098], sans avoir, en payement, versé des larmes de repentance. »


CHANT TRENTE-ET-UNIÈME


Tournant vers moi la pointe de son parler, dont le tranchant même m’avait paru poignant [1099] : « O toi qui es au delà du fleuve sacré, » poursuivit-elle sans retard, « dis, dis, si cela est vrai ; à une si grave accusation, il convient que ta confession se joigne. »

J’étais tellement confus en moi-même, qu’essayant de parler, ma voix s’éteignit avant de passer mes lèvres.

Elle attendit un peu, puis elle dit : « Que penses-tu ? Réponds-moi. Les eaux [1100] n’ont pas encore effacé en toi les tristes souvenirs, » La honte et la peur, ensemble mêlées, poussèrent hors de ma bouche un « oui » tel, que, pour l’entendre, il fut besoin de la vue [1101].

Comme l’arbalète trop tendue, quand part la détente, rompt la corde et l’arc, et avec moins de force le trait touche le but ; ainsi éclatai-je sous cette pesante charge, épanchant au dehors larmes et soupirs, et la voix s’arrêta au passage. D’où elle à moi : « A mes désirs, qui te conduisaient à l’amour du bien [1102], au delà duquel il n’est rien à quoi l’on aspire, qu’as-tu trouvé qui s’opposât, quels fossés, quelles chaînes, pour quoi d’aller plus avant tu dusses ainsi renoncer à l’espérance ? Et quels charmes ou quels avantages t’ont montrés les autres [1103], que, par eux, tu dusses être attiré ? » Après avoir poussé un soupir amer, à peine eus-je assez de voix pour répondre, et avec fatigue les lèvres la formèrent. Pleurant, je dis : — Les choses présentes avec leur faux plaisir, attirèrent mes pas, sitôt que se cacha votre visage. Et elle : « Si tu avais tu ou nié ce que tu confesses, la faute n’en serait pas moins connue : la sait le souverain Juge. Mais quand, de sa propre bouche, le pécheur s’accuse, en notre cour la roue tourne contre le tranchant [1104]. Mais pour que tu rougisses maintenant de ton erreur, et pour qu’une autre fois tu sois plus fort contre la voix de la Sirène, mets bas la semence de tes pleurs [1105] et écoute : tu entendras comment, dans la voie contraire devait te faire entrer ma chair ensevelie. Jamais la nature ou l’art ne t’offrit un plaisir égal à celui que te causait la vue des beaux membres dans lesquels je fus renfermée, et qui, dispersés, ne sont que terre. Et si, par ma mort, ce plaisir suprême te trompa, quelle chose mortelle devait désormais t’inspirer du désir !

Bien devais-tu, blessé une première fois par les choses trompeuses, t’élever plus haut derrière moi, qui n’était plus telle : point ne devais-tu abaisser tes ailes pour attendre d’autres coups, ou d’une jeune fille, ou de quelque autre vanité d’un si court usage.

Le petit oiseau, nouvellement éclos, attend [1106] deux ou trois fois ; mais à ceux emplumés déjà, en vain tend-on des rets, et lance-t-on des flèches. »

Tels qu’écoutant, les enfants se tiennent, honteux et muets, les yeux à terre, se reconnaissant et se repentant ; tel me tenais-je, et elle me dit : « Puisque entendre seulement t’afflige, lève la barbe, et plus encore tu t’affligeras en regardant. »

Avec moins de résistance ou notre vent, ou celui de la terre d’Iarbe déracine [1107] un chêne robuste, qu’à son commandement je ne levai le menton : et quand par la barbe elle désigna le visage, bien connus-je le venin [1108] de l’argument. Et lorsque ma face se releva, l’œil comprit que ces premières créatures avaient suspendu leur aspersion [1109]. Et mes yeux, encore peu assurés, virent Béatrice tournée vers l’animal qui est une seule personne en deux natures [1110]. Au delà du vert ruisseau [1111], sous son voile, elle se vainquait elle-même, dans sa beauté présente, plus qu’autrefois ici les autres. Là tellement me piqua l’ortie du repentir, que de toutes les autres choses, celle qui me détourna le plus dans son amour, je la pris le plus en haine. Un remords si vif me déchira le cœur que je tombai vaincu ; et ce qu’alors je devins, le sait celle de qui en venait la cause. Puis, lorsqu’une vertu du dehors m’eut ranimé le cœur, je vis au-dessus de moi la Dame que j’avais trouvée seule [1112] ; elle disait : « Tiens-moi, tiens-moi ! » Elle m’avait amené dans le fleuve jusqu’à la gorge, et me tirant après elle dessus l’eau, elle allait légère comme une navette.

Quand je fus près de l’heureuse rive, Asperges me [1113] si doucement j’entendis chanter, que non-seulement le peindre, mais me le remémorer même je ne saurais. La belle dame ouvrit les bras, et m’embrassant la tête, me plongea où il convenait que je busse l’eau : ensuite elle me retira, et tout humide m’introduisit dans la danse des quatre belles [1114] ; et chacune d’un bras m’enlaça. « Nymphes ici nous sommes, et dans le ciel nous sommes étoiles ; avant que Béatrice descendît du ciel, nous lui fûmes destinées pour servantes. Nous te mènerons devant ses yeux ; mais aiguiseront les tiens, pour qu’ils pénètrent dans la lumière qui en eux brille, les trois de l’autre côté [1115], qui voient plus avant. » Ainsi chantant elles commencèrent : puis avec elles elles me menèrent à la poitrine du Griffon, où Béatrice debout était tournée vers nous. Elles dirent : « N’épargne point les regards ; nous t’avons placé devant les émeraudes, dont jadis l’Amour tira les traits qui te blessèrent. » Mille désirs plus ardents que la flamme, lièrent mes yeux à ses yeux brillants, qui demeuraient fixés sur le Griffon [1116].

Comme le soleil dans le miroir, ainsi l’animal double rayonnait dedans, offrant tantôt un aspect et tantôt un autre [1117]. Pense, lecteur, si je m’étonnais, voyant l’objet demeurer le même, et son image changer. Tandis que, pleine de stupeur et de joie, mon âme goûtait de cet aliment, qui, rassasiant de soi, de soi renouvelle la faim ; par leur démarche se montrant de la plus haute tribu [1118], les trois autres s’avancèrent en chantant leur angélique carole. « Tourne, Béatrice, » chantaient-elles, « tourne tes yeux saints sur ton fidèle, qui pour te voir a fait tant de pas ! De grâce, accorde-nous de lui dévoiler ta face, pour qu’il contemple la seconde beauté [1119] que tu cèles. »

O splendeur de la vive lumière éternelle ! Qui, tant eût-il pâli sous les ombres du Parnasse, ou bu à ses fontaines ne paraîtrait impuissant d’esprit, s’il tentait de te peindre telle que tu apparus là où le ciel t’enveloppe d’harmonie et de fleurs, lorsqu’au grand jour tu te découvris ?


CHANT TRENTE-DEUXIÈME


Tant étaient mes yeux fixes et attentifs pour étancher une soif de dix ans [1120], qu’éteints étaient tous mes autres sens ; et ne se souciaient d’aucun autre objet [1121] les yeux absorbés dans la splendeur sainte, qui les attirait avec l’antique rets, lorsque par force me firent tourner le visage vers ma gauche ces Déesses, qui me dirent que je regardais trop fixement.

Et cet éblouissement qu’éprouvent les yeux que le soleil vient de frapper, me priva quelque temps de la vue : mais après qu’elle se fut un peu raffermie, je dis un peu par rapport à l’abondante lumière dont je m’étais par force éloigné, je vis qu’à droite la glorieuse armée s’était retournée, et s’en allait ayant en face les sept flammes [1122] et le soleil.

Comme sous les boucliers pour se sauver une bande tourne le dos, et sur soi volte avec l’étendard, avant que tout ordre ait pu se changer, cette milice du céleste royaume, qui précédait, défila toute, avant que le timon ployât le char [1123]. Puis, près des roues, se replacèrent les Dames, et le Griffon mut le char béni, de manière cependant que pas une penne ne s’agita.

La belle Dame qui m’avait tiré au passage [1124], et Stace et moi, nous suivions la roue qui trace son ornière dans un arc plus étroit. Ainsi traversant la haute forêt, vide par la faute de celle qui crut le serpent, un chant angélique réglait le pas. Peut-être avions-nous parcouru trois fois l’espace d’un trait de flèche, lorsque Béatrice descendit. Je les ouïs tous murmurer : « Adam ! » puis ils entourèrent un arbre dépouillé de fleurs et de feuillage en tous ses rameaux. Sa chevelure, qui s’étend d’autant plus que plus elle s’élève, serait par sa hauteur admirée des Indiens dans leurs forêts. « Heureux es-tu, Griffon, que point de cet arbre ton bec ne détache le fruit doux au goût ; car ensuite tristement se tord le ventre. » Ainsi autour de l’arbre robuste crièrent tous les autres ; et l’animal biforme : « Par là se conserve la semence de tout juste [1125]. » Et se tournant vers le timon qu’il avait tiré [1126], il amena le char au pied de l’arbre veuf, il l’y laissa lié [1127] avec un de ses rameaux.

Comme nos plantes, lorsque dessus tombe la grande lumière [1128] mêlée à celle qui rayonne derrière la célèbre lasca [1129], se gonflent, et chacune d’elle ensuite se revêt de nouvelles couleurs, avant que le Soleil ait conduit ses coursiers sous un autre Signe ; ainsi s’ouvrant, l’arbre dont les branches étaient nues auparavant, se revêtit de nouveau d’une couleur moins semblable à celle des roses qu’à celle des violettes.

Je n’entendis point, et ici-bas ne se chante l’hymne que cette troupe alors chanta ; et je n’en soutins pas jusqu’au bout l’harmonie.

Si je pouvais retracer comment, à l’ouïr de Syrinx [1130], s’assoupirent les yeux impitoyables, les yeux auxquels le plus veiller coûta si cher [1131], comme un peintre qui dessine d’après un modèle, je peindrais comment je m’endormis ; mais le fasse qui bien saura représenter le sommeiller.

Je passe donc au moment où je me réveillai, et je dis que pour moi déchira le voile du sommeil une vive splendeur et une voix qui m’appela : « Lève-toi, que fais-tu ? » Tels que, conduits pour voir les fleurs du pommier, qui de son fruit rend les anges avides, et entretient dans le ciel un festin perpétuel, Pierre et Jean et Jacques [1132], assoupis, se réveillèrent à la parole par laquelle furent rompus des sommeils plus profonds [1133], et virent leur troupe diminuée de Moïse et d’Elie, et de leur maître la robe changée ; tel me réveillai-je et je vis, debout au-dessus de moi, cette Dame pieuse, qui auparavant le long du fleuve avait guidé mes pas ; et plein de trouble, je dis : — Où est Béatrice ? Et elle : « Vois-la, sous le feuillage nouveau, assise sur sa racine [1134]. Vois la compagnie qui l’entoure [1135] : à la suite du Griffon les autres s’en vont en haut, chantant un hymne plus doux et d’un sens plus profond. » Je ne sais si son parler fut plus étendu, parce que dans mes yeux déjà était celle qui m’empêchait d’être attentif à autre chose.

Elle était seule assise sur la vraie terre [1136], comme une garde laissée près du char, que j’avais vu lier par l’animal biforme. Un cercle autour d’elle formaient les sept nymphes ; ayant en main ces lumières qui sont à l’abri de l’Auster [1137] et de l’Aquilon. « Tu séjourneras ici un peu de temps dans la forêt, puis sans fin tu seras avec moi citoyen de cette Rome dont le Christ est Romain [1138]. Cependant pour le bien du monde, qui vit mal, tiens maintenant les yeux fixés sur le char ; et ce que tu verras, de retour là, écris-le. » Ainsi parla Béatrice, et moi qui devant ses commandements étais prosterné, où elle voulait j’attachai l’attention et les yeux.

Jamais d’un mouvement si rapide, lorsqu’il pleut, d’une nuée épaisse ne descendit le feu, du point le plus éloigné, que je vis descendre l’oiseau de Jupiter [1139], à travers l’arbre, brisant non seulement les fleurs et les feuilles, mais l’écorce même ; et de toute sa force il frappa le char, qui ploya comme un navire en fortune, battu par les flots tantôt à bâbord, tantôt à tribord.

Ensuite je vis s’élancer vers l’intérieur du véhicule triomphal un renard [1140] qui paraissait à jeun de toute bonne pâture. Mais en lui reprochant ses laides fautes, ma Dame le fit fuir aussi vite que le permirent ses os décharnés. Puis, par où d’abord il était venu, je vis l’aigle descendre dans l’arche du char, et la laisser jonchée de ses plumes [1141]. Et telle qu’elle sort d’un cœur affligé, j’ouïs une voix du ciel, qui disait : « O ma nacelle, combien mal elle se charge [1142] ! » Puis il me sembla qu’entre les roues du char la terre s’ouvrait, et j’en vis sortir un dragon [1143], qui dans le char enfonça sa queue, et, comme la guêpe qui retire l’aiguillon, ramenant à soi la queue maligne, la retira et s’en alla joyeux. Ce qui resta d’intact, comme de gazon se recouvre une terre vivace, peut-être à bonne et pure intention, de la plume offerte se recouvrit, et en furent couverts l’une et l’autre roue et le timon, en moins de temps qu’un soupir ne tient la bouche ouverte. La machine sainte ainsi transformée, de ses parties sortirent des têtes, trois sur le timon, et une à chaque coin [1144].

Les premières avaient des cornes comme des bœufs ; mais les quatre autres avaient une seule corne au front ; jamais on ne vit monstre semblable.

Pleine de sécurité, comme une forteresse sur une haute montagne, assise dessus m’apparut une courtisane éhontée [1145], promenant autour ses yeux hardis, et comme pour qu’elle ne lui fût point enlevée, je vis à côté d’elle un géant [1146], debout ; et quelquefois ils se baisaient. Mais ayant vers moi tourné son regard errant et convoiteux, ce féroce amant la flagella de la tête jusqu’aux pieds. Puis, plein de soupçon et transporté de colère, il délia le monstre [1147], et le traîna dans la forêt, si avant qu’à ma vue elle déroba [1148] la courtisane et la nouvelle bête.


CHANT TRENTE-TROISIÈME


Deus venerunt gentes [1149] chantant à deux chœurs, ores trois, ores quatre, les Dames en pleurant commencèrent une douce psalmodie. Et avec de pieux soupirs Béatrice les écoutait, si défaite, que près de la croix peu plus ne l’était Marie.

Mais, lorsque les autres vierges ayant cessé, elle put parler, se levant droite en pieds, rouge comme le feu elle répondit : Modicum, et non videbitis me ; et, iterum, mes sœurs bien-aimées, modicum, et vos videbitis me [1150]. Puis elle les fit toutes sept passer devant elle ; et après elle seulement d’un signe, elle mut moi, et la Dame [1151], et le Sage [1152] qui s’était arrêté. Ainsi allait-elle ; et je ne crois pas qu’elle eût achevé le dixième pas, lorsque ses yeux frappèrent mes yeux ; et d’un visage tranquille : « Viens plus près, » me dit-elle, « assez pour que, si je te parle, tu sois bien à portée de m’entendre. » Lorsque je fus à la distance où je devais être d’elle, elle me dit : « Pourquoi désormais, venant avec moi, n’oses-tu me faire de demande ? » Comme à ceux dont la voix, lorsqu’ils parlent devant de plus grands qu’eux, vient, par trop de respect, mourir près des dents, il m’advint ; et d’un son à demi formé, je commençai : — Madonna, vous connaissez mon besoin, et ce qui lui est bon. Et elle à moi : « Je veux que désormais, dégagé de crainte et de honte, tu ne parles plus comme un homme qui rêve. Sache que le vaisseau, que le serpent a brisé, fut et n’est point [1153] ; mais que celui à qui en est le crime, croie bien que la vengeance de Dieu ne craint pas les soupes [1154]. Ne sera pas toujours sans héritier l’aigle qui laissa ses plumes dans le char [1155], lequel par là devint monstre et proie ensuite ; car je vois certainement, et pour cela je l’annonce, des étoiles déjà proches, dont rien ne peut arrêter ni retarder le cours, amener le temps où un cinq cent dix et cinq [1156], envoyé de Dieu, tuera la perverse et ce géant qui avec elle a forniqué. Et peut-être que ma prédiction, obscure comme le langage de Thémis et du Sphinx, moins te persuade, parce qu’à leur manière elle offusque l’entendement ; mais bientôt les faits seront les Naïades qui dénoueront cette énigme embrouillée, sans perte de brebis ni de blé [1157]. Toi, note : et telle que je les ai dites, redis ces paroles aux vivants pour qui vivre n’est que courir à la mort ; et lorsque tu les écriras, aie soin de ne pas celer ce que tu as vu de l’arbre qui vient d’être ici dépouillé deux fois. Quiconque le dépouille ou le brise, par un blasphème de fait offense Dieu, qui pour son seul usage le créa saint [1158]. Pour l’avoir mordu, dans la peine et dans le désir, cinq mille ans et plus, la première âme [1159] a aspiré à celui qui punit en soi la morsure [1160]. Bien endormie est ton intelligence, si tu ne comprends pas que par une raison singulière il est si élevé, et si ravagé dans sa cime, et si autour de ton esprit n’eussent point été l’eau d’Elsa [1161] les pensers vains et leur plaisir ce que fut Pyrame au mûrier [1162], seulement par tant de circonstances [1163], tu reconnaîtras, selon le sens moral, la justice de Dieu dans cette défense [1164]. Mais parce que je vois que ton entendement est devenu pierre, et que dans le péché il s’est teint, de sorte que de mes paroles la lumière t’éblouit, je veux aussi que, sinon écrites, au moins peintes [1165] au dedans de toi tu les rapportes pour le même motif qu’on rapporte le bourdon ceint de palmes. »

Et moi : — Comme empreinte par le sceau est la cire qui ne change point la figure imprimée, ainsi mon cerveau par vous vient d’être empreint ! Mais pourquoi votre parole désirée élève-t-elle son vol tant au-dessus de ma vue qu’elle la perd d’autant plus que plus elle s’efforce ?

« Afin, » dit-elle, « que tu connaisses l’école que tu as suivie, et que tu voies comment sa doctrine peut suivre ma parole ; et qu’aussi éloigné de la voie divine est votre voie, que la terre l’est du ciel qui le plus haut se hâte [1166]. »

« Sur quoi, je lui répondis : — Je ne me souviens pas de m’être jamais détourné de vous, et ma conscience ne me le reproche point.

« Si tu peux t’en souvenir, » en souriant répondit-elle, rappelle-toi comment aujourd’hui tu as bu du Léthé. Et si la fumée prouve le feu, cet oubli prouve clairement que coupable était ton désir de s’attacher ailleurs [1167]. Mais nues désormais seront mes paroles, autant qu’il conviendra de les découvrir à ta vue grossière. »

Et le soleil plus lent [1168] brillait dans le cercle du midi, qui d’ici et delà se déplace selon les aspects, lorsque, comme celui qui pour la guider va devant une troupe, s’arrête s’il rencontre quelque chose nouvelle, s’arrêtèrent les sept Dames à l’extrémité d’une ombre pâle, telle que, sous des feuilles vertes et noires, en offrent les Alpes près de leurs froids ruisseaux. Devant elles, il me parut voir l’Euphrate et le Tigre [1169] sortir d’une fontaine, et comme des amis lentement se séparer.

— O lumière, ô gloire de la race humaine, quelle est cette eau qui s’épand d’une même source, et se divise en s’éloignant ? A cette prière, il me fut dit : « Prie Mathilde de te le dire ! » et alors, comme qui se disculpe d’une faute, la belle dame répondit : « cela et d’autres choses lui ai-je dites, et je suis sûre que l’eau du Léthé ne les a pas effacées en lui. »

Et Béatrice : « Peut-être un souci plus grand, qui souvent trouble la mémoire, a obscurci les yeux de son esprit. Mais vois Eunoé [1170], qui coule là : mène-l’y, et comme tu l’as accoutumé, ranime sa force défaillante. »

Comme une noble âme qui point ne s’excuse, mais du vouloir d’autrui fait son propre vouloir, dès qu’un signe au dehors l’a manifesté, sitôt qu’elle m’eut pris la belle Dame se mut, et à Stace gracieusement elle dit : « Viens avec lui ! »

Si j’avais, Lecteur, plus de place pour écrire, je chanterais en partie le doux boire, dont jamais je n’eusse été rassasié ; mais parce que pleines sont toutes les feuilles destinées à ce second Cantique, ne me laisse pas davantage aller le frein de l’art.

Je revins de la très sainte onde, renouvelé comme des plantes qu’une vie nouvelle a revêtues d’un nouveau feuillage, pur et préparé à monter aux étoiles.


LE PARADIS




CHANT PREMIER


Gloire à Celui qui meut tout, qui pénètre l’univers, et resplendit plus en une partie, et ailleurs moins[1171].

Dans le ciel qui le plus reçoit de sa lumière, je fus, et je vis des choses que ne peut redire celui qui descend de là-haut : parce qu’en s’approchant de l’objet de son désir, tant s’y enfonce notre intelligence, que la mémoire ne peut en arrière retourner si loin. Cependant tout ce qu’en moi j’ai pu thésauriser de souvenirs du royaume saint, sera maintenant le sujet de mon chant.

O bon Apollon, fais, en ce dernier travail, que de ta vertu je sois rempli, autant que tu le demandes pour donner le laurier aimé de toi[1172]. Jusqu’ici ce me fut assez d’un sommet du Parnasse ; mais des deux[1173] j’ai besoin pour entrer dans la nouvelle carrière. Viens dans ma poitrine, souffle en elle, comme lorsque tu tiras Marsyas de la gaîne de ses membres[1174]. O divine vertu, si tant tu te donnes à moi, que je reproduise au dehors l’ombre du bienheureux royaume empreinte en mon esprit, tu me verras alors venir à ton arbre aimé, et me couronner de ces feuilles dont le sujet et toi me rendrez digne. Si rarement, Père, on en cueille, pour le triomphe ou d’un César ou d’un poète (faute et honte des humains désirs), qu’à joie devrait être à la radieuse Déité Delphique, le feuillage de Pénée [1175], lorsqu’il rend de soi quelqu’un avide.

Petite étincelle allume une grande flamme : peut-être qu’après moi, d’une voix meilleure, on priera Cirra [1176] de répondre.

Par des passages divers surgit pour les mortels la lampe du monde [1177] ; mais par celui qui avec trois croix joint quatre cercles [1178], il sort, d’un cours plus bienfaisant, en conjonction avec une étoile plus propice [1179], et de la manière qui mieux convient, amollit et empreint la cire terrestre.

Un tel lever avait fait là le matin, et ici comme le soir [1180], et là était blanc tout cet hémisphère, et l’autre noir, lorsque je vis Béatrice, tournée vers la gauche, regarder le soleil : jamais aigle si fixement ne le regarda. Et comme un second rayon sort du premier [1181], et rejaillit en haut, tel qu’un voyageur qui veut s’en retourner ; ainsi son acte, infus par les yeux dans mon imaginative, devint le mien, et sur le Soleil je fixai les yeux plus qu’il n’est de notre usage [1182].

Beaucoup de choses peut là, que ne peut ici notre force, grâce au lieu fait pour être la demeure propre de l’humaine espèce.

Je ne le supportai pas longtemps, non cependant si peu que je ne le visse étinceler tout autour, comme le fer qui du feu sort bouillant. Et tout à coup un nouveau jour parut être ajouté au jour, comme si Celui qui peut, d’un autre Soleil avait orné le ciel. Béatrice, debout, tenait ses yeux fixés sur les Cercles éternels ; et moi, d’en bas éloignant les miens, je les fixai sur elle, et si avant je pénétrai, que dans son aspect je me fis tel que se fit Glaucus [1183], qui en goûtant de l’herbe, devint dans la mer le compagnon des autres Dieux.

Cette surhumaine transformation par des paroles ne saurait se décrire : que l’exemple donc suffise à celui à qui la grâce en réserve l’expérience. Si là était de moi cela seul que tu avais nouvellement créé [1184], Amour qui gouvernes le ciel, tu le sais, toi qui m’élevas par ta lumière.

Lorsque la roue [1185] qu’éternellement tu meus, ô désiré, à soi m’eut rendu attentif, par l’harmonie que tu règles et que tu distribues, me parut embrasée de la flamme du soleil une telle étendue du ciel, que ni pluie ni fleuve ne firent jamais un si vaste lac.

La nouveauté du son et l’éclat de la lumière allumèrent en moi un désir d’en connaître la cause, plus vif qu’aucun autre que j’eusse jamais senti. D’où elle, qui me voyait comme moi-même, afin de calmer mon âme agitée, avant que pour demander j’eusse ouvert la bouche, ouvrit la sienne, et commença : « Tu épaissis toi-même ta vue par une fausse imagination, tellement que tu ne vois pas ce que tu verrais si tu l’avais secouée. Tu n’es point sur la terre, comme tu le crois ; mais de son séjour propre la foudre descend moins vite que tu n’y montes. »

Si ces brèves paroles, enveloppées d’un sourire, me délivrèrent du premier doute, dans un autre je fus encore plus enlacé ; et je dis : — Satisfait désormais suis-je, et soulagé d’un grand étonnement ; mais à présent je m’étonne comment je m’élève au-dessus de ces corps légers. — Sur quoi, après un pieux soupir, elle tourna vers moi les yeux, telle de visage qu’une mère qui regarde son fils en délire. Et commença : « Toutes choses sont ordonnées entre elles, et cet ordre est la forme qui rend l’univers semblable à Dieu. Ici les hautes créatures [1186] contemplent la trace de l’éternelle Puissance, qui est la fin de ce qu’ainsi elle a réglé. Dans l’ordre dont je parle, toutes les natures ont leur inclination, plus ou moins, selon leurs genres divers, rapprochées de leur principe : d’où vient qu’elles voguent vers divers ports à travers la grande mer de l’Etre, emportées chacune par l’instinct qu’elle a reçu : celui-ci emporte le feu vers la lune ; celui-ci meut les cœurs mortels ; celui-ci condense et unit en une masse la terre. Et les flèches de cet arc n’atteignent pas seulement les créatures privées d’intelligence, mais celles aussi douées d’intelligence et d’amour. La Providence ordonnatrice de ce vaste tout, par l’effusion de sa lumière maintient perpétuellement en paix le ciel où tourne le Cercle le plus rapide [1187] ; et là maintenant nous porte, comme au séjour prédestiné, la puissance de cette corde, qui dirige ce qu’elle décoche vers un heureux but. Il est vrai que, comme souvent la forme ne s’accorde point avec l’intention de l’art, parce que la matière refuse de s’y prêter, ainsi de cette direction s’écarte parfois la créature, qui, poussée de la sorte, a le pouvoir de se ployer d’autre part, et (comme on peut voir le feu tomber de la nue) tombe, si vers la terre l’impulsion première est détournée par un faux plaisir. Tu ne dois donc pas, si bien je juge, plus t’étonner de monter, que de ce qu’un ruisseau descend du haut d’un mont. Même merveille serait-ce, si, dégagé de tout empêchement, tu fusses en bas demeuré, que si un feu libre restait en repos à terre. » Puis vers le ciel elle reporta ses regards.



CHANT DEUXIÈME


O vous qui, sur une frêle nacelle, désireux d’écouter, suivez mon vaisseau, qui chantant vogue, retournez vers vos rivages ; ne vous hasardez point dans l’Océan, où peut-être, me perdant, demeureriez-vous égarés.

La mer où j’entre jamais ne fut parcourue : Minerve m’inspire, Apollon me conduit, et les neuf Muses me montrent l’Ourse.

Vous, peu nombreux, qui de bonne heure avez levé la tête vers le pain des Anges, dont ici l’on se nourrit sans en être rassasié, bien pouvez-vous lancer votre navire sur la haute mer, en suivant le sillon que j’ouvre dans l’eau, qui soudain se referme.

Des héros qui passèrent à Colchos, moindre que ne sera le vôtre, fut l’étonnement, lorsqu’ils virent Jason devenu laboureur [1188].

La soif innée et perpétuelle du royaume divin nous emportait avec une vitesse presque égale à celle du ciel. Béatrice regardait en haut, et moi je la regardais ; et peut-être en ce qu’il faut du temps pour qu’un trait soit posé, et se détache de la noix, et vole, je me vis arrivé où une chose merveilleuse attira mon regard : et lors celle à qui mon souci ne pouvait être caché, se tournant vers moi, aussi joyeuse que belle : « Élève, », me dit-elle, « ton esprit reconnaissant à Dieu, qui nous a conduits dans la première étoile [1189]. »

Il me sembla que nous couvrait une nuée épaisse, dense et polie, telle qu’un diamant que le soleil frapperait. La perle éternelle nous reçut au dedans de soi, comme l’eau, sans se diviser, reçoit un rayon de lumière.

Si là j’étais corporellement, et qu’ici point ne se comprenne comment une étendue en peut admettre une autre, ce qui doit être si un corps pénètre un autre corps ; plus devrait nous enflammer le désir de contempler cette essence, dans laquelle se voit comment s’unirent notre nature et Dieu. Ce que nous tenons par la foi, là se verra, non démontré, mais connu par soi-même, à la manière du premier vrai que l’homme croit [1190].

Je répondis : — Madonna, aussi dévotement qu’il se peut, je rends grâces à celui qui m’a tiré du monde mortel ; mais dites-moi ce que sont les signes obscurs de ce corps [1191], lesquels là en bas sur la terre donnent lieu à des fables sur Caïn. Elle sourit un peu ; puis : « Si l’opinion des mortels erre, » dit-elle, « lorsque la clef des sens n’ouvre pas [1192], point, certes, ne devrais-tu désormais être frappé d’étonnement, voyant que, même à la suite des sens, court est le vol de la raison. Mais dis-moi ce que de toi-même tu en penses. » Et moi : — Ce qui là-haut nous apparaît de divers, est, je crois, l’effet des corps rares et denses [1193]. Et elle : « Profondément submergée dans le faux tu verras, certes, ta croyance, si tu écoutes bien le raisonnement que j’y opposerai. La huitième sphère [1194] contient beaucoup d’astres, qu’à leur aspect on peut reconnaître différents de grandeur et d’éclat. Si cela venait seulement de la rareté et de la densité, une seule vertu serait en tous, distribuée avec ou plus, ou moins d’abondance, ou également. Des vertus diverses doivent procéder de principes formels, et ceux-ci, hors un, seraient détruits par les conséquences de ton raisonnement. De plus, si la rareté était de cette teinte brune la cause que tu demandes, soit qu’en quelqu’une de ses parties fut privée de sa matière, cette planète [1195], soit que, comme le gras et le maigre sont répartis dans un corps, ainsi fussent dans sa masse des couches superposées, le premier serait manifeste, pendant les éclipses de soleil, par la lumière qui la traverserait comme tout autre milieu rare. Cela n’est pas : voyons donc l’autre ; et s’il arrive que je l’annule, ta conjecture sera démontrée fausse. Si la lumière ne pénètre pas au delà de la couche rare, il doit y avoir un point où la couche contraire ne la laisse plus passer ; et de ce point le rayon venu du dehors se réfléchit, comme la couleur à travers le verre derrière lequel du plomb est caché [1196]. Tu diras que là [1197] le rayon se montre plus obscur, parce qu’il est réfléchi d’un point plus en arrière [1198]. L’expérience, d’où doivent découler les ruisseaux de vos arts [1199], peut, si tu veux y recourir, résoudre cette instance. Prends trois miroirs ; places-en deux à une égale distance de toi, et qu’entre ceux-ci, mais plus loin, tes yeux rencontrent l’autre : tourne vers eux, fais que derrière toi soit une lumière qui éclaire les trois miroirs, et revienne à toi réfléchie par tous : bien que le miroir le plus éloigné ne te renvoie pas autant de lumière, tu le verras, comme cela doit être, resplendir également. Maintenant comme, frappée par de chauds rayons, la matière de la neige demeure privée de la couleur et du froid primitifs ; ainsi demeuré dans ton entendement, je veux t’informer [1200] d’une lumière si vive, qu’elle te paraîtra scintillante d’éclat. Au dedans du ciel et de la divine paix [1201], tourne un corps [1202], dans la vertu duquel gît l’être de tout ce qu’il contient. Le ciel suivant [1203], où se voient tant d’étoiles, distribue cet être entre diverses essences distinctes de lui, et contenues en lui. Les autres cieux [1204] disposent pour leurs fins, et comme de semences, des vertus distinctes, par des différences variées qu’ils ont en soi. Ces organes du monde [1205], comme tu le vois maintenant, vont ainsi de degré en degré, recevant d’au-dessus, et opérant au-dessous. Regarde bien comment par cette route je vais au vrai que tu désires, afin qu’ensuite tu puisses tenir seul le gué [1206]. Comme du forgeron l’œuvre du marteau, des moteurs bienheureux émane la vertu et le mouvement des saintes sphères ; et le ciel, qu’embellissent tant de lumières, de la profonde intelligence qui le meut reçoit l’image et s’en empreint. Et comme dans votre poussière, par divers membres conformés pour diverses fonctions, l’âme s’épand ; ainsi l’intelligence épand sa bonté par la multiplicité des étoiles, se mouvant elle-même dans son unité. Une vertu diverse, pénètre en chacun de ces corps précieux [1207] qu’elle anime, s’unit à lui comme à vous la vie. A cause de la nature heureuse d’où elle dérive, la vertu répandue dans le corps brille comme la joie à travers une brillante pupille. D’elle vient la différence qui apparaît entre une lumière et une autre lumière, non de la rareté ou de la densité ; elle est le principe formel qui produit, conformément à sa bonté [1208], l’obscur et le clair. »


CHANT TROISIÈME


Ce Soleil [1209] qui d’amour jadis m’embrasa la poitrine, m’avait, en prouvant et en réfutant, découvert les doux traits de la belle vérité et moi, pour me confesser, désabusé et convaincu, aussi haut qu’il convenait pour parler je levai la tête. Mais apparut un objet qui attira mes regards, et les fixa tellement que de ma confession il ne me souvint plus. Telle qu’à travers des verres transparents et polis, ou des eaux limpides et tranquilles, non si profondes que le fond ne s’aperçoive pas, de notre visage l’image revient si faible, que moins fortement ne vient pas frapper nos pupilles une perle sur un front blanc ; telles vis-je plusieurs faces se préparant à parler ; d’où je tombai dans l’erreur contraire à celle qui alluma l’amour entre l’homme et la fontaine [1210].

Aussitôt que je les aperçus, pensant que ce fussent des figures peintes en un miroir, pour voir de qui elles étaient je tournai les yeux ; et je ne vis rien, et je les ramenai en avant dans la lumière dont brillaient les yeux saints de mon doux Guide, qui souriait. « Ne t’étonne point », me dit-elle, « que je sourie de ton penser puéril, puisque tu n’appuies pas encore le pied sur le vrai, mais te tournes vainement ici et là, selon ta coutume. Ce que tu vois, ce sont de vraies substances, ici reléguées pour rupture de vœu. Parle-leur donc, et écoute, et crois, la véridique lumière qui les satisfait ne permettant pas que leurs pieds se détournent d’elle. » Et moi, à l’ombre qui de discourir paraissait la plus désireuse, je m’adressai, et je commençai, comme un homme que trouble un trop vif désir :

O esprit élu, qui, aux rayons de l’éternelle vie, sens la douceur qu’on ne peut comprendre si on ne l’a goûtée, à grâce il me sera, si tu m’apprends ton nom et quel est votre sort. Sur quoi elle, prompte et d’un œil riant : « Notre charité, comme celle [1211] qui veut que toute sa cour lui ressemble, ne ferme point les portes à un juste désir. Je fus dans le monde une sœur vierge ; et si bien me regarde ta mémoire, ne me cachera point à toi ma beauté plus grande. Mais tu reconnaîtras que je suis Piccarda [1212], qui, placée ici avec ces autres bienheureux, bienheureuse suis dans la sphère la plus lente [1213]. Nos désirs, enflammés seulement par ce qui plaît à l’Esprit saint, se réjouissent d’être conformes à l’ordre voulu de lui ; et ce sort, qui paraît si infime, nous est assigné pour avoir négligé et rompu en partie nos vœux. »

D’où moi à elle : — Sur vos brillants visages resplendit je ne sais quoi de divin, qui vous transfigure aux yeux de qui, en soi, a vos premières images ; par quoi n’ai-je été prompt à me souvenir : maintenant que m’aide ce que tu me dis, plus facile il m’est de te reconnaître. Mais dis-moi, vous qui êtes heureux ici, désirez-vous un lieu plus haut, pour voir plus et plus être aimés ?

Avec les autres ombres premièrement elle sourit un peu ; puis, si brillante qu’elle semblait brûler d’amour dans le premier feu [1214], elle me répondit :

« Frère, une vertu de charité apaise notre vouloir, par laquelle, ne voulant que ce que nous avons, nous ne sommes altérés d’aucune autre chose. Si nous désirions être plus haut, nos désirs seraient en désaccord avec la volonté de Celui qui nous place ici ; ce que tu verras ne se pouvoir dans ces Cercles, s’il est nécessaire d’être ici dans la charité, et si tu en considères bien la nature, il est même essentiel à cet être heureux de se maintenir dans la volonté divine [1215], pour que nos volontés elles-mêmes n’en fassent qu’une ; de sorte que d’être ainsi que nous le sommes, distribués de seuil en seuil [1216] dans ce royaume, à tout le royaume il plaise, comme au Roi qui absorbe notre vouloir dans le sien. Dans sa volonté est notre paix ; elle est cette mer vers laquelle se meut tout ce qu’elle créa, ou que fait la nature [1217]. »

Il me fut clair alors comment tout lieu dans le ciel est Paradis, bien qu’il n’y pleuve pas d’une même manière la grâce du souverain bien. Mais comme il arrive que, rassasié d’un mets on a encore un appétit d’un autre, qu’on demande celui-ci, et que de celui-là on rend grâces ; ainsi fis-je du geste et de la parole, pour apprendre d’elle quelle fut la toile que n’acheva point d’ourdir sa navette [1218].

« Une vie parfaite et un mérite éminent élèvent plus haut dans le ciel une femme [1219], selon la règle de laquelle, en bas dans votre monde, on se vêtit et se voile, pour enfin, à la mort, veiller et dormir avec cet époux, qui agrée tout vœu qu’à son plaisir la charité conforme. Du monde pour la suivre, toute jeune je me retirai, et me couvris de son habit, et promis de tenir la voie prescrite par elle. Puis des hommes, plus habitués au mal qu’au bien, m’enlevèrent du doux cloître : ce qu’ensuite fut ma vie, Dieu le sait. Et cette autre splendeur, qui à ma droite se montre à toi, brillante de tout l’éclat de notre sphère, ce que je dis de moi, l’entend de soi [1220] : sœur elle fut, et de sa tête ainsi fut ravie l’ombre des sacrés bandeaux. Mais après qu’au monde elle fut retournée contre son gré, et contre toute bonne coutume, jamais du cœur elle ne dénoua le voile [1221]. Celle-ci est la lumière [1222] de la grande Constance [1223], qui de la seconde superbe de Souabe enfanta la troisième, et la dernière puissance. »

Ainsi elle me parla ; puis elle commença de chanter Ave, Maria, et chantant elle s’évanouit, comme un corps pesant dans une eau profonde.

Ma vue, qui la suivit tant qu’il fut possible, se tourna, lorsqu’elle l’eut perdue, vers l’objet d’un plus grand désir ; et en Béatrice s’absorba tout entière ; mais celle-ci à mon regard rayonna de tant d’éclat, que mes yeux d’abord ne le supportèrent point ; ce qui à demander me rendit plus lent.


CHANT QUATRIÈME


Entre deux aliments à même distance et de même attrait, l’homme libre mourrait de faim, avant de porter les dents sur l’un d’eux. Ainsi resterait immobile un agneau entre deux loups affamés, qu’il craindrait également ; ainsi un chien entre deux daims. Si donc je me taisais, suspendu entre des doutes égaux [1224], je ne m’en accuse ni ne m’en loue, puisque c’était une nécessité. Je me taisais ; mais mon désir était peint dans mes yeux, et par eux je demandais plus ardemment que par des paroles.

Béatrice fit ce que fit Daniel, lorsque de Nabuchodonosor il calma la colère qui l’avait rendu injustement cruel [1225]. « Je vois, » dit-elle, « comment t’attirent l’un et l’autre désir, de sorte que, se liant lui-même, ton souci ne peut s’exhaler au dehors. Ainsi tu argumentes : si le bon vouloir dure, par quelle raison la violence d’autrui diminuerait-elle la mesure de mon mérite ? L’apparent retour des âmes aux étoiles, selon la doctrine de Platon [1226] te donne encore sujet de douter. Ce sont là les questions qui poussent également ton vouloir : je traiterai premièrement de celle qui a le plus de fiel [1227]. Celui des Séraphins qui le plus avant pénètre en Dieu, Samuel, des deux Jean [1228] lequel tu voudras, je ne dis point Marie, n’ont pas leurs sièges dans un autre ciel que ces esprits qui t’ont tout à l’heure apparu, et leur être n’est pas de plus ou de moins d’années ; mais tous embellissent le premier Cercle, et d’une douce vie jouissent différemment, selon que plus ou moins ils sentent l’éternelle spiration. Ils se sont ici montrés, non que cette sphère leur soit assignée pour partage, mais enfin que du ciel ils soient le signe le moins élevé. Il convient de parler ainsi à votre esprit, parce que par les sens seuls il apprend ce qu’il rend ensuite digne de l’intellect [1229]. Pour cela l’Ecriture, condescendant à vos facultés, attribue des pieds et des mains à Dieu, et entend autre chose : et la sainte Église vous représente sous une forme humaine Gabriel et Michel, et l’autre qui guérit Tobie [1230]. A ce qu’on voit ici [1231] point n’est semblable le langage de Timée au sujet des âmes, car ce qu’il dit, il paraît le penser. Il dit que l’âme retourne à son étoile, croyant qu’elle en fut séparée quand la nature la donna pour forme [1232]. Mais peut-être sa sentence a-t-elle un sens autre que celui que présentent les mots, et peut-elle s’entendre de façon qu’elle ne soit pas à mépriser. S’il entend qu’à l’influence de ces sphères revient l’honneur et le blâme [1233], peut-être en quelque point son arc frappe-t-il le vrai. Mal entendu, ce principe égara tout le monde presque, de sorte qu’en célébrant Jupiter, Mercure et Mars [1234], il excéda toutes bornes. L’autre doute qui te trouble, a moins de venin, en ce que sa malignité ne saurait t’éloigner de moi [1235]. Qu’injuste paraisse notre justice aux yeux des mortels, point en cela d’hérétique méchanceté, mais une épreuve de foi [1236]. Mais parce que votre raison peut bien pénétrer jusqu’à cette vérité, je satisferai ton désir. S’il y a violence quand celui qui souffre ne cède rien à celui qui force [1237], par elle ces âmes ne furent point excusées ; car, si elle le veut, la volonté ne défaille point, mais fait ce que le feu fait par sa nature, quand la violence mille fois le courberait [1238]. Que si elle se ploie peu ou beaucoup, elle coopère à la force ; et ainsi firent celles-là qui auraient pu retourner au saint lieu, si leur vouloir eût été entier : comme celui qui retint Laurent sur le gril, et rendit Mutius [1239] cruel pour sa main. Ainsi les aurait-il, dès qu’elles furent libres, ramenées dans la voie d’où on les avait tirées : mais bien rare est une volonté si ferme. Et par ces paroles, si tu les as recueillies comme tu dois, est détruit l’argument qui plus d’une fois encore t’aurait embarrassé.

« Mais devant tes yeux, maintenant, à la traverse vient un autre passage, tel que de toi-même tu n’en sortirais pas, et serais las auparavant. Je t’ai donné pour certain qu’une âme bienheureuse ne pouvait mentir, parce qu’elle est toujours près du premier Vrai ; et ensuite tu as pu entendre de Piccarda, que Constance garda son attachement au voile, de sorte qu’ici elle paraît être avec moi en contradiction. Bien des fois déjà, frère, il est advenu que, pour fuir un péril, on a fait contre son gré ce qu’il ne convenait pas de faire ; comme Alcméon [1240], qui, à la prière de son père, tua sa propre mère et par pitié fut impitoyable. Sur ce point, je veux que tu penses que la force se mêle à la volonté, et qu’ainsi mêlées elles font que les offenses ne peuvent être excusées. La volonté absolue [1241] ne consent point au mal ; mais elle y consent en tant qu’elle craint, si elle résiste, de tomber dans un souci plus grand. En s’exprimant de la sorte, Piccarda donc entend la volonté absolue, et moi l’autre : ainsi nous disons vrai toutes deux. »

Telle fut l’ondoyer du saint ruisseau, qui sortait de la fontaine d’où dérive tout vrai [1242] ; tel apaisa-t-il l’un et l’autre désir : O amante du premier amant, dis-je ensuite, ô femme divine, dont le parler m’inonde et m’échauffe tellement, que de plus en plus je me ravive ! Si profond que soit le sentiment que j’éprouve, point ne suffit-il à vous rendre grâce pour grâce : que m’acquitte Celui qui voit et qui peut. Je vois bien que jamais ne se rassasie notre intelligence, si ne l’éclairé le Vrai, de qui découle tout vrai. Comme l’animal dans sa tanière, elle se repose en lui, dès qu’elle l’a atteint, et elle peut l’atteindre, sans quoi tout désir serait frustrà [1243]. Pour cela, ainsi qu’un rejeton, au pied du vrai naît le doute ; et c’est la nature qui, de col en col, nous pousse au sommet. Cela m’invite, cela m’enhardit, ô Dame, à vous adresser avec respect une nouvelle demande au sujet d’une autre vérité qui m’est obscure. Je voudrais savoir si l’homme peut satisfaire aux vœux rompus par d’autres bonnes œuvres, qui dans votre balance ne soient pas trop légères.

Béatrice me regarda avec des yeux étincelants d’amour, des yeux si divins, que ma force vaincue ploya, et je demeurai les yeux baissés, comme hors de moi.


CHANT CINQUIÈME


« Si je flamboie dans le feu d’amour, au delà de ce qui se voit sur la terre, tant que de tes yeux je vainque la force, ne t’en étonne point : cela procède de la parfaite vision, qui fait qu’à mesure qu’on le perçoit, on se porte vers le bien perçu. Je vois comment déjà resplendit dans ton intelligence l’éternelle lumière, dont la vue allume seul un perpétuel amour : et si autre chose séduit le vôtre, ce n’est que par quelque confuse trace d’elle qui reluit à travers. Tu veux savoir si, pour un vœu rompu, on peut par quelque autre œuvre rendre assez, pour que l’âme soit à l’abri du litige. »

Ainsi Béatrice commença ce chant ; et comme un homme qui ne brise point son parler, elle continua de la sorte son saint discours :

« De tous les dons que Dieu, en créant, fit dans sa largesse, le plus conforme à sa bonté, et celui qu’il prise le plus, fut la volonté libre, dont les créatures intelligentes, toutes et seules, furent et sont douées. Si de là tu argumentes, tu comprendras la haute valeur du vœu, s’il est fait de manière que Dieu consente, lorsque tu consens ; puisque, quand se conclut ce pacte entre Dieu et l’homme, de ce trésor dont je parle se fait une victime, et elle se fait par son propre acte [1244]. Donc, que peut-on rendre en compensation ? Si tu crois bien user de ce que tu as offert, tu veux du mal acquis faire un bon emploi [1245]. Tu es désormais certain du point principal. Mais par ce qu’en cette matière dispense la sainte Église, ce qui semble contraire au vrai que je t’ai montré, il convient qu’encore un peu tu demeures à table, le dur aliment que tu as pris requérant encore quelque aide pour être digéré.

« Ouvre l’esprit à ce que je te découvre, et fixe-le dedans ; car ne donne pas la science d’entendre sans retenir. Deux choses concourent à l’essence de ce sacrifice ; l’une, ce de quoi il est fait ; l’autre, la convention. Cette dernière jamais ne s’annule, mais reste entière, et c’est d’elle qu’il vient d’être parlé si positivement : ainsi ce fut aux Hébreux une nécessité d’offrir, encore que quelquefois l’offrande pût être changée, comme tu dois le savoir. L’autre, qui t’est connue sous le nom de matière, peut être telle qu’il n’y ait point de faute à la convertir en une autre matière. Mais que nul ne change de soi-même ce qui charge son épaule, sans qu’aient tourné et la clef blanche et la clef jaune [1246] ! Et que folle il croie toute permutation, si la chose omise n’est à celle qu’on y substitue comme quatre est à six [1247]. Quoi que ce soit donc, qui, par sa valeur, pèse tant qu’il entraîne toute balance, ne peut être compensé par aucun autre don. Que les mortels ne se jouent point du vœu : soyez fidèles, mais à ce faire non imprudents, comme fut Jephté en sa première promesse ; à qui plus il convenait de dire : j’ai mal fait, qu’en la gardant faire pis [1248]. Et aussi insensé tu trouveras le grand chef des Grecs [1249] ; d’où Iphigénie pleura son beau visage, et sur soi fit pleurer et les fous et les sages, qui ouïrent parler d’un pareil culte. Soyez chrétiens, plus pesants à vous mouvoir ; ne soyez point comme une plume à tout vent ; et ne croyez pas que toute eau vous lave [1250]. Vous avez le Vieux et le Nouveau Testament, et le pasteur de l’Église pour vous guider ; cela suffit à votre salut. Si autre chose ne vous crie une cupidité mauvaise [1251], soyez hommes et non de folles brebis, afin que le Juif, au milieu de vous, de vous point ne se rie. Ne faites point comme l’agneau qui laisse le lait de sa mère, et, simple et folâtre, s’amuse à jouer avec lui-même. »

Comme je l’écris, ainsi dit Béatrice. Puis, ardente de désir, elle se tourna vers cette partie où le monde est plus vivant [1252].

En se taisant et en changeant d’aspect, elle imposa silence à mon esprit avide, qui déjà devant soi avait de nouvelles questions : et comme une flèche qui frappe le but avant que la corde soit en repos, ainsi nous courûmes dans le second royaume [1253]. Là, je vis ma Dame resplendir lentement, lorsqu’elle entra dans la lumière de ce ciel, que plus brillante en devint la planète. Et si, changeant, l’étoile prit un plus vif éclat, que devins-je, moi, par une nature de toutes matières muable ! Comme en un vivier tranquille et pur, accourent les poissons à ce qui vient de dehors, l’estimant leur pâture ; ainsi vis-je plus de mille splendeurs accourir vers nous, et chacune disait : « Voici qui accroîtra nos amours. » Et sitôt qu’une ombre venait à nous, on la voyait pleine d’allégresse au milieu de l’éclatante lumière qui sortait d’elle. Si point ne se continuait ce qui se commence ici, pense, Lecteur, combien te serait pénible la disette de plus savoir, et par toi-même tu apprendras combien de ceux-ci je désirais connaître l’état, dès qu’à mes yeux ils eurent apparu.

« O bien né, à qui la grâce accorde de voir, avant de quitter la milice, les trônes des triomphes éternels, de la lumière qui par tout le ciel s’épand, nous reluisons ; si donc tu désires t’enquérir de nous, à ton plaisir rassasie-toi. »

Ainsi me fut-il dit par un de ces pieux esprits ; et Béatrice : « Parle, parle avec confiance, et crois comme à des Dieux. » — Je vois bien que tu habites dans ta propre lumière, et que par tes yeux tu l’émets, car elle éclate selon qu’au dedans de toi elle est vive. Mais je ne sais qui tu es, ni pourquoi, âme digne, tu occupes le degré de la sphère, qui se voile aux mortels avec les rayons d’un autre [1254]. Cela dis-je à la lumière qui auparavant m’avait parlé ; sur quoi elle se fit beaucoup plus lumineuse qu’elle n’était d’abord.

Comme le Soleil qui se cache lui-même par trop de lumière, quand la chaleur a dévoré les épaisses vapeurs qui la tempéraient, par plus d’allégresse, à moi, se cacha dans son rayonnement la figure sainte, et ainsi toute couverte elle me répondit de la manière que chante le chant suivant.



CHANT SIXIÈME


« Après que Constantin eut tourné l’Aigle contre le cours du ciel, qui l’accompagna derrière l’antique héros qui enleva Lavinie [1255], cent et cent années, et plus, l’oiseau de Dieu s’arrêta à l’autre extrémité de l’Europe, près des monts d’où premièrement il était sorti, et là, sous l’ombre de ses ailes sacrées[1256], il gouverna le monde, passant de main en main, et ainsi il parvint dans les miennes. César je fus, et je suis Justinien[1257], qui, par le vouloir du premier Amour, dont je jouis, ôtai des lois le trop et l’inutile[1258]. Et avant qu’à cette œuvre je m’appliquasse, je croyais que dans le Christ était une seule nature, et de cette foi je me contentais. Mais le benoît Agapit, qui fut Pasteur suprême, à la foi pure me ramena par ses paroles.

« Je le crus ; et ce qu’il disait, maintenant je le vois clairement, comme tu vois que toute contradiction implique le faux et le vrai[1259]. Dès qu’avec l’Église je m’approchai de Dieu, par grâce il lui plut de m’inspirer le haut travail[1260] ; et tout entier je m’y adonnai ; et à mon Bélisaire je confiai les armes que tellement seconda la puissance du ciel, que ce me fut un signe de me tenir en repos[1261].

« A la première question satisfait ma réponse ; mais le sujet m’oblige d’y ajouter quelque chose encore, afin que tu voies avec combien peu de raison s’élève contre le signe sacro-saint[1262], et qui se l’approprie, et qui à lui s’oppose. Vois combien de hauts faits l’ont rendu digne de révérence, depuis l’heure où Pallante[1263] mourut pour en fonder le règne. Tu sais que d’Albe il fit sa demeure pendant trois cents ans, jusqu’au moment où pour lui encore trois contre trois combattirent[1264]. Tu sais ce que, depuis le rapt des Sabines jusqu’à la douleur de Lucrèce, il fit sous sept rois, vainquant à l’entour les nations voisines. Tu sais ce qu’il fit, porté par les glorieux romains contre Brennus, contre Pyrrhus, contre les autres princes et les peuples ligués : d’où Torquatus [1265] et Quintius, qui de sa chevelure négligée tira son surnom [1266], et les Décius et les Eabius acquirent la renommée qu’avec joie je contemple. « Il abattit l’orgueil des Arabes [1267], qui, à la suite d’Annibal, passèrent les rocs alpestres d’où tu descends ô Po. Sous lui, tout jeunes, triomphèrent Scipion et Pompée, et, à cette colline au-dessus de laquelle tu naquis, il parut amer [1268]. Puis, près du temps où le ciel voulut que le monde jouit d’une sérénité pareille à la sienne [1269] César, par la volonté de Rome le prit [1270] ; et ce qu’il fit du Var au Rhin, le virent l’Isère et l’Éra, et le virent la Seine et toutes les vallées par lesquelles le Rhône se remplit. Ce qu’il fit après qu’il fut sorti de Ravenne et qu’il eut passé le Rubicon, fut d’un tel vol que ne le suivrait ni langue ni plume. Vers l’Espagne il [1271] guida l’armée, puis vers Durazzo, et à Pharsale il frappa un tel coup, que le chaud Nil en ressentit la douleur. Il revit Antandros [1272] et le Simoïs, et le lieu où gît Hector ; puis, pour la perte de Ptolomée il reprit son vol. De là, comme la foudre, il vint contre Juba [1273], puis retourna dans votre occident [1274], où il entendait la trompette Pompéienne. Ce qu’il fit avec celui qui après le porta [1275], Brutus et Cassius [1276] l’aboient dans l’enfer, et Modène et Pérouse en pleurent [1277] ; en pleure aussi la triste Cléopâtre, qui devant lui fuyant, d’un serpent reçut la mort soudaine et atroce. Avec celui-ci [1278] il courut jusqu’à la mer Rouge ; avec celui-ci il mit le monde en si grande paix, que fut fermé le temple de Janus. Mais ce que le signe dont je parle avait fait premièrement, et ce qu’ensuite il devait faire dans le royaume mortel qui lui est soumis, devient en apparence chétif et obscur, si avec une vue claire et un sentiment pur, on regarde ce qu’il fit dans la main du troisième César ; car, dans la main de celui-ci, la vivante justice qui m’inspire lui accorda la gloire d’accomplir la vengeance de sa colère [1279]. Ores ici considère bien ce que j’ajoute : avec Titus il courut ensuite tirer vengeance de la vengeance de l’antique péché, et quand la dent Lombarde mordit la sainte Église, Charlemagne, vainquant sous ses ailes [1280], la secourut.

Maintenant tu peux juger de ceux que j’ai d’abord accusés [1281], et de leurs fautes, qui sont la cause de tous vos maux. Au signe public [1282] l’un oppose les lis jaunes, l’autre l’approprie à son parti, de sorte qu’il est difficile de voir lequel faillit le plus. Qu’exercent les Gibelins, qu’ils exercent leurs manœuvres sous un autre signe ; mal suit celui-là toujours qui le sépare de la justice : et que ne l’abatte point le nouveau Charles avec ses Guelfes, mais qu’il craigne les serres qui à un plus fort lion ont arraché le poil. Plusieurs fois déjà les fils ont pleuré pour le péché de leur père ; et qu’il ne croie pas qu’en faveur de ses lis Dieu transportera la puissance. Cette petite étoile [1283] s’orne des esprits bons qui ont été actifs pour acquérir honneur et renommée. Lorsque les désirs ici montent en déviant ainsi [1284] force est que les rayons du véritable amour en haut s’élancent moins vifs. Mais dans la proportion de notre salaire avec notre mérite gît une partie de notre joie, parce que nous ne le voyons ni plus grand ni moindre [1285]. Par là tellement purifie nos désirs la vivante Justice, qu’ils ne peuvent se détourner à rien de mauvais. De voix diverses se forment de doux chants ; ainsi, dans notre vie [1286], des sièges divers forment une douce harmonie au milieu de ces sphères. Dans cette perle luit la lumière de Roméo [1287], dont l’œuvre grande et belle fut mal récompensée. Mais n’ont pas ri les Provençaux qui agirent contre lui ; car mal chemine celui qui regarde comme un tort fait à soi, le bien fait à autrui.

« Quatre filles eut Raimond Béranger, et toutes reines : et cela pour lui fit Roméo, personnage humble et étranger. Puis de louches paroles le portèrent à demander compte à ce juste, qui lui rendit sept et cinq pour dix [1288]. De là il partit pauvre et vieux ; et si le monde savait quel cœur il eut, mendiant sa vie morceau à morceau, il le loue beaucoup, mais plus il le louerait. »


CHANT SEPTIÈME


Hosanna sanctus Deus Sabaoth,

Superillustrans claritate tuâ

Felices ignes horum Malahoth [1289].


Ainsi, retournant vers son chœur, je vis chanter cette substance, qu’enveloppa une double lumière ; et elle et les autres reprirent leur danse, et, comme de rapides étincelles soudain me les voila l’éloignement.

Je doutais et disais : — Dis-lui, dis-lui ; je disais en moi-même, dis-lui, à ma Dame, qui me désaltère avec ses douces paroles.

Mais cette révérence qui s’empare entièrement de moi, seulement à ouïr B et ICE [1290] m’inclinait comme un homme pris de sommeil.

Peu de temps souffrit Béatrice qu’ainsi je fusse, et, m’illuminant d’un sourire qui dans le feu rendrait l’homme heureux, elle commença :

« Selon mon apercevance infaillible, tu t’embarrasses en cette pensée, comment une juste vengeance peut être justement punie [1291]. Mais je délierai bientôt ton esprit ; toi, écoute, car d’une haute doctrine mes paroles te gratifieront.

En ne supportant pas que, pour son bien, la vertu qui veut, eût un frein, cet homme qui point ne naquit [1292], se perdant, perdit toute sa race : d’où infirme l’humaine espèce demeurera, durant beaucoup de siècles, gisante dans une grande erreur, jusqu’à ce qu’il plut au Verbe de Dieu de descendre, il unit à soi personnellement la nature qui de son Créateur s’était éloignée par l’acte seul de son éternel amour.

Maintenant sois attentif à ce raisonnement : cette nature unie à son Créateur, telle qu’elle fut créée, était pure et bonne. Mais, par sa propre faute, elle fut bannie du Paradis, s’étant retournée de la voie de la vérité et de sa vie. La peine donc subie sur la croix, si on la mesure à la nature prise, aucune jamais ne fut plus justement infligée ; comme aussi jamais il n’en fut pas de plus inique, si on regarde la personne qui souffrit, à laquelle était unie cette nature. Ainsi d’un seul acte sortirent des choses diverses : à Dieu et aux Juifs plut une même mort ; par elle tremble la terre, et le ciel s’ouvrit [1293]. Ce ne doit plus désormais t’être une difficulté, quand on dit qu’une juste vengeance fut vengée par une juste cour. Mais je vois maintenant ton esprit, de penser en penser, serré dans un nœud qu’avec un grand désir il attend que je dénoue. Tu dis : Je discerne bien ce que je ouïs ; mais pourquoi Dieu voulut de cette manière seulement opérer notre rédemption, point ne le vois. Ce décret, frère, est caché aux yeux de ceux dont l’intelligence n’a pas grandi dans la flamme d’amour. Parce que vraiment, pour y pénétrer, beaucoup on regarde et peu l’on discerne, je dirai pourquoi cette manière fut plus digne. La divine bonté qui repousse de soi toute envie, ardente en elle-même étincelle, de sorte qu’elle répand les beautés éternelles. Ce qui découle immédiatement d’elle n’a pas de fin, parce que, quand elle scelle, immuable est l’empreinte. Ce qui dérive immédiatement d’elle est entièrement libre, parce qu’il n’est point assujetti à la puissance des choses nouvelles [1294]. Il lui est plus conforme, et ainsi plus lui plaît, l’ardeur sainte [1295], dont les rayons pénètrent tout l’être, étant plus vive en celui qui plus lui ressemble. Tous ces avantages, l’humaine créature les possède et si un manque elle déchoit de sa noblesse. Le péché seul la fait serve et la rend dissemblable au souverain Bien, parce que de sa lumière peu elle s’illumine ; et dans sa dignité jamais elle ne remonte, si, par de justes peines opposées au mauvais plaisir, elle ne remplit le vide creusé par la faute. Quand votre nature toute entière pécha dans sa semence, de ces privilèges elle fut privée, comme du Paradis ; et si bien tu y regardes, elle ne pouvait les recouvrer que par l’une de ces voies [1296] : ou que Dieu par sa largesse, lui remît sa dette, ou que l’homme par lui-même satisfît pour sa folie. Maintenant, attentif autant que tu le peux à mes paroles, plonge ton regard dans l’abîme de l’éternel conseil.

L’homme, dans son être limité, ne pouvait jamais satisfaire, ne pouvant, en obéissant ensuite avec humilité, descendre autant, qu’en obéissant il voulut s’élever : et c’est la raison pourquoi l’homme était hors d’état de satisfaire par lui-même. Donc il fallait que, par ses propres voies, Dieu rétablit l’homme dans sa pleine vie, je dis par l’une ou par les deux ensemble [1297]. Mais parce que d’autant plus agréable est l’œuvre de celui qui opère, que plus elle manifeste la bonté du cœur d’où elle est émanée, la divine bonté, qui s’empreint dans le monde, se plut, pour vous relever, à procéder par toutes ses voies : et entre la dernière nuit et le premier jour [1298], jamais œuvre aussi haute et aussi magnifique, accomplie par l’une ou par l’autre, ne fut ni ne sera ; Dieu ayant usé de plus de largesse, en se donnant lui-même pour que l’homme eût le pouvoir de se relever, que si, de soi seul, il lui eût remis sa dette ; et à l’égard de la justice, imparfaits eussent été tous les autres modes, si le fils de Dieu ne se fût pas humilié jusqu’à s’incarner. Maintenant, afin de satisfaire pleinement tes désirs, je reviens sur un point, pour l’éclaircir de manière qu’il te soit aussi évident qu’à moi. Tu dis : je vois l’air, je vois le feu, l’eau et la terre, et tous leurs mélanges tomber en corruption et durer peu ; et cependant ces choses furent créées [1299] : par quoi, si ce que j’ai dit [1300] est vrai, elles devraient être exemptes de corruption. Les Anges, frère, et le lieu où tu es [1301], se peuvent dire créés [1302], dans ce qui fait le fond de leur être [1303] : mais les éléments que tu as nommés, et les choses faites d’eux, sont informés par une vertu créée. Créée fut la matière qu’ils possèdent ; créée fut, dans ces étoiles qui roulent autour d’eux, la vertu informatrice ; et l’âme de toute brute et des plantes a la faculté potentielle d’attirer le rayon et le mouvement des lumières saintes [1304]. Mais, sans intermédiaire, la suprême Bonté souffle en nous la vie [1305] et l’enamoure de soi, de sorte que toujours ensuite elle la désire [1306]. De là tu peux encore augmenter notre résurrection, si tu repenses comment l’humaine chair fut faite, alors que furent faits nos deux premiers parents [1307]. »


CHANT HUITIÈME


Le monde, en son péril [1308], croyait que la belle Cypris, tournant dans le troisième épicycle [1309], inspirait le fol amour : ce pourquoi, non-seulement lui offraient des sacrifices et des hymnes votifs les peuples antiques dans leur antique erreur, mais ils honoraient aussi Dioné [1310] et Cupidon, celle-là comme sa mère, celui-ci comme son fils, et ils disaient qu’il s’assit dans le giron de Didon [1311] ; et de celle par qui je commence [1312] ils tiraient le nom de l’étoile que, tantôt devant, tantôt derrière, avec amour regarde le Soleil.

Je ne m’aperçus point que j’y montais ; mais me rendit certain d’y être ma Dame, que je vis devenir plus belle [1313]. Et comme dans la flamme se voit une étincelle, et comme dans une voix se discerne une voix, lorsque l’une est fixe, et que l’autre va et revient, je vis dans cette lumière d’autres lumières se mouvoir en rond, courant plus ou moins vite, selon, je crois, la mesure de leurs visions éternelles [1314]. D’une froide nuée jamais ne descendirent, visibles ou non, des vents si rapides [1315], qu’ils ne parussent empêchés et lents à qui eût vu ces divines lumières venir à nous, en quittant le Cercle dont le mouvement commence dans les hauts Séraphins [1316] : Et derrière ceux qui le plus en avant apparurent, résonnait Hosanna, tellement que jamais depuis je ne fus sans désir de l’entendre encore. Ensuite un d’eux s’approcha plus de nous, et seul commença : « Tous nous sommes prêts à ce que tu disposes de nous à ton plaisir. Dans un même Cercle, d’une même vitesse et d’une même soif, nous tournons avec les Princes célestes à qui jadis tu as dit : Esprits intelligents, qui mouvez le troisième ciel [1317] et d’amour nous sommes si remplis, que, pour te plaire, un peu de repos ne nous sera pas moins doux [1318]. »

Après qu’avec respect mes yeux se furent levés sur ma Dame, et qu’elle les eut rendus certains de son consentement, ils se retournèrent vers la lumière qui avait tant promis, et : — Dis, qui es-tu ? fut ma voix empreinte de grande affection.

Oh ! combien la vis-je se dilater et resplendir plus par l’allégresse nouvelle, qui, lorsque je parlai, accrut ses allégresses ! Ainsi rayonnante elle me dit : « Le monde jadis m’eut un peu de temps ; et si plus j’y étais demeuré, beaucoup de mal adviendra qui ne serait point advenu. A toi me celé la joie qui, rayonnant autour de moi, me cache comme l’animal enveloppé de sa soie [1319]. Beaucoup tu m’as aimé, et avec grande raison ; car si en bas j’étais resté, je t’aurais de mon amour montré plus que les feuilles. Cette rive gauche que lave le Rhône après s’être mêlé avec la Sorgue, m’attendait dans le temps [1320] pour son Seigneur, et cette corne de l’Ausonie, où s’élèvent les villes de Bari, de Gaëte, de Crotone, et d’où le Tronto et le Verdé [1321] vont se dégorger dans la mer. Déjà sur mon front brillait la couronne de cette terre que le Danube arrose, après avoir abandonné les rives Tudesques. Et la belle Trinacrie, qu’entre Pachino et Peloro [1322], au-dessus du golfe que tourmente principalement l’Eurus [1323], obscurcit non Typhée, mais le soufre qui se forme [1324], aurait, elle aussi, attendu ses rois, nés par moi de Charles et de Rodolphe [1325], si une mauvaise seigneurie, qui toujours désespère les peuples sujets, n’eût pas poussé Palerme à crier [1326] : « Meure, meure ! » Et si mon frère avait cette prévoyance, il fuirait l’avide pauvreté de Catalogne, afin de ne pas les offenser [1327] : car vraiment est-il besoin de pourvoir, par lui ou par d’autres, à ce que sa barque, déjà chargée, ne reçoive pas une nouvelle charge. Son avare nature, issue d’une généreuse [1328], exigerait des ministres qui n’eussent point souci de remplir des coffres. »

— La haute joie, mon Seigneur, qu’en moi verse ton parler, m’est d’autant plus chère, que là où tout bien commence et se termine, tu la sens, je crois, comme je la sens ; et cher encore m’est ce que tu me dis, parce que ton regard le découvre en Dieu. Tu m’as fait joyeux ; fais aussi, puisqu’en doute m’ont mis tes paroles, qu’il me soit clair comment peut sortir d’une douce semence un fruit amer.

Ainsi moi à lui ; et lui à moi : « Si je peux te montrer le vrai sur ce que tu me demandes, tu auras le visage comme tu as le dos [1329]. Le Bien [1330] qui meut et rend heureux tout le royaume où tu montes, exerce sa providence par une vertu qu’il a mise en ces grands corps : et non-seulement les natures prévues sont dans l’intelligence parfaite de soi, mais elles y sont avec les conditions de leur existence ; parce que tout ce que décoche cet arc est disposé pour atteindre une fin prédestinée, comme une flèche dirigée vers son but. Si cela n’était pas, le ciel que tu parcours produirait ses effets de telle sorte qu’ils n’offriraient, au lieu d’art, que des ruines : ce qui ne peut être si les intelligences qui meuvent ces étoiles ne sont défectives, et défective la première qui les a laissées imparfaites. Veux-tu que cette vérité te soit encore plus claire ? » Et moi : — Non, car je vois qu’il est impossible que, dans ce qui est de besoin, la nature se fatigue [1331].

D’où lui derechef : « Or, dis, ne serait-ce pas un mal pour l’homme sur la terre, s’il n’était pas citoyen [1332] ? » — Oui, répondis-je, et ici de raison point ne demande. — « Et peut-il l’être, si l’on n’y vit diversement, pour divers offices ? Non, si bien vous enseigne votre maître [1333]. »

Par des déductions il vint jusqu’ici ; puis il ajouta : « Donc, il faut que de vos actes les racines soient diverses ; par quoi l’un naît Solon, un autre Xerxès, un autre Melchisédech, et un autre celui [1334] qui perdit son fils volant à travers les airs. La nature qui dans son mouvement circulaire, empreint la cire mortelle, accomplit bien son œuvre, mais elle ne distingue point une maison d’une autre. De là il advient qu’Esaü est par la semence [1335] séparé de Jacob ; et que d’un père si vil vient Quirinus, qu’on le fait descendre de Mars [1336]. La nature engendrée suivrait toujours une voie semblable à celle des générateurs, si ne prévalait point la Providence divine. Maintenant, ce qui était derrière toi est devant [1337] ; mais, pour que tu saches qu’avec toi je me plais, d’un corollaire je veux t’emmanteler [1338]. Toujours la nature, si elle trouve la fortune [1339] opposée réussit mal, comme toute autre semence hors de son terrain. Et si en bas le monde observait le fondement que pose la nature, et s’y conformait, bons seraient ses habitants. Mais vous mettez en religion tel qui naquit pour ceindre l’épée, et faites un roi de tel qui est propre à prêcher : d’où vos pas sont hors de la route. »


CHANT NEUVIÈME


Après que ton Charles, belle Clémence [1340], eut éclairci mes doutes, il me raconta les fourberies dont on userait contre ses descendants. Mais il dit : « Tais-toi, et laisse couler les ans ; » de sorte que rien ne puis dire, sinon que de justes pleurs suivront les torts à vous faits.

Déjà l’âme de cette lumière sainte s’était tournée vers le Soleil [1341], qui la remplit, comme le bien qui suffit à tout remplir de soi. Hélas ! âmes trompées, folles et impies, qui de ce bien détournez le cœur, dirigeant vos regards sur les choses vaines ! Voilà qu’une autre de ces splendeurs s’approcha de moi, montrant, par l’éclat qui jaillissait d’elle, son envie de me complaire. Les yeux de Béatrice, fixés sur moi comme auparavant, me rendirent certain de son cher assentiment à ce que je souhaitais.

— « Ah ! satisfaites promptement mon désir, heureux esprit, dis-je, et donnez-moi la preuve qu’en vous peut se réfléchir ce que je pense. »

Sur quoi, la lumière qui m’était encore inconnue, des profondeurs où auparavant elle chantait, vint comme on vient à qui du bien l’on se plaît à faire. En cette partie de la perverse terre Italique, située entre Rialto et les sources de la Brenta et de la Piava, s’élève, non très haut, une colline d’où descendit jadis une flammèche [1342], qui grandement ravagea la contrée. D’une même racine [1343] elle et moi nous naquîmes : on m’appelait Cunizza, et ici je resplendis, parce que me vainquit la lumière de cette étoile [1344]. Mais joyeusement je me pardonne la cause de mon sort, et point n’en ai de regret, ce qui peut-être étonnera votre vulgaire. De cette brillante et sainte joie [1345] de notre ciel, qui est la plus près de moi, une grande renommée est demeurée, et avant qu’elle meure, cette cinquième année se quintuplera [1346]. Vois si l’homme doit s’efforcer d’exceller, afin qu’une autre vie succède à la première [1347]. « A cela ne pense guère la tourbe présente qu’enferment l’Adige et le Tagliamento ; et, si châtiée qu’elle soit, elle ne se repent pas encore. Mais bientôt il arrivera que, près du marais, Padoue rougira l’eau [1348] qui baigne Vicence, à cause de son peuple rebelle au devoir. Et là où le Silé et le Cagnano se joignent, tel seigneurie va la tête haute [1349] quand déjà s’ourdit la toile pour le prendre [1350]. De son Pasteur impie Feltre aussi pleurera le crime [1351], si horrible que pour un pareil nul jamais n’entra dans Malta [1352]. Large serait la cuve [1353] qui recevrait, et fatigué qui pèserait once à once le sang Ferrarais, que livrera ce prêtre courtois pour montrer son zèle de parti ; et de tels dons seront conformes aux mœurs du pays. Là-haut sont des miroirs, que vous appelez Trônes, par lesquels à nos yeux resplendit Dieu qui juge ; ainsi pour certain doit être tenu ce que je dis. »

Lors il se tut, et parut se tourner vers un autre dans le chœur, où il rentra comme il était auparavant. L’autre joie [1354], qui était déjà connue, à la vue se fit aussi brillante qu’un fin rubis que frappe le Soleil. Comme ici [1355], d’allégresse, riant devient le visage, ainsi là-haut [1356] resplendissant ; mais en bas [1357], l’ombre dehors s’assombrit, selon que l’âme est triste.

— Dieu voit tout, et ta vue plonge en lui, dis-je, esprit heureux, de sorte qu’aucune de ses volontés ne peut t’être obscure. Pourquoi donc ta voix qui, toujours mêlée au chant de ces feux [1358] pieux, qui de six ailes se font une cellule, ravit le ciel, ne satisfait-elle pas mes désirs ? Je n’attendrais point ta demande, si je pénétrais en toi comme tu pénètres en moi.

« La plus grande vallée [1359] », commença-t-il alors, « où s’épandent les eaux, hors cette mer qui entoure la terre, entre les rivages discordants [1360] contre le Soleil tant s’en va, qu’elle fait le Méridien de ce qui auparavant était à l’horizon. De cette vallée je fus riverain, entre l’Ebre et la Magra, dont le Cours borné sépare le Génovésan de la Toscane. Au même couchant, presque, et au même levant [1361] sont situées Bougie et la ville d’où je fus [1362], qui du sang des siens jadis attiédit son port. Foulques m’appelait ce peuple, à qui fut connu mon nom ; et de moi ce ciel s’empreint, comme je le fis de lui [1363] : car, au déplaisir de Sichée et de Créuse, plus que moi ne brûla la fille de Bélus [1364], tant qu’au poil [1365] il convint ; ni cette Rhodope, que trompa Démophoon, ni Alcide lorsque Iole fut entrée dans son cœur. Ici cependant point se repent-on, mais on se réjouit, non de la faute qui ne revient dans le souvenir, mais de la Puissance qui disposa tout dans sa prévision. Ici on admire l’art qu’illustre un si grand effet, et l’on discerne le bien en vue duquel le monde d’en haut régit celui d’en bas. Mais, pour que pleinement satisfaits soient tous désirs nés dans cette sphère, il faut qu’outre encore je procède. Tu veux savoir qui est dans cette lumière, laquelle ici près de moi scintille comme un rayon de soleil dans une eau limpide. Or, sache que de la paix y jouit Raab, jointe à notre ordre, qui s’empreint d’elle dans son plus haut degré. Dans ce ciel où l’ombre de votre monde a sa pointe [1366], elle fut enlevée avant aucune des autres âmes pour qui triompha le Christ. Bien convenait-il qu’il la laissât dans quelque ciel, comme une palme de la haute victoire qu’il remporta avec l’une et l’autre main [1367], parce qu’elle favorisa la première gloire de Josué dans la terre sainte, dont le Pape peu se souvient. Ta ville, plantée par celui qui le premier apostasia son Créateur [1368], et de qui l’envie s’est tant propagée, produit et répand la fleur maudite [1369] qui a fourvoyé les brebis et les agneaux, parce que du pasteur elle a fait un loup. Pour elle [1370] l’Évangile et les grands Docteurs sont abandonnés, et l’on n’étudie que les seules Décrétales, comme par leurs marges [1371] on le voit. A cela s’appliquent les Papes et les Cardinaux ; leurs pensers ne vont point à Nazareth, là vers où Gabriel déploya ses ailes. Mais le Vatican, et de Rome les autres lieux élus, qui ont été le cimetière de la milice qui suivit Pierre, seront bientôt délivrés de l’adultère [1372]. »


CHANT DIXIÈME


La première et ineffable Puissance [1373] regardant en son Fils avec l’Amour, éternelle spiration de l’un et de l’autre avec tant d’ordre créa, que tout ce qu’embrasse l’œil ou l’esprit, on ne saurait le contempler sans en jouir [1374]. Lève donc, Lecteur, avec moi la vue vers les hautes sphères, en ce point où un mouvement heurte l’autre [1375], et là, commence d’admirer l’art de ce maître, qui, au-dedans de soi tant l’aime, que jamais il n’en détache ses regards [1376]. Vois comme de ce point s’écarte l’oblique cercle qui porte les planètes, afin de satisfaire au monde qui les appelle ; si leur route point ne s’infléchissait, de la vertu qui est dans le ciel une grande partie resterait inutile, et presque toute puissance là en bas serait morte [1377] : et si du cercle droit elle s’écartait ou plus ou moins [1378], beaucoup, et en haut et en bas, en souffrirait l’ordre du monde. Maintenant, Lecteur assis sur ton banc, goûte en ta pensée ces premières libations, si tu veux jouir longtemps avant de sentir la fatigue. J’ai servi la table ; à toi désormais de te nourrir. Rappelle tout mon soin le sujet dont j’ai charge d’écrire.

Le plus grand ministre de la nature [1379], qui de la vertu du ciel empreint le monde, et avec sa lumière nous mesure le temps, joint à cette partie mémorée plus haut [1380], tournait dans les spires où plutôt se présente chaque heure : et j’étais en lui ; mais du monter je ne m’aperçus, que comme avant le premier penser on s’aperçoit de son venir [1381] : et Béatrice [1382], elle qui du bien au mieux si soudainement transporte, que son acte ne s’épand point dans le temps, combien de soi-même devait-elle être brillante ! Ce que contenait le Soleil où j’entrai, et ce qui s’y discerne, non par la couleur, mais par la lumière, quelque appel que je fisse à l’esprit et à l’art et à l’expérience, je ne le dirais jamais de manière qu’on se l’imaginât ; mais on peut le croire, et que le voir on désire ! Et que notre imagination reste au-dessous d’une si grande hauteur, ce n’est merveille, jamais œil n’ayant dépassé le Soleil [1383].

Telle était là la quatrième famille du haut Père, qui toujours la rassasie, montrant comment il spire et engendre [1384].

Et Béatrice commença : « Rends grâces, rends grâces au Soleil des Anges, qui dans le Soleil sensible t’a élevé par sa grâce. »

Jamais cœur ne fut si disposé à dévotion, ni si prompt à se porter vers Dieu en toute reconnaissance, qu’à ces paroles je le devins ; et mon amour en lui tout entier s’absorba tellement, que Béatrice s’éclipsa dans l’oubli. Loin que cela lui déplût, elle en eut tant de joie, que l’éclat de ses yeux riants sur diverses autres choses attira mon esprit uni à Dieu.

Je vis plusieurs splendeurs, dont la vive lumière vainquit celle du Soleil, faire de nous un centre et de soi une couronne, plus douces encore de voix que brillantes à la vue. Ainsi voyons-nous quelquefois se ceindre la fille de Latone [1385], quand l’air est si humide qu’il retient le fil [1386] dont est faite la ceinture.

Dans la cour céleste d’où je reviens, se trouvent beaucoup de pierreries si précieuses et si belles, qu’on ne peut les sortir du Royaume [1387] ; et le chant de ses lumières était de celles-là : qui pas assez ne s’empenne [1388] pour voler là-haut, attende qu’un muet lui en donne des nouvelles [1389].

Lorsque ainsi chantant, ces ardents Soleils autour de nous eurent tourné trois fois, comme des étoiles voisines d’un pôle fixe, ils me parurent tels que des dames, qui, suspendant leur danse, silencieuses s’arrêtent pour écouter, jusqu’à ce qu’elles aient recueilli les notes nouvelles : Et au dedans de l’un d’eux, j’entendis commencer : « Lorsque le rayon de la grâce, dont s’allume le véritable amour, et qui croit ensuite en aimant, multiplié en toi tant resplendit, qu’en haut il te guide par cette échelle que sans remonter nul ne descend [1390], qui refuserait à ta soif le vin de sa fiole, ne serait pas plus libre que ne l’est l’eau de ne point s’écouler dans la mer. Tu veux savoir de quelles plantes se fleurit cette guirlande qui, ravie, entoure la belle Dame à qui tu dois la force de monter au ciel. Je fus des agneaux du saint troupeau que Dominique conduit par un chemin où bien l’on engraisse, si ne distraient point les choses vaines. Celui-ci, le plus près de moi à droite, fut mon frère et mon maître : il est, lui, Albert de Cologne, et moi Thomas d’Aquin. Si tu veux connaître tous les autres, que ton regard suive ma parole, tournant au-dessus de cette heureuse couronne. Cette autre flamme rayonne de Gratien, qui fut, dans l’un et l’autre droit, d’un secours tel, qu’on s’en réjouit en Paradis [1391]. L’autre qui auprès orne notre chœur, fut Pierre [1392], qui, comme la pauvre veuve, offrit à la sainte Église son trésor. La cinquième lumière, la plus belle d’entre nous, émane d’un amour, que tout le monde, en bas, est avide d’en savoir nouvelle [1393]. Dedans est le haut esprit où fut infuse une science si profonde, que, si le vrai est vrai [1394], qui tant vit point ne surgit un second. Auprès, distingue la lumière de ce flambeau [1395], qui, en bas dans la chair, vit le plus à fond la nature et le ministère angélique. Dans l’autre petite lumière resplendit ce défenseur des temps chrétiens [1396], dont le livre inspira Augustin [1397]. Ores, si le regard de ton esprit, de lumière en lumière, nage derrière mes louanges, te reste encore la soif de la huitième [1398]. Par la vision de tout bien [1399], dedans jouit l’âme sainte qui manifeste le monde fallacieux à qui bien l’écoute [1400]. Le corps dont elle fut chassée gît en bas dans le Cieldauro [1401], et elle du martyre et de l’exil vint, à cette paix. Vois plus loin flamboyer l’ardente haleine d’Isidore [1402], de Bède et de Richard [1403], qui fut, dans ses contemplations, plus qu’un homme. Celui-ci, de qui ton regard revient à moi, est la lumière d’un esprit auquel la mort parut tardive : c’est l’éternelle lumière de Sigier [1404], qui, enseignant dans la rue au Fouarre, syllogisa des vérités odieuses. »

Ensuite, comme l’horloge, qui nous appelle à l’heure où l’épouse de Dieu se lève pour chanter les louanges matinales de l’époux qu’elle aime, tire et pousse l’une et l’autre partie [1405], sonnant tin tin d’un ton si doux, que l’esprit bien disposé se dilate d’amour ; ainsi vis-je la roue glorieuse se mouvoir, et rendre voix à voix [1406] avec un accord et une douceur qui ne peuvent être connus que là où la joie se prolonge sans terme.


CHANT ONZIÈME


O souci insensé des mortels, que fautifs sont les syllogismes qui te font battre en bas les ailes !

Qui suivant le droit, qui les aphorismes [1407] et qui le sacerdoce, s’en allait, et qui à régner par force ou par sophismes, qui à voler, qui aux affaires civiles, qui enfoncé dans les plaisirs de la chair, se fatiguait, et qui se plongeait dans l’oisiveté, tandis que moi, dégagé de toutes ces choses, en haut avec Béatrice j’étais si glorieusement accueilli dans le ciel.

Lorsque chacun fut revenu au point du Cercle où auparavant il était fixé comme un cierge dans un chandelier, j’entendis, au dedans de cette lumière qui, premièrement, m’avait parlé, et qui devint plus vive, commencer en souriant : « Comme de son rayon je m’allume, ainsi, dans l’éternelle lumière regardant tes pensers, j’en découvre la cause. Tu doutes, et désires qu’avec plus d’étendue, en un langage clair, proportionné à ton entendement, j’explique ce qu’auparavant j’ai dit : Ou bien l’on s’engraisse [1408] et encore : Point ne surgit un second [1409] ; et ici besoin est de bien distinguer. La Providence qui gouverne le monde suivant un conseil tel que toute Vue créée défaille avant de pénétrer au fond, afin que l’épouse de celui qui, jetant un grand cri [1410], l’épousa avec son sang béni [1411], vers son bien-aimé s’en allât, assurée en soi, et aussi à lui fidèle, préordonna en sa faveur deux princes, qui d’ici et de là [1412] fussent ses guides. L’un en ardeur fut tout séraphique, l’autre par la sagesse fut, en terre, une splendeur de la lumière des Chérubins. D’un seul je parlerai, parce qu’en louant l’un, n’importe lequel, on les loue tous deux, leurs œuvres ayant eu une même fin. Entre le Turpino [1413] et l’eau qui descend de la colline choisie par le bienheureux Ubaldo [1414], une côte fertile pend du haut mont par lequel Pérouse sent le froid et le chaud du côté de Porta-Sole [1415], et derrière elle pleurent Nocera et Gualdo, à cause du joug pesant [1416]. De cette côte, là où moins rapide elle devient, surgit au monde un soleil, comme celui-ci quelquefois surgit du Gange [1417]. Qui donc parle de ce lieu, ne le nomme point Ascesi [1418], ce serait peu dire, mais Orient, si proprement il veut parler. Il n’était pas encore loin de son lever, qu’il commença de faire sentir à la terre quelque confort de sa grande vertu, ayant tout jeune encore, encouru la colère de son père, pour une dame [1419] à qui nul, pas plus qu’à la mort, n’ouvre la porte du plaisir [1420] : et devant sa cour spirituelle [1421], et coram patre [1422], il s’unit à elle, et de jour en jour ensuite l’aima plus fortement. Privée de son premier époux [1423] mille et cent ans, et plus, méprisée et obscure, elle demeura sans être recherchée, jusqu’à celui-ci ; et point ne servit d’entendre que, au son de sa voix, la trouva tranquille avec Amyclas, celui qui fit peur au monde entier [1424] ; ni ne servit qu’elle eût été si constante et si courageuse que là où Marie se tint en bas [1425], elle, avec le Christ monta sur la croix. Mais, pour ne pas procéder trop obscurément, par ces amants entends désormais, dans mon parler diffus, François et la Pauvreté. Leur concorde, et sur leur visage la joie merveilleuse de l’amour, et leur doux regard, inspiraient des pensers si saints que le vénérable Bernard [1426] le premier se déchaussa, et courut à une si grande paix, et courant il lui semblait être lent.

« O richesse inconnue, ô véritable bien ! Se déchausse Egidio, et se déchausse Silvestre à la suite de l’époux, tant plaît l’épouse. Puis s’en va ce père et ce maître avec sa dame, et avec cette famille qui déjà liait l’humble cordon. Et point n’appesantit ses sourcils la lâcheté de cœur [1427] d’être fils de Pierre Bernadone, et de paraître merveilleusement vil ; mais royalement à Innocent [1428] il exposa son difficile dessein, et de lui il obtint pour sa religion le premier sceau.

« Après que la gent pauvre se fut accrue derrière celui-ci, dont la vie admirable mieux se chanterait dans la gloire du ciel, d’une seconde couronne l’esprit éternel ceignit par Honorius la sainte volonté de cet Archimandrite [1429], et lorsque, par la soif du martyre, en présence du Soudan superbe il prêcha le Christ, lui et les autres qui le suivirent ; et parce qu’il trouva le peuple trop dur à conversion, et afin de ne pas inutilement s’arrêter là, il revint pour faire fructifier l’herbe Italique. Sur un âpre rocher entre le Tibre et l’Arno [1430], il reçut du Christ le dernier sceau [1431], que deux ans ses membres portèrent. Lorsqu’il plut à celui qui le choisit pour tant de bien, de l’élever à la récompense qu’il mérita en se faisant petit, à ses frères, comme à de justes héritiers, il recommanda sa Dame si chère, et ordonna qu’ils l’aimassent fidèlement ; et de son sein [1432] voulut prendre son vol la noble âme en retournant dans son royaume, et pour son corps point ne voulut d’autre bière [1433].

« Pense maintenant ce que fut celui qui fut son digne collègue, pour maintenir la barque de Pierre sur la haute mer dans le droit chemin ; celui-ci fut notre Patriarche : c’est pourquoi qui le suit comme il commande [1434], tu peux voir de quelle bonne marchandise il se charge. Mais son troupeau d’une nouvelle pâture est devenu si avide, que force est qu’il s’égare en divers sentiers : et plus ses brebis loin de lui s’en vont vagabondes, plus elles reviennent au bercail vides de lait. Bien en est-il qui craignent le dommage, et se serrent contre le pasteur ; mais si rares elles sont, que pour leurs capes suffit peu de drap. Or, si mes paroles ne sont pas rauques, si à m’écouter tu as été attentif, si en ton esprit tu rappelles ce que j’ai dit, ton désir en partie sera satisfait [1435], parce que tu verras l’arbre duquel se font les copeaux [1436], et verra celui que ceint la courroie [1437] ce qui indique : bien l’on s’engraisse, si point ne distraient les choses vaines. »


CHANT DOUZIÈME


Au moment où la flamme bénie prononçait sa dernière parole, la sainte roue commença de tourner, et elle n’avait pas achevé son circuit, qu’une autre l’enferma en un cercle, et mouvement à mouvement, chant à chant joignit ; chant qui, dans ces douces trompettes, vainc nos muses, nos sirènes, autant que la première splendeur, celle qui en est le reflux [1438].

Comme dans une humide nuée, lorsque Junon commande à sa servante [1439], on voit deux arcs parallèles et pareils de couleur, l’extérieur naissant de l’intérieur, à la manière du parler de cette amante [1440] que l’amour consuma comme le Soleil vaporise, et qui aux hommes annoncent ici, selon le pacte que Dieu fit avec Noé, que désormais le monde ne sera plus submergé. Ainsi de ces roses éternelles autour de nous tournaient les deux guirlandes, et ainsi celle du dehors à celle du dedans répondit [1441].

Après la danse et les chants de fête, et le mutuel rayonnement de ces joyeuses et douces lumières, elles s’arrêtèrent d’accord, et au même instant, comme, selon le plaisir qui les meut, les yeux ensemble se ferment et se lèvent ; du sein d’une des lumières nouvelles, sortit une voix qui, m’attirant là d’où elle partait, me fit ressembler à l’aiguille qui se tourne vers l’étoile [1442], et commença : « L’amour qui me fait belle me presse de discourir de l’autre chef [1443], à l’occasion duquel si bien ici du mien l’on parle. Il convient que là où est l’un, l’autre soit introduit, de sorte qu’unis dans le même combat, ils reluisent d’une même gloire. L’armée du Christ, qui coûta si cher à réarmer, derrière l’enseigne [1444] lentement marchait, en doute et peu nombreuse, lorsque l’Empereur qui toujours règne, pourvut à la milice en péril, seulement par grâce, non pour ses mérites, et, comme il a été dit, au secours de son épouse envoya deux champions, aux exemples de qui, aux paroles de qui, le peuple égaré rentra dans la voie. En ces lieux où se lève le doux zéphyr [1445], pour ouvrir les feuilles nouvelles dont on voit l’Europe se revêtir ; non loin des rivages que frappent les ondes, derrière lesquelles, dans sa longue fuite, le Soleil à tout homme se cache quelquefois [1446], sise est l’heureuse Callaroga, sous la protection du grand bouclier où le lion est subjugué et subjugue [1447]. Là naquit l’amant passionné de la foi chrétienne, le saint athlète, doux aux siens, et dur aux ennemis ; et dès que fut créé son esprit, il fut rempli d’une si vive vertu, que, lui encore dans le sein de sa mère, elle la fit prophétesse [1448]. Lorsque le mariage fut accompli entre lui et la foi, sur les fonts sacrés, où ils se dotèrent d’un mutuel salut [1449], la Dame qui pour lui donna le consentement [1450] vit dans le sommeil le merveilleux fruit qui devait sortir de lui et de ses héritiers : et afin qu’auparavant fût ce qu’il était, d’ici vint un esprit pour le nommer du possessif de celui à qui tout entier il était [1451]. Dominique il fut appelé ; et de lui je parle comme du cultivateur que le Christ élut pour l’aider à son jardin. Bien parut-il envoyé et serviteur du Christ, le premier amour qui en lui se manifesta ayant eu pour objet le premier conseil que le Christ donna. Souvent, silencieux et veillant, à terre le trouva sa nourrice, comme s’il eût dit : Je suis venu pour cela. O vraiment Félice [1452] son père ! O vraiment Giovanna [1453] sa mère ! si le nom a le sens qu’on dit. Non pour le monde, pour qui maintenant l’on se fatigue à la suite d’Ostiense [1454] et de Taddéo [1455], mais pour l’amour de la véritable manne, en peu de temps il se fît grand docteur, tellement qu’il se mit à parcourir la vigne qui tôt blanchit [1456] si mauvais est le vigneron : et à la chaire qui fut jadis plus bénigne pour les pauvres justes [1457], point par elle-même, mais par celui qui y est assis et qui forligne, non de dispenser ou deux ou trois pour six [1458], il demanda, non la fortune de la première vacance [1459], non decimas, quae sunt pauperum Dei [1460], mais la permission de combattre contre le monde égaré, pour la semence [1461] de laquelle t’entourent vingt-quatre plantes [1462]. Puis, avec doctrine et vouloir tout ensemble, avec mandement apostolique, il se mut comme un torrent que presse une haute veine ; et, parmi les buissons hérétiques, son cours impétueux plus fortement frappa là où les plus grandes étaient les résistances. Puis il se divisa en plusieurs ruisseaux qui arrosent le jardin catholique, de manière que plus vigoureux en sont les arbrisseaux. Si telle fut l’une des roues du char sur lequel la sainte Église se défendit et vainquit dans sa guerre civile, bien te devrait être manifeste l’excellence de l’autre [1463], pour qui, avant que je vinsse, Thomas fut si courtois : mais tellement est abandonnée l’orbite que traça la sommité de sa circonférence, que où était le tartre est la moisissure [1464]. Sa famille, qui droit s’en allait posant le pied sur ses pas, a tant dévié, que celui de devant marche à rebours de celui de derrière ; et tôt verra-t-elle la récolte de la mauvaise culture, lorsque l’ivraie se plaindra d’être laissée hors du grenier. Cependant, qui fouillerait feuille à feuille notre volume en trouverait encore quelqu’une où il lirait : Je suis ce que j’étais. Mais celle-là ne serait ni de Casai ni d’Acquasparta [1465], d’où viennent de tels interprètes de la règle, que l’un l’élargit et l’autre la resserre. Je suis l’âme de Bonaventure de Bagnoregio, qui, dans les grands offices, postposait toujours le soin gauche [1466]. Ici sont Illuminato et Agostino, qui furent les premiers pauvres déchaussés, et sous le cordon se firent les amis de Dieu. Hugues de Saint-Victor [1467] est ici avec eux, et Pierre Comestor [1468], et Pierre l’Espagnol, qui en bas luit en douze livres [1469] ; le prophète Nathan, et le métropolitain Chrysostome, et Anselme [1470], et ce Donat, qui au premier art daigna mettre la main [1471] ; ici est Raban [1472], et à côté de moi luit l’abbé Joachin [1473], doué d’esprit prophétique. Pour honorer un si grand Paladin [1474], m’a mu la courtoisie pleine d’amour de fra Tommaso, et son discret parler [1475], et avec moi elle a mu cette compagnie [1476]. »


CHANT TREIZIÈME


Qui désire bien entendre ce qu’alors je vis, qu’il imagine, et, pendant que je parle, retienne l’image comme une roche ferme, que les quinze étoiles [1477] qui, en des plages diverses, animent le ciel d’une si vive clarté qu’elle pénètre l’air le plus dense ; qu’il imagine que ce char [1478], auquel et de nuit et de jour suffit le champ de notre ciel, qu’il ne quitte jamais, où que se dirige le timon ; qu’il imagine que la bouche [1479] de cette corne, qui commence à la pointe de l’axe sur lequel se meut la première roue, ont fait de soi deux signes dans le ciel [1480], semblables à celui que fit la fille de Minos, lorsqu’elle sentit le gel de la mort ; et que l’un dans l’autre ils rayonnent ; et que tous deux tournent de manière que l’un précède et que l’autre suit : et en soi il aura comme l’ombre de la vraie constellation et de la double danse qui tournaient autour du point où j’étais ; car elles surpassent autant ce que d’habitude nous imaginons que surpasse la vitesse de la Chiana [1481], celle du ciel qui devance tous les autres.

Là se chantait non Bacchus, non Pæan [1482], mais trois Personnes dans la divine nature, et celle-ci et l’humaine dans une seule Personne. Le chanter et le tourner accomplirent leur mesure, et sur nous se porta l’attention de ces saintes lumières, heureuses de passer d’un soin à un autre soin.

D’au milieu des saints unis de cœur, ensuite rompit le silence la lumière dans laquelle la vie admirable du pauvre de Dieu me fut racontée [1483] ; et elle dit : « Quand une paille est foulée, quand sa semence est serrée, à battre l’autre un doux amour m’invite. Tu crois que, dans la poitrine [1484] d’où fut tirée la côte pour former la belle bouche dont le palais au monde entier coûta si cher [1485], et dans celle qui [1486], percée de la lance, et avant et après [1487] tant satisfit, que dans la balance elle pesa plus qu’aucune faute, tout ce qu’à l’humaine nature il est permis de posséder de lumière, fut infus par cette puissance qui forma l’une et l’autre [1488] ; et ainsi tu t’étonnes de ce qu’auparavant dans mon narré j’ai dit, que n’eut point de second le bienheureux [1489] que renferme la cinquième lumière. Maintenant ouvre les yeux à ce que je te réponds, et tu verras ta croyance et mon dire devenir, dans le vrai, ce que le centre est dans le cercle [1490]. Ce qui ne meurt point et ce qui peut mourir [1491], n’est que la splendeur de cette idée [1492] qu’enfante, en aimant, notre Sire [1493] ; parce que cette vive lumière, qui de son générateur [1494] dérive de telle manière, qu’elle ne se sépare ni de lui ni de l’amour, lequel forme avec eux le ternaire [1495], par sa bonté rassemble ses rayons comme en un miroir, dans neuf substances [1496], en demeurant éternellement une. De là elle descend jusqu’aux dernières puissances [1497], tant, d’acte en acte, s’abaissant, qu’elle ne crée plus que de brèves contingences [1498] : et ces contingences, j’entends que ce sont les choses engendrées, que de semence ou sans semence produit le ciel en se mouvant. Leur cire [1499] et ce qui la modèle [1500], ne sont pas toujours uniformes ; ce pourquoi au-dessous le signe idéal [1501] plus ou moins reluit à travers : d’où il advient que, dans la même espèce, les arbres portent un fruit meilleur ou pire, et que vous naissez avec des génies divers. Si la cire était parfaitement disposée, et que le ciel fût dans sa plus haute vertu, la lumière du sceau paraîtrait tout entière ; mais toujours amoindrie la rend la nature, opérant comme l’artiste qui a l’habitude de l’art et une main qui tremble. Si au contraire, avec son ardent amour et sa claire vue, la première vertu dispose et empreint, toute perfection alors s’acquiert [1502]. Ainsi jadis la terre fut faite apte à toute la perfection animale [1503] ; ainsi conçut la Vierge. De sorte que je loue ton opinion, que l’humaine nature ne fut et ne sera jamais telle qu’elle fut en ces deux personnes. Si plus avant je n’allais pas : — Comment donc, dirais-tu, celui-là [1504] fut-il sans pair ? Mais, pour que clair devienne ce qui ne l’est pas, pense qui il était, et la cause qui le mut à demander, lorsqu’il lui fut dit : Demande ! Point n’ai-je parlé de manière que tu ne pusses bien voir qu’était roi celui qui demanda la science, afin de suffire à l’office du Roi, non pour savoir le nombre des moteurs de là-haut, ou si jamais la necesse avec un contingent engendre la necesse [1505] ; non si est dare primum motum esse [1506], ou si du demi-cercle se peut faire un triangle qui n’ait pas un angle droit [1507] : ainsi donc, si tu remarques ce que j’ai dit et ceci [1508], la royale sagesse est ce voir sans égal, que frappe la flèche de mon intention. Et si à surgit tu regardes d’une vue claire, tu verras qu’il se rapporte seulement aux rois qui sont nombreux, et les bons sont rares [1509]. Avec cette distinction prends mon dit ; et ainsi il peut subsister avec ce que tu crois du premier père et de notre bien-aimé [1510]. Et que ceci toujours te soit du plomb aux pieds pour que lentement, comme un homme las, tu te meuves vers le oui et le non que tu ne vois pas [1511] : car, parmi les sots, bien bas est celui qui sans distinction affirme et nie, aussi bien l’un que l’autre, parce qu’il arrive souvent que l’opinion hâtive ploie d’un côté faux, et ensuite l’affection [1512] lie l’entendement.

« Beaucoup plus qu’en vain quitte le rivage, parce que point il ne revient tel qu’il est parti, celui qui va pour prêcher le vrai, et ne sait point l’art : et de cela, dans le monde des preuves manifestes Parmenide [1513], Mélissus [1514] et Brisso [1515], et bien d’autres, qui allaient et ne savaient où. Ainsi firent Sabellius et Arius [1516] et ces insensés qui à l’Ecriture furent comme des épées, rendant tors ce qui était droit. Qu’on n’en juge point non plus avec trop d’assurance [1517], comme celui qui dans un champ estime les blés avant qu’ils soient mûrs : car j’ai vu tout l’hiver l’églantier d’abord se montrer âpre et rude, puis porter la rose sur sa cime : et j’ai vu un vaisseau, après avoir, droit et rapide, couru la mer pendant toute sa route, périr enfin à l’entrée du port. Qu’en voyant l’un dérober, l’autre offrir, ne croient pas monna Berta et ser Martino [1518] voir au fond du conseil divin : car celui-là peut se relever, et celui-ci tomber. »


CHANT QUATORZIÈME


Du centre à la circonférence et de la circonférence au centre, se meut l’eau dans un vase rond, selon qu’elle est frappée en dehors ou en dedans. Ceci soudain me vint à l’esprit, sitôt que de Thomas se tut la glorieuse âme, par la similitude avec son parler et celui de Béatrice [1519], à qui, après lui, il plut de recommencer ainsi :

« Celui-ci a besoin, et ni sa voix ni sa pensée même ne vous le disent, d’aller à la racine d’une autre vérité. Dites-lui si la lumière dont se fleurit votre substance, avec vous demeurera éternellement comme elle est maintenant : et si elle demeure, dites comment, lorsque vous serez redevenus visibles [1520], il se pourra qu’elle ne vous soit pas à voir un empêchement [1521]. »

Comme quelquefois, par plus d’allégresse poussés et tirés, ceux qui dansent en rond élèvent la voix, et dans leurs gestes s’animent de plus de gaieté ; ainsi, à la prompte et dévote prière, les Cercles saints montèrent dans leur danse et leur merveilleux chant une joie nouvelle. Qui se lamente de ce qu’ici l’on meurt pour vivre là-haut, ne voit pas quel y est le rafraîchissement de l’éternelle pluie. Cet un et deux et trois qui toujours vit, et règne toujours en trois et deux et un [1522], non circonscrit et circonscrivant tout, trois fois était chanté par chacun de ces esprits, avec une telle mélodie qu’à tout mérite elle serait une pleine récompense. Et dans la plus divine lumière du Cercle le plus étroit [1523], j’entendis une voix modeste, telle peut-être que fut celle de l’Ange à Marie, répondre : « Aussi longue que sera la fête du Paradis, aussi longtemps notre amour fera rayonner autour de soi un pareil vêtement. Son éclat suit l’ardeur, l’ardeur la vision, et celle-ci est égale à la grâce surajoutée à sa puissance. Lorsqu’elle aura revêtu la chair glorieuse et sainte, plus, étant complète, plaira notre personne ; ce pourquoi s’accroîtra ce que de gratuite lumière nous donne le souverain Bien, lumière qui nous rend aptes à le voir : d’où doit croître la vision, croître l’ardeur qu’elle allume, croître le rayon [1524] qui de l’ardeur vient. Mais comme le charbon qui jette de la flamme, et en éclat la surpasse tellement que distinct il y apparaît : ainsi cette splendeur qui maintenant nous enveloppe, sera vaincue par l’éclat de la chair qu’aujourd’hui la terre recouvre : et point ne vous fatiguera cette éclatante lumière, parce que seront forts les organes du corps à tout ce qui pourra nous délecter. »

Tant me parurent animés et prompts l’un et l’autre chœur à dire Amen, que bien montrèrent-ils le désir des corps morts [1525] ; peut-être non pour eux seuls, mais pour les mères, les pères, et les autres qui leur furent chers, avant qu’ils fussent des flammes éternelles [1526]. Et voilà [1527] qu’au-dessus de la lumière qui était là, en naît autour une autre de pareil éclat, à la manière d’un horizon qui s’éclaircit. Et comme, quand monte le premier soir [1528], de nouveaux astres commencent à se montrer dans le ciel, de telle sorte que la vue paraît et ne paraît pas vraie [1529] ; il me parut là commencer à voir de nouvelles substances [1530] tourner en dehors des deux autres Cercles.

O vrai rayonnement de l’Esprit-Saint ! comme soudain son éclat frappa mes yeux, qui, vaincus, point ne le supportèrent ! Mais si belle et si riante à moi se montra Béatrice, que les choses alors vues doivent rester avec les autres que la pensée laissa derrière soi. D’elle [1531] mes yeux reprirent la force de se relever, et je me vis transporté seul avec ma Dame en une plus haute gloire. Bien m’aperçus-je que j’avais monté, à l’éclat flamboyant de l’étoile, qui me sembla plus rouge que celles déjà vues. De tout cœur, et dans ce langage qui est le même en tous [1532], à Dieu j’offris un holocauste, tel qu’il convenait à la grâce nouvelle. Et dans ma poitrine pas encore n’était épuisée l’ardeur du sacrifice, que je connus qu’il était accepté favorablement. Au dedans de deux rayons m’apparaissent des splendeurs si vives et si rouges, que je dis : « O Elios [1533], qui ainsi les ornes ! » Comme, distincte des petites et des grandes lumières [1534], entre les pôles du monde blanchit Galaxie [1535], de manière que, pour de très savants, elle est un sujet de doutes [1536] ; ainsi ces rayons constellés formaient dans la profondeur de Mars le signe vénérable que dans un cercle forment deux lignes qui se coupent carrément.

Ici ma mémoire vainc l’esprit ; car sur cette croix tellement luisait le Christ, que je ne sais trouver rien à comparer : mais qui prend sa croix et suit le Christ, m’excusera d’y renoncer, lorsque sur cet arbre il verra le Christ rayonner comme l’éclair. D’un bras à l’autre et du sommet au pied, se mouvaient des lumières, scintillant fortement lorsqu’elles se joignaient et se croisaient : ainsi se voient ici, droites et torses, rapides et lentes, longues et courtes, changeantes à la vue, les parcelles des corps se mouvoir dans le rayon duquel parfois se borde l’ombre que pour leur défense se font les hommes avec art et industrie [1537].

Et comme la gigue [1538] et la harpe, avec plusieurs cordes harmonieusement tendues, rendent un son doux à tel qui ne distingue pas les notes, ainsi les lumières qui là m’apparurent, se formait, sur la croix, une mélodie qui me ravissait sans entendre l’hymne.

Je reconnus qu’elle contenait de hautes louanges, parce qu’à moi venait : Tu ressuscites et vaincs [1539], comme à quelqu’un qui ouït et n’entend pas. De cela tant je m’enamourais, que jusque-là nulle chose ne me lia de si doux liens. Peut-être ma parole paraîtra trop hardie, mettant après [1540] le plaisir des beaux yeux dont la vue apaise mon désir : mais qui pense que, plus ils s’élèvent, plus les sceaux vivants [1541] de toute beauté sont féconds, et que je ne m’étais point retourné vers ceux-là [1542], peut m’excuser de ce dont je m’accuse pour m’excuser, et voir qu’est vrai ce que je dis, le plaisir saint n’étant point ici pleinement épanoui, parce qu’en montant il devient plus pur [1543].


CHANT QUINZIÈME


Une bénigne volonté, dans laquelle toujours se manifeste l’amour qui droitement inspire, comme dans une mauvaise la cupidité, imposa silence à cette douce lyre, et fit reposer les saintes cordes que la droite du ciel [1544] relâche et tend.

Comment à de justes prières seraient-elles sourdes, ces substances qui, pour me donner le désir de les prier, se turent de concert ?

Bien est que sans fin pleure, qui, par amour de ce qui ne dure pas éternellement, de ce droit amour se dépouille. Tel que dans le ciel tranquille et pur, quelquefois court subitement un feu, qui meut les yeux auparavant en repos, et semble une étoile qui change de lieu, si ce n’est qu’en celui où il s’allume aucune ne se perd, et que lui dure peu. Tel, du bras qui s’étend à droite, au pied de cette croix courut un astre de la constellation qui là resplendit : et de son ruban [1545] point ne sortir la gemme, mais dans la bande brillante elle courut, semblable à un feu derrière l’albâtre. Ainsi s’avança la pieuse ombre d’Anchise (si mérite foi notre plus grande Muse) lorsque dans l’Elysée il aperçut son fils.


O sanguis meus, o super infusa

Gratia Dei, sicut tibi, cui

Bis unquam cœli janua reclusa [1546] ?


Ainsi cette lumière ; ce qui attira sur elle mon attention : puis je tournai le visage vers ma Dame, et d’ici et de là [1547] je fus stupéfait : car dans ses yeux brillait une telle joie, que je crus avec les miens toucher le fond de ma grâce et de mon Paradis. Ensuite l’esprit, délectable à ouïr et à voir, ajouta des choses que je ne compris point, si profondes étaient ses paroles : et non par choix il se cacha de moi, mais par nécessité, ses pensées surpassant la portée des mortels.

Lorsque assez détendu fut l’arc de l’ardente affection, pour que le parler descendît à la portée de notre intelligence, la première chose que j’entendis fut : « Béni sois-tu, toi trois et un, qui envers ma semence es si bon ! » Et il continua : « Un doux désir, depuis longtemps conçu en lisant dans le grand livre où ni blanc ni noir jamais ne se change [1548], tu as satisfait, mon fils, au-dedans de cette lumière dans laquelle je te parle, grâces à celles qui pour le haut vol te revêtit d’ailes. Tu crois que ton penser vient à moi de celui qui est le premier [1549], comme de l’Un, si on le connaît, rayonnent le cinq et le six [1550] : et pour cela point tu ne me demandes qui je suis et pourquoi je me montre à toi plus rempli d’allégresse qu’aucun autre de cette troupe joyeuse. Est vrai ce que tu crois, que ceux de cette vie, petits et grands, voient dans le miroir [1551] où avant que tu penses ton penser se découvre : mais, afin que l’amour sacré, dans lequel je veille en perpétuelle contemplation, et qui m’altère d’un doux désir, se rassasie mieux, que ta voix hardie et joyeuse avec assurance exprime la volonté, exprime le désir, auquel ma réponse est déjà décrétée. »

Je me tournai vers Béatrice ; et elle m’entendit avant que je parlasse, et me sourit un signe qui fit croître les ailes de mon vouloir ; puis je commençai ainsi : — L’amour et le savoir, lorsque vous apparut la première égalité, d’un même poids en chacun de vous se firent, parce que, dans le soleil [1552] qui vous illumina et vous embrassa de sa chaleur et de sa lumière, ils sont si égaux qu’imparfaites sont toutes ressemblances. Mais le désir et le savoir ont dans les mortels, par la cause à vous manifeste, des ailes diversement emplumées [1553] : d’où moi, qui suis mortel, je sens en moi cette inégalité, et pour cela ne rends grâces qu’avec le cœur de l’accueil paternel. Je te supplie, vivante topaze, qui ornes ce précieux joyaux [1554], de me rassasier de ton nom [1555].

« O mien rameau, en qui je me suis complu durant l’attente même, je fus ta racine : » ainsi, répondant, commença-t-il. Puis il me dit : « Celui de qui ta race tire son nom [1556], et qui, cent ans et plus, a tourné autour du mont, sur la première corniche [1557], fut mon fils et ton bisaïeul : bien convient-il que par tes œuvres tu lui abrèges la longue fatigue. Florence, au-dedans de l’antique enceinte d’où elle entend encore tierce et none [1558], vivait en paix sobre et pudique. Elle n’avait ni chaîne ni couronne [1559], ni femmes attifées, ni ceinture qui attirât les regards plus que la personne. La fille, en naissant, ne faisait point encore peur au père, le temps et la dot, en deçà et en delà, ne s’éloignant pas de la mesure [1560]. On n’y voyait point de maisons vides de famille [1561] : n’était pas encore venu Sardanaple pour montrer ce qu’on peut faire dans une chambre [1562]. N’avait pas encore vaincu Montemalo, votre Uccellatoio, qui, comme il l’a vaincu à monter, le vaincra à descendre [1563]. J’ai vu Bellincion Berti [1564] aller ceint de cuir et d’os [1565], et sa femme revenir du miroir sans que son visage fût peint ; et j’ai vu les Nerli et les del Vecchio contents d’une simple peau [1566], et leurs femmes du fuseau et de la quenouille. O fortunées ! chacune d’elles était assurée de sa sépulture [1567], et aucune encore n’était pour la France délaissée dans le lit [1568]. L’une veillait au soin du berceau, et consolait l’enfant en ce premier langage qui ravit les pères et les mères. L’autre, de la quenouille tirant la chevelure, discourait avec sa famille, des Troyens et de Fiésole et de Rome. Autant à merveille eût été alors une Cianghella [1569], un Lapo Salterello [1570], qu’aujourd’hui le seraient un Cincinnatus et une Cornélie. D’une si reposée, d’une si belle vie entre citoyens, d’une communauté si sûre, d’une si douce demeure, Marie appelée à grands cris [1571], m’ouvrit l’entrée ; et dans votre antique baptistère ensemble je fus chrétien et Cacciaguida [1572]. Moronto fut mon frère, et Elisée : ma femme vint à moi du Val de Pô [1573], et de là ton surnom. Puis je servis l’empereur Conrad [1574], et il me ceignit chevalier dans sa milice, tant par bien ouvrer lui fus-je à gré. A suite j’allai combattre l’iniquité de cette loi, dont le peuple usurpe, par la faute du Pasteur [1575], votre juste droit [1576]. Là, par cette gent impure, je fus arraché du monde trompeur, dont l’amour souille tant d’âmes, et du martyre je vins à cette paix. »


CHANT SEIZIÈME


O notre chétive noblesse de sang, que de toi l’on se glorifie ici-bas où languit notre amour, jamais ne me sera-ce chose merveilleuse, puisque là où point ne dévie le désir, je dis dans le ciel, je m’en glorifiai. Bien es-tu un manteau qui se raccourcit vite, si de jour en jour on n’y ajoute, le temps autour promenant ses ciseaux. Par « vous, » dont Rome usa la première [1577] et dans lequel moins persévèrent ses habitants [1578], recommencèrent mes paroles : d’où Béatrice, qui était un peu à l’écart, parut être celle qui toussa à la première faute écrite de Ginevra [1579], Je commençai : Vous êtes mon père ; de parler vous me donnez toute hardiesse ; vous m’élevez au dessus de moi-même : par tant de ruisseaux mon âme se remplit d’allégresse, qu’elle se réjouit de soi, de ce qu’elle peut la supporter sans se briser. Dites-moi donc, ô ma tige chérie ! quels furent vos ancêtres, et quelles années se comptaient dans votre enfance [1580] ? Dites-moi ce qu’était alors la bergerie de saint Jean [1581], et qui en elle étaient les gens dignes des plus hauts sièges ? Comme s’avive au souffle des vents le charbon dans la flamme, ainsi vis-je à mes caressantes paroles resplendir cette lumière. Et comme à mes yeux elle se fit plus belle, ainsi d’une voix plus douce et plus suave, mais non dans ce moderne langage [1582], elle me dit : « Du jour où il fut dit Ave [1583] à l’enfantement par lequel ma mère, maintenant sainte, s’allégea de moi, qu’alors qu’elle portait, cinq cent cinquante et trente fois ce feu vint à son Lion, pour se renflammer sous ses pieds [1584]. Mes anciens et moi nous naquîmes dans le lieu où premièrement trouve le dernier quartier celui qui court votre jour annuel [1585]. De mes ancêtres, il suffit d’ouïr ceci : ce qu’ils furent et d’où ils vinrent, plus honnête est-il de s’en taire que d’en discourir. Tous ceux qui en ce temps, propres à porter les armes, vivaient là entre Mars et Baptiste [1586], étaient le cinquième de ceux aujourd’hui vivants. Mais la commune [1587], maintenant mêlée de ceux de Campi et de Certaldo et de Figghine, se voyait pure alors dans le dernier artisan. Combien il serait mieux que marquassent vos confins Galluzzo et Trepiano [1588], et que vos voisins seulement fussent ceux dont je parle, que de les avoir dedans, et de supporter la puanteur du vilain d’Aguglione [1589] et de celui de Signa [1590], qui pour fourber a l’œil si perçant ! Si la gent qui dans le monde le plus forligne [1591], n’eût pas été marâtre à César, mais bénigne comme une mère à son fils, tel a été fait Florentin, et change [1592] et trafique, qui serait retourné à Simifonte [1593], où son aïeul allait mendiant. Montemurlo serait encore aux comtes [1594], seraient les Cerchi dans la Piève d’Agone [1595], et peut-être dans Valdigrieve [1596] les Buondelmonti. Toujours la confusion des personnes fut le principe des maux de la cité, comme dans le corps l’aliment qui se surajoute. Taureau aveugle plus vite tombe qu’aveugle agneau, et souvent tranche plus et mieux une épée que cinq.

« Si tu regardes Luni [1597] et Urbisaglia [1598], comme elles s’en sont allées, et comme après elles s’en vont Chiusi [1599] et Sinigaglia [1600], ouïr comment les familles déclinent ne te paraîtra chose nouvelle ni étrange, puisque les cités ont un terme. Toutes vos choses ont leur mort comme vous ; mais elle vous est voilée en quelques-unes qui durent longtemps, et vos vies sont courtes. Et comme le mouvement du ciel de la Lune couvre et découvre sans cesse les rivages [1601], ainsi de Florence fait la fortune : par quoi ne doit t’étonner ce que je dirai des grands Florentins dont la renommée se cache dans le temps.

« J’ai vu les Ughi et j’ai vu les Catellini, les Filippi, les Greci, les Ormanni et les Alberichi, citoyens illustres déjà sur le déclin ; et j’ai vu aussi grands qu’anciens ceux de la Sannella et ceux de l’Arca, et les Soldanieri et les Ardinghi et les Bostichi [1602]. Au-dessus de la porte maintenant chargée d’une nouvelle félonie [1603], si pesante que bientôt s’enfoncera la barque [1604], étaient les Ravignani, de qui est descendu le comte Guido, et quiconque ensuite a pris le nom du grand Bellincione [1605]. Savaient ceux de la Pressa comment l’on doit gouverner, et dans sa maison Galigaïo avait déjà la garde et le pommeau dorés [1606]. Grande était déjà la colonne de vair [1607] ; grands les Sacchetti, les Giuochi, les Sifanti, et les Barucci, et les Galli, et ceux qui rougissent à cause du boisseau [1608]. La souche [1609] d’où sortirent les Calfucci était déjà grande et déjà sur les chaises curules étaient montés les Sizi et les Arrigucci : oh ! quels ai-je vus ceux qu’a abattus leur orgueil [1610]. Les boules d’or [1611], par toutes leurs hautes actions aidaient à florir Florence ! Ainsi faisaient les pères de ceux qui, toutes les fois que votre Église vaque, assemblés s’engraissent [1612].

« La race outrecuidante [1613], qui se fait dragon à qui fuit, et, envers qui montre ou la dent ou la bourse, s’apaise comme un agneau, s’élevait déjà, mais de petite gent, de sorte que point ne plut à Ubertino Donato que son beau-père le fît leur parent [1614]. Déjà, dans le marché, Caponsacco était descendu de Fiésole, et déjà distingués parmi les citoyens étaient Guida [1615] et Infangato. Je dirai une chose incroyable et vraie : dans la petite enceinte on entrait par une porte qui tirait son nom de ceux de la Pera [1616]. Tous ceux qui portent dans leur écusson la belle enseigne du grand Baron, dont la fête de Thomas renouvelle le nom et les louanges, tinrent de lui la chevalerie et le privilège, bien qu’au peuple se soit réuni celui qui l’entoure d’une bande [1617]. Déjà existaient les Gualterotti et les Importuni, et serait encore le Borgo [1618] plus tranquille, si ne fussent survenus de nouveaux voisins [1619]. La maison d’où naquirent vos pleurs, par la juste colère qui tant de vous a conduits à la mort, et a mis fin à votre vivre joyeux, était honorée, elle et son parentage [1620]. O Buondelmonte, qu’à mal tu as fui ses noces par l’instigation d’autrui [1621] ! Beaucoup seraient joyeux qui sont tristes, si à Ema [1622] Dieu t’avait donné [1623] la première fois que tu vins à la ville : mais à cette pierre mutilée qui garde le pont [1624], Florence au terme de sa paix devait une victime.

« Avec ces gens et avec d’autres encore, j’ai vu Florence dans un tel repos, qu’elle n’avait point sujet de pleurer : avec ces gens, j’ai vu le peuple si juste et si glorieux, que jamais à la hampe le lis n’était placé à rebours [1625], ni par la division fait vermeil [1626]. »


CHANT DIX-SEPTIÈME


Tel que vint à Climènes, pour s’éclaircir de ce qu’il avait entendu contre soi [1627], celui qui encore rend les pères peu faciles aux prières de leurs fils [1628] ; tel étais-je, et tel paraissais-je à Béatrice et à la sainte lampe qui auparavant avait pour moi changé de place [1629].

Ce pourquoi ma Dame : « Exhale au dehors, me dit-elle, l’ardente vapeur de ton désir, de manière qu’en sortant elle offre bien l’image de l’interne empreinte ; non que notre connaissance croisse par ton parler, mais afin que, t’enhardissant à dire ta soif, on te verse à boire. » — O chère tige mienne, qui tellement t’élèves, que, comme voient les esprits terrestres qu’un triangle ne peut contenir deux angles obtus, ainsi tu vois, avant qu’elles soient, les choses contingentes, regardant le point [1630] à qui tous les temps sont présents, tandis que j’étais avec Virgile en haut sur le mont où se guérissent les âmes, et en descendant dans le monde mort, me furent dites, touchant ma vie future, des paroles qui me pèsent, quoique je me sente bien affermi contre les coups du sort. Pour quoi mon désir sera satisfait d’entendre quelle fortune s’approche de moi ; car flèche prévue vient plus lentement [1631].

Ainsi dis-je à cette même lumière qui auparavant m’avait parlé, et, comme le voulait Béatrice, mon désir fut confessé. Non par ces ambages où jadis s’engluait la gent insensée [1632], avant que fût mis à mort l’Agneau de Dieu, qui ôte les péchés, mais par de claires paroles et en langage précis répondit cet amour paternel, enveloppé et brillant de sa propre allégresse : « la contingence, qui hors du livre de votre matière point ne s’étend [1633], est toute peinte dans l’éternelle présence [1634]. Elle n’en contracte cependant aucune nécessité, non plus que de l’œil où il se réfléchit, le navire qui descend le courant [1635]. De là, comme à l’oreille la douce harmonie de l’orgue, vient à ma vue le temps qui pour toi se prépare. Tel qu’Hippolyte sortit d’Athènes par la perfidie d’une barbare marâtre, tel tu dois sortir de Florence. Cela l’on veut, et cela déjà l’on cherche ; et bientôt l’obtiendra qui le pourpense là où du Christ tous les jours on trafique [1636]. Le cri public, comme de coutume, imputera la faute à l’offensé ; mais au vrai rendra témoignage Celui qui dispense la vengeance [1637]. Tu laisseras toute chose le plus chèrement aimée, et c’est là le trait que l’arc de l’exil décoche le premier. Tu éprouveras combien d’autrui le pain est amer, et quel dur chemin est le monter et le descendre par l’escalier d’autrui. Et ce qui te pèsera le plus, ce sera la compagnie méchante et stupide avec laquelle tu tomberas en cette vallée ; qui, toute ingrate, toute folle et impie, se tournera contre toi ; mais peu après, elle, non toi, en aura les tempes fracassées [1638]. De sa bestialité l’événement sera la preuve, de sorte qu’il te sera beau d’être resté seul à part. Ta première hôtellerie et ton premier refuge sera la courtoisie du grand Lombard, qui sur l’échelle porte le saint oiseau [1639]. Si bénignement il te regardera, que, du faire et du demander, entre vous deux sera le premier celui qui entre les autres est le plus tardif [1640]. Avec lui tu verras celui [1641] qui, en naissant, de cette étoile valeureuse [1642] tellement reçut l’empreinte, qu’illustres seront ses œuvres. Point ne s’en est-on encore aperçu à cause de l’âge tendre, autour de lui ces roues ayant tourné neuf années seulement. Mais avant que le Gascon [1643] trompe le haut Henri, il fera de sa vertu briller des étincelles, n’ayant souci ni d’argent, ni de fatigues. Si connues seront ses magnificences, que ses ennemis mêmes n’en pourront tenir leurs langues muettes. Attends-toi à lui et à ses bienfaits : par lui beaucoup de gens seront transformés, riches et mendiants changeant de condition. Tu porteras de lui ceci écrit en ta mémoire, mais point ne le diras. » Et il dit des choses incroyables à ceux mêmes qui en seront témoins. Puis il ajouta : « Mon fils, ce sont là les gloses de ce qui t’a été dit ; voilà les embûches cachées derrière un petit nombre d’années. Je ne veux cependant pas que tu envies tes concitoyens, puisque ta vie doit dans l’avenir s’étendre bien au delà du châtiment de leurs perfidies [1644]. »

Après qu’en se taisant l’âme sainte eut montré qu’elle avait achevé la trame de la toile dont je lui avais présenté la lisse, je commençai comme celui qui, doutant, désire conseil d’une personne qui droitement voit, et veut, et aime : — Bien vois-je, mon père, comme vers moi le temps se hâte, pour me porter un de ces coups d’autant plus rudes, que plus soi-même on s’abandonne : par quoi de prévoyance il est bon que je m’arme, de sorte que si m’est ravi le lieu le plus cher, je ne perde point les autres par mes vers [1645].

En bas, dans le monde sans fin amer, et sur le mont du sommet duquel m’enlevèrent les yeux de ma Dame [1646], et ensuite dans le ciel, de lumière en lumière [1647], j’ai appris ce qui, si je le redis, à beaucoup sera d’aigre saveur : et si du vrai je suis ami timide, je crains d’être privé de la vie [1648] parmi ceux qui ce temps appelleront ancien.

La lumière dans laquelle exultait mon trésor [1649] que je trouvai là, resplendit d’abord, comme aux rayons du soleil un miroir d’or, puis répondit : « La conscience noircie ou par sa propre honte, ou par celle d’autrui, sentira certainement ta rude parole ; néanmoins, le mensonge écarté, publie toute la vision, et où est la gale laisse gratter [1650]. Que si ta voix [1651] est âpre au premier goût, digérée elle laissera ensuite une nourriture vitale. Ce tien cri fera comme le vent, qui plus fortement frappe les hautes cimes ; et ce ne te sera pas un médiocre honneur. Dans ces roues [1652], sur le mont et dans la vallée de douleur, t’ont été montrées seulement les âmes connues par la renommée, parce que l’esprit de celui qui ouït, point ne se repose dans une ferme foi par un exemple qui ait sa racine inconnue et cachée, ni par aucun autre argument qui ne soit pas sensible. »



CHANT DIX-HUITIÈME


Déjà de son verbe [1653] jouissait seul cet esprit bienheureux, et je goûtais le mien, tempérant le doux avec l’acerbe : et cette Dame, qui à Dieu me conduisait, dit : « Change de penser ; pense que je suis près de celui qui allège toute injure. »

Je me retournai à l’affectueuse voix de mon Réconfort [1654], et quel amour je vis alors dans les yeux saints, à l’exprimer je renonce. Non seulement parce que de mon parler je me défie, mais parce que tant sur soi ne peut revenir la mémoire, si un autre ne la guide [1655]. De cela seulement puis-je dire que, la regardant, à rien de plus n’aspirait mon âme.

Tandis que le plaisir éternel [1656] qui rayonnait directement en Béatrice, me rassasiait, réfléchi par son beau visage, me vaincant d’un sourire plein de lumière, elle me dit : « Tourne-toi et écoute ; dans mes yeux seulement n’est pas le Paradis. »

Comme ici quelquefois dans le regard se voit le désir, s’il est si vif qu’il ravisse toute l’âme, ainsi dans la flamme de cette sainte splendeur [1657] vers qui je me tournai, je discernai le vouloir de m’entretenir encore un peu. Et il commença : « Dans ce cinquième degré de l’arbre qui vit de la cime [1658], et fructifie toujours, et jamais ne perd ses feuilles, sont de bienheureux esprits, qui, en bas, avant qu’ils vinssent dans le ciel, eurent tant de renom, que toute Muse en serait enrichie. Regarde dans les bras de la Croix : celui que tout à l’heure je nommerai fera ce que fait dans la nuée son feu rapide [1659]. »

Au nom de Josué, qui fut prononcé, je vis une lumière traverser la Croix comme un trait, et pour mes sens le dire ne devança pas le fait. Et au nom du grand Macchabée, j’en vis une autre se mouvoir en tournoyant ; et la joie était le fouet du sabot. Ainsi deux autres, Charlemagne et Roland, suivit mon regard attentif, comme l’œil du chasseur suit son faucon qui vole. Ensuite Guillaume et Rinoard [1660] et le duc Godefroy [1661] attirèrent ma vue sur cette Croix, et Robert Guiscard [1662]. Puis, se mêlant et se mouvant avec les autres lumières, l’âme qui m’avait parlé me montra quel artiste elle était parmi les chantres célestes. Je me tournai à ma droite, pour de Béatrice apprendre mon devoir par parole ou par signe, et je vis ses yeux si purs, si pleins de joie, que son aspect vainquait les précédents et le dernier. Et comme, en sentant plus de plaisir à bien faire, de jour en jour l’homme s’aperçoit que sa vertu augmente, ainsi m’aperçus-je que s’était élargi l’arc où je tournais avec le ciel [1663], voyant ces merveilles plus brillantes. Et en aussi peu de temps qu’une femme devient blanche, lorsque son visage dépose le poids de la honte, à mes yeux, quand je fus tourné, apparut la blancheur de l’étoile tempérée [1664] qui en elle m’avait reçu. Je vis dans le Jovial flambeau [1665] le sentiment de l’amour qui là réside [1666], figurer à mes yeux notre langage [1667] ; et comme des oiseaux qui se sont levés d’un fleuve, se congratulant de leur pâture [1668] forment de soi une bande tantôt allongée, tantôt ronde, ainsi les saintes créatures enveloppées de lumière, voletant chantaient, et de soi formaient les figures ou D, ou I, ou L. D’abord, en chantant, elles se mouvaient à leurs accords ; puis, devenant l’un de ces signes, elles s’arrêtaient un peu et se taisaient.

O divine Pégaséenne [1669], à qui les esprits doivent et la gloire et une longue durée, comme à eux par toi les cités et les royaumes, éclaire-moi de ta lumière, afin que j’épèle leurs figures comme je me les représente : que ta puissance paraisse en ces brefs vers ! Se montrèrent donc cinq fois sept voyelles et sept consonnes ; et je notai les parties [1670] comme elles me parurent dites. Diligite justitiam [1671] furent les premiers verbe et nom de tout ce qui fut peint : Qui judicatis terram [1672] furent les derniers. Ensuite dans l’M du cinquième mot elles demeurèrent ordonnées [1673], de manière que Jupiter semblait là d’argent frangé d’or. Et je vis descendre d’autres lumières sur le sommet de l’M, et s’y reposer [1674] chantant, je crois, le bien qui vers soi les attire ; puis comme, lorsqu’on frappe des tisons ardents, s’élèvent d’innombrables étincelles, d’où les sots ont coutume de tirer des augures, de là parurent surgir de mille lumières, montant l’une beaucoup, l’autre peu, selon le partage que lui assigna le Soleil qui l’enflamme [1675], et, chacune en son lieu s’étant arrêtée, je vis la tête et le cou d’un aigle se former de ce feu distinct [1676]. Celui qui peint là [1677] n’a point de guide, mais il guide lui-même, et reconnaît qu’elle est de lui, cette vertu qui dans les nids est la forme [1678].

L’autre béatitude [1679], qui d’abord semblait se contenter d’enguirlander l’M comme de lis, en se mouvant un peu termina l’empreinte [1680].

O douce étoile, quelles et combien de gemmes [1681] me démontrèrent que notre justice est un effet du ciel que tu ornes ! Par quoi je prie l’Intelligence [1682], en qui a son principe et ton mouvement et ta vertu, de regarder d’où sort la fumée qui souille tes rayons [1683] ; de sorte qu’encore une fois sa colère s’irrite de l’acheter et du vendre dans le temple qui se mura de signes et de martyres [1684].

O milice du ciel que je contemple, adore [1685] pour ceux qui sont en terre, tous dévoyés par le mauvais exemple ! Jadis on voulait faire la guerre avec l’épée ; aujourd’hui on la fait en soustrayant, ores ici, ores là, le pain [1686] qu’à aucun ne refuse le pieux père. Mais toi [1687], qui seulement pour effacer écris [1688], pense que Pierre et Paul, qui moururent pour la vigne que tu dévastes, sont encore vivants. Bien peux-tu dire : « J’ai un si ferme désir de celui [1689] qui voulut vivre seul, et qui pour la danse [1690] fut conduit au martyre, que je ne connais ni le Pêcheur [1691], ni Paul. »


CHANT DIX-NEUVIÈME


Devant moi paraissait, les ailes ouvertes, la belle image qui, dans le doux jouir, rendait joyeuses les âmes entrelacées [1692]. Chacune d’elles semblait un rubis qu’embrasait un rayon de soleil si ardent, qu’il le réfléchissait dans mes yeux. Et ce que j’ai maintenant à retracer, jamais voix ne l’imprima, ni encre ne l’écrivit, et jamais imagination ne se le représenta.

Je vis et j’entendis aussi parler le bec, et dans la voix sonner je et moi, tandis que dans le concept était nous et nôtre [1693] ; et il commença : « Parce que je fus juste et pieux, je suis ici exalté dans cette gloire, qui ne se laisse vaincre par aucun désir : et sur la terre je laissai de moi une mémoire telle que les méchants la louent, mais ne suivent pas l’exemple. »

Comme de plusieurs braises une seule chaleur se fait sentir, ainsi de plusieurs amours [1694] sortait un seul son de cette image. D’où moi, ensuite : — O ! perpétuelles fleurs de l’éternelle joie, qui tous vos parfums me faites paraître un seul parfum, rompez par votre parole le grand jeune qui m’a tenu en une longue faim, n’y trouvant sur la terre aucun aliment. Bien sais-je que, si dans le ciel la divine Justice fait d’un autre royaume son miroir, elle n’est pas voilée dans le vôtre [1695]. Vous savez comme attentivement je m’apprête à écouter : vous savez quel est ce doute qui m’a fait vieillir dans un si long jeune.

Comme un faucon déchaperonné meut la tête, et battant des ailes et se dressant, montre l’envie de voler ; ainsi vis-je faire ce signe [1696] tissu des louanges de la grâce divine [1697], avec des chants tels que le sait qui là-haut se réjouit. Puis il commença : « Celui qui tourna le compas jusqu’à l’extrémité du monde [1698], et dedans distribua tant de choses cachées et apparentes, ne put tellement empreindre sa vertu dans tout l’univers, que son Verbe ne demeurât infiniment au-dessus : et de ceci la preuve certaine est, que le premier superbe, des créatures la plus excellente, pour n’avoir pas attendu la lumière, tomba vert [1699]. Et de là il apparaît que toute nature moindre [1700] est un étroit réceptacle de ce bien sans fin, et qui n’a de mesure que soi-même. Notre vue donc, laquelle doit être un des rayons de l’Intelligence de qui toutes choses sont pleines, ne peut, par sa nature, être assez puissante pour que son principe point ne lui apparaisse beaucoup moins splendide qu’il ne l’est. Ainsi la vision que dans l’éternelle Justice [1701] à votre monde, ressemble à celle de l’œil qui pénètre dans la mer ; lequel, bien que la proue [1702] il voie le fond, ne le voit point en haute mer ; et cependant il existe, mais le cache sa profondeur. Point de lumière, si elle ne vient de la sereine clarté [1703] qui jamais ne se trouble ; mais plutôt ténèbre et ombre de la chair, ou son venin [1704]. Largement t’est maintenant ouverte la sombre grotte qui te cachait la Justice vivante [1705], sur laquelle tu faisais tant de questions. Un homme, disais-tu, naît sur les rives de l’Indus, et là personne qui parle du Christ, qui en lise, qui en écrive rien : et toutes ses volontés, tous ses actes sont bons, autant que voit la raison humaine, sans péché dans la vie, ni dans les discours. Il meurt non baptisé et dénué de la foi : où est cette justice qui le condamne ? où est sa coulpe s’il ne croit pas ? Ores, qui es-tu, toi qui veux t’asseoir sur le siège pour juger à la distance de mille milles, avec une vue à peine d’un empan ? Certes, pour celui même qui avec moi devient plus pénétrant [1706], si l’Ecriture n’était au-dessus de vous, il y aurait à douter merveilleusement. O terrestres animaux, ô esprits grossiers, la première volonté qui par soi est bonne, de soi, qui est le souverain bien, ne s’éloigna jamais. Est juste tout ce qui lui est conforme : nul bien créé ne l’attire à soi ; mais, rayonnant, elle le produit. »

Comme au-dessus du nid tourne la cigogne, après qu’elle a donné la pâture à ses petits, et comme celui qui est repu la regarde ; ainsi fit l’image bénie, qui agitait les ailes mues par tant de conseils [1707], et ainsi levai-je les cils : tournant elle chantait et disait : « Telles que sont mes notes à qui point ne les entend, tel à vous mortels est l’éternel jugement. »

Puis ces étincelants incendies de l’Esprit saint [1708] s’arrêtèrent encore dans le Signe [1709] par lequel les Romains furent révérés du monde ; et lui recommença : « A ce royaume ne monta jamais qui ne crut point en Christ, avant ou après qu’il fut cloué au bois. Mais vois, beaucoup clament Christ, Christ, qui, dans le royaume, seront de lui moins propè [1710] que tel qui ne connut point Christ ; et de pareils chrétiens condamnera l’Éthiopien, qui se sépareront les deux collèges [1711], l’un riche, l’autre pauvre pour l’éternité. Que ne pourront dire les Perses à vos rois, lorsqu’ils verront ouvert le livre dans lequel s’écrivent toutes leurs hontes ? Là se verra, entre les œuvres d’Albert [1712], celle qui bientôt remuera la plume [1713], et par laquelle sera dévasté le royaume de Prague. Là se verra la désolation qu’en falsifiant la monnaie, amène sur la Seine celui qui mourra frappé par un porc [1714]. Là se verra la soif d’orgueil qui rend si insensés l’Ecossais et l’Anglais, qu’aucun d’eux ne peut se contenir au dedans de ses limites [1715]. Se verra la luxure et la vie molle de celui d’Espagne [1716], et de celui de Bohême [1717], qui jamais ne connut ni vaillance, ni vouloir. Se verra la bonté du boiteux de Jérusalem [1718] marquée d’un I, lorsqu’un M marquera le contraire. Se verra l’avarice et la lâcheté de celui qui garde l’île de feu, où Anchise terminera son long âge [1719] : et pour faire entendre combien chétif il est, de lui il sera écrit en lettres tronquées [1720], qui noteront beaucoup de choses en peu d’espace. Et à chacun apparaîtront les sales œuvres de l’oncle et du frère [1721], qui ont déshonoré une race si illustre et deux couronnes [1722] ! Et là se connaîtront ceux de Portugal [1723] et de Norvège et celui de Rascia [1724], qui contrefit le coin de Venise. O heureuse la Hongrie, si elle ne se laisse plus mal conduire ! et heureuse la Navarre, si elle s’armait du mont qui la borde [1725]. Et doit croire chacun que, pour arrhes de ceci, déjà Nicosie et Famagouste [1726] se lamentent et murmurent [1727], à cause de leur bête, qui du flanc des autres point ne s’écarte [1728]. »



CHANT VINGTIÈME



Lorsque celui qui éclaire tout le monde, descend de notre hémisphère, de sorte que de toutes parts, le jour s’éteint, le ciel, qui auparavant ne s’embrasait que de lui, soudain brille de plusieurs lumières [1729] dans lesquelles une seule resplendit. Ce qui se passe alors dans le ciel me vint à l’esprit, lorsque le Signe du monde et de ses chefs [1730], dans le bienheureux rostre se tut : toutes ces vives lumières, en redoublant d’éclat, ayant commencé des chants échappés de ma labile mémoire.

O doux amour [1731], qui te voiles de splendeur, qu’ardent tu paraissais dans ces brillants esprits pleins seulement de saints pensers !

Après que les précieuses et splendides gemmes dont je vis ornée la sixième lumière [1732], eurent éteint dans le silence les sons angéliques. il me sembla ouïr le murmure d’un fleuve, qui, limpide, descend de pierre en pierre, montrant l’abondance de sa source : et comme au col de la cithare [1733] le son prend sa forme, et comme aux trous du chalumeau le vent qui pénètre, ainsi sans retard ce murmure monta en haut de l’aigle par le cou, comme s’il eût été creux : il devint là une voix, et de là sortirent des paroles telles qu’en attendait le cœur où je les écrivis.

« La partie qui, dans les aigles mortels, voit et supporte le soleil, il faut à présent, me fut-il dit, regarder fixement en moi, parce que des feux dont je me fais cette figure, ceux dont l’œil scintille dans ma tête, sont du degré le plus élevé. Celui qui au milieu luit à travers la pupille, fut le chantre de l’Esprit-Saint, qui de ville en ville transporta l’arche : maintenant il connaît le mérite de son chant, autant qu’il procéda de son inspiration [1734], par la récompense qui l’égale. Des cinq qui me font un cercle en guise de sourcil, le plus voisin de mon bec, de son fils consola la pauvre veuve [1735] ; maintenant, par l’expérience de cette douce vie et de l’opposée [1736], il connaît combien cher il en coûte de ne pas suivre le Christ. Et celui qui vient après, dans la circonférence dont je parle, en remontant l’arc, retarda la mort par une vraie pénitence [1737]. Maintenant il connaît que point ne se change l’éternel jugement, parce qu’une digne prière là en bas d’aujourd’hui fait demain [1738]. L’autre qui suit, avec les lois et avec moi, par une bonne intention qui porta de mauvais fruits, pour céder au Pasteur se fit Grec [1739] : maintenant il connaît comment le mal dérivé de ce qu’il fit pour le bien ne lui nuit pas [1740], quoique par là le monde soit ruiné. Et celui que tu vois dans l’arc déclive, fut Guillaume [1741], que pleure cette terre qui pleure Charles et Frédéric vivants [1742] : maintenant il connaît en quel amour le Ciel a le roi juste ; et le fait voir encore l’éclat de sa splendeur. Qui, errant en bas dans le monde, croirait que Riphée le Troyen [1743] fût, dans cet arc, la cinquième des grandes lumières ? Maintenant il connaît clairement ce que le monde ne peut voir de la divine grâce, bien que sa vue ne découvre pas le fond. »

Telle que l’alouette qui d’abord s’ébat dans l’air en chantant, puis se tait, rassasiée de la douce mélodie dont elle s’enivre ; telle me parut l’image empreinte de l’éternel plaisir [1744], par le vouloir duquel toute chose est ce qu’elle est. Et quoique je fusse à mon douter ce que le verre est à la couleur qui le revêt [1745], je ne pus en silence attendre le temps [1746] ; mais de ma bouche : — Quelles sont ces choses [1747]… sortit par la force de son poids [1748] ; sur quoi je vis ces esprits resplendir d’une grande allégresse. Puis aussitôt, l’œil plus ardent, le bienheureux Signe me répondit, pour dans l’étonnement de ne pas me tenir suspendu : « Je vois que tu crois ces choses parce que je les dis, mais tu ne vois pas le comment ; de sorte que, si elles sont crues, elles restent cachées. Tu ressembles à celui qui apprend bien le nom de la chose, mais ne peut voir sa quiddité [1749], si un autre ne la montre. Regnum cœlorum [1750] souffre violence par l’ardent amour et la vive espérance, qui vainquent la divine volonté, non comme l’homme domine l’homme, mais ils la vainquent parce qu’elle veut être vaincue, et vaincue, elle vainc par sa bénignité [1751]. La première [1752] vie du sourcil et la cinquième te jettent en étonnement, parce que tu vois se diaprer d’elles la région des anges. De leur corps elles ne sortirent point Gentiles, comme tu le crois, mais chrétiennes dans une ferme foi, celle des pieds qui devaient souffrir, et celle des pieds qui ont souffert [1753] : l’une de l’enfer où jamais on ne revient au bon vouloir, se joignent aux os, et ce fut le prix d’une vive espérance : d’une vive espérance, uniquement fondée sur la puissance des prières faites à Dieu pour le ressusciter, de sorte que sa volonté en pût être émue.

L’âme glorieuse dont je parle, retournée dans la chair où elle demeurera peu, crut en celui qui pouvait l’aider ; et croyant, tellement s’enflamma des feux du véritable amour, qu’elle devint digne de venir en cette joie.

L’autre, par une grâce qui découle d’une source si profonde, que jamais l’œil d’aucune créature ne pénétra jusqu’à la première onde, tint là en bas [1754] tout son amour dans une droite voie, par quoi, de grâce en grâce, Dieu lui ouvrit les yeux à notre rédemption future : il y crut et depuis ne supporta plus la corruption du paganisme, et en reprenait la gent perverse. Pour baptême lui furent données ces trois Dames [1755] que tu vis près de la roue droite, plus d’un millésime avant qu’on baptisât[1756]. O prédestination, combien ta racine est éloignée de ces regards qui ne voient pas la première cause tota[1757] ! Et vous mortels, soyez réservés à juger, puisque nous, qui voyons Dieu, nous ne connaissons pas encore tous les élus ; et cette ignorance nous est douce, parce que notre bien s’accroît de cet autre bien, que tout ce que Dieu veut, nous le voulons. »

Ainsi par cette image divine, pour rendre claire ma courte vue, me fut donnée une suave médecine. Et comme un bon chanteur un bon cithariste accompagne des vibrations de la corde qui augmentent le plaisir du chant, ainsi, pendant qu’elle parla, je me souviens que je vis les deux lumières bénies[1758], comme de concert les yeux s’ouvrent et se ferment, à ses paroles mouvoir leurs flammes.


CHANT VINGT-ET-UNIÈME


Déjà mes yeux s’étaient de nouveau fixés sur le visage de ma Dame, et l’esprit avec eux, et en cet unique objet il était absorbé : et elle point ne rayonnait : « Mais si je rayonnais, me dit-elle, tu deviendrais tel que Sémélé lorsqu’elle devint cendre[1759] ; car ma beauté qui, sur les degrés de l’éternel palais, brille, comme tu l’as vu, d’autant plus que plus l’on monte, tant resplendit, que si elle ne se tempérait, à son éclat ta puissance mortelle serait comme une feuille que brise la foudre. Nous sommes élevés à la septième splendeur[1760] qui, sous l’ardente poitrine du Lion, darde maintenant des rayons mélangés de sa vertu. Derrière tes yeux dirige ton esprit, et fais de ceux-là des miroirs où se peigne la figure qui, dans ce miroir [1761] t’apparaîtra. » Qui saurait quelle était la pâture de ma vue dans le bienheureux visage, lorsque je passai à un autre soin, connaîtrait combien doux il m’était d’obéir à ma céleste escorte, avec un poids contre-pesant l’autre [1762].

Dans le cristal [1763] qui, tournant autour du monde, porte le nom de son cher guide [1764], sous qui toute malice gisait morte, je vis de la couleur d’or, à travers laquelle reluit un rayon [1765], un escalier qui si haut s’élevait, que ma vue ne le pouvait suivre. Je vis aussi par les degrés descendre tant de splendeurs [1766], que je pensai que toutes les lumières qui apparaissent dans le ciel, de là s’épandaient. Et comme, par instinct naturel, les corneilles, au point du jour, se meuvent ensemble pour réchauffer leurs froides plumes, puis les unes s’en vont sans retour, d’autres reviennent d’où elles étaient parties, et d’autres en tournoyant demeurent ; ainsi me parut-il qu’il en était là, parmi ces esprits étincelants, lorsque, venant ensemble, ils furent arrivés à un certain degré [1767]. Et celui qui s’arrêta le plus près de nous se fit si brillant, que je disais en ma pensée : — Je vois bien l’amour que tu me montres : mais celle de qui j’attends le comment et le quand du parler et du taire reste silencieuse ; d’où je comprends que malgré mon désir, bien ferai-je de ne point demander. Par quoi elle, qui, en voyant celui qui voit tout, voyait ce que je taisais, me dit : « Satisfais ton ardent désir. » Et je commençai : — Aucun mérite ne me rend digne de ta réponse ; mais, par celle qui me permet le demander, âme heureuse, qui te tiens cachée dans ta joie, apprends-moi la cause qui te fait t’approcher si près de moi ; et dis pourquoi se tait dans cette roue [1768] la douce symphonie du Paradis, qui plus bas dans les autres si dévotement résonne.

« Tu as l’ouïe mortelle comme la vue, » me répondit-elle [1769] ; « ici point l’on ne chante, par la même raison que Béatrice ne rayonne point. Par les degrés de l’échelle sainte tant j’ai descendu, seulement pour te fêter de mon dire et de la lumière qui me revêt. Plus d’amour point ne m’a fait plus prompte ; autant et plus d’amour au-dessus d’ici bouillonne, comme te le montre le flamboyer. Mais la haute charité qui fait de nous de promptes servantes du conseil [1770] qui gouverne le monde, assigne ici, ainsi que tu peux l’observer, les fonctions. » — Je vois bien, dis-je, ô sacrée lampe, comment dans cette cour un libre amour suffit pour marcher dans les voies de la Providence éternelle ; mais ce qui me paraît difficile à comprendre, c’est pourquoi tu as été seule prédestinée à cet office parmi tes compagnes.

Je n’eus pas prononcé la dernière parole, que de son milieu la splendeur se faisant un centre, tourna comme une meule rapide ; puis l’amour [1771] qui était dedans répondit : « En moi pénètre la lumière divine, à travers celle dont je m’enveloppe ; et, jointe à ma vision, au-dessus de moi tant m’élève sa vertu, que je découvre la suprême Essence de laquelle elle découle. De là l’allégresse dont je rayonne, parce qu’à la clarté de ma vue j’égale l’éclat de ma flamme. Mais l’âme qui le plus resplendit dans le ciel, le séraphin dont l’œil est le plus fixé sur Dieu, à ta demande ne satisferait pas ; parce que dans l’abîme de l’éternel décret tant s’enfonce ce que tu demandes, qu’à toute vue créée il est inaccessible. Et au monde mortel, lorsque tu retourneras, rapporte ceci, afin qu’il n’ait plus la présomption de tendre à un si haut but. L’esprit qui luit ici est fumée sur la terre, d’où, comme il peut, il regarde ce qui ne peut être vu d’en bas, parce que le ciel le retient dans sa sommité [1772]. »

Si péremptoires furent ses paroles, que je laissai là ma question, et me restreignis à lui demander humblement qui il fut. « Entre les deux rivages d’Italie, et non loin de ta patrie, s’élèvent des rochers, si hauts, que les tonnerres roulent beaucoup plus bas ; ils forment une bosse appelée Catria [1773], au-dessus de laquelle est un ermitage [1774], consacré d’ordinaire au culte divin. » Ainsi recommença-t-il à me parler une troisième fois ; puis, continuant, il dit : « Là dans le service de Dieu je me tins si ferme, qu’avec des aliments assaisonnés seulement du suc de l’olive, doucement je passais et les chaleurs et les gelées, me rassasiant de pensers contemplatifs. Ce cloître avait coutume de produire pour ces cieux une fertile moisson ; et il est maintenant devenu si stérile, qu’il convient que bientôt cela soit révélé. En ce lieu je fus Pierre Damien ; et Pierre Peccator [1775] était dans la maison de Notre-Dame, sur le rivage adriatique. Peu de vie mortelle il me restait, quand je fus appelé et tiré [1776] à ce chapeau, qui seulement de mal en pis se transmet. Vint Céphas, et vint le grand vase d’élection [1777], maigres et déchaux, prenant leur nourriture en hôtellerie quelconque. Maintenant les modernes pasteurs veulent qui d’un côté et de l’autre les soutienne, et qui les conduise, tant ils sont graves, et qui derrière relève leur robe [1778]. Ils couvrent de leurs manteaux leurs palefrois, de sorte que sous une peau cheminent deux bêtes. O patience qui tant supporte ! »

A cette voix je vis une multitude de petites flammes de degré en degré descendre et tournoyer, et chaque tour les rendait plus belles. Autour de celle-ci [1779] elles vinrent et s’arrêtèrent, et poussèrent un cri si élevé que rien ici ne pourrait s’y comparer ; et point n’entendis-je les paroles, tant m’assourdit le tonnerre.


CHANT VINGT-DEUXIÈME


Oppressé de stupeur, je me tournai vers mon guide, comme un petit enfant qui toujours recourt à qui le plus il se confie : et elle, comme une mère empressée de secourir son fils pâle et haletant avec sa voix qui de coutume le rassure, me dit : « Ne sais-tu pas que tu es dans le ciel, et ne sais-tu pas que tout le ciel est saint, et que ce qui s’y fait vient d’un bon zèle ? Combien t’auraient bouleversé le chant et mon rayonnement [1780], tu peux maintenant le comprendre, puisque le cri t’a tant ému. Si tu avais entendu les prières qu’il contenait, déjà te serait connue la vengeance que tu verras avant de mourir [1781]. L’épée d’en haut ne paraît prompte ou lente à frapper, qu’à celui qui l’attend avec crainte ou désir. Mais tourne-toi à présent vers d’autres : beaucoup d’esprits illustres tu verras, si ta vue se porte où je dis. »

Comme il lui plut je dirigeai mes regards, et je vis cent petites sphères, plus belles toutes ensemble par leurs mutuels rayons. J’étais comme celui qui réprime l’aiguillon du désir, et point ne se hasarde à demander, tant il craint le trop : et la plus grande et la plus brillante de ces perles s’avança vers moi, pour d’elle-même satisfaire mon vouloir ; puis au dedans d’elle j’ouïs : « Si tu voyais comme moi la charité qui nous embrase, ce que tu penses serait exprimé [1782]. Mais pour qu’en hésitant [1783], tu ne retardes point d’aller vers la haute fin, je répondrai d’avance au penser qu’ainsi tu retiens en toi. La cime de ce mont, sur la pente duquel est Cassin, fut jadis habitée par une gent trompée et de disposition mauvaise [1784] ; Et ce fut moi [1785] qui, le premier, y portai le nom de Celui par lequel vint sur la terre la vérité qui si haut nous élève : et tant de grâce sur moi reluisit, que je retirai les contrées d’alentour du culte impie qui séduisit le monde. Ces autres feux [1786] furent tous des hommes contemplatifs, embrasés de cette chaleur qui fait naître les fleurs et les fruits sains. Ici est Macaire [1787], ici est Romuald [1788] : ici sont mes frères, qui dans les cloîtres arrêtèrent leurs pieds, et tinrent leur cœur ferme. » Et moi à lui : — L’affection qu’en parlant tu me montres, et la bienveillance que je vois et reconnais en toutes vos ardentes âmes, a dilaté ma confiance, comme le soleil dilate la rose, lorsque ouverte elle devient tout ce qu’elle a la puissance de devenir. Je t’en prie donc (et toi, Père, apprends-moi si je puis recevoir une telle grâce), que je voie ton image à découvert. D’où lui : « Frère, ton vif désir s’accomplira dans la dernière sphère, où s’accomplissent tous les autres et le mien [1789]. Là tout désir atteint sa maturité parfaite et entière : en elle seule, toute partie est où elle fut toujours [1790], parce qu’elle n’est point dans le lieu [1791] et n’a point de pôles [1792] ; et jusqu’à elle atteint notre échelle, d’où vient qu’à ta vue ainsi elle se dérobe. Le patriarche Jacob la vit jusque là-haut élever son sommet, lorsqu’elle lui apparut si chargée d’anges [1793]. Mais, pour la monter, nul maintenant ne détache ses pieds de la terre ; et en bas ma règle ne sert plus qu’à perdre du papier [1794]. Les murs qui autrefois étaient des abbayes sont devenus des cavernes, et les cuculles, des sacs de méchante farine. Mais autant ne déplaît à Dieu une énorme usure, que ce fruit [1795] qui rend le cœur des moines si insensé. Car tout ce qu’épargne l’Église, tout appartient à ceux qui pour Dieu demandent [1796], non aux parents, ni autres pires. Si frêle est la chair des mortels, qu’en bas point ne suffit un bon commencement, pour que, de sa naissance, le chêne arrive à produire le gland. Pierre commença sans or et sans argent, et moi par la prière et le jeune, et François humblement fonda son couvent. Si tu regardes l’origine, et qu’ensuite tu regardes où chacun en est venu, tu verras le blanc changé en noir. En vérité, quand Dieu fit rebrousser le Jourdain et lui fit fuir la mer, moins fut-ce merveilleux à voir, qu’ici [1797] ne le serait le secours [1798]. »

Ainsi me dit-il, et il retourna vers sa troupe, et la troupe se resserra, puis, comme un tourbillon, en haut tout entière elle s’élança.

La douce Dame d’un seul signe derrière eux me poussa par cette échelle, tant sa vertu vainquit ma nature [1799]. Et jamais ici-bas, que l’on monte ou descende, naturellement ne fut de mouvement si rapide, qu’il put égaler celui de mon aile [1800]. Que jamais, Lecteur, je ne retourne à ce pieux triomphe, pour lequel souvent je pleure mes péchés et me bats la poitrine, s’il n’est vrai qu’en moins de temps que tu mettrais et retirerais le doigt du feu, je vis le signe qui suit le Taureau [1801], et fus dedans.

O glorieuses étoiles ! ô lumière pleine d’une puissante vertu, à laquelle je reconnais devoir, quel qu’il soit, tout mon génie ; avec vous naissait et se cachait [1802] celui qui est le père de toute vie mortelle [1803], lorsque la première fois je sentis l’air Toscan : puis, quand me fut accordée la grâce d’entrer dans la haute roue dont le mouvement vous emporte, le sort voulut que je passasse par votre région. Ores, vers vous soupire dévotement mon âme, pour acquérir la force qu’exige le difficile passage qui à soi l’attire.

« Tu es si près du dernier salut [1804], commença Béatrice, que claire et perçante doit être ta vue. Ainsi donc, avant que plus tu ne pénètres en lui, regarde en bas, et vois combien déjà du monde je t’ai fait laisser sous tes pieds ; de sorte qu’autant qu’il peut, joyeux se présente ton cœur à la troupe triomphante, qui vient pleine d’allégresse par cette voûte éthérée. »

Avec la vue je retournai par toutes les sept sphères, et je vis ce globe tel que je souris de sa chétive apparence ; et comme le meilleur j’approuve le jugement qui le rabaisse le plus ; et qui pense à un autre se peut appeler vraiment sage. Je vis la fille de Latone en feu, sans cette ombre qui auparavant fut cause que je la crus rare et dense [1805]. L’aspect de ton fils, Hypérion [1806], là je supportai, et je vis comme autour et près de lui se meuvent Maïa et Dioné [1807]. De là m’apparut Jupiter entre le père et le fils qu’il tempère [1808] ; et de là me furent claires leurs variations de lieu : et tous les sept [1809] me montrèrent leur grandeur, et leur vitesse, et leurs distances. Pendant qu’avec les éternels Gémeaux je tournais, la petite aire qui nous rend si fiers m’apparut tout entière, des collines aux mers [1810] : puis vers les beaux yeux je tournai mes yeux.



CHANT VINGT-TROISIÈME


Comme l’oiseau qui repose entre les feuilles aimées, près du nid de ses doux nouveau-nés, pendant la nuit qui nous cache les choses, pour jouir de leur vue désirée, et pour leur chercher la pâture, en quoi agréables lui sont les dures fatigues, devance l’heure sur la plus haute branche, et avec un ardent désir attend le soleil, et fixement regarde, épiant la naissance de l’aube ; ainsi près de moi, debout et attentive, se tenait ma Dame, tournée vers la plage sous laquelle le Soleil montre le moins de hâte [1811] ; de sorte que, la voyant suspendue en une vive attente [1812], j’étais comme celui qui, désirant, voudrait ce qu’il n’a pas, et espérant s’apaise : Mais peu fut d’intervalle entre l’un et l’autre temps, je dis entre l’attendre et voir le ciel devenir de plus en plus brillant. Et Béatrice dit : « Voici l’armée du Christ triomphant, et tout le fruit recueilli du mouvement de ces sphères [1813]. » Son visage me parut tout en feu, et d’allégresse ses yeux étaient si pleins, que je dois passer sans plus de discours [1814].

Telle que, dans les pleines lunes sereines, Trivia [1815] brille entre les Nymphes éternelles [1816] qui diaprent toutes les plages du ciel, je vis, au-dessus de milliers de lampes [1817], un Soleil qui les allumait toutes, comme le nôtre allume celles que nous voyons au-dessus de nous [1818]. Et à travers la vive lumière apparaissait la splendide substance, si brillante que ma vue ne la supportait point. O Béatrice, doux et cher guide ! Elle me dit : « Ce qui te vainc est une vertu à laquelle aucune ne résiste. Là est la sagesse et la puissance si longtemps désirées [1819], qui ouvrirent la route entre la terre et le ciel. »

Comme le feu, pour se dilater, se dégage de la nue qui ne le peut contenir, et, contre sa nature, descend sur la terre ; ainsi mon esprit, agrandi au milieu de ces mets [1820], sortit de soi-même, et ce qu’il devint, il ne sait le ramentevoir. « Ouvre les yeux, et regarde quelle je suis ; tu as vu des choses qui t’ont donné la force de soutenir mon éclat. »

J’étais comme celui en qui sont des traces d’une vision oubliée, et qui s’ingénie en vain pour la rappeler en sa mémoire, lorsque j’ouis cette invitation, digne de tant de gratitude, que jamais elle ne s’effacera du livre où le passé se consigne [1821]. Si maintenant, pour m’aider, résonnaient toutes ces langues que Polymnie avec ses sœurs nourrirent de leur doux lait, au millième du vrai on n’arriverait pas, en chantant le saint ris, et combien lumineux il rendit le saint rivage.

Ainsi, peignant le Paradis, il convient que saute le religieux poème, comme un homme qui trouve son chemin coupé. Mais qui regarderait le poids du sujet, et l’épaule mortelle qui s’en charge, de trembler dessous ne la blâmerait pas. Point n’est d’une petite barque la mer que va fendant la proue audacieuse, ni d’un rocher qui s’épargne soi-même.

« Pourquoi t’enamoure tant mon visage que tu ne te tournes point vers le beau jardin qui fleurit sous les rayons de Christ ? Là est la rose en qui le Verbe divin se fait chair ; et là sont les lis à l’odeur desquels se discerne le bon chemin. » Ainsi Béatrice : et moi, prompt à tous ses conseils, je ramenai au combat mes cils débiles [1822]. Comme à un rayon de soleil traversant pur un nuage brisé, avaient vu jadis les fleurs d’une prairie mes yeux couverts d’ombres ; ainsi vis-je des foules de splendeurs fulgurées d’en haut par des rayons ardents, sans voir la source de ces éclairs.

O bénigne vertu qui ainsi les empreins [1823], plus haut tu t’élevas pour que je pusse user là de mes yeux qui manquaient de puissance. Le nom de la belle fleur [1824] que toujours j’invoque et le matin et le soir, concentra toute mon âme dans la recherche du feu le plus grand. Et lorsque mes deux yeux me révélèrent l’éclat et la grandeur de la vivante étoile, qui là-haut vainc comme ici-bas elle vainquit [1825], par dedans le ciel descendit une flamme en forme de cercle, telle qu’une couronne, qui la ceignit tournant autour d’elle. La plus douce mélodie qui résonne ici-bas et à soi le plus attire l’âme, paraîtrait une nuée que déchire le tonnerre, comparée au son de cette Lyre [1826] dont se couronnait le beau Saphir, de qui s’azure le ciel le plus brillant. « Je suis l’amour angélique, qui vole autour de la haute joie qu’exhale le sein où habita notre désir [1827] ; et autour je volerai, Reine du ciel, tant que tu accompagneras ton Fils, et rendras plus divins la sphère suprême en y entrant. » Ainsi se scellait la mélodie de ce cercle [1828], et toutes les autres lumières faisaient résonner le nom de Marie.

Le royal manteau de toutes les roulantes sphères du monde [1829], qui du souffle de Dieu et de ses largesses reçoit le plus de chaleur et de vie, avait au-dessus de nous sa rive éternelle [1830] si distante, que là où j’étais elle ne m’apparaissait pas encore. Ainsi mes yeux n’eurent pas la puissance de suivre la flamme couronnée [1831] qui s’éleva près de son Fils. Et comme un petit enfant qui, après avoir pris le lait, tend les bras vers sa mère, par l’amour dont la flamme s’étend jusqu’au dehors, chacune de ces pures lumières en haut tellement élança sa cime, que me fut manifeste leur profonde tendresse pour Marie. Ensuite elles restèrent là devant moi, Regina cœli chantant si suavement que de moi jamais ne se départit le plaisir.

Oh ! de quelle abondance sont remplies ces riches arches [1832], qui si bien labourèrent et semèrent ici-bas !

Là jouit et vit du trésor qu’il s’acquit en pleurant dans l’exil de Babylone, où il laissa l’or ; là, sous le haut fils de Dieu et de Marie, triomphe de sa victoire, avec et la nouvelle et l’ancienne assemblée [1833], celui qui tient les clefs d’une telle gloire [1834].


CHANT VINGT-QUATRIÈME


« O Confrérie élue à la grande Cène de l’Agneau béni, qui vous nourrit tellement que toujours votre désir est satisfait ; si, par la grâce de Dieu, celui-ci goûte de ce qui tombe de votre table, avant que la mort lui en ait marqué le temps, regardez son désir immense, et répandez sur lui un peu de votre rosée : vous buvez sans cesse à la fontaine d’où vient ce qu’il pense [1835]. »

Ainsi Béatrice : et ces âmes joyeuses firent de soi des sphères sur des pôles fixes [1836], rayonnant fortement à la manière des comètes : et comme, dans la structure des horloges, les roues tournent de telle sorte que la première à qui la regarde paraît en repos, et la dernière, voler ; ainsi ces chœurs diversement dansant, selon leur amplitude, me faisaient les juger ou rapides ou lents [1837]. De celui qui me semblait le plus beau, je vis sortir un feu si splendide qu’il n’y en laissa aucun plus brillant, et trois fois autour de Béatrice il tourna avec un chant si divin que ne me le rendit point mon imagination : que la plume saute donc, et ne tente point de l’écrire [1838] ; pour de tels plis non-seulement le parler, mais notre imaginer n’ayant que des couleurs trop peu vives [1839]. « O ma sainte sœur, qui, par ton ardente affection [1840], si dévotement me pries de me détacher de cette belle sphère [1841] !… »

Après s’être arrêté, le feu béni vers ma Dame dirigea son souffle, parlant comme je viens de dire. Et elle : « O lumière éternelle du grand homme [1842], à qui Notre Seigneur laissa les clefs qu’en bas il apporta de cette joie merveilleuse [1843] ! Eprouve celui-ci des points ou légers ou graves, selon qu’il te plaira, touchant la foi par laquelle tu marchais sur la mer. S’il aime bien, et bien espère et croit, ne t’est point caché, ta vue pénétrant là où se voit peinte toute chose. Mais puisque ce royaume s’est fait des citoyens par la vraie Foi, il est bon que, pour la glorifier, tu viennes lui parler d’elle. »

Comme le bachelier, jusqu’à ce que le maître ait proposé la question, ne parle point, mais s’arme pour l’approuver, non pour la terminer [1844] : ainsi m’armai-je de toute raison [1845] pour me préparer à un tel interrogateur et à une telle profession [1846]. « Dis, bon Chrétien ; explique-toi : la Foi, qu’est-ce ? » Sur quoi je levai le front vers la lumière d’où ceci émanait ; puis je me tournai vers Béatrice, et elle me fit promptement signe de répandre au dehors l’eau de ma fontaine intérieure. — Que la grâce, commençai-je, qui permet que je me confesse devant le grand Primipile [1847], fasse que clairement j’exprime mes pensées. Et je continuai : — Comme l’a écrit, Père, la plume véridique de ton cher frère [1848], qui avec toi mit Rome dans le bon sentier, la Foi est la substance des choses espérées, et l’argument de celles qu’on ne voit point [1849], et ceci me semble sa quiddité [1850]. Alors j’ouïs : « Droitement tu penses, si tu entends bien pourquoi il la met parmi les substances, et ensuite parmi les arguments. » Et moi après : — Les choses profondes [1851], qui à moi se découvrent ici, en bas [1852] aux yeux sont si cachées, qu’elles ont leur être dans la croyance seule, sur laquelle se fonde la haute espérance ; et ainsi de substance elle prend l’intention [1853]. Et d’après cette croyance, sans avoir d’autre vue [1854], nous devons syllogiser [1855] ; et ainsi elle renferme l’intention d’argument. Alors j’ouïs : « Si tout ce qui en bas s’acquiert par enseignement, de cette sorte était entendu, banni serait l’esprit de sophisme. »

Ainsi parla cet ardent amour ; puis il ajouta : « D’un bon cours est de cette monnaie et l’alliage et le poids ; mais dis-moi si tu l’as dans ta bourse. » Et moi : Oui, je l’ai si brillante et si ronde [1856], que dans son coin rien ne m’est en doute. Ensuite, du fond de la lumière qui là resplendissait, sortit [1857]. « Ce précieux joyau sur lequel toute vertu se fonde, d’où t’est-il venu ? » Et moi : — L’abondante pluie de l’Esprit Saint, répandue sur les vieilles et les nouvelles Ecritures [1858], est le syllogisme qui en moi l’a conclue [1859] si nettement que, près d’elle, toute démonstration me paraîtrait obtuse. J’ouïs ensuite : « L’ancienne et la nouvelle proposition [1860] qui te conduit à cette conclusion, pourquoi la tiens-tu pour parole divine ? » Et moi : — La preuve qui me découvre le vrai sont les œuvres [1861] qui suivirent, pour lesquelles jamais la nature ne chauffa le fer, ni ne battit l’enclume. Il me fut répondu : « Dis, qui t’assure que ces œuvres furent ? La parole même qu’il s’agit de prouver, elle seule te le jure [1862]. » — Si le monde, dis-je, vint au christianisme sans miracle, celui-ci est tel que les autres n’en sont pas le centième, que tu sois entré pauvre et à jeun dans le champ pour semer la bonne plante, qui fut vigne autrefois et maintenant est devenue ronce. Cela fini, la haute cour sainte entonna, de sphère en sphère, un Louons Dieu [1863] dans la mélodie qui là-haut [1864] se chante. Et ce baron [1865], qui, ainsi de rameau en rameau m’examinant, m’avait déjà tiré jusqu’aux dernières feuilles, recommença : « La grâce qui courtise ton âme, t’a fait jusqu’ici ouvrir la bouche comme tu devais l’ouvrir ; de sorte que j’approuve ce que tu as produit au dehors ; mais il convient maintenant d’exprimer ce que tu crois, et ce qui détermina ta croyance. » — O Père saint ! ô esprit, qui vois ce que tu crus si fermement, qu’au sépulcre tu vainquis de plus jeunes pieds [1866], commençai-je, tu veux que je manifeste ici la forme de ma vive croyance, et tu en as aussi demandé la raison. Je réponds : Je crois en Dieu unique et éternel, qui, non mû, meut tout le ciel par l’amour et le désir : et d’une telle foi je n’ai pas seulement des preuves physiques et métaphysiques, mais me la donne encore la vérité qui d’ici plut par Moïse, par les prophètes et par les Psaumes, par l’Évangile, et par vous qui écrivîtes après que l’ardent Esprit vous eut faits saints. Et je crois en trois Personnes éternelles, et je les crois une essence si une et si trine, qu’à la fois elle admet sunt et est [1867]. De la profonde nature divine que maintenant je touche, plusieurs fois empreint mon esprit l’évangélique doctrine [1868]. Ceci [1869] est le principe, ceci est l’étincelle qui ensuite se dilate en une vive flamme, et, comme une étoile dans le ciel, en moi scintille. Comme le maître qui écoute ce qui plaît, sitôt qu’il se tait embrasse son serviteur, lui rendant grâces de la bonne nouvelle, ainsi, chantant et me bénissant, trois fois me ceignit l’apostolique lumière, au commandement de laquelle j’avais parlé, tant mon dire lui plut.


CHANT VINGT-CINQUIÈME


S’il advient jamais que le poème sacré, auquel a mis la main et le ciel et la terre, et qui m’a, durant plusieurs années, amaigri, vainque la cruauté qui me retient hors du beau bercail où je dormis agneau [1870], ennemi des loups qui lui font la guerre, avec une autre voix alors, avec une autre toison [1871] poète je retournerai, et, sur les fonts de mon baptême, je prendrai la couronne [1872] ; parce que dans la foi qui rend les âmes connues de Dieu [1873] là j’entrai, et qu’ensuite par elle Pierre : ceignit mon front [1874].

Lors vers nous se mut une lumière de cette troupe, d’où était sorti celui que Christ laissa le premier de ses vicaires. Et ma Dame pleine de joie, me dit : « Regarde, regarde, voila le baron pour qui en bas on visite la Galice. » Comme, lorsqu’une colombe se pose près de sa compagne, l’une et l’autre, tournant et murmurant, montre son affection, ainsi vis-je s’accueillir l’un l’autre ces grands et glorieux Princes, en louant l’aliment dont on se nourrit là-haut [1875]. Et quand fut fini le congratuler, en silence, coram me [1876] chacun d’eux se fixa, si enflammé qu’il m’éblouissait. Rayonnant alors, Béatrice dit ; « Illustre vie [1877] », par qui fut célébrée l’abondance de notre basilique, fais en ces hauteurs résonner l’espérance ; tu sais que tu la figures autant de fois que Jésus aux trois se manifesta plus clairement [1878] : — « Lève la tête avec assurance ; car ce qui vient ici-haut du monde mortel, doit se mûrir à nos rayons. »

Du second [1879] feu me vint ce confort, et je levai les yeux sur les monts dont le poids les avait abaissés d’abord [1880] : « Puisque, par grâce, notre empereur [1881] veut que tu te rencontres dans la plus secrète salle avec ses comtes, afin qu’ayant vu ce qu’est vraiment cette cour par là en toi et en autrui tu fortifies l’espérance de laquelle en bas naît l’amour, dis ce qu’elle est, et comme s’en fleurit ton esprit, et d’où elle t’est venue. » Ainsi encore parla la seconde lumière. Et cette pieuse dame qui de mes ailes guida les pennes à un si haut vol, en cette sorte prévint ma réponse : « l’Église militante n’a point de fils plus rempli d’espérance comme il est écrit dans le Soleil [1882] qui rayonne sur toute notre troupe. Ce pourquoi il lui est accordé de venir d’Égypte en Jérusalem, pour voir, avant qu’il ait atteint le terme de la milice. Les deux autres points, demandés non pour savoir mais pour qu’il rapporte combien cette vertu te plaît, à lui je laisse, parce qu’ils ne lui seront ni difficiles, ni sujets de vaine gloire : qu’il y réponde lui-même, et que l’y aide la grâce de Dieu. » Comme un disciple qui au maître promptement et volontiers obéit en ce dont il est expert, afin que se montre son habileté : — L’espérance, dis-je, est une attente certaine de la gloire future, que produit la grâce divine et le précédent mérite [1883]. De plusieurs étoiles [1884] me vient cette lumière ; mais la versa le premier dans mon cœur celui qui fut le suprême chantre du chef suprême [1885]. « Qu’espèrent en toi, » dit-il dans sa haute Théodie [1886], « ceux qui connaissent ton nom [1887] ; et qui ne le connaît, s’il a ma foi ? »

Ce qu’il m’avait instillé, tu me l’instillas ensuite tellement dans ton épître, que j’en suis plein, et fais sur d’autres pleuvoir votre pluie. Tandis que je parlais, dans le sein vivant de cet incendie [1888] scintillait coup sur coup une lueur soudaine comme un éclair : puis il dit : « L’amour dont je brûle encore pour la vertu qui m’accompagna jusqu’à la palme et au sortir du champ [1889], veut que je te parle encore à toi qui te délectes d’elle ; et agréable il me sera que tu dises ce que l’espérance te promet. » Et moi : — Les nouvelles Ecritures et les anciennes montrent, et se montre lui-même à moi le terme [1890] où tendent les âmes que Dieu s’est faites amies. Isaïe dit que chacune en sa terre sera revêtue d’un double vêtement [1891], et sa terre est cette douce vie [1892] ; et non ton frère [1893] beaucoup plus clairement là où il parle de blanches robes [1894], nous manifeste cette révélation. Et, d’abord après la fin de ces paroles [1895], Sperent in te [1896], au-dessus de nous s’ouït, à quoi répondirent tous les chœurs ; ensuite parmi eux une lumière resplendit tellement, que si le Cancer possédait un pareil cristal [1897], l’hiver aurait un mois d’un seul jour [1898] : et comme se lève, et va, et entre en danse une vierge joyeuse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par aucune faute [1899] ; ainsi vis-je la brillante splendeur venir vers les deux [1900], qui tournaient tels qu’une roue, comme il convenait à leur ardent amour. Elle se mêla au chant et à la mélodie ; et ma dame sur eux tint ses yeux comme une épouse silencieuse et immobile. « Cette splendeur est celui qui reposa sur la poitrine de notre Pélican [1901], et qui fut de dessus la croix élu au grand office [1902] » Ainsi ma Dame ; et cependant, pas plus qu’avant, sa vue ne cessa de demeurer attentive après ces paroles. Tel que celui qui regarde, s’attendant [1903] à voir le soleil s’éclipser un peu, et qui pour voir non voyant devient [1904] ; tel devins-je, regardant ce dernier feu, jusqu’à ce qu’il fut dit : « Pourquoi t’éblouis-tu pour voir une chose qui n’a point lieu ici [1905] ? En terre, terre est mon corps, et avec les autres corps il y sera, tant que notre nombre n’égalera pas celui marqué par l’éternel décret. Avec les deux vêtements sont dans notre cloître les deux seules lumières qui ont monté [1906] : et tu rapporteras ceci dans votre monde. »

A cette voix le mouvement de ces flammes, uni au doux mélange du son qu’émettaient les trois souffles, cessa, comme, pour éviter ou la fatigue ou un danger, les rames, qui auparavant frappaient l’eau, s’arrêtent toutes au son d’un sifflet. Ah ! combien fus-je ému en mon esprit, quand je me tournai pour voir Béatrice, de ne pouvoir la voir, bien que je fusse près d’elle, et dans le monde heureux !


CHANT VINGT-SIXIÈME


Tandis qu’en doute j’étais, à cause de ma vue éteinte par la vive flamme, il en sortit un souffle qui me rendit attentif, disant : « Jusqu’à ce que tu recouvres la vue qu’en moi tu as consumée [1907], il est bon que le discourir la compense. Commence donc et dis ce qui occupe ton esprit, et sois assuré que la vue en toi est troublée, non morte, parce que la Dame qui te conduit par cette divine région, a dans le regard la vertu qu’eut la main d’Ananias [1908]. » Je dis : — A son plaisir, ou tôt ou tard, vienne le remède à mes yeux, qui furent les portes par où elle entra [1909] avec le feu dont toujours je brûle. Le Bien qui rend heureuse cette cour est l’alpha et l’oméga de tout ce qu’écrit en moi l’amour ou légèrement ou profondément [1910]. Cette même voix qui m’avait délivré de la peur du soudain éblouissement, me disposa encore à discourir, et dit : « Certes, il convient qu’à travers un tamis plus serré ta pensée s’épure [1911] ; il convient que tu dises qui dirigea ton arc à ce but. » Et moi : — Par des arguments philosophiques et par l’autorité qui vient d’ici [1912], il convient qu’en moi un tel amour s’imprime. Le bien, en tant que bien, au degré où il est connu, allume l’amour, et d’autant plus qu’en soi il contient plus de bonté. Donc vers l’Essence, si supérieure que tout bien hors d’elle n’est qu’un rayon de sa lumière, plus que vers nulle autre, il convient que se meuve en aimant l’esprit de quiconque soit le vrai [1913] sur qui se fonde cette preuve. A mon entendement découvre cette vérité celui qui me démontre que l’amour est la première des substances éternelles [1914]. Me la découvre la voix du Vrai lui-même, qui dit à Moïse, parlant de soi : « Je te ferai voir toute vertu [1915]. » Tu me la découvres encore en commençant la haute promulgation [1916], qui, plus qu’aucun autre ban, proclame en bas l’arcane d’ici [1917].

Et j’ouïs : « Par l’humaine raison et par l’autorité concordante avec elle, de tes amours tu gardes à Dieu le plus grand ; mais dis encore si tu sens d’autres cordes te tirer vers lui, de sorte que tu déclares avec combien de dents cet amour te mord [1918]. » Ne fut point cachée la sainte intention de l’aigle du Christ ; je compris même où il voulait conduire ma profession [1919]. Je recommençai donc :

— Toutes ces morsures [1920] qui peuvent faire que le cœur se tourne vers Dieu, ont concouru à ma charité : l’être du monde et mon propre être, la mort qu’il souffrit [1921] pour que je vive, et ce Paradis que tout fidèle espère comme moi, avec la vive connaissance précédemment dite, m’ont tiré de la mer de l’amour dépravé, et m’ont amené au rivage du droit [1922]. Les feuilles dont se revêt le jardin du jardinier éternel [1923], je les aime autant que de lui dérive de bien en elles. Sitôt que je me tus, un très doux chant résonna dans le ciel, et ma Dame disait avec les autres : Saint, Saint, Saint ! Et comme une vive lumière dissipe le sommeil, à cause de la vertu visuelle que ranime la splendeur qui va de robe en robe [1924] ; et l’éveillé abhorre ce qu’il voit [1925], si peu discerne la première veille, jusqu’à ce que la secoure le jugement [1926] ; ainsi toute ordure chassa de mes yeux Béatrice, par un rayon des siens, qui resplendissait plus que des milliers de mille : de sorte que je vis mieux qu’auparavant, et, plein d’étonnement, je demandai ce qu’était une quatrième lumière que je vis avec nous. Et ma Dame : « Au dedans de ces rayons contemple avec amour son créateur la première âme que créa jamais la première vertu [1927]. »

Comme la feuille dont la cime fléchit au vent qui passe, et puis se redresse par la propre vertu qui l’élève, ainsi fis-je pendant qu’elle disait, stupéfait, et puis rassuré par un désir de parler dont je brûlais ; et je commençai : — O fruit qui seul fut produit mûr, ô antique Père, de qui toute épouse est fille et bru ; dévotement, autant que je peux, je te supplie de me parler ; tu vois mon désir, et, pour t’ouïr plus tôt, point ne le dis.

Quelquefois un animal couvert s’agite tellement, que son affection se manifeste par le mouvement qu’il imprime à l’enveloppe ; parfaitement, l’âme primordiale me faisait paraître, à travers ce qui la recouvrait, combien pour me complaire elle venait joyeuse. Ensuite elle dit : « Sans que tu me l’aies exprimé, je discerne ton désir, mieux que toi la chose qui t’est la plus certaine, parce que je vois dans le véridique miroir, qui des parhélies de soi fait les autres choses, et aucune ne le fait de soi un parhélie [1928]. Tu veux ouïr combien il y a de temps que Dieu me mit dans le haut jardin [1929] où celle-là [1930] t’a conduit par la longue échelle ; et combien de temps il fut délectable à mes yeux [1931], et la vraie cause du grand courroux, et quel était l’idiome dont j’usai et que je me fis. Or, mon fils, non le goûter du fruit fut par soi la cause d’un tel exil, mais seulement d’avoir dépassé la limite [1932]. Là d’où ta Dame mut Virgile, durant quatre mille trois cent et deux révolutions du Soleil, je désirai cette assemblée [1933] ; et je le vis parcourir tous les signes lumineux de sa route [1934] neuf cent trente fois pendant que je fus sur la terre. La langue que je parlais était tout à fait éteinte avant que la gent de Nembrod entreprît l’œuvre interminable [1935] : aucun effet de la raison, à cause du plaisir humain qui change suivant le ciel, n’étant pas toujours durable [1936]. C’est un acte naturel que l’homme parle ; mais ainsi, ou ainsi, la nature vous laisse faire selon qu’il vous plaît [1937]. Avant que je descendisse dans l’infernale angoisse, El [1938] s’appelait sur la terre le souverain Bien, de qui vient la joie [1939] qui m’enveloppe ; puis il s’appela Eli, et cela est dans l’ordre [1940] ; car l’usage des mortels est comme sur le rameau la feuille qui s’en va et une autre vient. Sur le mont qui le plus s’élève au-dessus de l’onde [1941], je fus, en vie pure et impure [1942], depuis la première heure [1943] jusqu’à celle qui est la seconde, alors que le soleil change de quadrant, à la sixième heure [1944]. »


CHANT VINGT-SEPTIÈME


« Au Père, au Fils, à l’Esprit Saint, gloire ! » commença tout le Paradis ; tellement que je m’enivrais de ce doux chant. Ce que je voyais me semblait un ris de l’univers par ce que l’ivresse entrait en moi par l’ouïe et par la vue. O joie ! ô ineffable allégresse ! ô vie entière d’amour et de paix ! ô sans désir richesse assurée ! Devant mes yeux se tenaient les quatre flambeaux allumés [1945], et celui qui le premier était venu [1946] commença à se faire plus brillant ; et en sa semblance il devint tel que deviendrait Jupiter, si lui et Mars étaient des oiseaux, et qu’ils échangeassent leurs pennes [1947].

La Providence, qui à chacun assigne là son office et le règle, avait de toute part imposé silence au bienheureux chœur, lorsque j’ouïs : « Si je me transcolore, ne t’en étonne point ; à mon dire, tu verras tous ceux-là se transcolorer. Celui qui sur terre usurpe ma place, ma place, ma place, vacante devant le Fils de Dieu, a fait de mon cimetière [1948] un cloaque d’immondices et de sang ; par quoi en bas tressaille de joie le pervers qui tomba de là-haut [1949]. »

De cette couleur dont, le matin et le soir, le soleil opposé peint une nuée, je vis tout le ciel couvert. Et, comme une dame honnête, qui, tranquille sur soi, pour la faute d’autrui, seulement en écoutant, devient craintive, ainsi Béatrice changea de visage ; et un pareil éclipse eut lieu, je crois, dans le ciel, quand souffrit la suprême Puissance [1950]. Puis, d’une voix si changée, que plus n’avait changé l’aspect, il continua de parler : « Ne fut l’épouse du Christ allaitée de mon sang, et de celui de Lin et de Clet, afin que d’elle on se servît pour acquérir de l’or ; mais pour acquérir cette vie joyeuse, et Sixte, et Pie, et Calixte, et Urbain versèrent leur sang après beaucoup de pleurs. Ce ne fut pas notre intention qu’à la droite de nos successeurs s’assît une partie du peuple et l’autre à la gauche [1951] ; ni que les clefs qui me furent confiées, devinssent sur un étendard un signe de combat contre les baptisés ; ni que mon image fût le sceau de privilèges vendus et mensongers [1952], d’où souvent je rougis et m’indigne. Sous l’habit de pasteur, des loups rapaces d’ici-haut se voient dans tous les pâturages. O défense de Dieu [1953], pourquoi dors-tu ? Les Cahorsins et les Gascons [1954] s’apprêtent à boire notre sang : ô bon principe, en quelle vile fin faut-il que tu tombes ! Mais la haute Providence, qui, avec Scipion, défendit à Rome la gloire du monde [1955], viendra, je le pense, bientôt au secours [1956]. Et toi, mon fils, qui en bas encore, à cause du poids mortel [1957], retourneras, ouvre la bouche, et ne cache point ce que je ne cache pas moi-même. »

Comme des flocons de vapeur gelée tombent de notre air, quand la corne de la Chèvre céleste et le Soleil se touchent [1958], ainsi vis-je l’éther en haut s’orner de flocons de vapeur triomphants [1959], qui là s’étaient arrêtés avec nous. Ma vue les suivait, et les suivit jusqu’à ce que la distance par sa longueur l’empêcha d’aller plus avant. D’où la Dame, voyant que j’avais cessé d’être attentif en haut, me dit : « Abaisse ta vue, et regarde comment tu as tourné. »

Depuis l’heure où j’avais regardé d’abord, je vis que j’avais parcouru tout l’arc que forme, du milieu à la fin [1960], le premier climat ; de sorte que je vis au delà de Gadès la route où Ulysse s’engagea follement [1961], et à l’opposite le rivage où Europe devint une douce charge [1962] : et j’aurais de cette aire découvert un plus grand espace, si le Soleil qui, sous mes pieds [1963], allait en avant, n’eût été éloigné d’un signe et plus [1964]. Mon esprit, toujours plein de l’amour de ma Dame, plus que jamais brûlait de ramener les yeux sur elle. Et si la nature ou l’art, en humaine chair, ou dans ses peintures, prépare aux yeux des appâts, afin par eux de s’emparer de l’esprit, tous ensemble ne paraîtraient rien, près du divin plaisir où me plongea sa splendeur, quand je me tournai vers son riant visage. Et la vertu que je puisai dans ce regard, m’arracha du doux nid de Léda [1965], et impétueusement me poussa dans le ciel. Si uniformes en sont les parties les plus voisines et les plus hautes [1966], que je ne puis dire laquelle Béatrice me choisit pour lieu. Mais elle, qui voyait mon désir, commença, si joyeuse et si riante, qu’en son visage il semblait que Dieu jouît : « La nature du monde [1967], qui tient en repos le milieu [1968], et autour meut tout le reste, commence ici comme de son terme [1969]. Et ce ciel n’a d’autre lieu que l’entendement divin dans lequel s’allume l’amour qui le meut, et la vertu qu’il verse [1970]. Autour de lui la lumière et l’amour forment un cercle, comme lui autour des autres, et cette ceinture, celui qui le ceint la connaît seul. Son mouvement n’est point mesuré par un autre, mais les autres le sont par le sien, comme dix par la moitié et le cinquième. Et comment le temps a dans ce vase ses racines, et dans les autres ses feuilles, peut t’être clair désormais [1971]. O convoitise, qui tellement submerges les mortels, qu’aucun n’a le pouvoir d’élever les yeux au-dessus de tes ondes ! Bien dans les hommes fleurit le vouloir, mais une pluie continuelle fait avorter les fruits [1972]. La foi et l’innocence se trouvent seulement chez les enfants ; puis toutes deux fuient avant que les joues soient couvertes de duvet. Tel, encore bégayant, jeûne, qui, lorsque la langue est déliée dévore un mets quelconque en une lune quelconque [1973] ; et tel, bégayant, aime et écoute sa mère, lequel, jouissant du plein parler, désire ensuite la voir ensevelie. Ainsi de blanche qu’elle était d’abord devient noire la peau de la belle fille de celui qui apporte le matin et laisse le soir [1974]. Toi, pour ne te point étonner, sache qu’il n’est sur la terre personne qui gouverne ; par quoi dévie l’humaine famille. Mais avant que tout janvier sorte de l’hiver [1975], à raison du centième qu’en bas on néglige, tellement rugiront ces cercles supérieurs, que la Fortune, si longtemps attendue [1976], tournera les poupes où sont les proues, en sorte que la flotte courra dans la voie droite ; et un vrai fruit viendra après la fleur. »



CHANT VINGT-HUITIÈME


Après que la vie présente des misérables mortels eut justement repris celle qui emparadise mon âme, comme celui qui dans un miroir voit la flamme d’une torche allumée derrière lui, avant qu’elle se soit peinte dans l’œil ou dans la pensée, se retourne pour voir si le verre lui dit le vrai, et voit qu’il s’accorde avec lui comme la note avec le mètre [1977] ; ainsi ma mémoire se rappelle ce que je fis, regardant les beaux yeux desquels l’amour fit le lacet pour me prendre : et quand me retournant, les miens furent frappés par ce qui apparaît dans ce ciel, lorsque bien dans son cours on l’observe, je vis un point d’où rayonnait une lumière si brillante, que l’œil qu’elle illumine est contraint de se fermer, à cause de son vif éclat : et l’étoile, qui d’ici paraît la plus petite, paraîtrait une Lune, placée près de ce point comme une étoile près d’une autre étoile [1978].

Peut-être d’aussi près que le halo paraît ceindre la lumière qui le peint, alors que la vapeur où il se forme est le plus épaisse, autour du point un cercle de feu tournait d’une telle vitesse, qu’elle aurait vaincu le mouvement qui le plus tôt ceint le monde [1979]. Et celui-ci était entouré d’un autre, et celui-là d’un troisième, et le troisième ensuite d’un quatrième, d’un cinquième le quatrième, et puis le cinquième d’un sixième. Au-dessus suivait le septième, si élargi déjà, que le messager de Junon [1980] serait trop étroit pour le contenir tout entier : ainsi le huitième et le neuvième ; et chacun d’eux se mouvait plus lentement, selon qu’il était en nombre plus distant de l’un [1981] ; et d’une flamme plus vive brillait celui qui était le moins éloigné de la pure étincelle [1982], parce que plus, je crois, il se pénètre d’elle. Ma Dame, qui me vit suspendu en un grand souci, dit : « De ce point dépend le ciel et toute la nature. Regarde ce cercle qui en est le plus proche, et sache qu’il se meut avec tant de vitesse, à cause du brûlant amour qui l’aiguillonne. »

Et moi à elle : — Si le monde était disposé selon l’ordre que je vois dans ces roues, m’aurait rassasié ce qui m’est présenté [1983] ; mais dans le monde sensible d’autant plus divines sont les choses qu’on peut voir, qu’elles s’éloignent plus du centre [1984]. Si donc mon désir doit être pleinement satisfait dans ce merveilleux et angélique temple qui n’a de confins que le seul amour et la lumière, il faut que j’oie encore pourquoi l’image et le modèle diffèrent ; car je le cherche en vain par moi-même.

« Si tes doigts ne suffisent pas pour délier un tel nœud, point n’est-ce merveille, tant par le non-essayer il est devenu dur. » ainsi ma Dame : puis elle dit : « Si tu veux te rassasier, prends [1985] ce que je te dirai, et t’y applique bien. Les cercles corporels [1986] sont larges ou étroits selon le plus et le moins de la vertu qui se répand dans toutes leurs parties : une plus grande bonté veut que d’elle émane plus de bien [1987] ; plus de bien contient un plus grand corps, si ses parties sont également parfaites : donc celui-ci, qui emporte avec soi tout le haut univers, correspond au cercle qui le plus aime et le plus sait [1988] ; par quoi, si à la vertu tu appliques ta mesure, non à l’apparence des substances que tu vois disposées en cercle, tu reconnaîtras une convenance merveilleuse, de plus à plus et de moins à moins entre chaque ciel et son intelligence [1989]. »

Comme clair et serein demeure l’hémisphère de l’air [1990], quand Borée souffle de la joue où il est le plus doux [1991], parce qu’il chasse et dissipe les nuées qui auparavant le troublaient, de sorte que le Ciel rit avec toutes les beautés qui forment son cortège ; ainsi devins-je après que ma Dame m’eut gratifié de sa claire réponse, et comme une étoile dans le ciel je vis le vrai. Et lorsque ses paroles s’arrêtèrent, comme étincelle le fer bouillant, ainsi les cercles étincelèrent. Leur embrasement se reproduisait en chaque étincelle [1992], et tant elles étaient, que leur nombre en mille surpasse le doubler des échecs [1993].

J’entendais de chœur en chœur chanter hosanna au Point fixe [1994], qui les tient et les tiendra toujours aux ubi [1995] où toujours ils furent ; et celle-là [1996], qui voyait dans mon esprit les pensers douteux, dit : « Les premiers cercles t’ont montré les Séraphins et les Chérubins. Si rapidement ils suivent leurs liens [1997], afin de se rendre, autant qu’ils peuvent, semblables au Point [1998], et ils le peuvent autant que pour voir ils s’élèvent plus. Ces autres amours qui vont autour d’eux s’appellent Trônes de la face divine, parce qu’ils terminent le premier ternaire, et tu dois savoir que tous jouissent au degré où leur vue pénètre dans le vrai, en qui se repose toute intelligence. De là l’on peut entendre comment l’être heureux a son fondement dans l’acte de voir, non dans l’acte d’aimer, qui vient après ; et du voir est la mesure le mérite qu’enfantent la grâce et la bonne volonté ; et ainsi on avance de degré en degré. L’autre ternaire, qui ainsi germe dans ce printemps éternel que ne dépouille point le nocturne Bélier [1999], perpétuellement gazouille [2000] hosanna, avec trois mélodies qui résonnent en trois ordres de joie [2001] dont il se compose. En cette hiérarchie sont les trois Déesses [2002] : la première les Dominations, et ensuite les Vertus ; le troisième ordre est celui des Puissances ; puis, dans les deux pénultièmes exultent les Principautés et les Archanges ; le dernier, les Anges le remplissent tout entier de leurs fêtes. Ces Ordres en haut regardent tous [2003], et en bas ils agissent avec une telle puissance, que tous sont tirés et tous tirent [2004] ; et avec un si grand désir s’appliqua Denis à contempler ces Ordres, qu’il les nomma et les distingua comme moi. Mais Grégoire ensuite se sépara de lui [2005] ; d’où, sitôt que dans le ciel il ouvrit les yeux, il rit de lui-même. Et si un vrai si secret révéla sur la terre un mortel, je ne veux pas que tu t’en étonnes : celui qui le vit là-haut [2006] le lui découvrit, avec beaucoup d’autres vérités touchant ces chœurs. »


CHANT VINGT-NEUVIÈME


Lorsque les deux fils de Latone, couverts du Bélier et de la Balance, se font ensemble de l’horizon une ceinture [2007], autant qu’en équilibre le Zénith [2008] les tient de temps, jusqu’à ce que l’un et l’autre, changeant d’hémisphère, hors de cette ceinture se déséquilibrent [2009] ; autant, avec un visage riant, Béatrice se tut, le regard fixé sur le Point qui m’avait vaincu [2010] ; puis elle commença : « Je dis, et ne demande pas ce que tu veux ouïr [2011], parce que je le vois dans le Point où aboutit tout ubi et tout quando [2012] ; non pour qu’il acquière quelque bien, ce qui ne peut être, mais pour que, resplendissant, sa splendeur puisse dire : Je suis [2013], dans son éternité, hors du temps, hors de tout ce qu’un autre peut comprendre, comme il lui plut, en neuf amours [2014] s’épanouit l’éternel Amour. Et point ne gît-il auparavant comme engourdi, car ne précéda ni ne suivit le courir de Dieu sur ces eaux [2015]. La forme et la matière unies et pures sortirent [2016] par un acte infaillible [2017], comme trois flèches d’un arc à trois cordes : et comme dans le verre, dans l’ambre, ou dans le cristal, un rayon resplendit de telle manière qu’entre le venir et l’être entier, il n’est point d’intervalle, ainsi de son Auteur le triforme effet [2018] resplendit à la fois en tout son être, sans distinction dans le commencer. Un ordre, créé en même temps qu’elles, fut établi entre les substances, et celles-là furent la cime du monde, en qui fut produit l’acte pur [2019]. La pure puissance [2020] occupa la partie la plus basse : au milieu, unit la puissance et l’acte [2021] un lien tel que jamais il ne se délie. Jérôme vous dit dans ses écrits que les anges furent créés de longs siècles avant que l’autre monde fût fait : mais ce vrai [2022] est écrit en beaucoup d’endroits par les écrivains qu’inspira l’Esprit-Saint [2023] ; et tu le verras, si bien tu regardes. Le voit aussi un peu la raison qui ne concéderait point que si longtemps aient été les moteurs sans leur perfection [2024]. Maintenant tu sais où et quand ces amours furent créés, et comment ; de sorte qu’en ton désir déjà sont éteintes trois ardeurs [2025]. Mais, en comptant, tu n’arriverais pas à vingt, sitôt qu’une partie des anges troubla le sujet de vos éléments [2026]. L’autre demeura [2027], et avec tant de plaisir commença cet art [2028] que tu discernes, que jamais elle ne cesse de tourner. La cause de la chute fut l’orgueil maudit de celui que tu as vu étreint sous tous les poids du monde [2029]. Ceux que tu vois ici se reconnurent humblement l’œuvre de la Bonté qui les avait faits aptes à tout connaître : ce pourquoi si haut leurs vues ont été élevées par la grâce illuminante et par leur mérite, qu’ils ont une pleine et ferme volonté. Et je ne veux pas que tu doutes, mais que tu sois certain que recevoir la grâce est méritoire, selon qu’à elle s’ouvre l’affection [2030]. Maintenant, si mes paroles ont été recueillies [2031], tu peux, sans autre secours, découvrir beaucoup d’autres choses touchant ce consistoire [2032] ; mais parce que la terre, dans vos écoles, on enseigne que l’angélique nature est telle, qu’elle entend, et se souvient, et veut, je dirai encore, pour que tu voies la vérité pure, qu’en enseignant ainsi on s’embrouille dans des équivoques. Ces substances, dès qu’elles jouirent de la face de Dieu, ne détournèrent plus leurs regards d’elle, à qui rien n’est caché. Ainsi leur voir n’est pas interrompu par un nouvel objet, et ainsi elles n’ont pas besoin de se ressouvenir par concept divisé [2033] ; de sorte que, parmi vous, non dormant on rêve, croyant et ne croyant pas cet enseignement vrai [2034] ; mais dans l’un est plus de faute et plus de honte. Vous, en bas, vous ne suivez point le même chemin en philosophant, tant vous emportent l’amour et la pensée de l’apparence. Et encore ici-haut ceci se souffre avec moins de colère, que de mépriser la divine Ecriture ou de la tordre. On ne pense pas là [2035] combien il a coûté de sang pour la semer dans le monde, et combien plaît celui qui humblement s’approche d’elle. Chacun pour paraître s’ingénie et s’abandonne à ses inventions, et sur celles-ci s’étendent les prédicateurs, et on se tait de l’Evangile. L’un dit que la lune rétrograda lors de la Passion du Christ, et s’interposa de sorte qu’en bas point ne s’épandît la lumière du soleil ; un autre que la lumière se cacha de soi-même ; qu’ainsi pour les Espagnols et pour les Indiens, comme pour les Juifs, eut lieu cette éclipse. N’a point Florence autant de Lapi et de Bindi [2036], que chaque année de pareilles fables, d’ici et de là, en chaire on publie : en sorte que les brebis qui point ne savent, reviennent de la pâture repues de vent ; et ne les excuse point de ne pas voir leur dommage. Le Christ ne dit point à ses disciples : « Allez et prêchez des sornettes ; » mais il leur donna un vrai fondement [2037] ; et dans leur bouche celui-ci tant résonna, qu’en combattant pour allumer la foi, ils firent de l’Évangile des lances et des boucliers [2038]. Maintenant avec des arguties et des bouffonneries on s’en va prêcher, et pourvu seulement que bien on rie, se gonfle le capuce et on ne demande rien de plus. Mais dans le capuchon [2039] se niche un oiseau [2040] tel que si le vulgaire le voyait, il ne prendrait point les indulgences auxquelles on se confie ; par quoi tant a cru la sottise sur la terre, que, sans la preuve d’aucun témoignage, à toute promesse on se tournerait [2041]. De cela s’engraisse le porc de saint Antoine, et beaucoup d’autres pires que des porcs, payant en monnaie falsifiée. Mais nous nous sommes écartés beaucoup ; remenons à cette heure les yeux sur le droit chemin, de manière que la route avec le temps s’abrège [2042]. De degré en degré cette nature [2043] s’élève tellement en nombre, que jamais ne fut langue ni conception mortelle qui aille si loin. Et si tu regardes ce qui est révélé par Daniel, tu verras que sous ces mille [2044] se cache un nombre déterminé. La première lumière qui l’illumine toute, d’autant de manières en elle est reçue, qu’il y a de splendeurs [2045] auxquelles elle apparaît. D’où, puisque l’affection suit l’acte qui reçoit [2046], l’amour en elle [2047] diversement bout et tiédit [2048]. Vois maintenant la hauteur et la largeur de l’éternelle Vertu, puisqu’elle s’est fait tant de miroirs où elle se brise [2049] demeurant une en soi, comme auparavant. »


CHANT TRENTIÈME


A six mille milles peut-être loin de nous bouillonne la sixième heure [2050], et déjà ce monde abaisse son ombre presque au lit plane [2051], lorsque le milieu du ciel, pour nous le plus élevé, commence à devenir tel que quelques étoiles cessent d’apparaître en cette basse région, et à mesure que s’avance la brillante servante du Soleil [2052], le ciel se ferme d’étoile en étoile jusqu’à la plus belle [2053] : ainsi le triomphe [2054], qui toujours se joue autour du Point qui me vainquit [2055], et parait renfermé dans ce qu’il renferme [2056], peu à peu à ma vue s’éteignit ; ce pourquoi de tourner les yeux vers Béatrice, le rien voir [2057] et l’amour me forcèrent. Si tout ce qui a été dit d’elle jusqu’ici en une seule louange était rassemblé, peu serait-ce près de ce qu’il faudrait cette fois.

La beauté que je vis, non seulement surpasse notre portée, mais je crois fermement que son seul auteur jouit d’elle tout entière. Ici je m’avoue vaincu, plus que jamais ne le fut en aucun point de son sujet un poète comique ou tragique. Comme le Soleil, l’œil le plus débile [2058], ainsi le souvenir du doux ris prive mon esprit d’une partie de lui-même [2059]. Du premier jour où je vis son visage en cette vie, jusqu’à cette vision sans s’interrompre se suit mon chant : mais il faut maintenant que, comme un artiste après son dernier effort, je renonce à suivre davantage sa beauté [2060] en poétisant. Telle que je la laisse à célébrer à une plus éclatante trompette que la mienne, qui conduit au terme son sujet ardu [2061], avec la voix et le geste d’un guide diligent, elle recommença : « Nous sommes sortis du plus grand corps [2062], et entrés dans le ciel de la pure lumière : lumière intellectuelle pleine d’amour, amour du vrai bien plein de joie, joie qui surpasse toute suavité. Ici tu verras l’une et l’autre milice du Paradis [2063], et l’une sous la forme où tu la verras au jour de la dernière justice [2064]. »

Comme un subit éclair qui dissipe les esprits visuels, tellement que l’œil ne perçoit plus les plus fortes impressions des objets, ainsi autour de moi brilla une vive lumière, qui m’enveloppa d’un voile de splendeur, tel que rien ne m’apparaissait. « Toujours l’Amour [2065], dont se rassasie ce ciel, accueille en soi avec cette lueur salutaire, afin de disposer la chandelle à sa flamme [2066]. » Ne furent pas plutôt venues au-dedans de moi ces brèves paroles, que je me sentis élevé au-dessus de ma vertu ; et en moi se ralluma nouvelle vue, telle qu’il n’est point de lumière si pure que mes yeux ne l’eussent supportée. Et je vis une lumière en forme de fleuve, éclatante de splendeur, entre deux rives peintes d’un merveilleux printemps. De ce fleuve sortaient de vives étincelles, et elles venaient se poser dans les fleurs, semblables à des rubis enchâssés dans de l’or. Puis, comme enivrées de parfums, elles se replongeaient dans le brillant gouffre, et quand l’une y entrait, une autre en sortait. « L’ardent désir qui maintenant t’enflamme, et te presse de connaître ce que tu vois, me plaît d’autant plus, que plus il s’ouvre [2067]. Mais de cette eau il convient que tu boives, avant qu’une si grande soif en toi se désaltère. » Ainsi me dit le Soleil de mes yeux. Il ajouta encore : « Le fleuve et les topazes qui entrent et qui sortent, et le ris de l’herbe, sont des ombres transparentes de leur être véritable. Non que de soi ces choses soient acerbes [2068], mais le défaut vient de toi, qui n’as pas encore une vue assez superbe [2069]. »

Point n’est d’enfant qui, s’éveillant beaucoup plus tard que d’ordinaire, se précipite, le visage tourné vers le lait, aussi vite que je fis, pour de mes yeux faire encore de meilleurs miroirs, m’inclinant vers l’onde qui coule afin qu’on s’y améliore. Et lorsque j’en mouillai le bord de mes paupières, de longue qu’elle était elle me sembla devenue ronde. Puis, comme une personne sous un masque paraît autre qu’auparavant, si elle dépouille le visage emprunté qui la cachait, ainsi pour moi se changèrent en de plus grandes fêtes [2070] les fleurs et les étincelles, de sorte que je vis clairement les deux cours du ciel [2071].

O splendeur de Dieu, par qui je vis le haut triomphe du royaume véritable, donne-moi la puissance de dire comment je le vis !

Une lumière est là-haut, qui rend visible le Créateur à cette créature qui dans sa vue seule trouve sa paix : elle s’étend en forme de cercle, autant qu’il faudrait pour que du soleil elle fût une trop large ceinture. Elle tire tout son éclat d’un rayon réfléchi au sommet du Premier mobile, qui reçoit de là sa vie et sa vertu ; et ainsi qu’un coteau se mire dans l’eau qui baigne son pied, comme pour se voir orné de toutes les richesses des herbes et des fleurs, ainsi, au-dessus de la lumière, tout autour, je vis, sur plus de mille gradins, se mirer tous ceux de nous qui là-haut sont retournés : et si le dernier gradin recueille en soi tant de lumière, quelle doit être la largeur de cette rose dans ses extrêmes feuilles [2072] ?

Ma vue ne se perdait ni dans l’ampleur ni dans la largeur, mais elle embrassait, selon tout ce qu’elle est [2073], cette allégresse. Le près et le loin ne donne ni n’ôte [2074] ; parce qu’où Dieu gouverne sans milieu, de la loi naturelle rien ne relève [2075]. Dans le jaune [2076] de la rose éternelle, qui se dilate en gradins [2077], et exhale un parfum de louange au soleil qui engendre un perpétuel printemps, tel que celui qui se tait et voudrait parler, Béatrice me tira, et dit : « Regarde comme est grand le couvent des Robes blanches [2078] ; vois notre cité, quel en est le circuit ; vois nos sièges si remplis, que peu désormais y manque. Sur ce grand siège où tu tiens les yeux, à cause de la couronne déjà posée dessus [2079], avant que tu ne t’asseyes au festin de ces noces, siégera l’âme, qui en bas sera auguste [2080], du grand Henri qui pour redresser l’Italie viendra avant qu’elle y soit disposée [2081], L’aveugle cupidité qui vous fascine vous a faits semblables au petit enfant qui meurt de faim, et chasse la nourrice [2082] : et sera Préfet alors, dans le tribunal divin [2083], tel qui, à découvert ou en secret, ne marchera point avec lui par le même chemin. Mais peu de temps sera-t-il, après, souffert de Dieu dans le saint office : il sera plongé là où, pour son mérite, est Simon le Magicien, et plus bas il fera descendre celui d’Alagna [2084]. »


CHANT TRENTE-ET-UNIÈME


En la forme donc d’une rose blanche se montrait à moi la sainte milice que dans son sang le Christ épousa. Mais l’autre [2085], qui volant voit et chante la gloire de celui qui l’enamoure, et la bonté qui la créa si excellente, comme un essaim d’abeilles qui tantôt se plonge dans les fleurs, tantôt retourne là où son travail prend de la saveur [2086], descendait dans la grande fleur qui s’orne de tant de feuilles, et de là remontait où son amour toujours séjourne. Leurs faces étaient de flamme vive [2087], leurs ailes d’or, et le reste, d’une telle blancheur qu’il n’est point de neige qui l’égale. Lorsque dans la fleur de siège en siège ils descendaient, ils y versaient de la paix et de l’ardeur qu’ils produisent en eux en agitant leurs ailes. Le vol d’une si grande multitude interposée entre la fleur et ce qui est au-dessus, ne voilait ni la vue, ni la splendeur, car la lumière divine pénètre dans l’univers autant qu’il en est digne [2088], tellement que rien ne lui fait obstacle.

Plein de sécurité et de joie, ce royaume, qu’habitent un peuple ancien et un peuple nouveau [2089], tenait sa vue et son amour tout entiers fixés sur un Point. O trine lumière, qui à leurs yeux scintillant en une seule étoile [2090], les abreuve de tant de paix, regarde ici-bas notre tempête !

Si les Barbares, venant des régions que couvre chaque jour Elice tournant avec le fils dont elle est éprise [2091], en voyant Rome et ses hautes structures demeuraient stupéfaits, alors que Latran [2092] s’élevait au-dessus des choses mortelles ; moi, qui de l’humain au divin, du temps à l’éternité étais venu, et de Florence à un peuple juste et sain, de quelle stupeur dus-je être rempli ! Certes, entre elle et la joie [2093], m’était doux le non-ouïr et le demeurer muet. Et comme un pèlerin qui se repose dans le temple où l’a conduit un vœu, regardant, espère en décrire un jour la structure, ainsi, à travers la vive lumière, je promenais mes yeux sur les gradins, en haut, en bas et tout autour. Et je voyais des visages inspirant la charité, frangés de la lumière des autres et de la leur, reluisant dans tous leurs traits d’une dignité pudique.

La forme générale du Paradis avait jusqu’alors occupé tous mes regards, sur aucune partie non encore fixés fermement ; et je me tournais avec un désir réenflammé, pour interroger ma Dame sur des choses qui tenaient mon esprit en suspens.

Je m’adressais à l’un, et un autre me répondit ; je croyais voir Béatrice, et je vis un vieillard vêtu comme la troupe glorieuse. Dans ses yeux, sur ses joues, dans sa contenance pieuse, était répandue une bénigne joie, telle qu’elle convient à un père tendre. — Et où est-elle ? Subitement dis-je. D’où lui : « Pour accomplir ton désir, Béatrice m’a mû de mon lieu ; et si tu regardes dans le troisième rang du plus haut gradin, tu la reverras sur le trône qui est le prix de ses mérites. »

Sans répondre je levai les yeux, et je la vis qui se faisait une couronne, en réfléchissant les rayons éternels. De cette région qui le plus haut tonne, nul œil mortel, lorsqu’il plonge dans la plus profonde mer, n’est aussi distant que les miens ne l’étaient de Béatrice ; mais cela rien ne me faisait, parce que son image, en descendant à moi, ne se mêlait avec aucun milieu.

— Ô Dame, en qui florit mon espérance, et qui pour mon salut ne craignis point de laisser en Enfer tes vestiges, des grandes choses que j’ai vues, la grâce et la force de les voir je reconnais tenir de ta puissance et de ta bonté. Tu m’as de la servitude conduit à la liberté, par toutes les voies, de toutes les manières que tu avais le pouvoir de le faire. Garde envers moi ta munificence, afin que mon âme que tu as guérie, digne de te plaire, se délie du corps. Ainsi priai-je, et elle, si loin qu’elle parût être, sourit et me regarda ; puis elle se tourna vers l’éternelle fontaine ; et le saint vieillard : « Afin que se consomme parfaitement ton voyage, ce pourquoi une prière et un amour saint m’ont envoyé, avec les yeux vole par ce jardin, car le voir aiguisera [2094] ton regard, pour monter plus haut vers le rayon divin. La Reine du ciel, pour qui je brûle d’amour, nous accordera toute grâce, car je suis son fidèle Bernard. »

Tel que celui qui de la Croatie, peut-être, vient pour voir notre sainte Véronique, et, à cause de l’antique renommée [2095], point ne se rassasie [2096], mais dit en son penser, pendant qu’on la montre ; « Mon seigneur Jésus-Christ vrai Dieu, ainsi était donc votre visage ? » Tel étais-je, regardant la vive charité de celui qui, dans ce monde, en contemplant goûta de cette paix. « Fils de la Grâce, commença-t-il, cet être joyeux ne te sera point connu en tenant seulement tes yeux abaissés là au fond. Mais regarde les cercles jusqu’au plus éloigné, si haut que tu vois siéger la Reine à qui ce royaume est soumis et dévoué. »

Je levai les yeux, et de même qu’au matin l’horizon oriental surpasse en éclat celui où le soleil décline, ainsi, comme en montant d’une vallée, mes yeux virent, dans le cercle le plus élevé, une partie vaincre de splendeur tout le reste. Et comme là où s’attend le timon [2097] que mal guida Phaéton, plus s’enflamme le ciel, et d’ici et de là la lumière s’affaiblit, ainsi dans le milieu s’avivait cette Oriflamme pacifique, et de chaque côté, d’une égale manière, s’alanguissait la flamme. Et en ce milieu je vis, les ailes étendues, plus de mille anges célébrer leurs fêtes, divers chacun et d’éclat et d’art : là je vis, à leurs jeux et à leurs chants, sourire une beauté qui était la joie de tous les autres saints ; et fussé-je aussi riche en dire qu’en imaginer, je n’oserais tenter de peindre la moindre de ses délices. Voyant sur sa vive flamme mes yeux attentivement fixés, Bernard avec tant d’affection tourna les siens vers elle, que les miens à regarder devinrent plus ardents.



CHANT TRENTE-DEUXIÈME


Avec amour contemplant sa joie [2098], ce bienheureux prit de soi-même l’office de docteur, et commença ces saintes paroles : « La plaie que Marie ferma et oignit, celle qui si belle est à ses pieds l’ouvrit et la creusa [2099]. Dans l’ordre que forment les troisièmes sièges, Rachel est assise au-dessous d’elle avec Béatrice, comme tu vois. Sara, Rebecca, Judith, et celle qui fut la bisaïeule du Chantre [2100] qui, repentant de sa faute, dit Miserere mei, tu peux voir ainsi descendant de degré en degré, comme en les nommant je vais descendant de feuille en feuille dans la rose ; et du septième degré en bas, comme d’en haut jusqu’à lui, se succèdent les femmes Hébreuses, partageant la chevelure de la fleur [2101] ; parce que, selon que la foi dans le Christ tourna son regard, elles sont le mur qui sépare les sacrés escaliers. De ce côté, où la fleur a mûri toutes ses feuilles, sont assis ceux qui crurent dans le Christ à venir. De l’autre côté, où les demi-cercles sont coupés par des vides, sont ceux qui eurent les yeux sur le Christ venu. Et comme d’ici [2102], le glorieux siège de la Dame du ciel, et les autres sièges au-dessous de lui forment cette grande séparation ; ainsi, à l’opposé, celui de Jean [2103], qui, toujours saint [2104], souffrit le désert et le martyre, et puis l’Enfer pendant deux ans [2105] ; et au-dessous de lui, d’ainsi séparer eurent en partage François, Benoît et Augustin, et les autres jusqu’en bas, de gradin en gradin [2106]. Ores, admire la Providence divine, en ce que l’une et l’autre face de la foi remplira également ce jardin [2107]. Et sache que, du degré qui coupe par le milieu les deux divisions [2108], jusqu’en bas, pour aucun mérite propre on ne s’asseoit, mais pour celui d’autrui à certaines conditions ; tous ceux-là étant des esprits dégagés du corps avant qu’ils fussent capables d’une vraie élection [2109]. Bien peux-tu le reconnaître aux visages et aussi aux voix enfantines, si tu les regardes et les écoutes bien. Maintenant tu doutes [2110], et doutant te tais ; mais je dénouerai le fort lien dans lequel te serrent les pensers subtils. Dans l’étendue de ce royaume rien de fortuit ne peut avoir place, pas plus que la tristesse, ou la soif, ou la faim : car tout ce que tu vois est établi par une éternelle loi, de sorte qu’exactement l’anneau y correspond au doigt [2111]. Ces âmes, hâtées [2112] vers la vraie vie, sine causa [2113] ne sont donc pas entre elles plus et moins excellentes. Le Roi, par qui ce royaume repose en tant d’amour et en tant de délices que nulle volonté n’ose désirer plus, créant tous les esprits sous son joyeux aspect [2114], à son plaisir les dote diversement de grâce : et ici que l’effet suffise [2115]. Et, d’une manière expresse et claire ceci vous est montré, dans l’Ecriture, en ces gémeaux [2116] émus de colère dans le sein de leur mère. Ainsi, selon la couleur des cheveux, il convient que d’une telle grâce la haute lumière dignement s’enguirlande [2117]. Donc [2118], non pour récompense de leurs œuvres ils sont placés sur des gradins différents, ne différant l’un de l’autre que par la force visuelle primordiale [2119]. Dans les siècles naissants suffisait, avec l’innocence, pour atteindre le salut, la seule foi des parents. Lorsque furent accomplis les premiers âges, il convint que des mâles les innocentes ailes par la circoncision acquissent de la force. Mais, après que fut venu le temps de la Grâce, sans le baptême parfait du Christ, une telle innocence là en bas fut retenue [2120]. Regarde maintenant la face qui le plus ressemble au Christ [2121] ; sa clarté peut seule te disposer à voir le Christ. »

Je vis sur elle pleuvoir tant d’allégresse, apportée [2122] par les saints esprits créés pour voler en ces hauteurs, que tout ce qu’auparavant j’avais vu ne m’avait ravi d’autant d’admiration, ni rien montré de si semblable à Dieu. Et l’amour [2123] qui, le premier, descendit là en chantant Ave Maria gratia plena, devant elle étendit ses ailes. A la divine cantilène répondit de toutes parts la bienheureuse Cour, tellement que tout visage en devint plus serein.

— O saint Père, qui pour moi condescends à être ici-bas [2124], quittant le lieu où ton partage est de siéger éternellement, quel est cet ange qui avec tant de joie regarde les yeux de notre Reine, si plein d’amour qu’il paraît de feu ? Ainsi j’eus recours encore à l’enseignement de celui qui s’embellissait de Marie, comme du Soleil l’étoile du matin. Et lui à moi : « Confiance et grâce, tout ce qu’il en peut être en un ange et une âme est en lui, et nous voulons qu’il en soit ainsi [2125], parce qu’il est celui qui en bas porta la palme à Marie, quand le Fils de Dieu voulut se charger de notre fardeau [2126]. Mais que tes yeux suivent mes paroles, et remarque les grands patriciens de cet empire très-juste et pieux. Ces deux qui là-haut siègent, les plus heureux parce qu’ils sont les plus près de l’auguste Reine, sont de cette rose comme deux racines. Celui qui l’avoisine à gauche est le père, par l’audacieux goûter [2127] de qui l’humaine espèce tant d’amertume goûte. A droite, vois ce pieux père de la sainte Église, à qui le Christ confia les clefs de cette gracieuse fleur. Celui qui vit, avant de mourir, tous les durs temps de la belle épouse [2128] que le Christ s’acquit par la lance et les clous, est assis près de lui ; et, près de l’autre [2129], ce chef [2130] sous qui vécut de manne le peuplé ingrat, mobile et contredisant. Devant Pierre vois Anne assise, si heureuse de contempler sa fille qu’elle ne meut pas les yeux pour chanter hosanna. Et, devant l’antique père de famille [2131], est assise Lucia [2132], que mut ta Dame, quand pour descendre tu abaissas les yeux [2133]. Mais, parce que fuit le temps de ton sommeil [2134], ici nous ferons un point [2135], ainsi qu’un bon tailleur qui, comme il a du drap, fait la robe [2136] ; Et nous dirigerons les yeux vers le premier Amour [2137], afin que, le regardant, tu pénètres autant que possible à travers sa splendeur. Et de peur que, peut-être, en agitant tes ailes tu ne recules croyant avancer, il convient en priant d’obtenir la grâce, la grâce par celle qui peut t’aider. Tu me suivras avec l’affection, en sorte que de mon dire le cœur ne se sépare point. » Et commença cette sainte oraison.



CHANT TRENTE-TROISIÈME


« Vierge Mère, fille de ton Fils, humble et élevée plus qu’aucune créature, terme fixe d’un éternel conseil [2138], tu es celle qui tant a ennobli l’humaine nature, que son auteur ne dédaigna point de s’en revêtir. En ton sein se ralluma l’amour, par la chaleur duquel dans l’éternelle paix ainsi a germé cette fleur. Ici, pour nous, tu es en son midi le flambeau de la charité, et en bas, parmi les mortels, tu es la vraie fontaine d’espérance. Dame, tu es si grande, et si grand est ton pouvoir, que celui qui désire la grâce et à toi ne recourt point, son désir veut voler sans ailes. Ta bonté non-seulement secourt qui demande, mais d’elle-même, souvent, elle prévient le demander. En toi miséricorde, en toi pitié, en toi magnificence, en toi se rassemble tout ce que dans les créatures il y a de bonté. Ores, celui-ci, qui du plus profond gouffre de l’univers [2139] jusqu’ici, a vu les vies spirituelles [2140] une à une, te supplie que, par grâce, il obtienne la force d’élever les yeux plus haut vers le dernier salut [2141]. Et moi qui jamais ne brûlai de voir plus que je ne brûle qu’il voie, je t’offre toutes mes prières, et te prie qu’elles ne soient pas insuffisantes, afin que, par les tiennes, tu dissipes entièrement les nuages de sa mortalité, en sorte que devant lui le suprême Bien se déploie. Je te prie encore, ô Reine qui peux ce que tu veux, qu’après une telle vue tu conserves ses affections saines. Que, sous ta garde, il vainque les mouvements humains ! Vois Béatrice, vois avec elle que de bienheureux, joignant les mains, s’unissent à mes prières. »

Les yeux aimés et vénérés de Dieu [2142], fixés sur les suppliants, montrèrent combien les dévotes prières lui sont agréables. Ensuite ils se relevèrent vers l’éternelle lumière, dans laquelle on ne peut croire qu’avec tant de clarté pénètre le regard d’aucune créature [2143]. Et, comme je m’approchais du terme de tous les désirs ainsi que je le devais, l’ardeur du désir se calma en moi. Bernard, en souriant, me faisait signe de regarder en haut ; mais déjà, de moi-même, j’étais tel qu’il voulait ; parce que ma vue, devenant pure, pénétrait de plus en plus dans la splendeur de la haute lumière qui de soi est vraie [2144]. Ce que je vis ensuite surpasse notre langage, impuissant à le peindre comme la mémoire à aller si loin.

Tel que celui qui, en songeant, voit, et après le songe la passion demeure imprimée, et le reste à l’esprit ne revient point ; tel suis-je, toute ma vision presque s’étant évanouie, et encore en mon cœur distille la douceur qui naquit d’elle. Ainsi la neige fond au soleil ; ainsi au vent, sur les feuilles légères, se perdait l’oracle de la Sibylle. O suprême lumière qui tant t’élèves au-dessus des pensées des mortels, reprête à mon esprit un peu de ce que tu paraissais, et fais que ma langue soit assez puissante pour laisser, de ta gloire, seulement une étincelle à la gent future : car, revenant un peu en ma mémoire, et raisonnant un peu dans ces vers, plus on concevra de ta victoire [2145]. Si vive en moi fut l’impression du vivant rayon, que je me serais, je crois, égaré, si de lui j’avais détourné les yeux [2146] ; et je me souviens qu’avec d’autant plus de courage [2147] je le supportai, que je tins ma vue plus étroitement jointe à la Vertu infinie [2148]. O abondante Grâce, par qui j’osai tant fixer mon regard sur l’éternelle lumière, que de la vision j’atteignis le terme ! Je vis que dans sa profondeur s’enfonce, relié en un volume [2149] par l’amour, tout ce qui se disperse dans l’univers : substance et accident, et leurs propriétés, tous ensemble unis de telle manière, que ce que je dis est une simple lumière.

La forme universelle de ce nœud [2150], je crois que je la vis, parce qu’en disant ceci je me sens plus au large dans la joie. Un seul moment m’est une plus longue léthargie [2151] que vingt-cinq siècles à l’entreprise qui fit admirer à Neptune l’ombre d’Argo. Ainsi mon esprit interdit regardait fixement, immobile et attentif, et toujours de voir brûlait davantage.

A cette lumière on devient tel, que se détourner pour voir autre chose, il est impossible qu’on y consente jamais ; parce qu’en elle est rassemblé tout le bien qui est l’objet du vouloir, et que hors d’elle est défectif ce qui est parfait en elle. Désormais mes paroles, proportionnées à mon souvenir, seront plus courtes que celles de l’enfant qui baigne encore sa langue à la mamelle. Non que plus d’une seule apparence fût dans la vive lumière que je regardais, laquelle est toujours telle qu’elle était auparavant ; mais parce qu’en moi la vue devenait plus forte, et qu’en regardant un seul objet, moi changeant, il changeait pour moi.

Dans la profonde et splendide substance de la haute lumière, m’apparurent trois cercles de trois couleurs et de même étendue ; et l’un par l’autre, comme une Iris par une Iris, paraissait réfléchi ; et le troisième paraissait un feu qui d’ici et de là également émane [2152]. Oh ! combien la parole est courte, et combien faible près de ma pensée ! Et celle-ci, près de ce que je vis, est telle, que « peu » ce n’est pas assez dire. O lumière éternelle, qui seule en toi reposes [2153], seule te connais, et, connue de toi et te connaissant [2154], t’aimes et te souris ! Ce triple cercle [2155], qui paraissait se produire en toi comme un rayon réfléchi, regardé un peu par mes yeux tout autour, au-dedans de soi me parut offrir de sa propre couleur [2156] notre image peinte, là où toute ma vue était plongée.

Tel que le géomètre qui tout entier s’applique à mesurer le cercle, et, pensant, ne trouve point ce principe [2157] dont il a besoin ; tel étais-je à cette vue nouvelle ; je voulais voir comment l’image convient au cercle, et comment elle y a son lieu ; mais point n’auraient à cela suffi mes propres ailes, si mon esprit n’eût été frappé d’un éclair par lequel s’accomplit son désir. A la haute imagination ici manqua le pouvoir [2158] ; mais déjà, comme une roue mue également [2159], tournait mon désir et le velle [2160] l’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles.

TABLE DES MATIÈRES




Notice sur Dante 
 1



LA DIVINE COMÉDIE


L’Enfer 
 5
Le Purgatoire 
 127
Le Paradis 
 255



  1. Parad., ch. xvi.
  2. Ibid.
  3. Diminutif de Béatrice.
  4. Le 9 juin 1290.
  5. Boccace. Vita di Dante.
  6. Enf., ch. xv.
  7. Benvenuto da Imola. Comment, in Comœd. Dant.
  8. Francesco da Buti. Mem. delia vita di Dante, § 8.
  9. Dante suppose avoir commencé ce voyage allégorique, où il eut cette vision, en 1300. Il avait alors trente-cinq ans, qui forment la moitié de la vie ordinaire des hommes, comme il le dit dans le Convito, d’après la commune opinion qui remonte à David : — « Dies hominis septuaginta anni, les jours de l’homme sont de soixante-dix, ans. » — Ps.
  10. Par cette « forêt obscure, » les uns entendent les erreurs, les passions, les vices, dont est remplie la vie humaine ; d’autres, les discordes et les maux dont les querelles des Guelfes et des Gibelins affligeaient alors l’Italie ; d’autres, enfin, les misères que Dante eut à souffrir pendant son exil.
  11. Avant de parler du secours que lui prêta Virgile, il faut qu’il raconte les dangers auxquels il se vit exposé.
  12. Le « soleil qui se lève sur la colline, » c’est, selon la même allégorie, la lumière qui dissipe les ténèbres des passions, et, en montrant le droit chemin, ranime à la fois le désir et l’espérance d’y marcher.
  13. Parce qu’il conduit au royaume des morts ; ou, selon d’autres, parce que les âmes abandonnées au vice sont des âmes mortes.
  14. En montant, le corps s’appuie sur le pied qui est en arrière.
  15. Ceux qui Interprètent ce qui précède en un sens politique, entendent par « la panthère », Florence qui repoussait Dante, condamné par elle au bannissement. Ceux qui, selon nous avec plus de raison, voient dans le récit du Poète une allégorie générale de la vie humaine, pensent que la panthère représente les appétits des sens, la luxure.
  16. Comment le « gai pelage » de la panthère qui empêche Dante de monter la colline, peut « le convier à bien espérer, » cela n’est pas facile à comprendre. Il parait bien que le gai pelage doit signifier ici les apparences flatteuses, les dehors séduisants de la passion ; mais cela n’ôte pas la difficulté, et le fond de la pensée reste toujours obscur.
  17. L’ambition affamée d’honneurs et de pouvoir, disent les uns ; — Charles de Valois, qui conduisit en Italie les armées françaises, et les tourna contre les Gibelins, disent les autres.
  18. Il faut sous-entendre m’apparut aussi. Selon les uns, la louve représente l’avarice ; — selon les autres, la Rome papale, chef du parti Guelfe.
  19. Qui n’a jamais de paix, de repos.
  20. Une certaine analogie entre les sensations perçues par les divers sens a introduit dans toutes les langues des locutions semblables. On trouve chez les Latins : Clarescunt sonitus, rumore accensus amaro, volvitur ater odor, etc. Nous disons aussi une voix sourde, un doux rayon, une brillante harmonie, une teinte chaude.
  21. Dans notre vieille langue si libre et si riche, comme dans l’italien, qui s’employait pour quelqu’un qui, et nous avons encore certaines locutions analogues. Les vers suivants expliquent pourquoi le poète a dû se servir d’une expression vague pour désigner Virgile.
  22. Sous Jules César.
  23. Can Grande della Scala. Can, cane, signifie chien. D’autres pensent qu’il s’agit d’Uguccione della Faggiola.
  24. Il faut se souvenir que « la louve » représente l’avarice.
  25. Les interprètes diffèrent sur la situation de ce lieu, suivant qu’ils voient dans « le lévrier » Can della Scala, ou Uguccione della Faggiola.
  26. La partie basse de l’Italie, près de la mer, autrefois appelée Latium.
  27. Les âmes du Purgatoire.
  28. « De sa cité », c’est-à-dire du Ciel.
  29. Le « mal qu’il veut faire », ce sont les vices représentés par la forêt sauvage, épaisse et âpre, où il est engagé ; les « maux pires » sont les châtiments éternels auxquels ils le conduiraient.
  30. Les fatigues du chemin, et les angoisses de la pitié que lui inspireront les tourments qu’il verra.
  31. Qui représente fidèlement les choses vues.
  32. Énée.
  33. Dieu.
  34. L’homme d’intelligence comprend qu’il n’y a rien qui ne soit digne de la Sagesse suprême.
  35. Ces mots indiquent le but final des faveurs accordées à Énée, et de tout ce qui fut accompli par lui à savoir, l’établissement futur du Siège apostolique. « Rapporté à ce but, rien qui ne se comprenne, dit le Poète, rien qui ne soit digne de Dieu. »
  36. La descente d’Énée aux Enfers, dans le sixième chant de l’Énéide.
  37. Saint Paul qui fut, comme il le raconte lui-même dans ses Épîtres, ravi au troisième Ciel.
  38. Ceux qui, ni sauvés ni damnés, sont comme suspendus entre le Ciel et l’Enfer.
  39. Quelques-uns pensent que Béatrice est ici le Symbole de la Sagesse divine.
  40. Le Ciel sublunaire, plus étroit que tous les autres par lesquels il est enveloppé.
  41. Les flammes de l’Enfer, à l’entrée duquel sont situés les Limbes où habite Virgile.
  42. La Clémence divine, selon les commentateurs ; — l’empêchement je t’envoie, c’est-à-dire les empêchements qui arrêtent Dante, au secours de qui elle l’envoie.
  43. Sainte Lucie, vierge et martyre, qu’on retrouve ensuite dans le Ciel, assise en face d’Adam, — Parad. XXXII, terc. 46. Elle paraît être ici le symbole de la grâce divine.
  44. Comme Dieu ne peut être parfaitement connu que par sa profonde intelligence, sa sagesse, que figure Béatrice, il ne saurait être dignement loué que par elle.
  45. Erreur a ici le sens de stupeur et d’ignorance.
  46. Parce que les damnés éprouveraient quelque sentiment d’orgueil, en se comparant à ces misérables.
  47. «… Leur obscure vie est si abjecte. »
  48. L’opinion la plus commune est qu’il s’agit ici de Pierre Morone, ermite, et ensuite pape sous le nom de Célestin V. Circonvenu par des intrigues pleines de mensonge et de fraude, il abdiqua la papauté ; et son successeur Boniface VIII, auteur de ces intrigues, le fit enfermer dans une prison où il mourut.
  49. « Je te précéderai et tu me suivras. »
  50. Ce que les théologiens appellent la peine du dam.
  51. Dans un état intermédiaire entre le salut et la damnation.
  52. Le Christ triomphant.
  53. Pour l’obtenir de son père Laban, Jacob, comme le raconte la Genèse, le servit pendant quatorze ans.
  54. A la prière de Béatrice, Virgile, comme on l’a vu, avait quitté les Limbes pour aller au secours de Dante.
  55. Le nom du poète.
  56. Homère.
  57. Le feu dont il a parlé plus haut.
  58. Fille d’Atlas, laquelle eut, de Jupiter, Dardanus, fondateur de Troie.
  59. Fille de Métabus, roi des Volsques. — Voyez ch. I, terc. 36.
  60. Reine des Amazones, tuée par Achille.
  61. Fille de César et femme de Pompée.
  62. Femme de Caton d’Utique.
  63. Fille de Scipion l’Africain et mère des Gracques.
  64. Soudan de Babylone.
  65. Aristote.
  66. Cicéron et Tite-Live.
  67. Astronome et géographe, connu par le système du monde qui porte son nom.
  68. Médecin arabe qui florissait vers le milieu du onzième siècle.
  69. Averroès. philosophe arabe, et célèbre commentateur d’Aristote.
  70. Allusion à Babel, où s’opéra, selon la Bible, la confusion des langues et la séparation des peuples.
  71. Didon.
  72. Neveu de Marc, roi de Cornouailles, et le premier des chevaliers errants qu’Arthus, roi de Bretagne, avait rassemblés à sa cour. S’étant épris d’Isotta, femme de Marc, celui-ci les surprit ensemble, et frappa en trahison Tristan, qui mourut de sa blessure peu de jours après.
  73. Francesca Malatesta et Paul Malatesta, son beau-frère. Francesca, remarquable par sa grande beauté, était fille de Guido da Polenta, seigneur de Ravenne, et mariée à Lanciotto ou Lancillotto, fils de Malatesta, seigneur de Bimini. Lanciotto avait de la valeur, mais il était laid et contrefait ; tandis que son frère, au contraire, était doué de tous les dons extérieurs. Épris pour sa belle-sœur d’un amour partagé, ils furent surpris par le mari, qui les tua tous deux, d’un seul coup.
  74. Par cet amour pour lequel ils sont condamnés à être éternellement emportés par le tourbillon.
  75. Ses affluents.
  76. Lieu de l’Enfer, où sont punis, avec Caïn, les fratricides.
  77. Virgile, jadis heureux dans le monde, sentait, lui aussi, avec tristesse, la privation du Ciel.
  78. Galeotto, dans le roman, fait l’office d’entremetteur entre Lancelot et Ginevra.
  79. Les Gourmands.
  80. Pécheurs.
  81. Opposant un de leurs côtés à la tempête de pluie et de grêle, ce côté forme à l’autre un abri.
  82. Littéral. Avant que je fusse défait, tu fus fait.
  83. En langage florentin, ciacco, signifie pourceau. On ignore qui était le personnage ainsi surnommé.
  84. Le parti des Blancs ou des Gibelins. — Il l’appelle « sauvage », disent les commentateurs, parce qu’il prit naissance dans les bois du val de Sieve.
  85. Trois révolutions du soleil, c’est-à-dire, trois ans.
  86. Charles de Valois, qui se tourna du côté des Noirs ou des Guelfes.
  87. « Qui maintenant trompe les Florentins par des paroles flatteuses. »
  88. Nobles florentins, que le Poète retrouvera plus tard.
  89. « De ceux qui sont encore dans le monde des vivants. »
  90. La philosophie d’Aristote.
  91. « Après qu’avant la grande sentence, ou le dernier jugement. » Ils seront plus parfaits, parce que le corps et l’âme se seront réunis ; mais leurs tourments croîtront en proportion.
  92. Interjection de colère, sur le sens précis de laquelle varient les commentateurs.
  93. Dante, nourri de l’Écriture, en emploie souvent le langage ; et rien de plus commun, dans l’Écriture, que les mots d’adultère et de fornication appliqués à l’infidélité contre Dieu. — Quelques-uns pensent que strupo signifie multitude, bande, troupe. Alors il faudrait traduire : Michel tira vengeance de la troupe superbe.
  94. Le cercle des Prodigues et des Avares.
  95. Dans le choc de ces deux bandes, les Prodigues crient aux Avares : Pourquoi amasses-tu ? et les Avares aux Prodigues : Pourquoi dissipes-tu ?
  96. Le ciel.
  97. Au lieu de che tu mia sentenza ne imbocche, d’autres lisent che tutti mia sentenza imbocche, « Que tous apprennent de moi ceci. » Imboccare signifie proprement mettre, ou recevoir dans la bouche.
  98. De sorte que chaque hémisphère céleste brille successivement sur chaque hémisphère terrestre.
  99. De la fortune.
  100. Les Esprits préposés au gouvernement du monde, appelés aussi Dieux dans l’Écriture.
  101. Accusent, outragent.
  102. Les anges.
  103. Le cinquième cercle, où sont les Colères et les Négligents.
  104. Virgile.
  105. Furieux contre Apollon, qui avait violé sa fille, Phlégias brûla le temple de ce dieu, à Delphes, et fut pour cela condamné à l’Enfer où Dante feint qu’il est le nocher chargé de conduire les âmes mauvaises à la cité de Dité.
  106. Parce que Dante avait un corps dont le poids faisait enfoncer la barque.
  107. Avant d’être mort.
  108. Homme riche et puissant, très colère.
  109. Plus de mille des esprits rebelles, qui, chassés de leur premier séjour, tombèrent du ciel, comme la pluie tombe des nuages.
  110. Par la route où il est entré follement
  111. Dieu même.
  112. La première porte de l’Enfer, dont il est parlé au commencement du troisième chant, et dont le Christ força l’entrée, lors de sa descente dans les Limbes.
  113. La pâleur par laquelle se manifesta sa frayeur.
  114. Ce passage obscur a fort exercé les commentateurs. Se parlant et se répondant à lui-même intérieurement, Virgile ne prononce que des mots entrecoupés, qui ne forment aucun sens suivi. On devine seulement qu’il attend avec impatience quelqu’un qui lui a promis secours. Dante lui-même ne sait quel est le sens véritable du discours tronqué de son Guide. Il y avait entre les Gibelins un langage convenu, mystérieux, dont on trouve plus d’une trace dans ce poème, et encore plus dans les autres ouvrages de l’auteur, surtout dans ses Canzoni. Les mots tal et altri paraissent appartenir à ce langage, dont le secret probablement est à jamais perdu. Quelques-uns conjecturent qu’ils désignent l’empereur Henri de Luxembourg impatiemment attendu par les Gibelins, alors abattus par le parti contraire, et qui fondaient sur sa venue, plusieurs fois annoncée, de grandes espérances.
  115. Sorcière de Thessalie, qui, à la prière de Sextus Pompée, tira par la force de ses enchantements, une âme de l’Enfer, pour savoir qu’elle serait l’issue de la guerre civile entre César et le grand Pompée, père de Sextus. — Lucain, Pharsale, liv. VI.
  116. Le Premier Mobile, ou le ciel le plus élevé, qui enveloppe et meut tous les autres cieux.
  117. Sans que le courroux de celui qui va venir ne dompte la résistance des esprits rebelles qui nous en interdisent l’entrée. »
  118. Proserpine, femme de Pluton, roi de l’Enfer.
  119. « Nous le changerons en pierre. »
  120. « Nous tirâmes une trop faible vengeance de l’attaque de Thésée. » — Descendu aux Enfers avec Pirithoüs pour enlever Proserpine, celui-ci fut dévoré par Cerbère, et Thésée seulement retenu prisonnier. Suivant une interprétation différente et plus littérale, — car le texte ne dit pas mal vengiammo, mais mal non vengiammo, — il faudrait traduire mal nous ne vengeâmes, nous ne punîmes pas mal l’attaque de Thésée. Ce serait une sorte de louange que se donneraient à elles-mêmes les Furies. Ce sens, toutefois, ne se lie pas aussi bien avec ce qui précède.
  121. Dante semble ici confirmer lui-même le sentiment des interprètes, dont il est parlé dans la note 3, page 31.
  122. Virgile.
  123. Sous l’image de Cerbère, disent les interprètes, il faut entendre l’esprit infernal, qui, lors de la descente du Christ en Enfer, ne pouvant lui opposer de résistance, s’arracha de rage le poil du menton, et se meurtrit le visage et la poitrine.
  124. Le sixième cercle.
  125. Ville d’Istrie.
  126. Golfe qui baigne l’Istrie, où finit l’Italie, et la sépare de la Croatie.
  127. Virgile.
  128. Florence, patrie de Farinata degli Uberti, lequel, uni aux Gibelins de Sienne, exerça de grandes sévérités contre ceux de ses concitoyens qui appartenaient au parti guelfe.
  129. Le sens paraît être : « Tu peux parler librement, hardiment. » Cependant conte peut aussi signifier brèves, et ce sens s’accorderait mieux avec ce que dit Dante plus loin : « Déjà mon maître me rappelait. »
  130. Guido Cavalcanti, fils de Cavalcante de’ Cavalcanti, avait abandonné la poésie pour s’appliquer à la philosophie.
  131. La Lune.
  132. Cette tournure empruntée des anciens, et qui se retrouve plus bas, exprime une sorte de souhait conditionnel : — « Dis-moi, et qu’ainsi puisses-tu retourner dans le doux monde. — »
  133. Lors de la défaite des Guelfes près de ce fleuve.
  134. De telles lois, disent les commentateurs, qui entendent par tempio le lieu où s’assemblaient les magistrats. Ce mot, joint à celui d’ovazione, nous paraît, dans la pensée du Dante, trop d’accord avec les ardentes passions politiques du temps, ériger la vengeance en une sorte de culte.
  135. Dante, inquiet de ces paroles obscures et menaçantes de Farinata : Tu sauras ce que coûte cet art, le prie de s’expliquer plus clairement.
  136. Après le Jugement dernier, où il n’y aura plus d’avenir, parce qu’il n’y aura plus de temps.
  137. Cavalcante de’ Cavalcanti.
  138. « Parce que je croyais, à tort, que les damnés connaissaient les choses présentes. »
  139. Le cardinal Ottaviano degli Ubaldini, si passionnément attaché au parti Gibelin, qu’il disait : « S’il y a une âme, je l’ai perdue pour les Gibelins. » — Voilà pourquoi il est mis ici parmi les hérétiques.
  140. Peut-être pour indiquer le ciel où il verra Béatrice, laquelle, comme il le dit plus bas, lui fera connaître le voyage de sa vie, — l’instruira de ce qui doit lui arriver plus tard.
  141. Béatrice.
  142. Hérésiarque du quatrième siècle, qui niait la divinité de Jésus-Christ.
  143. Les Violents contre eux-mêmes, les Suicidés.
  144. En abusant des biens que nous tenons de la nature, et en méprisant ses lois.
  145. Les trois enceintes qui divisent en trois cercles plus petits le cercle des Violents, vont se rétrécissant à mesure qu’elles descendent plus bas.
  146. Cahors, au temps de Dante, était un repaire d’usuriers.
  147. Littéralement : « La fraude dont toute conscience est mordue. » Cela peut s’entendre en plusieurs sens ; nous suivons celui qui nous paraît le plus naturel, et le mieux lié avec ce qui suit.
  148. La première sorte de fraude rompt les liens par lesquels la nature a uni généralement les hommes entre eux ; la seconde rompt en outre les liens plus étroits de la parenté, de l’amitié, etc., d’où naît une confiance mutuelle plus grande.
  149. L’éthique d’Aristote, de grande autorité alors dans les écoles.
  150. Voyez ch. VII.
  151. Tout ce que produit la Nature a premièrement sa cause dans l’intelligence divine, et ensuite dans l’action de la Nature même, dans son art propre, dont le principe est en Dieu.
  152. La physique d’Aristote.
  153. De ces deux arts, celui de la Nature et le vôtre.
  154. Parce qu’il veut retirer du fruit de ce qui n’en produit ni naturellement, ni par l’art humain, c’est-à-dire de l’argent, stérile de lui-même.
  155. Le Coro, ou le Caurus des Latins, est le vent du nord-ouest.
  156. Septième cercle.
  157. Le Minotaure fut engendré par un taureau, auquel se livra Pasiphaë, enfermée dans une vache de bois.
  158. Thésée, qui, instruit par Ariane, sœur du Minotaure, tua le monstre qui devait le dévorer.
  159. Le poids de Dante, revêtu de son corps.
  160. La venue de Jésus-Christ, qui tira des Limbes les âmes des Justes.
  161. Empédocle croyait le monde engendré par la discorde des éléments, et que, lorsqu’elle cessait, lorsque la concorde, l’amour, unissait le semblable au semblable, le monde retombait dans le chaos.
  162. Première enceinte, ou girone du septième cercle.
  163. Nessus, ayant tenté d’enlever Déjanire, fut tué par Hercule, avec des flèches trempées dans le sang de l’Hydre. Pour se Venger, il fit don de sa robe ensanglantée à Déjanire, en lui disant qu’elle avait en soi une vertu qui empêcherait son mari d’aimer d’autres femmes. Elle le crut, et donna la robe à Hercule, qui, après s’en être revêtu, embrasé d’un feu intérieur, entra en furie et mourut.
  164. Où finit la forme humaine et commence la forme de cheval.
  165. Béatrice.
  166. Azzolino di Romano, vicaire impérial de la marche de Trévise, et tyran de Padoue, où il exerça d’effroyables cruautés.
  167. Marquis de Ferrare et de la marche d’Ancône. Non moins cruel qu’Azzolino, il fut étouffé par son fils : dal figliastro, dit Dante. Notre langue manque de ce mot, dans un sens analogue à celui de marâtre.
  168. Chiron dit : fut vraiment, parce que le fait du parricide n’était pas avéré, mais soupçonné seulement -haut dans le monde.
  169. « C’est maintenant Nessus qui te guidera et t’instruira le premier. »
  170. Gui de Montfort, pour venger la mort de son père Simon, exécuté à Londres, poignarda dans une église de Viterbe, au moment même de l’élévation de l’hostie, Henry, neveu de Henry III, roi d’Angleterre. Villani rapporte que, son corps ayant été transporté à Londres, son cœur fut placé dans une coupe d’or à l’entrée du pont de la Tamise, pour rappeler ce meurtre aux Anglais.
  171. Du côté où le lac redevient plus profond.
  172. Sextus Tarquin.
  173. Bandits qui infestaient les plages maritimes de Rome, au temps de Dante.
  174. Cecina, fleuve qui se jette dans la mer, à une demi-journée de Livourne, du côté de Rome. Corneto, château du patrimoine de saint Pierre. Cette partie de la Maremme est couverte de bois et de buissons, peuplés de daims, de chevreuils et de sangliers. (Venturi.)
  175. Iles de la mer Ionienne. (Voyez Énéide, liv. III, v. 254 et suivants.)
  176. Celle des Suicidés.
  177. « Qui rendront croyable ce que je raconte de Polydore, que sur son corps avait cru un arbuste, les rameaux duquel, arrachés par Énée, répandirent du sang. » (Énéide, liv. III.)
  178. Le même jeu de mots se retrouve dans l’Arioste :
    Io credea e credo, e creder credo il vero
    Orlando, cant. IX, oct. 23.
  179. « Tu seras désabusé de la pensée que tu as, que ces voix viennent de gens cachés entre les troncs. »
  180. Pierre des Vigpes, né à Capoue, devint chancelier de Frédéric II et posséda toute sa confiance. Accusé par des envieux d’avoir révélé au pape Innocent les secrets de son maître, l’empereur, trop crédule, le dépouilla de ses dignités et lui fit crever les yeux. Ne pouvant supporter l’infamie d’un traitement si injuste à la fois et si barbare, Pierre des Vignes se brisa la tête contre les murs d’une église.
  181. L’envie.
  182. Lorsqu’on brise un de leurs rameaux, ces malheureux ressentent une douleur qui leur arrache des cris, lesquels sortent par l’ouverture du rameau brisé.
  183. Lappo, de Sienne, grand dissipateur, voyant l’armée siennoise défaite par les Arétins près de la Pieve del Toppo, se jeta en désespéré au milieu des ennemis et se fit tuer.
  184. Gentilhomme de Padoue qui, ayant dissipé tout son bien, se tua de désespoir.
  185. Florence, auparavant dédiée à Mars, prit pour patron saint Jean-Baptiste, lorsqu’elle devint chrétienne.
  186. « Lui suscitera toujours des guerres. »
  187. À l’entrée de Pontevecchio, on voit encore un piédestal sur lequel autrefois était une statue de Mars.
  188. Quelques-uns croient que Dante parle ici de Rocco de’ Mozzi qui, ayant dissipé de grandes richesses, se pendit pour échapper à la pauvreté ; selon d’autres, il s’agit de Lotto Degli Agli, qui se pendit de remords d’avoir rendu une sentence injuste. Boccace pense que Dante n’a voulu désigner aucun personnage particulier, mais en général tous ceux qui, dans ce temps-là, se suicidèrent à Florence.
  189. Lorsque, à la tête des débris de l’armée de Pompée, il traversa la Libye pour se réunir à Juba, roi de Numidie.
  190. A mesure que ces mèches enflammées tombaient, Alexandre les faisait fouler aux pieds par ses soldats, parce qu’on les éteignait plus facilement lorsqu’elles étaient seules, c’est-à-dire avant que d’autres mèches ne fussent venues s’y ajouter. Ce fait, que ne raconte aucun historien, se trouve dans la lettre apocryphe d’Alexandre à Aristote. Il y est dit, non pas « qu’il fit fouler le sol par ses soldats, » mais qu’il opposa au feu leurs vêtements. Il pourrait être question du simoun, dont on atténuait les effets en s’enveloppant le corps et la tête.
  191. Vulcain.
  192. Les Cyclopes.
  193. L’Etna, sous lequel on croyait qu’étaient les forges de Vulcain.
  194. Vallée de Thessalie, où Jupiter foudroya les Géants, en guerre contre lui.
  195. Stace l’appelle Superûm contemptor et œqui, contempteur des Dieux et de la Justice.
  196. On donnait ce nom, qui signifie source d’eau bouillante, à un petit lac situé à deux milles de Viterbe. Il en sortait un ruisseau que les pécheresses, les courtisanes, partageaient entre elles, c’est-à-dire qu’elles en tiraient, pour l’amener chez elles, la quantité d’eau nécessaire à leurs besoins. Elles affluaient en ce lieu, à cause du grand concours qu’attiraient les bains chauds.
  197. La première porte de l’Enfer.
  198. Femme de Saturne et mère de Jupiter.
  199. Un grand bruit de cymbales et autres instruments, afin que Saturne, qui avait coutume de dévorer ses enfants, n’entendît pas les cris de Jupiter.
  200. Le Temps.
  201. Rome est le miroir du Temps, parce qu’elle doit, selon la pensée du Dante, développée dans son livre de Monarchiâ, durer autant que lui.
  202. Tout ceci est évidemment une imitation de la vision de Daniel.
  203. L’Enfer, selon Dante, a la forme d’un cône qui se rétrécit à mesure qu’on descend.
  204. « Au bouillonnement de l’eau rouge, tu aurais dû reconnaître le Phlégéton. » — Ce nom vient en effet d’un mot grec qui signifie brûler.
  205. Montagne neigeuse où la Brenta prend sa source.
  206. Au temps de la nouvelle lune, qui ne donne que peu de lumière.
  207. Dante est sur la berge ; par conséquent il est obligé d’abaisser la main pour l’étendre vers ser Brunetto.
  208. Il avait été le maître de Dante.
  209. Avant qu’il eût accompli sa trente-cinquième année, disent les commentateurs.
  210. Brunetto Latini était adonné à l’astrologie judiciaire.
  211. Les Florentins étaient originaires de Fiesole, ville très ancienne, située sur une colline à trois milles de Florence.
  212. Les Florentins furent ainsi appelés, dit-on, parce que, de deux choses que leur offrait, la ville de Pise en reconnaissance d’un service rendu, deux portes de bronze et deux colonnes de porphyre endommagées par le feu et couvertes d’écarlate, ils choisirent les colonnes. Antoine Papadopoli dit que ce fut à cause de l’imprudente confiance qu’ils eurent en Attila, à qui ils ouvrirent les portes de leur ville.
  213. Les Noirs et les Blancs.
  214. Locution proverbiale.
  215. « Qu’ils ne touchent point au citoyen, s’il en est encore, qui, descendu de ces Romains qui habitaient Florence, nouvellement fondée, et devenue depuis le nid de tant de malice, conserve encore une âme romaine. »
  216. La prédiction que lui a faite Farinata.
  217. Dante, comme on l’a vu déjà, use volontiers de locutions proverbiales, le passage suivant en offre un autre exemple.
  218. « Qui bien imprime dans son souvenir ce qu’il a entendu. »
  219. Célèbre grammairien du sixième siècle, né à Césarée de Cappadoce.
  220. Jurisconsulte florentin, fameux en son temps.
  221. D’un spectacle si dégoûtant.
  222. Andréa de Mozzi, qui, de l’évêché de Florence, situé sur l’Arno, transféré à celui de Vicence, où passe le Bacchiglione, mourut dans cette dernière ville.
  223. Le Pape, qui s’intitule le Serviteur des serviteurs de Dieu.
  224. Titre d’un ouvrage de Brunetto Latini.
  225. La bannière verte se courait anciennement, à Vérone, le premier dimanche de Carême.
  226. Le Poète indique par cette image la rapidité de sa course.
  227. « Tournèrent en cercle, » parce qu’il leur était défendu de s’arrêter un seul instant.
  228. Les pieds se portant en avant, et le cou en arrière, pour voir Dante et pour lui parler.
  229. De Gualdrade et du comte Guido naquit Ruggieri, et, de Ruggieri, Guidoguerra, qui, à la tête de quatre cents Guelfes de Florence, décida la victoire que Charles Ier remporta dans la Pouille sur Manfred.
  230. De la famille des Adimari de Florence. « Son nom devrait être cher à sa patrie, » parce que si les Florentins avaient écouté son conseil de ne pas combattre contre les Siennois, ils n’auraient pas éprouvé la défaite d’Arbia, ou de Mont-Aperti.
  231. Riche Florentin qui, ayant une femme acariâtre, la quitta et se jeta dans d’infâmes débauches.
  232. « Je ne fais que traverser ces lieux amers, pour aller où se cueillent les doux fruits ; » dans le Paradis, où Virgile a promis de le conduire.
  233. Boccace parle de Guillaume Borsieré comme d’un cavalier plein de valeur, d’enjouement et de vivacité.
  234. Qui, pendant qu’il coule dans son propre lit, avant de se jeter dans le Pô, se dirige vers le Levant.
  235. Où il prend le nom de Montone.
  236. Riche abbaye située prés de la chute du Montone, et qui aurait du être la demeure de mille religieux, au lieu du petit nombre que la Mauvaise administration des revenus permettait d’y entretenir. D’autres disent doveva, au lieu de dovria, et, sur l’autorité de Boccace, pensent qu’il s’agit d’un vaste château que les Conti, seigneurs de cette partie des Alpes, avaient eu dessein de faire bâtir, et dans l’enceinte duquel ils devaient transporter les habitants de plusieurs villages. Mais, l’auteur de ce projet étant mort, il resta sans exécution.
  237. On raconte que, dans sa jeunesse, Dante prit l’habit de saint François, et que, l’ayant quitté, il resta néanmoins, jusqu’à sa mort, du tiers ordre des Franciscains. Cette tradition admise, la corde dont il parle ici serait le cordon avec lequel il avait espéré vaincre « la panthère, » figure de l’appétit sensuel.
  238. Comme le Joueur pousse, en quelque façon, et dirige de l’œil la boule qu’il vient de lancer.
  239. La Divina Commedia, nom donné par Dante à son poème, et que l’usage a consacré.
  240. Gérion, symbole de la fraude.
  241. On croyait que le castor, lorsqu’il se préparait à chasser sa proie étendait dans l’eau sa queue huileuse, laquelle attirait les poissons.
  242. Les usuriers.
  243. Armoiries de la famille des Gianfigliacchi, de Florence.
  244. Armoiries de la famille des Ubbriacchi, de Florence.
  245. Armoiries de la famille des Scrovigni, de Padoue.
  246. Vitalien del Dente, de Padoue.
  247. Jean Bujamonte le plus infâme usurier de ce temps-là qui portait pour armes trois becs d’oiseau.
  248. Selon la Fable, la Voie lactée apparut lorsque le char du Soleil mal guidé par Phaéton, enflamma cette partie du ciel.
  249. Mauvaises bolges. Bolge, bolgia, signifie proprement bissac. Dante appelle ainsi les divisions du huitième cercle, à cause de leur forme étroite et profonde.
  250. Des portes.
  251. Il faut se représenter deux bandes de pécheurs occupant chacune une moitié de la largeur de la bolge. Une de ces bandes allait dans la direction opposée à celle de Virgile et de Dante, et par conséquent le visage tourné vers eux ; l’autre bande allait dans la même direction qu’eux, mais à plus grands pas.
  252. Lors du jubilé de l’an 1300, le pape Boniface fit établir une séparation au milieu du pont du Château-Saint-Ange, et ordonna que d’un côté passeraient les pèlerins qui allaient à Saint-Pierre, et de l’autre ceux qui en revenaient, lesquels alors avaient devant eux le mont Giordano, situé en face de ce même château.
  253. Bolonais qui, pour de l’argent, livra sa sœur à Obizzo d’Este, seigneur de Ferrare, lui ayant fait croire qu’Obizzo l’épouserait ensuite.
  254. « Tes paroles qui montrent clairement que tu me reconnais. »
  255. Parmi les divers bruits qui couraient à ce sujet, il y en avait de favorables à Caocianimico.
  256. Les Bolonais disent sipa, au lieu de si.
  257. « Parce qu’ils allaient dans le même sens que nous. »
  258. Lui promettant de l’épouser.
  259. En leur faisant croire qu’elle avait mis à mort son père Thoas, qu’elle avait caché.
  260. Bolge des flatteurs.
  261. Noble Lucquois, adulateur outre.
  262. il l’appelle servante, parce qu’elle était au service de tous.
  263. Dante met dans la bouche de Thaïs elle-même la réponse que, dans l’Eunuque de Térence, fait à Trason l’entremetteur Gnaton, chargé par lui d’offrir à Thaïs une jeune esclave, qui était son amant déguisé.
  264. Dans le langage ecclésiastique, les églises sont les épouses des pasteurs qui y sont préposés.
  265. Bolge des simoniaques.
  266. Dans l’église de Saint-Jean, à Florence, on avait creusé autour des fonts baptismaux quatre espèces de niches, afin que les prêtres qui baptisaient fussent plus près de l’eau.
  267. « Qu’on n’attribue pas cet acte à un autre motif. »
  268. Bolge des simoniaques.
  269. Comparaison tirée d’un supplice alors en usage. On creusait un trou profond, et l’on y descendait le criminel la tête en bas : puis les bourreaux y jetaient peu à peu de la terre. D’ordinaire le patient pour retarder la mort, rappelait le confesseur ; alors les bourreaux s’arrêtaient, et le prêtre se penchait sur la fosse pour entendre la confession.
  270. Le pape Nicolas III, lequel est le damné à qui Dante vient d’adresser la parole, le prend pour Boniface VIII, et s’étonne de le voir arriver si tôt.
  271. Allusion à une prophétie qui annonçait, pour l’an 1303, la mort de Boniface.
  272. L’Église.
  273. Du manteau papal.
  274. Nicolas III était de la famille des Orsini.
  275. Clément V.
  276. Au temps de la domination des rois de Syrie en Judée, Jason fut fait souverain pontife par Antiochus, que rendit flexible le don d’une grosse somme d’argent. Clément V parvint de la même manière à la papauté, au moyen d’un pacte simoniaque avec Philippe le Bel.
  277. Judas.
  278. Le Poète paraît ici faire allusion à l’argent que Nicolas III reçut de Jean de Procida pour favoriser la conjuration ourdie contre les Français dans la Sicile alors, au pouvoir de Charles II, de la maison d’Anjou.
  279. Veni, ostendam tibi damnationem meretricis magnae, quae sedet super aquas multas, cum quâ fornicati sunt reges terraeHabentem capita septem et cornua decem, (Apocalypse, chap. XVII).
  280. L’application que fait Dante, à la Rome papale, des sept têtes et des dix cornes est entendue par les interprètes en des sens si divers, que les uns voient les sept péchés capitaux là où les autres voient les sept sacrements ; les premiers pensent que, dans ce passage, le mot argomento, que nous traduisons par signe, signifie frein.
  281. L’époux de Rome, ou de l’Église romaine, est le souverain Pontife.
  282. Le premier pape. Papa signifie père.
  283. Devins.
  284. Ici la pitié est de n’en avoir aucune ; parce que, avoir compassion de ceux que punit la Justice divine, ce serait un crime contre cette Justice même.
  285. Un des sept rois qui assiégèrent Thèbes. Il était devin, et, prévoyant qu'il mourrait dans cette guerre, il se cacha en un lieu connu de sa femme seule. Mais, corrompue par le don d’un joyau que lui offrit Argia, femme de Polynice, elle découvrit la retraite de son mari, qui fut conduit à l’armée. Pendant qu’il combattait, la terre s’ouvrit sous lui, et il tomba jusqu’aux Enfers.
  286. Autre devin, natif de Thèbes. Ayant, d’une verge qu’il avait en main, frappé deux serpents, il devint femme. Sept ans après, ayant rencontré les mêmes serpents, il les frappa de nouveau, et redevint homme.
  287. Au ventre de Tirésias.
  288. Devin toscan, qui habitait les monts Luni, au-dessus de Carrare.
  289. Devineresse thébaine, fille de Tirésias. Après la mort de son père, elle erra en beaucoup de pays, pour fuir la tyrannie de Créonte. Elle eut du fleuve Tiberinus, qui s’était épris d’elle, un fils appelé OEnus, lequel fonda la ville que, du nom de sa mère, il nomma Mantova, ou Mantoue.
  290. Thèbes, où était né Bacchus.
  291. Au milieu du rivage qui borde le lac.
  292. C’est-à-dire où les évêques de Trente, de Brescia et de Vérone ont juridiction.
  293. A cause des exhalaisons du marais.
  294. Ou, selon quelques-uns, cruelle, parce qu’elle troublait les ombres des morts, et, dans ses conjurations, se souillait de sang humain.
  295. Pinamonte de Buonacossi, de Mantoue, persuada au comte Alberto Casalodi, seigneur de cette ville, de reléguer dans les châteaux voisins plusieurs gentilshommes qui faisaient obstacle à sa propre ambition. Cela fait, Pinamonte, ayant usurpé par la faveur du peuple la seigneurie du comte Alberto, fit mettre à mort une partie des nobles, et bannit les autres.
  296. « Ne feraient pas sur mon esprit plus d’impression que, sur ma vue, des charbons éteints. »
  297. Lorsque tous les Grecs en état de porter les armes partirent pour le siège, de Troie.
  298. Voyez Énéide, liv. II, v. 114 et suivants.
  299. Michel Scotto exerçait l’art de la divination au temps de l’empereur Frédéric II.
  300. Astrologue de Forli, cher au comte de Montefeltro.
  301. Savetier de Parme, autre astrologue.
  302. La lune. Suivant la croyance vulgaire, les taches de cette planète indiquent Caïn qui lève avec une fourche un fagot d’épines.
  303. « De notre bolge, » celle des faussaires, barattieri.
  304. Ce nom, qui signifie Méchante-griffe, est une espèce de sobriquet pareil à ceux des autres démons qui seront nommés plus loin.
  305. On appelait ainsi les magistrats de la ville de Lucques qui avait pour patronne sainte Zita.
  306. Ceci est dit ironiquement. Bonturo Bonturi, de la famille des Dati, était le faussaire le plus infâme de Lucques.
  307. Image du Christ, devant laquelle se prosternaient les Lucquois pour implorer le secours dont ils avaient besoin.
  308. Fleuve qui passe près des murs de Lucques.
  309. Mauvaise-Queue.
  310. Château sur les bords de l’Arno, que les Lucquois, qui le défendaient, furent, par le manque d’eau, forcés de rendre aux Pisans. à la condition qu’ils auraient la vie sauve. En traversant les troupes ennemies pour se retirer à Lucques, ils entendaient tout autour d’eux crier : « Qu’on les pende ! qu’on les pende ! » De sorte que leur frayeur fut extrême.
  311. Ébouriffé, Mal-peigné.
  312. Cette date correspond à celle de la mort du Christ.
  313. Ne sort du lac bouillant.
  314. Aile-Basse.
  315. Foule-Givre.
  316. Face-de-Chien.
  317. Barbe-Rousse.
  318. De libico, Libyen. Les déserts de Libye passaient pour être peuplés de démons.
  319. Laid-Dragon.
  320. D’un mot grec qui signifie porc.
  321. Griffe-Chien.
  322. Farfadet.
  323. Rougeaud.
  324. La fosse où sont les damnés, comme les bêtes sauvages ont leurs tanières.
  325. En signe de moquerie de ce que Virgile, trompé lui-même, avait dit à Dante pour le rassurer.
  326. « Avait donné le signal du départ. » La manière est d’accord avec le reste de cette scène grotesque.
  327. Pour passer la revue.
  328. Les Florentins avaient coutume de porter à la guerre, pour diriger les mouvements de leurs troupes, une cloche suspendue dans une tour de bois posée sur un char.
  329. Le jour avec de la fumée, et avec des feux, la nuit.
  330. Se dirigeant sur l’indication de signaux faits à terre, ou sur celle des étoiles.
  331. Locution proverbiale.
  332. Son nom était Giampolo, ou Ciampolo.
  333. « Couvert de la poix, » sous la poix.
  334. Moine sarde qui, devenu le favori de Nino, des Visconti de Pise abusa de sa faveur pour trafiquer des dignités et des emplois, et commettre beaucoup d’autres fraudes.
  335. En liberté. Di piano, locution sarde, équivaut au de plano des Latins.
  336. Sénéchal d’Enzo, roi de Sardaigne. Après la mort d’Enzo, il épousa par fraude sa veuve Adelasia, et, de cette manière, devint seigneur de Logodoro, héritage d’Adelasia.
  337. Barbariccia, chef des dix démons.
  338. Qui ne voulaient pas s’exposer à voler sur la poix de peur d’y engluer leurs ailes.
  339. C’est-à-dire Cagnazzo, qui se défiait de Gomita et de ses ruses.
  340. Désireux que Gomita échappât à Alichino, pour venir aux prises avec celui-ci.
  341. Ésope, dans cette fable, raconte qu’une grenouille, voulant noyer un rat pour le manger après, lui proposa de le prendre sur son dos et de le porter au delà d’un fossé. Au moment où la grenouille entraînait en plongeant le rat qui se débattait, un milan fondit sur eux, et les dévora tous deux.
  342. Ces deux mots ont exactement la même signification : l’un et l’autre signifient maintenant, à présent.
  343. Hypocrites.
  344. Frédéric II faisait recouvrir les criminels de lèse-majesté d’épaisses feuilles de plomb. Jetés ensuite dans un vase sous lequel on allumait du feu, ils y périssaient en d’affreux tourments, à mesure que le plomb fondait.
  345. « De couleur orange, » c’est-à-dire dorées.
  346. « Qu’elles nous font gémir, comme les poids font siffler les balances. »
  347. Ordre de chevalerie institué vers l’an 1260, à Bologne, sous le nom des Frères de Sainte-Marie, pour protéger, à titre de procureurs, les veuves, les pupilles, les étrangers, les pauvres. Ils furent ensuite nommés Frères Godenti ou Gaudenti, à cause de la vie agréable et commode dont ils jouissaient, grâce à de nombreux privilèges, comme de ne point aller à la guerre, de ne remplir aucune charge communale, etc. Déchirée par les partis guelfe et gibelin, Florence appela pour la pacifier deux de ces frères Godenti, messer Loderingo degli Andalo et messer Catalano Catalani, le premier Gibelin, l’autre Guelfe. Investis du gouvernement, ils se laissèrent tous deux corrompre par le parti guelfe ; de sorte que les Gibelins furent chassés de la ville, et les maisons des Uberti, chefs de ce parti, brûlées et détruites. Elles étaient situées dans la rue dite du Gardingo.
  348. Caïphe, qui conseilla la mort du Christ, disant : Expedit ut unus moriatur homo pro populo, il convient qu’un homme meure pour le peuple. (Jean, XI, 50.)
  349. Le grand prêtre Anne, beau-père de Caïphe.
  350. La semence des maux qu’ils eurent à souffrir plus tard.
  351. La blanche sœur du Soleil, la Lune.
  352. Larrons.
  353. Les anciens croyaient que la pierre nommée héliotrope rendait Invisible ceux qui la portaient.
  354. Vanni Fucci était bâtard de messer Fuccio de Lazzari, de Pistoie, et c’est pourquoi il est ici appelé mulet. Il accusa son ami Valli della Nona d’avoir caché dans sa maison les ornements volés par lui, Fucci, dans la sacristie de la cathédrale de Pistoie, et Vanni fut pendu sur cette accusation.
  355. « C’est-à-dire chasse ceux du parti Noir. » La division en Blancs et Noirs commença, à Pistoie, l’an 1301 ; et peu après les Blancs chassèrent les Noirs.
  356. « Rappelle des Noirs bannis par les Blancs, et change son gouvernement. » Cette prédiction, ramenée à son sens historique, signifie que, du val de Magra, où de la Lunigiana supérieure, sortira, comme la foudre, le marquis Marcello Malaspina, qui combattra les Blancs et les défera dans les champs Picéniens.
  357. Capanée. Au moment où, sur les murs de Thèbes assiégée, il insultait et défiait Jupiter, frappé par la foudre, il fut précipité au pied de ces mêmes murs.
  358. Avec les autres Centaures, dans le Cercle des Violents.
  359. Le troupeau de quatre taureaux et de quatre vaches superbes qu’Hercule, après les avoir enlevés à Gérion, roi d’Espagne, faisait paître près du mont Aventin. (Voyez Énéide, liv. VII).
  360. Etant mort avant d’avoir reçu le dixième coup.
  361. Le récit que Virgile faisait à Dante.
  362. On conjecture qu’il était de la famille des Donati de Florence. On verra tout à l’heure qu’il avait été changé en serpent, ce qui explique la question de celui qui ne le voit plus : «  serait-il resté ? »
  363. Geste par lequel on recommande le silence.
  364. Agnello Brunelleschi, Florentin.
  365. L’homme et le démon sous la forme de serpent, tombés tous deux, perdus tous deux. On peut aussi entendre que les deux formes se confondaient, se perdaient l’une dans l’autre.
  366. Le nombril.
  367. C’était deux soldats de Caton, lesquels, traversant la Libye, furent piqués par des serpents venimeux. Sabellus, intérieurement brûlé par le poison, tomba en cendres ; Nasidius enfla tellement, que sa peau se rompit. (Pharsale, liv. IX.)
  368. Métamorphoses, liv. III et liv. V.
  369. A celui des trois qui n’avait pas subi de transformation, Puccio Sciancato, qu’il nomme plus loin.
  370. Buoso degli Abati, changé en serpent.
  371. Le septième lest, ce sont les pécheurs de la septième bolge, que le Poète compare aux ordures qui remplissent la sentine d’un vaisseau.
  372. Celui qui, sous la forme du serpent, piqua Buoso au ventre.
  373. Messer Guercio Cacalcante, Florentin. Il fut tué dans un village du val d’Arno, nommé Gavillé, et sa mort fut vengée par celle de beaucoup d’habitants de ce village.
  374. Cianfa, Agnello Brunelleschi, Buoso degli Abati, Puccio Sciancato et Francesco Guercio Cavalcante, nommés dans le chant précédent.
  375. Dante est supposé accomplir son voyage en 1300, et ce fut plus tard qu’arrivèrent les malheurs dont il feint d’avoir eu la vision prophétique, et qui furent la chute du pont de la Carraia, l’incendie de dix-sept cents maisons, et les cruelles discordes entre les Blancs et les Noirs, lesquelles eurent lieu dans l’année 1304.
  376. La grâce divine.
  377. Dans les plus longs jours.
  378. Quand vient le soir.
  379. Le prophète Élisée, de qui la Bible raconte, que des enfants s’étant moqués de lui, il les maudit, et qu’à sa malédiction deux ours sortirent d’un bois voisin, et mirent en pièces quarante-deux de ces malheureux enfants.
  380. « Ne laisse voir le pécheur que la flamme enveloppe. » Nous dirions dans le même sens : qu’elle dérobe à la vue.
  381. Conseiller frauduleux.
  382. Stace raconte, dans son poème, que les corps des deux frères ayant été mis sur un même bûcher, la flamme se divisa, comme si leur haine avait encore duré après la mort (Thébaïde, XII, 430 et 431.)
  383. Tous deux grands artisans de fraude.
  384. Le cheval de bois, introduit par les Grecs dans Troie, et qui fut cause de sa perte, fut aussi celle de la venue d’Énée en Italie, et ainsi les Romains lui durent leur origine.
  385. Un oracle ayant déclaré que jamais Troie ne serait prise sans Achille, Ulysse parvint à le séparer de Déidamie, en lui cachant que le même oracle annonçait qu’il mourrait devant cette ville.
  386. Le Palladium était, comme on sait, une statue de Minerve, à laquelle étaient attachées les destinées de Troie. Ulysse et Diomède ayant pénétré de nuit dans le temple où elle était gardée, l’enlevèrent, après avoir tué les gardiens.
  387. L’Énéide.
  388. Près du mont Circio ou Circello, situé entre Gaëte et le cap d’Antium.
  389. Du nom de sa nourrice, qui y fut ensevelie.
  390. Il y a ici un souvenir d’Horace.
    Qui… multorum providus urbes. . . . . .
    Et mores hominum inspexit ; latumque per aequor,
    Dum sibi, dum sociis reditum parat, aspera multa
    Pertulit,
    dit le poète latin, en parlant d’Ulysse. (Épîtres, liv. I, ép. 2.)
  391. Aujourd’hui Ceuta.
  392. « Vous, à qui désormais il reste si peu de temps à vivre, ne refusez pas de voir et de connaître cette partie du monde que le soleil éclaire après s’être couché pour nous. » Les anciens la croyaient inhabitée.
  393. Le taureau d’airain de Phalaris, où le tyran fit brûler l’Athénien Pérille, qui l’avait fabriqué et lui en avait fait don.
  394. Se confondaient avec le murmure de la flamme elle-même.
  395. « De cet endroit des monts, situé entré Urbino et la source du Tibre, » c’est-à-dire de Monte-Feltro.
  396. La famille de Polenta, qui avait un aigle dans ses armoiries, et, possédait Ravenne et Cervia.
  397. Forli. Après un long siège qu’elle soutint contre une armée envoyée par Martin IV, et composée en majeure partie de Français, le comte Guido délit les assiégeants avec un grand carnage.
  398. « Appartient toujours aux Ordelaffi, » qui avaient pour armes un lion vert.
  399. Les deux Malatesta, père et fils, seigneurs de Rimini. Ils sont ici appelés Mastini, matins, à cause de leur cruauté, et dits « de Verrucchio, » parce que ce château tut donné par les Riminiens au premier des Malatesta.
  400. Ils le firent mettre à mort, comme le chef des Gibelins dans le pays.
  401. Faenza, située près du Lamone, et Imola, près du Santerno.
  402. Mainardo Pagani, dont les armes étaient un lionceau azur en champ blanc.
  403. Césène, baignée par le fleuve Savio.
  404. Boniface VIII.
  405. Était en guerre avec les Colonne, qui habitaient près de Saint-Jean de Latran.
  406. Ne s’était joint aux Sarrasins qui assiégeaient Acre, ou ne leur avait vendu des vivres et des armes.
  407. A cause de l’austérité de leur vie.
  408. Le pape saint Sylvestre, fuyant la persécution suscitée contre les Chrétiens, s’était caché dans une caverne du mont Siratti, aujourd’hui le mont Saint-Oreste, d’où, suivant la légende, Constantin le fit venir pour guérir sa lèpre.
  409. L’ancienne Préneste, qui appartenait aux Colonne.
  410. Célestin V, qui, en abdiquant la papauté dont les doubles clefs sont le symbole, montra qu’il tenait peu à cette haute dignité.
  411. Beaucoup promettre et tenir peu.
  412. Dérobe a la vue, cache en les enveloppant.
  413. La seconde guerre Punique.
  414. Après la bataille de Cannes.
  415. Robert Guiscard, frère de Richard, duc de Normandie, chassa les Sarrasins de la Sicile et de la Pouille après de sanglants combats.
  416. Ceux qui périrent dans la première bataille entre Manfred et Charles d’Anjou.
  417. Lieu situé sur les confins de la Campagne de Rome, près du Mont-Cassin.
  418. Manqua de foi au roi Manfred.
  419. Charles d’Anjou, combattant à Tagliacozzo, château de l’Abruzze ultérieure, contre Conradin, neveu de Manfred, dut la victoire à un conseil que lui donna Alard de Valéri, lequel ainsi « vainquit sans armes. »
  420. Le mot courée, en italien carata, appartient à notre ancienne langue, et est, encore en usage dans quelques provinces, notamment en Bretagne, où l’on dit : une courée de bœuf, de veau, de mouton, etc., c’est-à-dire le cœur, le foie, les poumons ; en un mot les viscères supérieurs.
  421. Neveu de Mahomet, dont les sectateurs se séparent des autres musulmans.
  422. Nous conservons ce mot pittoresque, crée par Dante pour peindre le châtiment des auteurs de schismes. On sait que le mot schisme signifie division, séparation.
  423. Ermite, qui prêchait la communauté des biens, et des femmes même. Suivi par plus de trois mille hommes, il vécut longtemps de pillage. Réduit enfin à s’enfermer dans les montagnes du Novarais, dépourvu de vivres, et assiégé par les neiges, il fut pris et brûlé avec Marguerite, sa compagne.
  424. Le tuyau de la gorge ensanglanté au dehors.
  425. Lieu situé dans le territoire de Bologne.
  426. A partir de Verceil dans une longueur de plus de deux cents milles, la plaine de la Lombardie va s’abaissant jusqu’à Marcabo, à l’embouchure du Pô.
  427. Messer Guido del Cassero, et Angiolello de Cignano, engagés par l’abominable tyran de Rimini. Malatesta, à venir conférer avec lui à la Cattolica, château voisin de Rimini, et s’y rendant par mer, furent noyés sur l’ordre de ce monstre de scélératesse.
  428. Mont situé près de la Cattolica, et d’où sortent des vents si impétueux, qu’ils sont fréquemment pour les mariniers une occasion de vœux et de prières.
  429. Curion, banni de Rome, décida César, qui hésitait encore, à passer le Rubicon.
  430. De la famille des Uberti, d’autres disent des Lamberti. Buondelmonte des Buondelmonti, séduit par les flatteries d’une femme de la famille des Donati, épousa sa fille, manquant ainsi à l’engagement qu’il avait pris d’en épouser une autre de la famille des Amidei. Ceux-ci le firent tuer pour venger cet affront, et ce fut Mosca qui conseilla et exécuta le meurtre. Il y décida les Amidei par cette espèce de dicton que Dante rappelle : Capo ha cosa fatta. « Fin a chose faite, » Ce meurtre « chez les Toscans fut la mauvaise semence, » c’est-à-dire la semence des discordes civiles qui bientôt après désolèrent Florence divisée en deux partis, le parti Guelfe et le parti Gibelin.
  431. Deux en un, parce que les deux parties séparées ne faisaient qu’un homme : un en deux, parce que cet homme unique était séparé en deux parties.
  432. Gouverneur de Jean, fils de Henri, roi d’Angleterre ; pendant le séjour de ce jeune prince à la cour de France, il le poussa à se soulever contre son père.
  433. On peut aussi traduire : « Ne t’apitoie pas plus longtemps sur lui. »
  434. Frère, ou, selon d’autres, fils de Messer Cione Alighieri, homme de méchante vie et instigateur de querelles.
  435. Forteresse donnée en garde à Bertrand de Bornio par le roi Jean.
  436. Il fut tué par un Sachetti.
  437. La Valdichiana, ainsi nommée à cause de la Chiana qui la traverse, est située entre Arezzo, Cortone, Chiusi et Montepulciano. La fièvre des marais y fait de grands ravages vers la fin de l’été, comme dans la Maremme et dans une partie de la Sardaigne.
  438. Alchimistes et faux-monnayeurs.
  439. Petite île voisine du Péloponèse. Au temps d’Éaque, une peste, causée par l’infection de l’air, y fit périr tous les hommes et tous les animaux. Selon la Fable, Jupiter, à la prière d’Éaque, transforma en homme les fourmis d’Egine ; d’où vint que les nouveaux habitants de cette île furent appelés Myrmidons.
  440. On dit que celui-ci est l’alchimiste Griffolino, qui se vantait d’avoir le secret de voler dans l’air. Il promit de l’enseigner à un Siennois nommé Alberto, qui le crut d’abord, et qui ensuite, S’étant aperçu de la tromperie, l’accusa devant l’évêque de Sienne, lequel tenait Alberto pour son fils : et l’évêque fit brûler Griffolino comme magicien.
  441. Ceci est dit ironiquement. Ce Stricca avait dissipé tout son bien.
  442. La riche coutume était alors une expression consacrée pour désigner le girofle et les autres épices dont les riches usaient dans l’apprêt des mets, et particulièrement des perdrix, des faisans, etc.
  443. La ville de Sienne.
  444. Jeune Siennois qui dissipa toute sa fortune en folles dépenses. Ascanio est un château au dessus de Sienne.
  445. On ignore quel était cet Abbagliato.
  446. Siennois qui avait étudié la philosophie naturelle avec Dante, et s’était ensuite appliqué à l’art de falsifier les métaux.
  447. « Avec quelle perfection j’imitais la nature. »
  448. Jeune Thébaine aimée de Jupiter, qui eut d’elle Bacchus.
  449. Dans sa haine contre les Thébains, Junon frappa de folie furieuse Adamante, roi de Thèbes, de sorte que, rencontrant sa femme Iné qui portait dans ses bras ses deux jeûnes fils, Léarque et Mélicerte, il la prit pour une lionne, et s’écria : « Tendons les rets, etc. »
  450. Se jeta dans la mer où elle se noya.
  451. Lorsque, après le sac de Troie, Hécube était conduite en captivité dans la Grèce, elle rencontra sur les rivages de la Thrace le corps de son fils Polydore, que Polymnestor avait tué ; et, à cet aspect, saisie d’une douleur forcenée, elle poussa des cris lamentables que le Poète compare aux aboiements d’un chien. Une expression de Juvénal pourrait faire croire que, selon la Fable, elle fut en effet métamorphosée en chienne :
    Torva canino
    Latravit rictu,
    dit-il, Satire X, fin, vers.
  452. Griffolino, d’Arezzo.
  453. « Ce furieux. » Les follets étaient des esprits qu’on croyait répandus dans l’air.
  454. Gianni Schicchi, Florentin, fameux par son talent de contrefaire les personnes. Buoso Donati étant mort sans laisser de testament, ce qui privait d’une partie de ses biens son lits Simon Donati, celui-ci pria Schicchi de se mettre au lit, d’y contrefaire Buoso malade, et de dicter un testament en sa faveur. Schicchi y consentit, mais à la condition de se léguer à lui-même une jument blanche, appelée la donna della torma, la Dame, la Peine du troupeau.
  455. Formule appréciative dont on a déjà vu des exemples : c’est le sic des Latins.
  456. Fille de Cinyre, roi de Chypre, Etant devenue amoureuse de son père, elle parvint, en se déguisant, a satisfaire sa passion criminelle.
  457. Brescian, qui, à la prière des comtes de Romena, lieu situé près des collines du Casentino falsifia la monnaie, et pour ce crime fut brûlé vif.
  458. Le florin d’or, qui portait l’effigie de saint Jean-Baptiste, patron de Florence, et sur l’autre une fleur de lis. De fiore, est venu le nom de fiorino, florin.
  459. Comtes de Romena ; on dit que leur frère s’appelait Aghinolfo.
  460. C’est-à-dire « pour la joie de me désaltérer à la fontaine de Branda. » C’était une fontaine de Sienne, célèbre pour l’abondance et la limpidité de ses eaux.
  461. La femme de Putiphar.
  462. Celui qui, trompant les Troyens par ses parjures, fut cause de la perte de Troie.
  463. L’eau où Narcisse, voyant son image, devint amoureux de lui-même.
  464. « Continue de regarder, sans perdre le temps à écouter ceux-là. »
  465. Les poètes disent que la lance d’Achille, laquelle avait auparavant appartenu a son père Pélée, avait la vertu de guérir les blessures qu’elle avait faites.
  466. La défaite de Roncevaux.
  467. Château qui appartenait aux Siennois.
  468. Lequel manque aux baleines et aux éléphants, ce pourquoi la nature put, justement et prudemment, les laisser subsister.
  469. La grosse pomme de pin en bronze, autrefois, placée sur la môle d’Adrien, et transférée de là sur le campanile de Saint-Pierre de Rome, d’où, renversée par le tonnerre, on la transporta dans le jardin du Vatican, près du corridor du Belvédère, où on la voit encore aujourd’hui.
  470. D’autres écrivent ainsi ces mots qui n’ont aucun sens : Rafel mai amech zabè almié.
  471. Dante suppose que Dieu troubla l’esprit de Nembrod, lorsqu’il entreprit d’élever une tour jusqu’au ciel. Il lui dit de laisser sa langue inintelligible, et de s’en tenir à donner du cor ; et comme le géant semble ne savoir où le prendre. Virgile l’avertit qu’il trouvera à son cou la courroie par laquelle il est suspendu en travers de sa large poitrine.
  472. Coto. Les interprètes assignent divers sens, tous plus ou moins subtils, à ce mot. Le plus simple nous a paru le plus vrai.
  473. Autour de la partie du corps qui était à découvert, c’est-à-dire du buste.
  474. Dans le fond de l’Enfer.
  475. Lucain, dans son poème, feint que le lieu où Scipion vainquit Annibal, était autrefois le royaume d’Antée.
  476. Lorsque les géants tentèrent d’escalader le Ciel.
  477. Deux autres géants.
  478. On a déjà pu remarquer, plusieurs fois, que Dante suppose dans presque tous les morts, le désir d’être rappelé à la mémoire des vivants.
  479. Si Dieu, par grâce, n’abrège le temps de son pèlerinage terrestre pour l’appeler à soi.
  480. Qu’Antée pût les embrasser tous deux ensemble.
  481. La Carisenda ou Garisenda est une tour de Bologne, ainsi appelée du nom de celui qui la fit bâtir. Elle est fortement inclinée, de sorte qu’à celui qui, d’en bas, du côte où elle penche, verrait un nuage passer au-dessus d’elle, le nuage paraîtrait immobile, et la tour se mouvoir, par conséquent pencher en sens contraire.
  482. Neuvième cercle divisé en quatre autres enceintes circulaires.
  483. Le mot rime signifie ici vers, poésie, et c’était aussi une des acceptions du mot « rimes » dans notre ancienne langue, à laquelle les Italiens l’ont emprunté. Aucun autre ne rendrait exactement la pensée de Dante,
  484. Maman et papa.
  485. Les Muses.
  486. Première enceinte.
  487. « Frères » se rapporte ou à tous les damnés de cette enceinte, ou aux deux frères Alberti, l’un desquels est celui qui parle.
  488. Haute montagne de la Sclavonie.
  489. Autre montagne très élevée en Toscane, près de Lucques. dans le territoire appelé la Graffagnana.
  490. Les relevant en arrière.
  491. Falterona, vallée de la Toscane, que le Bisenzio traverse pour se jeter dans l’Arno.
  492. Aberto degli Alberti, noble Florentin.
  493. Ils eurent une même mère.
  494. Une des quatre enceintes du neuvième Cercle, laquelle tire son nom de Caïn, et où sont punis les traîtres envers leurs parents.
  495. Ironiquement pour la glace.
  496. Mordrec, fils d’Arthus, roi de la Grande-Bretagne, s’étant embusqué pour tuer son frère, celui-ci l’aperçut et le frappa de sa lance. Un rayon de soleil passa, dit la légende, à travers la plaie, de sorte que, d’un seul coup, Arthus perça la poitrine et l’ombre projeté par le corps.
  497. Focaccia de Cancellieri. Il coupa la main d’un de ses cousins et tua son oncle, ce qui fut l’origine des factions des Noirs et des Blancs à Pistoie.
  498. Florentin qui tua son oncle.
  499. Messer Camicione de Pazzi de Valdarno, qui tua en trahison Messer Ubertino, son parent.
  500. Messer Carlino de’ Pazzi, de la faction des Blancs, livra pour de l’argent, aux Noirs de Florence, le château de Piano di Trevigna. Camicione attend qu’il vienne le disculper ; c’est-à-dire que son crime fasse paraître le sien moindre.
  501. Celui qui parle est Bocca degli Abati, florentin du parti Guelfe par la trahison de qui quatre mille Guelfes furent tués près du Mont Aperti.
  502. Autre enceinte, ainsi nommée d’Anténor, qui, selon Dictys de Crète et Darès le Phrygien, trahit Troie, sa patrie.
  503. Bocca, qui croit Dante une ombre, s’étonne que ses pieds heurtent les joues de ceux gisant là, comme si c’étaient les pieds d’un vivant.
  504. Buoso da Duera de Crémone : il vendit au comte Gui de Montfort, commandant de l’armée française, le passage par où celui-ci entra dans la Pouille.
  505. Il était de Pavie, et abbé de Vallombreuse. Envoyé par le Pape légat à Florence, il y trama, de concert avec les Guelfes, un complot contre les Gibelins, lequel ayant été découvert, on lui trancha la tête.
  506. Giovanni Soldanieri, du parti Gibelin. Les Gibelins voulant enlever le pouvoir aux Guelfes, il les trahit, se joignit aux Guelfes, et se fit chef du nouveau gouvernement.
  507. Le traître dont il est tant parlé dans l’histoire fabuleuse de Charlemagne.
  508. Il était de Faenza, et ouvrit, de nuit, en trahison, les portes de cette ville aux Bolonais.
  509. Tidée, fils d’Ænée, roi de Calydonie, et Ménalippe, Thébain, combattant l’un contre l’autre près de Thèbes, furent tous les deux mortellement blesses. Tidée, qui survécut à son ennemi, se fit apporter sa tête, et la rongea de rage.
  510. « A cette condition, qu’en échange de ce que tu me diras, je publierai dans le monde le crime de celui que tu ronges, et la justice de la vengeance. »
  511. Ugolino, comte de la Gherardesca, noble Pisan du parti Guelfe. D’accord avec l’archevêque Ruggieri degli Ubaldini, il chassa de Pise son neveu Nino, et se fit seigneur de la ville à sa place. Mais, par envie et par haine de parti, l’archevêque, aidé des Gualandi, des Sismondi et des Lanfranchi, souleva le peuple contre le comte, fit prisonniers lui, ses deux fils Gaddo et Ugaccione, et ses trois petits-fils, Ugolino, surnommé il Brigata, Arrigo et Anselmuccio, les enferma dans la tour des Gualandi, dite des Sept-Voies : puis, afin qu’on ne pût leur porter d’aliments, en fit jeter les clefs dans l’Arno.
  512. La tour où on l’enferma, comme on enferme les poulets dans une mue, et qui depuis lors appelée la Tour de la Faim.
  513. « Lorsqu’en voyant ces visages défaits, je compris combien je l’étais moi-même. »
  514. Du pays où se parle la langue italienne.
  515. Deux petites îles situées près de l’embouchure de l’Arno.
  516. L’un fils, l’autre petit-fils d’Ugolin.
  517. Alberigo de Manfredi, seigneur de Faenza, se dit frère Gaudente. S’étant brouillé avec quelques-uns d’eux, il feignit de se réconcilier, et les invita à un repas somptueux. Au moment où il ordonnait d’apporter les fruits, ce qui était le signal convenu, des sicaires apostés se ruèrent sur les convives, et en tuèrent plusieurs.
  518. « Pour le mal que j’ai fait, je reçois mal plus grand. »
  519. Troisième enceinte du neuvième Cercle, ainsi nommée ou de Ptolémée, roi d’Égypte, qui trahit Pompée après sa défaite à Pharsale, ou de Ptolémée, prince des Juifs, qui tua en trahison son beau-père et deux de ses cousins.
  520. Celle des trois Parques qui tranche le fil de la vie.
  521. Génois qui tua en trahison Michel Zanche, son beau-père, que Dante met aussi en enfer, parmi les artisans de fraude, ch. xxii.
  522. On dit que c’était un de ses neveux, qui l’aida à commettre le meurtre.
  523. « L’étendard du roi de l’Enfer s’avance vers nous. » Ce vers que Dante applique à Lucifer, en y ajoutant le mot inferni, est le premier d’une hymne de l’Église en l’honneur de la Croix.
  524. Dans la gueule de Lucifer.
  525. Le jour étant divisé en quatre parties égales, tierce, sexte, none vesper ou le soir, mi-tierce est la huitième partie du jour. Un peu auparavant, Virgile avait dit que la nuit commençait à se faire ; mais comme au moment où le soleil se couche dans un hémisphère, il se lève dans l’autre, il est naturel qu’il soit déjà élevé sur l’horizon de celui où les voyageurs se trouvent maintenant.
  526. Lucifer.
  527. Qui en traverse le centre.
  528. Expression empruntée à la Genèse, où la « terre sèche, » c’est-à-dire non couverte par les eaux, est appelée l’aride.
  529. Allusion au consommatum est de l’Évangile.
  530. Dante appelle Giudecca la quatrième et derrière sphère du neuvième Cercle où est Judas, et qui s’étend, des glaces du Cocyte, jusqu’au fond du puits. La partie de l’autre hémisphère correspondante à cette enceinte est la petite sphère qui forme l’autre face de la Giudecca. Il est clair qu’après avoir dépassé le centre, c’est la première que Virgile et Dante aient dû rencontrer.
  531. La terre, qui originairement s’élevait au-dessus des eaux, s’enfonça dessous, et s’en fit comme un voile quand Lucifer tomba, et en même temps elle se remontra, elle s’éleva dans l’autre hémisphère.
  532. Pour former la montagne que, dans l’autre Cantique, on verra être celle du Purgatoire.
  533. Dante adresse ici la parole au lecteur.
  534. Ce passage n’est pas sans difficulté. Selon les commentateurs le sens serait : éloigné de Belzébub de toute la profondeur de l’Enfer, et alors, pour eux, le lieu dont parle Dante est comme ils l’expliquent, la superficie de l’hémisphère opposé au nôtre. Mais, 1° Laggiù semble désigner le lieu où Virgile et Dante étaient en ce moment, c’est-à-dire la petite sphère qui forme l’autre face de la Giudecca ; 2° la surface de la terre est partout visible, et ainsi non per vista noto ne se comprendrait pas ; 3° d’où et comment le ruisseau descendrait-il à la surface de la terre ? Nous pensons que, soit que le mot tombe signifie, ce qui nous semble mieux d’accord avec le contexte, tout l’Enfer, ou seulement le fond du cône où Lucifer est plongé dans la place, le sens est qu’au delà de « cette tombe, » et à partir du point jusqu’où elle s’étend, c’est-à-dire où elle se termine, est un lieu obscur, puisqu’il est situe prés du centre de la terre où le jour ne pénètre point, et que dans ce lieu descend un petit ruisseau, dont le bruit indique à Virgile et à Dante la route qu’ils doivent suivre dans l’obscurité, pour monter jusque-là où ils reverront la lumière.
  535. La poésie de la mort.
  536. Les filles de Piérius, de Pella, ville de Macédoine, ayant provoqué les Muses au combat du chant, furent vaincues et changées en pies.
  537. Jusqu’au cercle le plus élevé du Ciel, ou le cercle des Étoiles.
  538. Venus.
  539. Le Soleil étant dans le Bélier, situé derrière le signe des Poissons, ceux-ci étaient voilés par la lumière de Vénus, qui précédait un peu le Soleil.
  540. Si ces quatre étoiles sont celles appelées la Croix du Sud, on ignore comment Dante pouvait les connaître, à moins que ce ne fût peut-être par Marco Polo, que ses voyages avaient conduit jusqu’à Java.
  541. Le pôle nord.
  542. Caton d’Utique.
  543. De l’Achéron.
  544. Marcia n’étant point du nombre des élus, les liens qui l’unissaient à elle sont désormais rompus.
  545. Comme l’avait ordonné Caton.
  546. Le mont du Purgatoire étant, comme le suppose Dante, l’antipode de Jérusalem, ils ont tous deux le même horizon, avec cette différence que l’horizon oriental de l’un est l’horizon occidental de l’autre. Quand donc le soleil se couche à Jérusalem, il se lève sur le mont du Purgatoire. De plus, la nuit qui parcourt l’hémicercle opposé à celui du jour, arrive comme lui de l’Orient, sortant du Gange, selon l’expression du Poète, c’est-à-dire de l’Inde, située à l’orient de Jérusalem.
  547. La Nuit tient au-dessus de sa route ténébreuse le signe de la Balance, pendant que les nuits s’accourcissent, ou du solstice d’hiver au solstice d’été ; mais, quand les nuits s’allongent, du solstice d’été au solstice d’hiver, les Balances tombent de sa main ; en d’autres termes, elle accomplit son cours sous un autre signe.
  548. Le Poète indique ici les trois couleurs diverses dont le ciel se nuance avant le lever du soleil, le blanc de l’aube, le vermeil de l’aurore, et l’orangé qui précède un peu le soleil.
  549. « Lorsque Israël sortit d’Égypte. » Ps. CXIII.
  550. Le soleil étant alors dans le Bélier, que le Capricorne précède, à la distance d’un quart de cercle, il est clair que le soleil en montant le chassait du milieu du ciel.
  551. En achevant de se purifier dans le Purgatoire
  552. Excellent musicien de Florence, et très aimé de Dante, dont il avait mis en chant plusieurs canzoni.
  553. On pourrait traduire aussi : Pourquoi cette terre t’a-t-elle été si longtemps déniée ? Avant d’entrer dans le Purgatoire, Casella avait été retenu dans un lieu intermédiaire où certaines âmes devaient séjourner plus ou moins longtemps, et duquel Dante ne dit rien de plus.
  554. Par l’effet des prières adressées à Dieu pendant le Jubilé ouvert trois mois auparavant.
  555. « Où le Tibre se jette dans la mer. » Le Poète, disent les glossateurs, veut faire entendre que ceux-là seuls sont sauvés qui meurent dans le sein de l’Église romaine.
  556. C’est ainsi que commence une des plus belles canzoni de Dante.
  557. Les souillures du péché.
  558. La Justice divine.
  559. Dans une seule pensée, la crainte de perdre Virgile.
  560. Des eaux qui baignent le pied du mont.
  561. Mantoue, patrie de Virgile.
  562. Virgile est lui-même de ces autres, et c’est le sujet de sa tristesse et de son trouble.
  563. Lieux situés aux deux extrémités de la rivière de Gênes ; Lerici, au levant, près de Sarzane ; Turbia, au couchant, près de Monaco.
  564. Les premières de cette troupe d’âmes heureuses alors, par l’assurance de leur salut.
  565. Le bord escarpé de la rampe.
  566. Elle avait nom Constance, et fut mère de Frédéric, roi de Sicile, et de Jacques, roi d’Aragon.
  567. L’archevêque de Cosenza, envoyé par le pape Clément IV au roi Charles, pour le pousser à attaquer Manfred.
  568. « Avait bien lu dans l’Écriture ce que je viens de dire de la justice divine. »
  569. Selon que le raconte Villani, le roi Charles Ier, ne voulant pas que le corps de Manfred, mort excommunié, fût déposé en terre sainte, le fit enterrer au bout du pont de Bénévent, et chaque soldat de l’armée jeta une pierre sur sa fosse. Cette sorte d’amas de pierres s’appelait mora. Villani ajoute, qu’au dire de quelques-uns, l’archevêque de Cosenza, par ordre du Pape, fit enlever de ce lieu, qui était de terre d’Église, et transporter près du fleuve Verde, les os de Manfred.
  570. « Ceux qui sont encore sur la terre. »
  571. Platon, et d’autres après lui, croyaient qu’il y a trois âmes dans l’homme : l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme intellective, qu’il plaçait la première dans le foie, la seconde dans le cœur, la troisième dans le cerveau. Elles survenaient successivement, et dans l’ordre où on vient de les nommer, à mesure que, le corps se développant, se formaient les organes correspondants à leurs fonctions.
  572. Qui n’est pas en relation avec les objets extérieurs, ou excitée par eux.
  573. Ville du duché d’Urbin, située sur une montagne élevée.
  574. Ville de l’État de Gènes, entre Finale et Savone, sur le bord de la mer.
  575. Très haute montagne de Lombardie, dans le territoire de Reggio.
  576. C’est-à-dire que l’inclinaison de la pente qu’ils moulaient était de plus de 45 degrés.
  577. Lorsqu’il s’arrête pour prendre quelque repos, le voyageur aime à regarder en arrière l’espace déjà parcouru.
  578. La constellation des Gémeaux.
  579. Le soleil qui réfléchit comme un miroir la lumière de Dieu.
  580. La constellation des Gémeaux étant plus près de l’Ourse ou du pôle arctique que celle du Bélier, si, au lieu d’être dans le Bélier, le Soleil avait été dans les Gémeaux, le point du zodiaque rougi par les rayons solaires aurait été plus voisin de l’Ourse.
  581. Ici, et plus bas, Dante établit deux choses très claires : 1° que deux observateurs placés à l’antipode l’un de l’autre dans les deux hémisphères opposés, et ayant par conséquent le même horizon, l’un voit le soleil se lever au même point où l’autre le voit se coucher ; 2° qu’étant dans une position inverse par rapport à l’équateur, pour l’un le soleil s’avance vers le sud, et pour l’autre vers le nord.
  582. L’astronomie, un des quatre arts libéraux, dans la division scolastique.
  583. Habile facteur d’instruments de musique, mais très paresseux.
  584. Il ne le plaint pas, parce que son salut est désormais assuré.
  585. « Ton ancienne paresse. »
  586. « Puisque l’ange qui garde la porte du lieu où je dois subir ma peine ne m’y laisserait point entrer. »
  587. « Il est minuit ici, et la nuit commence dans le Maroc. »
  588. « De celui qui est le plus bas. » Cette ombre s’étonne que Dante intercepte les rayons du soleil, ce que ne font pas ceux qui habitent ces lieux, ayant laissé leurs corps sur la terre.
  589. Le psaume Miserere mei, Deus.
  590. Entre la Romagne et le royaume de Naples.
  591. Jacques del Cassero, de Fano, qui parle ici, s’était fait un ennemi implacable d’Azzon III d’Esté, marquis de Ferrare ; Cassero, en se rendant à Milan, où l’avait appelé Maffeo Visconti pour y exercer la charge de podestat, fut assailli et tué à Oriago, village entre Venise et Padoue, par des sicaires d’Azzon. Il s’était, en fuyant, embarrassé dans les boues et les joncs d’un marais où il avait cherché un refuge.
  592. C’était une opinion ancienne que l’âme avait son siège dans le sang.
  593. Sur le territoire de Padoue fondée par Antenor.
  594. Lieu situé dans Padouan, près de la Brenta.
  595. « Si s’accomplit, » c’est-à-dire, « que puisse s’accomplir ! » On a déjà vu dans le premier Cantique plusieurs exemples de cette formule appréciative, imitée des Latins.
  596. Il était fils du comte Guido de Montefeltro, et marié à une femme nommée Giovanna. En combattant contre les Guelfes, à la déroute de Campaldino, dans le Casentin, il fut blessé, et l’on n’a jamais su ce qu’il devint. Ainsi ce que raconte Dante est une pure fiction.
  597. Couvent des Camaldules.
  598. L’Archiano perd son nom en se jetant dans l’Arno.
  599. « Toi qui es du ciel. »
  600. Les vapeurs.
  601. Lieu appelé aujourd’hui Prato-Vecchio, et qui sépare le val d’Arno du Casentino.
  602. L’Apennin.
  603. Les torrents.
  604. L’Arno.
  605. « Dénoua les bras que j’avais croisés sur ma poitrine. »
  606. Des débris et de la terre qu’il avait entraînés.
  607. De la famille des Tolomei de Sienne, et Femme de Nello della Pietra. Un jour d’été que dans la Maremme, elle était à la fenêtre, un homme de la maison la saisit par les jambes et la précipita dans la rue, par l’ordre de son mari, qui la soupçonnait d’adultère.
  608. Jeu qui se joue avec trois dés.
  609. A qui il donne quelque chose.
  610. Messer Benincasa d’Arezzo. Etant vicaire du podestat de Sienne, il fit mourir Tacco, frère de Ghino Tacco, et Turino de Turrita, son neveu, pour avoir volé dans les rues. Ghino, pour venger son frère, vint à Rome, où Benincasa était auditeur de Rote, et, après l’avoir tué sur son siège même, il lui coupa la tête, qu’il emporta hors de Rome en se sauvant.
  611. Cione de Tarlati, qui, en poursuivant les Bostoli, fut emporté par son cheval dans l’Arno, où il se noya.
  612. Fils du comte Guiddo de Battifolle. Il fut tué par un des Bostoli surnommé il Fornaiulo, le Boulanger.
  613. Farinata degli Scoringiani, de Pise. Après qu’il eut été tué par ses ennemis, Mazzucco, son père, supporta sa mort avec une grande force d’âme, et exhorta ses parents à se réconcilier avec les meurtriers.
  614. Quelques-uns croient qu’il était de la famille des Alberti, et qu’il fut tué en trahison par les siens mêmes. D’autres veulent qu’il ait été fils du comte Napoleone de Carbaïa, et disent qu’il fut tué par son oncle, le comte Alberto de Mangona.
  615. Ministre de Philippe le Bel, mis à mort sur de fausses accusations de la reine, qui l’avait pris en haine.
  616. Parmi les vivants.
  617. C’est-à-dire : qu’elle pourvoie à ce dont Pierre de Brosse a besoin ici. Qu’elle prie et fasse prier pour lui, si elle ne veut pas que sa place soit parmi les damnés.
  618. Allusion à ce vers de l’Enéide, liv. VI :
    Desine fata Deum flecti sperare precando.
  619. Expression consacrée chez les juriconsultes : apex juris.
  620. C’est-à-dire : parce que ceux qui priaient étaient séparés de Dieu.
  621. « Qui fera resplendir à ton intelligence le vrai dont elle réfléchit la lumière. »
  622. Virgile et Dante montant par la partie orientale du mont, et le soleil étant alors au couchant, il est clair que le mont le leur cache et les couvre de son ombre.
  623. On ne sait presque rien de Sordello, si ce n’est qu’il était de Mantoue. Il a cependant dû jouir de quelque célébrité en son temps, et l’apostrophe à l’Italie, à l’occasion de la rencontre que le Poëte fit de lui dans le Purgatoire, pourrait faire croire qu’il était Gibelin et particulièrement considéré dans son parti.
  624. C’était le cri de tous les vrais Italiens à cette époque funeste. Ils sentaient que leur patrie périssait par ses divisions. Grazolli, contemporain de Dante, s’écriait comme lui :
    Regno diviso mai non si difende.
    Misera Italia ! tu l’hai ben esperto,
    Che in te non è Latino
    Che non struga il vicino,
    Quando per forza e quando per mal’arte.

    « Royaume divisé jamais n’a de défenses. Malheureuse Italie ! tu l’as bien éprouvé. En toi nul Latin qui ne détruise son voisin, tantôt par la force, tantôt par méchant artifice. »

  625. Justinien répara le frein de l’Italie, en recueillant les lois romaines et les disposant selon un ordre méthodique, « Mais à quoi bon, » dit le Poète, « s’il n’est personne pour les faire exécuter ? »
  626. « A empêché César de monter dessus. » Selon d’autres, qui donnent un sens au mot predella, il faudrait traduire : « Depuis que tu as mis la main à la bride. »
  627. Albert d’Autriche, fils de l’empereur Rodolphe, lequel refusa de venir en Italie.
  628. Au delà des Alpes.
  629. Familles gibelines de Vérone.
  630. Autres nobles familles d’Orvieto.
  631. Par les Guelfes.
  632. Dans l’État de Sienne.
  633. Ceci est dit ironiquement
  634. « Les regards de ta justice ».
  635. On ignore quel était ce Marcel. Quelques-uns conjecturent qu’il s’agit de Marcellus, qui fut consul pendant la guerre entre César et Pompés.
  636. Ironiquement.
  637. Virgile suppose qu’avant Jésus-Christ la route du Purgatoire n’était pas ouverte aux âmes retenues alors dans les Limbes.
  638. Aux genoux.
  639. Les enfants morts sans baptême.
  640. Les vertus dites Théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité.
  641. Où le bord s’abaisse de plus de moitié.
  642. Si l’on brise une émeraude, la couleur est plus vive dans la cassure, et ainsi la plus fraîche est la plus verte.
  643. Père d’Albert, dont il est parlé dans le chant précédent.
  644. La Bohême.
  645. Que son fils Venceslas parvenu à l’âge d’homme.
  646. Philippe III, père de Philippe le Bel. Il mourut peu de temps après avoir été vaincu par les Flamands.
  647. Henri III, roi de Navarre, comte de Champagne.
  648. C’est-à-dire : ils sont l’un père et l’autre beau-père de Philippe le Bel, cause des maux de la France. »
  649. Pierre III, roi d’Aragon.
  650. En chantant la Salve Regina.
  651. Charles I, roi de Sicile.
  652. Pierre III eut quatre fils : Alphonse, Jacques, Frédéric et Pierre. Celui-ci, qui est l’adolescent dont parle Dante, n’hérita d’aucune portion des royaumes de son père.
  653. La valeur.
  654. A Charles Ier.
  655. La Pouille et la Provence se plaignent déjà du mauvais gouvernement de ses descendants.
  656. C’est-à-dire : ses fils sont autant au-dessous de lui, que Constance se glorifie d’être par son mari, Pierre III, roi d’Aragon, au-dessus de Béatrice et de Marguerite. Elles étaient filles de Raimond Béranger V, comte de Provence, et mariées l’une à saint Louis, roi de France, l’autre à Charles, roi de Sicile, son frère.
  657. Henri III, fils de Richard Cœur-de-Lion, lequel, dit Villani, fut « un homme simple et de bonne foi ».
  658. « De Henri, dit encore Villani, naquit Edouard, qui régna de notre temps et fit de grandes choses. »
  659. Guillaume, marquis de Montferrat, fut pris et mis à mort par les habitants d’Alexandrie, d’où s’ensuivit une guerre acharnée entre eux et ceux de Montferrat et du Canavèse.
  660. Avant que s’éteigne la lumière. Commencement de l’hymne que l’Église chante à compiles.
  661. Plusieurs interprètes pensent qu’au contraire le sens est : « Si subtile est l’allégorie, qu’aisément on ne pourrait pas l’entendre. »
  662. « Avant que je fusse descendu dans le vallon. »
  663. De la maison des Visconti de Pise, chef du parti guelfe, et neveu du comte Ugolino della Gherardesca. Il avait exercé l’office de juge dans le district de Gallura, en Sardaigne.
  664. De la famille des Malespini, marquis de Lunigiana. Il était père de Marcello ou Morello, qui avait donné asile à Dante pendant son exil.
  665. Nino avait une fille, nommée Giovanna, de Béatrice d’Este, qui, après sa mort, se remaria à Galéas Visconti, de Milan.
  666. Les veuves portaient un bandeau blanc.
  667. Armoiries des Visconti de Milan.
  668. Armoiries de Nino.
  669. Les anges préposés à la garde du vallon.
  670. Une coopération suffisante.
  671. Du ciel qu’émaillent les étoiles.
  672. District de la Lunigiana.
  673. De la richesse.
  674. C’est-à-dire que le soleil ne reviendra pas sept fois dans le signe du bélier, ou qu’il ne se passera pas sept ans.
  675. « Que cette courtoise opinion ne soit affermie dans ton esprit plus fortement que par les discours d’autrui, si s’accomplissent les jugements de Dieu. » Allusion à l’hospitalité que Dante reçut de Morello, fils de Conrad.
  676. L’Aurore. Le Poëte l’appelle concubine, parce qu’ayant, quoique déesse, épousé un homme mortel, il ne pouvait y avoir entre elle et lui de véritable mariage.
  677. Céphale.
  678. Des étoiles qui forment la constellation du Scorpion.
  679. C’est-à-dire qu’on entrait dans la troisième heure de la nuit, selon la manière italienne de compter les heures, à partir de l’Ave Maria ; mais alors l’aurore dont parle le Poëte serait l’aurore de la lune, et non du soleil. Ceux qui veulent qu’il s’agisse de l’aurore du soleil pensent que la description qui précède doit s’appliquer à notre hémisphère, ce qui s’accorde mal avec ces mots : au lieu nous étions.
  680. « Mon corps ».
  681. Allusion à la fable de Progné.
  682. Sur le mont Ida, d’où Jupiter, transformé en aigle, l’enleva dans le ciel.
  683. Si mes paroles s’élèvent avec lui.
  684. Ces sept P indiquent les sept péchés capitaux qui s’expient dans les cercles que Dante va parcourir.
  685. Les interprètes s’accordent à voir dans ces deux clefs le symbole du sacrement de pénitence. Celle d’or représenterait l’autorité du confesseur, et l’autre, la science et la prudence avec lesquelles il doit en user.
  686. « Que, selon mes désirs, la porte s’ouvrit. »
  687. Selon le sens moral : d’être plutôt facile que sévère à absoudre le pécheur, pourvu qu’il se montre repentant.
  688. Vers l’intérieur.
  689. Allusion aux vers où Lucain décrit le bruit strident des portes dont retentit la roche Tarpéienne, lorsque, malgré le tribun Marcellus, César força l’entrée du trésor public, et le dépouilla des richesses qui, depuis de longues années, y étaient déposées.
  690. Unie à une douce mélodie.
  691. De manière à laisser autour de soi un chemin praticable et uni.
  692. L’ange Gabriel, qui annonça à Marie que le fils de Dieu s’incarnerait en elle.
  693. A l’Esprit-Saint, par qui s’accomplit en elle l’incarnation du Verbe.
  694. « Voici la servante de Dieu. »
  695. Lorsque David la fit transporter de Cariatarim à Jérusalem.
  696. Allusion à l’histoire d’Oza qui, ayant étendu la main pour soutenir l’Arche près de tomber, fut frappé de mort.
  697. Ces chœurs étaient si parfaitement représentés, qu’à l’œil on aurait dit : ils chantent, quoique l’oreille n’entendit rien.
  698. L’Arche sainte.
  699. La victoire qu’il remporta sur le démon, en tirant de l’Enfer l’âme de Trajan.
  700. « Celui qui sera empereur à ma place. »
  701. « Que te servira qu’un autre, faisant justice, ait le mérite du bien, si tu négliges le tien propre ? »
  702. Dieu.
  703. Sur notre terre.
  704. Au jugement dernier.
  705. Qui, sans que rien puisse l’en défendre, doit comparaître devant l’éternelle Justice.
  706. Entomata in difetto, défectueux. C’est un terme de l’École. Au lieu d’entomata ; des manuscrits donnent attomata ou antomatta.
  707. Une cariatide.
  708. « Mais parce que là ton amour s’épand avec plus d’abondance sur ceux que tu créas, les premiers, » c’est-à-dire les Anges.
  709. Littéralement, à ta haute vapeur, c’est-à-dire à ta haute Sagesse, appelée, dans l’Écriture, virtutis Dei, et emanatio quœdam claritatis omnipotentis Dei sincera. Sapient. cap. VII.
  710. Étant désormais à l’abri de la tentation.
  711. Semblable à celui qui, durant le sommeil, oppresse quelquefois la poitrine : — le cauchemar.
  712. La Superbe, que saint Augustin compare aussi a la fumée : Videle fumum superbiae similem, ascendentem, tumescentem, vanescentem.
  713. C’est-à-dire : qui sont dans la grâce de Dieu.
  714. « De Virgile, derrière qui je marchais. »
  715. Umberto, fils de Guillaume Aldobrandeschi, des comtes de Santa-Fiore, famille puissante de la Maremme de Sienne. Il fut tué à Campagnatico par les Siennois qui le haïssaient, à cause de son orgueil.
  716. Oderisi d’Agobbio ou de Guibbio, ville du duché d’Urbin, était un excellent miniaturiste de l’école de Cimabuë.
  717. « Lorsque je pouvais pécher encore, » ou : avant de mourir.
  718. « Combien courte est la gloire de ceux qui paraissent avoir atteint le sommet de l’art, si la barbarie, en arrêtant le progrès, n’empêche pas que d’autres s’élèvent au-dessus d’eux. »
  719. Guido Cavalcante, philosophe et poète florentin, effaça la renommée de Guido Guinicelli, de Bologne.
  720. « Qui les surpassera tous deux. » Il parle de lui-même.
  721. Comme en changeant de coté, de direction, le vent change de nom, ainsi la renommée n’est qu’un souffle variable, un vrai nom qui passe de l’un à l’autre.
  722. Ces mots, du langage de l’enfance, signifient, le premier pain, le second argent, par onomatopée.
  723. Lorsque les Florentins furent défaits par les Siennois à Montperto, alors que fière et superbe était Florence, semblable aujourd’hui à une vile courtisane.
  724. Le soleil.
  725. Aussi habile politique que guerrier, mais rempli d’orgueil et d’audace. Provenzan Salvini s’empara du gouvernement de Sienne. Après avoir vaincu les Florentins au combat de l’Arbia, il fut lui-même défait et tué par Giambertoldo, vicaire de Charles Ier, roi de Pouille, et chef du parti guelfe, lequel fit promener sa tête dans le camp au bout d’une pique.
  726. Un de ses amis étant retenu en prison par le roi Charles, qui exigeait dix mille florins d’or pour le relâcher, Salvini, afin de recueillir cette somme, brisa son orgueil jusqu’à mendier publiquement sur la place de Sienne.
  727. « Dans l’exil où t’enverront tes concitoyens, tu sentiras par ta propre expérience quelle dut être l’angoisse de Provenzan. »
  728. Ce qu’il venait de voir et d’entendre avait retranché de son esprit toute pensée d’orgueil.
  729. Toute la corniche.
  730. Lucifer.
  731. Un des Géants, fils de la Terre, que Jupiter foudroya dans la vallée de Phlégra.
  732. Apollon, ainsi nommé d’une ville de la Troade où il avait un temple.
  733. La tour de Babel.
  734. Femme d’Amphion, roi de Thèbes. Elle eut de lui sept fils et sept filles, qu’Apollon et Diane tuèrent à coup de flèches pour venger leur mère Latone des mépris de Niobé.
  735. En accomplissement de la malédiction de David : Montes Gelboe, neque ros, neque pluvia veniant super vos. Reg. lib. II, cap. I.
  736. Ayant vaincu Pallas dans l’art de tisser, celle-ci mit son ouvrage en pièces ; Arachné se pendit de désespoir, après quoi la déesse la transforma en araignée.
  737. Supplié par ceux de Sichem de diminuer les impôts dont les avait chargés son père Salomon, il leur répondit : « Je les accroîtrai ; mon père vous a battu avec des verges, je vous battrai avec des bâtons plombés. » Outrées d’un tel orgueil et d’une telle barbarie, onze des douze tribus se révoltèrent contre lui, et il s’enfuit plein d’épouvante à Jérusalem.
  738. Fils d’Amphiarüs et d’Ëriphyle. Il tua sa propre mère pour venger Amphiaraüs qu’elle avait trahi, séduite par l’offre d’un joyau dont elle brûlait de se parer.
  739. Roi d’Assyrie, tué par ses fils au moment où il priait au pied d’une idole.
  740. Reine des Scythes. Après la bataille où Cyrus fut défait et tué, elle plongea sa tête dans un vase plein de sang humain, en disant : « Bois ce sang, dont tu as eu tant de soif. »
  741. Les cadavres des Assyriens tués dans leur fuite.
  742. La sixième heure.
  743. Allusion à ce passage de l’Évangile : Multi sunt vocati pauci vero electi.
  744. L’église de San Miniato, bâtie sur un mont qui domine Florence.
  745. Pont sur l’Arno, ainsi nommé de celui qui le fit construire.
  746. La bien gouvernée : ironiquement.
  747. Où l’on n’altérait ni les comptes ni les mesures. Allusion à des fraudes qui eurent lieu de son temps : la falsification d’un registre public et d’un vase de bois avec lequel se mesurait le vin à vendre ; on enleva la douve sur laquelle était le sceau de la commune, et on l’adapta à un vase plus petit.
  748. La rampe raide qui descend du cercle plus élevé, et que, par conséquent, il faut suivre pour y monter, est taillée en forme d’escalier dans le roc qui l’enferme et la borne des deux côtés.
  749. Bienheureux les pauvres en esprit ! Paroles de Jésus-Christ dans l’Évangile.
  750. Seconde division ou second cercle du Purgatoire.
  751. Le mont s’évasant en forme de cône, à mesure que l’on monte, chaque cercle devient plus étroit.
  752. On doit toujours voyager à la lumière, jamais de nuit.
  753. Ils n’ont point de vin. Paroles de Marie à son fils aux noces de Cana.
  754. Paroles de l’Évangile : Diligite inimicos vestros.
  755. Les motifs qui doivent exciter les Envieux à se guérir de leur vice doivent être des motifs d’amour.
  756. Le frein qui doit les retenir doit être de son, de nature contraire, c’est-à-dire, doit être des menaces qui inspirent la crainte.
  757. Au pied de l’escalier pur où l’on monte du second Cercle dans le troisième, là où est l’ange qui pardonne le péché d’envie.
  758. Les pardons sont des fêtes religieuses où se gagnent des indulgences. Ce mot est encore usité dans ce sens dans plusieurs provinces.
  759. Les pensées, les désirs, les affections, les volontés, lesquelles ont leur source dans l’esprit.
  760. Il y a ici un jeu de mots assez froid sur les mots Savia et Sapia, Ce manque de goût est extrêmement rare chez Dante. Ayant été reléguée à Colle, Sapia prit en haine ses concitoyens, de sorte qu’elle se réjouit vivement de leur défaite dans un combat qu’ils livrèrent contre les Florentins.
  761. « Je ne crains rien de toi, maintenant que mon désir le plus ardent est accompli. »
  762. C’était une sorte de fable populaire, qu’un merle était en guerre avec janvier, pendant lequel il eut beaucoup à souffrir du froid, et qu’un peu de chaleur étant survenue, il dit à janvier : « Je ne te crains plus ; » d’où vient que les derniers jours de ce mois sont appelés « les jours du merle. »
  763. Ermite florentin, d’autres disent siennois.
  764. Du cercle inférieur où sont punis les Orgueilleux.
  765. Les Florentins, ayant acquis le château et le port de Talamone, se flattaient de devenir par là puissants sur mer.
  766. On disait que les Siennois, s’étant imaginé que sous leur ville passait une rivière nommée la Diane, firent d’énormes dépenses pour la trouver.
  767. Les capitaines des vaisseaux florentins qui périrent par l’effet de l’air pernicieux de la Maremme.
  768. Terme de fauconnerie. « Donner le vol à l’oiseau, » c’est le lâcher pour qu’il prenne son essor.
  769. Guido del Duca, da Bertinoro, et Rinieri de’ Calboli, de Forli.
  770. L’Arno, qui a sa source dans une montagne de l’Apennin nommée Falterona, sur les confins de la Romagne.
  771. Dont le cours a plus de cent milles.
  772. Promontoire de Sicile, actuellement séparé de l’Apennin, auquel jadis il était uni.
  773. Ce qui coule avec eux, leurs eaux.
  774. Influence malheureuse.
  775. On connaît l’histoire de Circé et des compagnons d’Ulysse, changés par elle en animaux qui paissaient l’herbe, ou se nourrissaient de glands.
  776. Les habitants du Casentino, et particulièrement les comtes Guidi. L’Arno est maigre, ou n’a que très peu d’eau au commencement de son cours.
  777. Les Arétins.
  778. L’Arno s’infléchit près d’Arezzo. Après avoir comparé les Arétins à des roquets hargneux, le Poète, continuant la métaphore, représente le fleuve comme un chien de haute race qui se détourne avec mépris de ces roquets.
  779. Les Florentins avides et avares.
  780. Les Pisans.
  781. Guido del Duca continue de parler à Rinieri de’ Calboli ; les autres qui l’entendent sont Virgile et Dante, et Dante est celui qui se trouvera bien de l’écouter.
  782. Falcieri de’ Calboli, neveu de Rinieri, étant podestat de Florence en 1302, persécuta les Blancs à l’instigation des Noirs, par lesquels il se laissa corrompre.
  783. Florence, ainsi appelée à cause des loups dont elle est la demeure.
  784. « Pourquoi convoites-tu si avidement les biens dont tu ne peux jouir, qu’un autre n’en soit privé ? »
  785. Les qualités intellectuelles et morales, au moyen desquelles on discerne le vrai, et l’on jouit des plaisirs honnêtes.
  786. Dans la Romagne.
  787. « Il est désormais trop tard pour espérer de guérir ce mal invétéré. »
  788. Liccio da Valbona.
  789. Selon les uns, de Florence ; selon les autres, de Bertinoro.
  790. Seigneur de Ravenne.
  791. De Montefeltro.
  792. Dominique Fabri de’ Lambertazzi.
  793. A l’abâtardissement des Romagnols, Dante oppose deux hommes qui, d’une humble origine, se sont élevés à la noblesse par le mérite et la vertu, Domenico Fabbri de’ Lambartazzi, à Bologne, et Bernardino di Fosco, à Faënza.
  794. Le mot italien gramigna signifie proprement chiendent.
  795. Guido, seigneur de Prata ; lieu situé entre Ravenne et Faënza.
  796. De la famille toscane des Ubaldini, mais qui, dit Guido del Duca, vécut avec nous, c’est-à-dire dans la Romagne.
  797. D’une noble famille de Rimini.
  798. Ces deux familles étaient de Ravenne.
  799. Des vertus de ses ancêtres.
  800. Petite ville de la Romagne, et patrie de Guido, qui l’adjure de fuir aussi, puisqu’on fuit d’elle, pour ne pas se corrompre ; la famille des Guidi, et tant d’autres avec elle.
  801. Bagnacavallo, Castrocaro et Conio, situés également dans la Romagne, avaient pour seigneurs des comtes de fort mauvais renom, c’est pourquoi Guido, continuant son apostrophe, loue Bagnacavallo de laisser éteindre les siens, et blâme Castrocaro et Conio de perpétuer la lignée des leurs.
  802. Les fils de Mainardo Pagani, qu’à cause de ses perfidies on avait surnommé le Diable, gouverneront bien Faënza (d’autres disent Imola quand leur père mourra, mais non cependant de telle manière qu’ils soient exempts de tout reproche.
  803. « Leur silence nous assurait que nous étions dans le bon chemin. »
  804. C’est le mot de Caïn, après que par envie il eut tué son frère Abel : Omnis qui invenerit me, occidet me. Genèse, cap, IV.
  805. Fille d’Erechthée, roi d’Athènes. Jalouse de sa sœur Ersé que Mercure aimait, elle traversa leurs amours autant qu’elle put, ce pourquoi le Dieu la changea en rocher.
  806. Voy. ch. XIII.
  807. Le diable.
  808. Le soleil parcourt 15 degrés en une heure : à la fin de la troisième heure, après son lever, il a donc parcouru 45 degrés. Ainsi, Dante veut dire qu’il lui restait encore 45 degrés à parcourir avant de se coucher, ou que la neuvième heure venait de s’achever, puisqu’à l’équinoxe les jours sont égaux aux nuits, c’est-à-dire de douze heures.
  809. Là, c’est-à-dire « dans le lieu où j’étais ; » ici, « dans le lieu où je suis maintenant, » ou en Italie.
  810. En résumé, tout ceci signifie seulement que l’angle de réflexion est égal à l’angle d’incidence, et que la vitesse de la lumière est égale dans tous les sens : tandis que la pierre suit en tombant la direction perpendiculaire, et que sa vitesse n’est plus la même si elle s’en écarte.
  811. La lumière de Dieu, dont celle de l’Ange n’était que la réflexion.
  812. Bienheureux les miséricordieux ! Paroles de Jésus-Christ en saint Matthieu, ch. 5.
  813. Allusion, selon les uns, à ce qu’ajoute le Christ : Gaudete et exultate, quoniam merces vestra copiosa est in cœtis -. selon d’autres, à ce mot de saint Paul : Noli vinci à malo, sed vince in bono malum.
  814. Guido del Duca. Voy. ch. XIV.
  815. Pour que l’on n’ait pas à l’expier par tant de pleurs après la mort.
  816. La crainte de le partager avec d’autres.
  817. Plus, dans le ciel, en parlant du bien on dit notre et non pas mon, — ou plus il est commun à tous, — plus il s’accroît en chacun.
  818. Ce sont les paroles de la Vierge à son fils, lorsqu’après l’avoir cherché pendant trois jours avec Joseph, elle le trouva au milieu des Docteurs dans le temple de Jérusalem.
  819. La femme de Pisistrate, qui lui demande vengeance d’un jeune homme, lequel, enflammé d’amour pour sa fille, l’avait embrassée publiquement.
  820. Athènes, que Neptune et Minerve voulaient tous deux nommer. Ils convinrent que celui qui produirait la meilleure chose serait vainqueur dans ce débat. Neptune, d’un coup de trident, fit sortir de la terre un cheval ; Minerve en fit sortir un olivier. Les dieux prononcèrent en faveur de Minerve.
  821. Saint-Etienne.
  822. Dante veut dire que « les faits qui lui apparaissent dans sa vision étaient vrais en eux-mêmes, mais qu’il se trompait en croyant les voir réellement. »
  823. « Celui qui ne lit pas dans la pensée, mais voit seulement avec l’œil de chair. »
  824. Il appelle tardifs les rayons du soleil couchant, parce qu’ils viennent les derniers.
  825. Sans étoiles.
  826. Il sont entrés dans le troisième cercle, où est punie la colère, et la fumée indique le caractère de cette passion, qui est d’être aveugle.
  827. Expiant le péché de colère.
  828. « Comme si tu mesurais encore le temps comme on le mesure sur la terre. »
  829. Maintenant, parce que jadis Dieu permit que quelques hommes privilégiés, comme saint Paul, vissent sa cour, c’est-à-dire le ciel, durant leur vie mortelle.
  830. Vénitien, ami de Dante, et surnommé le Lombard à cause de l’affection qu’avaient pour lui les seigneurs de la Lombardie. A la pratique des cours il joignait une rare valeur.
  831. Dont chacun aujourd’hui paraît soucieux.
  832. Guido del Duca avait auparavant dit à Dante, que « de bons qu’ils étaient autrefois, les hommes étaient devenus mauvais. »
  833. « Contre l’influence des astres. » Il s’agit du ciel matériel, et des vaines doctrines, alors si répandues, de l’astrologie judiciaire.
  834. S’il continue de combattre avec courage.
  835. La force et la nature de Dieu, à qui l’homme est soumis sans cesser d’être libre.
  836. Ce qu’il y a de plus capital et de plus éminent dans la société, la Justice.
  837. Dieu défendit aux Hébreux de se nourrir d’aucun animal qui ne ruminât et n’eût les ongles fendus. Levit. Cap. XI. Selon les interprètes de l’Écriture, le ruminer, dans le sens mystique signifie la sagesse, et les ongles fendus, l’action. Appliquant cette image à la doctrine développée par lui dans son livre de Monarchie, Dante dit que le pasteur qui précède, — le Pape, dont la fonction est la plus noble, — peut ruminer, — c’est-à-dire préparer l’élément spirituel pour le corps de la république chrétienne, — mais qui n’a pas les ongles fendus, — ou le pouvoir temporel, — lequel appartient à l’Empereur.
  838. Les biens matériels.
  839. La Rome chrétienne.
  840. Le Pape et l’Empereur.
  841. « Que la violence les réunisse en une même main. »
  842. Parce qu’aucun des deux ne peut plus s’opposer à l’abus qui peut être fait de l’autre.
  843. Paroles de Jésus-Christ : Ex fructibus eorum cognoscetis eos.
  844. Frédéric II, fils d’Henri V, dont on connaît les longues querelles avec les Pontifes romains.
  845. « Quiconque évite les bons, » etc., peut y passer sûrement, c’est-à-dire « sera sûr de n’en pas rencontrer. »
  846. Dont les antiques vertus sont un reproche à la génération nouvelle.
  847. De Brescia.
  848. De Trévise ; on l’avait surnommé le Bon.
  849. De Eteggio, en Lombardie, et de la famille des Roberti.
  850. Les Français donnaient le nom de « Lombards » à tous les Italiens.
  851. Métaphore tirée d’une bête de somme qui s’abat.
  852. N’eurent point de part dans la distribution qui fut faite de la terre de Chanaan.
  853. « A moins que je ne l’appelle le père de Gaia. »
  854. Progné et sa sœur Philomèle, pour se venger de l’outrage qu’elles avaient reçu de Térée, mari de la première, mirent en pièces son fils Itis, et le lui firent manger. En punition de ce crime, elles furent transformées, Progné en hirondelle, et Philomèle en rossignol. Le poète suppose, avec quelques anciens, que ce fut Progné qui fut changée en rossignol.
  855. Haute, c’est-à-dire élevée au-dessus des sens.
  856. Aman, attaché à la croix qu’il avait préparée pour Mardochée.
  857. Lavinie, fille d’Amata, qui, croyant que Turnus, à qui Lavinie était promise avait été tué par Enée, se pendit de désespoir.
  858. Avant celle de Turnus, qu’Enée tua en effet plus tard.
  859. Quand l’homme désire faire une chose, il la fait de soi-même, sans attendre qu’on le prie.
  860. Bienheureux les pacifiques ! Paroles de Jésus-Christ dans le Sermon sur la montagne.
  861. Le quatrième.
  862. Dieu et la vertu.
  863. Les biens inférieurs.
  864. Ces trois sortes d’amours vicieux sont punies dans les cercles situés au-dessous de celui-ci, le cercle des Superbes, le cercle des Envieux et le cercle des Colères.
  865. « Si l’amour se porte avec indolence vers le bien. »
  866. Les biens temporels.
  867. Les trois cercles supérieurs, où Dante rencontrera ceux qui ont péché par l’amour des richesses, des plaisirs de la table et des plaisirs charnels.
  868. L’intention, dans la langue de la scolastique.
  869. Autre expression de l’école qui signifie propriété, nature.
  870. A monter dans le ciel de la lune, que l’on croyait être le réservoir du feu.
  871. La théologie est ici personnifiée en Béatrice.
  872. La lune était en son plein lorsque Dante commença son voyage. Se levant alors tous les soirs après le coucher du soleil, et chaque jour plus tard d’environ trois quarts d’heure, elle devait, le cinquième jour, se lever presque au milieu de la nuit.
  873. Ces mots indiquent le mouvement propre et périodique de la lune qui s’accomplit d’occident en orient, au contraire du ciel étoilé qui se meut d’orient en occident.
  874. A l’extrémité du signe du Scorpion, où le soleil était alors, il se couche, par rapport aux habitants de Rome, entre la Sardaigne et la Corse.
  875. Lieu près de Mantoue, anciennement appelé Andes, et où naquit Virgile.
  876. « Avait répondu à toutes les questions que je lui avais faites. »
  877. Fleuves de la Béotie, sur les bords desquels les Thébains couraient avec des flambeaux allumés, en invoquant Bacchus, pour se rendre ce Dieu propice.
  878. Pour visiter Elisabeth.
  879. César, partant de Rome, se rendit avec une célérité merveilleuse à Marseille, dont il forma le siège, puis courut en Espagne, où il défit Affranius, Pétrélus et un fils de Pompée, et s’empara de la ville d’Herda, aujourd’hui Lérida.
  880. On croit que cet abbé de San-Zéno se nommait Albert.
  881. Irrité contre les Milanais, en guerre avec lui pour la défense de leur liberté, l’empereur Frédéric Ier, surnommé Barberousse, détruisit leur ville. L’épithète de bon est une de ces ironies familières à Dante.
  882. Albert della Scala, seigneur de Vérone, investit de force un de ses fils, difforme et vicieux, de l’abbaye de San-Zéno. Il était déjà vieux lorsqu’il commit cet acte de violence impie, « qu’il ne tardera pas, dit le Poète, à pleurer là où chacun acquitte sa dette envers la Justice inflexible. »
  883. Ceux qui passèrent la mer Rouge à pied sec moururent avant d’être entrés dans la Palestine, promise en héritage aux enfants de Jacob. Et d’autres disaient : « Moururent ceux qui, jusqu’à la fin, etc. » Ce sont deux exemples de tiédeur et de paresse dans l’accomplissement du devoir.
  884. Lorsque la terre, échauffée par la chaleur du jour, s’est refroidie, c’est-à-dire, vers la fin de la nuit. Dans les idées reçues alors, au froid naturel de la terre se joignait l’influence réfrigérante de Saturne, quelquefois, c’est-à-dire lorsqu’il s’élevait au-dessus de l’horizon, après le coucher du soleil.
  885. Lorsqu’en jetant leurs points, les géomanciens trouvaient une certaine ressemblance fortuite entre leur disposition et celle des étoiles situées vers l’extrémité du Verseau et le commencement des Poissons, c’était à leurs yeux le signe le plus favorable, que, pour cette raison, ils appelaient la Fortune majeure. Or, quand les Poissons montent sur l’horizon à la suite du Verseau, le soleil, s’il est alors dans le Bélier, est près de se lever ; et c’est tout ce que Dante veut dire.
  886. Personnage allégorique ; les uns disent la Prudence, d’autres la Philosophie morale.
  887. En suivant Virgile.
  888. Déclarant heureux ceux qui pleurent, qui lugent. On a déjà vu des exemples de ces phrases mi-partie latines et italiennes.
  889. Paroles de Jésus-Christ, et l’une des sept Béatitudes que le Poète oppose aux sept Péchés capitaux.
  890. La Sirène représente l’Avarice, la Gourmandise et la Luxure. Ces trois vices, les seuls qui restent à expier, sont punis dans les trois derniers cercles du Purgatoire, situés au-dessus de celui où Dante est encore.
  891. « Mon âme s’est attachée au pavé. » Ps. CXVIII. Ces paroles, dans la bouche des avares qui se purifient en ce lieu, signifient l’attachement à ce qu’il y a de plus bas.
  892. « Ayez toujours votre droite du côté de la corniche opposée au mont. »
  893. La pureté de l’âme.
  894. « Sache que je fus successeur de Pierre. » Ottobuono de Fieschi, qui devint pape sous le nom d’Adrien V. Son pontificat ne dura qu’un mois et neuf jours.
  895. Dans le territoire de Gênes.
  896. Parce que, pour opérer le bien, il faut l’aimer.
  897. Jésus-Christ, répondant aux questions captieuses des Saducéens, leur dit que les liens du mariage n’existant point dans l’autre vie, neque nubent, neque nubentur. Ainsi Adrien, là où Dante le rencontre, n’est plus l’époux de l’Église.
  898. Sur la terre.
  899. « Je cessai de l’interroger, quelque désir que j’en eusse encore. »
  900. Par l’espace que ne remplissaient pas les âmes étendues à terre.
  901. Qui chasse hors de soi, se purifiant par des pleurs, le péché qui infecte le monde entier : l’avarice.
  902. Approchant trop du bord escarpé et sans parapet.
  903. Le mouvement céleste par l’influence duquel la louve maudite sera forcée de sortir du monde.
  904. Saint Nicolas, évêque de Mire, dota trois jeunes filles, pour les garantir des périls qui menaçaient leur chasteté.
  905. La race Capétienne, qui succéda dans le royaume de France, aux Carolingiens.
  906. Le froc.
  907. La Provence, apportée en dot à Charles d’Anjou, frère de Louis XI, par la fille de Raymond Bérenger.
  908. « Pour réparer leurs injustices. » L’ironie se continue dans le tercet suivant.
  909. Conradin, fils de Conrad, et légitime héritier de la couronne des Deux-Siciles, ayant été défait et pris en combattant contre Charles d’Anjou, celui-ci, sacrifiant cette victime à son ambition le fit périr sur un échafaud.
  910. Saint Thomas d’Aquin. On disait que Charles l’avait fait empoisonner, dans la crainte qu’il ne fût contraire à ses intérêts dans le concile de Lyon. Renvoya, parce qu’originairement toutes les âmes viennent du ciel.
  911. Charles de Valois ; il vint en Italie en 1301. Envoyé par Boniface VIII à Florence pour la pacifier, il trompa les Florentins, et, sous prétexte de rétablir l’ordre exerça toute sorte de cruautés.
  912. La trahison.
  913. Charles, fils de Charles Ier, roi de Sicile et de Pouille. sortit de France, en 1282, pour tenter de reconquérir la Sicile, et, dans un combat qu’il soutint contre Roger d’Oria, amiral du roi d’Aragon, fut fait prisonnier sur son navire. Il eut une fille nommée Béatrice, qu’il vendit à Azzo VI d’Esté pour trente mille, ou, selon d’autres, pour cinquante mille florins.
  914. Anagni, où Etienne Colonne s’empara de Boniface VIII, par ordre de Philippe le Bel.
  915. Boniface VIII ne fut pas tué, mais mourut de rage peu de temps après, ainsi que le rapporte Villani.
  916. Allusion aux décimes perçus par Philippe le Bel sur les biens du clergé, sans l’autorisation du Pape.
  917. La Vierge Marie.
  918. Durant le jour ils louent ceux qui furent des exemples de pauvreté et de libéralité ; pendant la nuit ils parlent des châtiments réservés à la cupidité et à l’avarice.
  919. Pygmalion, afin de s’emparer du royaume et des richesses de Sichée, frère de son père Bélus, et mari de Didon, sa propre sœur, le tua en trahison.
  920. Midas ayant obtenu de Bacchus que tout ce qu’il toucherait se changeât en or, se vit dans l’impuissance de prendre aucune nourriture par suite de cette avide demande.
  921. Achan s’étant approprié, contre le commandement de Dieu, une partie du butin fait dans Jéricho, fut lapidé par ordre de Josué.
  922. Saphira et son mari tombèrent morts aux pieds de saint Pierre, pour avoir retenu une partie du prix du champ qu’ils avaient vendu. Act., cap. V.
  923. Envoyé par Séleucus, roi de Syrie, pour enlever les trésors du temple de Jérusalem. A peine eut-il mis le pied sur le seuil, qu’un homme armé lui apparut, sur un cheval dont les ruades le repoussèrent et l’obligèrent à prendre la fuite.
  924. Afin de s’emparer des trésors que, durant le siège de Troie, Priam avait confiés à sa garde avec son fils Polydore, Polymnestor, roi de Thrace, mit à mort celui-ci par la plus infâme trahison.
  925. Crassus, vaincu par les Parthes, ordonna aux siens de le tuer, pour ne pas tomber vivant entre les mains des ennemis. Ceux-ci, lui ayant coupé la tête, la jetèrent dans un vase plein d’or en fusion, disant : « Tu as eu soif d’or, bois de l’or ; aurum sitisti, aurum bibe. »
  926. L’île de Délos errait et flottait, agitée par les eaux, jusqu’à ce que Latone la fixât pour y enfanter Apollon et Diane, que Dante appelle les deux yeux du ciel, la Fable identifiant Apollon avec le soleil, et Diane avec la lune.
  927. Voy. Luc, cap. II.
  928. Le désir naturel de savoir.
  929. Jésus-Christ ayant dit à la Samaritaine : Qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif, elle lui répondit : Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie pas soif. — Joan., cap. IV.
  930. Ce que le ciel reçoit de la montagne du Purgatoire, ce sont les âmes qui montent dans la gloire, après qu’elles se sont entièrement purifiées.
  931. Les trois degrés qui sont au-devant de la porte du Purgatoire comme on l’a vu ch. IX.
  932. Iris ou l’arc-en-ciel.
  933. Qui , — sur la terre, — se montre tantôt en un lieu, tantôt en un autre.
  934. Par la prise et la destruction de Jérusalem.
  935. Le nom du Poète.
  936. Stace mourut avant d’avoir terminé son Achilléide, et c’est à ceci que le Poète fait allusion.
  937. D’une année.
  938. Au même sens que les yeux sont appelés le miroir de l’âme.
  939. La même formule appréciative qu’on a déjà fait remarquer plus d’une fois.
  940. Nous lisons avec Cesari, suivant la leçon du manuscrit de M. Capilupi, de Mantoue, e le sue voci, au lieu de in le su voci. Le sens est que l’Ange qui les avait conduits au sixième cercle, leur avait dit : Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam. — Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ! — c’est-à-dire qu’il chantait en s’en allant cette Béatitude, que répètent les âmes dans le cercle où l’Avarice est punie ; et l’avarice est, en effet, le vice opposé à ces commandements du Christ : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa Justice ; — Quœrite primium regnum Dei, et justitiam ejus.
  941. A cause du P symbolique effacé par l’Ange.
  942. …..Quid non mortalia pectora cogis,
    Auri sacra fames ?!…..
    Aeneid. liv. III.
  943. « Je subirais le supplice auquel sont condamnés les Avares et les Prodigues qui se heurtent dans l’Enfer en roulant chacun leur fardeau. » — Voy. le premier cantique, ch. VII.
  944. Dans le même chant septième, Virgile dit à Dante que les Prodigues ressusciteront la tête rase, — col crin mozzi, — et les Avares la main fermée, — col pugno chiuso.
  945. « Que les péchés contraires ici s’expient ensemble. » Sa verdeur, métaphore tirée du bois vert, que le feu sèche, consume, comme la peine consume le péché.
  946. Le combat d’Étéocle et de Polynice.
  947. Qui perdit à la fois ses deux fils.
  948. Saint-Pierre.
  949. Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo.
    Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna :
    Jam nova progenies cœlo demittitur alto.
    Virg. Eglog. IV.
  950. Suivant une autre leçon. Térence notre ancien.
  951. Homère.
  952. Les Muses.
  953. Poète tragique, loué par Aristote et Plutarque. D’autres lisent Anacréon.
  954. Fille d’Oedipe, roi de Thèbes.
  955. Fille d’Adraste, roi des Argiens, et femme de Tydée, l’un des sept chefs qui assiégèrent Thèbes.
  956. Autre fille d’Adraste, femme de Polynice.
  957. Fille d’Oedipe.
  958. Hypsipyle, fille de Toante, roi de Lemnos. Ayant été vendue par des corsaires à Lycurgue, roi de Némée, il la chargea du soin de son fils Opheltès. Un jour que, le portant dans ses bras, elle se promenait hors de la ville, Adraste, pressé de la soif, la pria de lui indiquer une fontaine. Elle déposa l’enfant à terre, et courut lui montrer la fontaine Langia. A son retour, elle trouva l’enfant mort de la piqûre d’un serpent.
  959. Fille de Lycomède, roi de Scyros.
  960. Il s’était écoulé quatre heures depuis le lever du soleil, et la cinquième guidait en haut son char.
  961. De Stace.
  962. « Vous serez privés de ce fruit, en punition de la gourmandise que vous devez expier dans ce cercle. »
  963. Les noces de Cana.
  964. Les mets délicats que lui offrait Nabuchodonosor, se contentant de simples légumes ; et, à cause de cela, il reçut le don de science.
  965. Allusion à ces paroles de Jésus-Christ : Inter natos mulierum, nullus major Joanne Baptistâ.
  966. Commencement du verset 17 du psaume L : « Domine, labia mea, aperies, et os meum annuntiabit laudem tuam ; — Seigneur, vous ouvrirez mes lèvres, et ma bouche annoncera vos louanges. »
  967. Thessalien qui, disent les Poètes, ayant méprisé Cérès et défendu de lui offrir des sacrifices, fut, par la vengeance de la déesse, saisi d’une faim si furieuse, qu’après avoir consumé tout ce qu’il possédait, il finit par se dévorer lui-même. — OVIDE, Métam. lib. VIII, fab. II.
  968. Femme juive qui, pendant le siège de Jérusalem, mangea son propre fils.
  969. Dans cette comparaison bizarre, les deux o représentent les yeux, et l’m le nez. Ainsi, le Poète veut dire que les deux o, les yeux, ayant disparu, l’m ou le nez restait seul apparent.
  970. En ignorant la cause.
  971. Florentin de la famille des Donati, frère de Corso et de Piccarda, ami et parent de Dante.
  972. « Eli, Eli, lamma sabactani ? — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? » — Paroles de Jésus-Christ sur la croix.
  973. Dans le lieu où, avant d’entrer dans le Purgatoire, ceux dont le repentir fut tardif, passent un temps égal à celui de leur vie.
  974. C’était le nom de sa femme.
  975. Canton de Sardaigne où les femmes avaient, dit-on, une conduite très déréglée.
  976. Chant avec lequel, à Florence, les nourrices apaisent les cris des enfants.
  977. Lorsque la lune était en son plein.
  978. Stace, dont il vient de parler.
  979. Parce que leur visage est si défait par suite de la diète, qu’on ne pourrait les reconnaître si on ne les nommait pas.
  980. De la famille des Orbisani, de Lucques, et poète en son temps, de quelque célébrité.
  981. Le pape Martin IV, dont le mets favori était les anguilles du lac de Bolsène, qu’il faisait mourir dans une espèce de vin blanc appelé vernaccia. Il était, au rapport de Jacopo della Lana, tellement plongé dans la gourmandise, qu’il ne refusait rien à cette passion ignoble, et qu’après s’être bien repu, il disait : O sancte Deus, quanta mala patimur pro ecclesia Dei !
  982. Ubaldino degli Ubaldini della Pila. Pila est un lieu situé dans le territoire de Florence.
  983. Boniface de’ Fieschi de Lavagna, archevêque de Ravenne.
  984. Marchese de’ Rigogliosi, de Forli, grand buveur.
  985. Là où il sentait le tourment de la faim et de la soif. Dans le murmure confus de ce malheureux, Dante croit distinguer le nom de Gentucca, jeune fille pour laquelle il se prit d’amour, en passant à Lucques, pendant son exil. Il feint que Buonagiunta lui prédit cette circonstance future de sa vie.
  986. « Je vois pourquoi le Notaire, (Jacopo da Lentino,) Guittone et moi, nous n’avons pu atteindre ton doux style ; c’est que nous ne sentions pas, comme toi, de véritable amour. »
  987. Corso Donati, chef des Noirs, fuyant le peuple qui le poursuivait, tomba de cheval, et son pied s’étant embarrassé dans l’étrier, il fut rejoint par ses ennemis qui le tuèrent. Dante suppose qu’il fut mis en pièces par le cheval qui le traînait.
  988. L’Enfer.
  989. « Je te laisse, maintenant. » Forésé quitte Dante pour rejoindre ses compagnons condamnés à tourner en courant dans un cercle qui toujours les ramène, et toujours en vain, au pied de l’arbre dont le fruit apaiserait leur faim.
  990. Le sens est qu’à mesure qu’il s’éloignait, Dante le distinguait moins, comme il entendait moins ses paroles.
  991. C’est-à-dire qu’auparavant, la courbure du mont le cachait.
  992. L’arbre occupant le milieu de la route, les trois voyageurs, pour passer outre, prennent le côté qui s’élève, c’est-à-dire le côté où s’élève la montagne, opposé au bord extérieur.
  993. Les Centaures qu’Ixion engendra d’une nuée, qui avait l’apparence de Junon. Ils tentèrent d’enlever, pendant le festin nuptial, l’épouse de Pirithoüs, et ce fut à cette occasion que Thésée les combattit.
  994. Dans une expédition contre les Madianites, Gédéon renvoya ceux des siens qui, au lieu de puiser de l’eau et de la boire sans hâte, s’agenouillèrent sur le bord du fleuve Arad pour se désaltérer plus promptement.
  995. « Que n’encombraient plus les âmes. »
  996. La position du soleil dans le zodiaque, indiquée par le Poète correspond à deux heures après midi.
  997. « Qu’il ne permet pas que deux montent de front. »
  998. Le mouvement des lèvres qui précède la parole.
  999. Fils d’Énée, roi de Calydonie, Les Destins avaient fixé le terme de sa vie au moment où un tronçon de bois allumé achèverait de se consumer. Sa mère Acte l’éteignit ; mais, furieuse de la mort de deux de ses frères tués par Méléagre, elle le ralluma, et fit ainsi périr son fils.
  1000. Littéralement : ce qui te paraît dur, te paraîtrait mou.
  1001. La portion la plus pure du sang.
  1002. Le sang de la femme.
  1003. L’âme humaine, destinée à devenir plus parfaite, continue d’être en voie de développement, tandis que celle de la plante est tout ce qu’elle sera jamais.
  1004. Au lieu de spiega, nous lisons piega, leçon donnée par quelques manuscrits.
  1005. Averroès, célèbre commentateur d’Aristote. Dans le langage des scolastiques, l’intellect possible, — ou, comme on le nommait encore passibilis, passivus, pour le distinguer de l’intellect actif, agens, dont la fonction, suivant ces mêmes scolastiques, est seulement de tirer des espèces matérielles les espèces spirituelles, ou, comme on s’exprimerait aujourd’hui, d’abstraire les idées des phénomènes : — l’intellect possible, disons-nous, est la faculté radicale d’entendre, ou l’intelligence même essentielle. Or Averroès ne voyant pas que l’intellect possible eût d’organe propre ainsi que les sens, en concluait qu’il n’avait rien de substantiel et n’existait que comme accident, per accidens ; d’où il s’ensuivait que l’homme n’était intelligent ou raisonnable que par accident, et non substantiellement : doctrine qui fut condamnée plus tard dans le concile de Latran, sous Léon X.
  1006. Ce qu’elle a d’humain et ce qu’elle a de divin.
  1007. Les facultés des sens.
  1008. Sur l’une des deux rives de l’Achéron.
  1009. « La route qu’elle devra suivre » c’est-à-dire, l’état qui sera le sien éternellement.
  1010. Prend une figure conforme au sentiment dont elle est affectée.
  1011. Au septième et dernier cercle, celui des Luxurieux.
  1012. La paroi du mont.
  1013. Dieu de suprême clémence. — Commencement de l’hymne des matines du samedi.
  1014. Je ne connais point d’homme. — Paroles de la Vierge à l’Ange qui lui annonce qu’un fils naîtra d’elle.
  1015. Calixte, selon la Fable, était devenue grosse, Diane la chassa du bois où elle resta elle-même, c’est-à-dire où elle continua de vivre dans la chasteté. Junon, jalouse de cette nymphe, la changea en ourse, et Jupiter, par qui elle avait senti le poison de Vénus, la transporta au ciel, où elle devint la constellation de la Grande-Ourse, que les Grecs appelaient Elice.
  1016. Elle s’enferma dans une vache de bois pour attirer le taureau et satisfaire avec lui sa luxure.
  1017. Par les soldats qui suivaient son char de triomphe. Voyez Suétone.
  1018. Ce mot indique l’union bestiale de l’homme avec les animaux.
  1019. La génisse de bois que Dédale construisit pour Pasiphaé.
  1020. Poète bolonais, célèbre en son temps.
  1021. Lycurgue, roi de Némée, avait donné son fils en garde à Hypsipyle. L’enfant mourut piqué par un serpent. Lycurgue, dans sa tristesse, ordonna de la mettre à mort, et deux fils qu’Hypsipyle avait eus de Jason, et dont elle était depuis longtemps séparée, se chargèrent de l’exécution de la sentence : mais, ayant reconnu leur mère, ils coururent l’embrasser et obtinrent sa grâce de Lycurgue.
  1022. Parce que les fils d’Hypsipyle sauvèrent la vie de leur mère, et que Dante ne put délivrer Guido du feu.
  1023. C’est-à-dire avec serment.
  1024. Arnaud Daniello, qui se nommera lui-même plus bas.
  1025. Gérault de Berneil, de Limoges, poète provençal.
  1026. Guittone d’Arezzo. frère Godente, auteur de Rimes, qui, à l’origine de la poésie italienne en langue vulgaire, jouirent d’une grande vogue.
  1027. Jusqu’à ce que plusieurs, d’un plus vrai mérite l’aient vaincu.
  1028. « Tant me plaît votre courtoise demande, que je ne puis ni ne veux vous cacher mon nom.

    « Je suis Arnaud qui pleure et vais chantant, par ce brûlant chemin, la folie passée, et je vois devant moi le jour que j’espère.

    « Ores vous prie, par cette vaillance qui vous guide au sommet de l’escalier, de vous souvenir de ma douleur. »

  1029. Pour comprendre ceci, il faut se souvenir : 1° que le voyage de Dante a lieu au printemps, où le soleil est dans le Bélier ; 2° que sur l’horizon qui leur est commun, l’orient de Jérusalem est l’occident du Purgatoire, situé à son antipode. Cela posé, l’Ebre ou l’Espagne, étant à l’occident, et le Gange ou l’Inde, à l’orient de Jérusalem, chacun, comme le suppose le Poète, à une distance égale à celle qui sépare le Bélier de la Balance, c’est-à-dire de six heures, il est clair que le soleil, au même point de son cours, détermine par rapport à ces quatre lieux simultanément, quatre heures différentes : l’heure du lever à Jérusalem, l’heure du coucher dans le Purgatoire, midi dans l’Inde, et minuit en Espagne. La haute balance indique le moment où la Balance est le plus élevée au-dessus de l’Ebre, c’est-à-dire à son méridien.
  1030. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur ! — Une des huit béatitudes évangéliques.
  1031. Allusion au supplice de ceux qu’on enterrait vifs la tête en bas.
  1032. Lorsque les fruits du mûrier, lesquels étaient blancs auparavant, devinrent rouges, après avoir été teints du sang de Thisbé, qui se tua sur le corps de Pyrame.
  1033. « Avait cheminé entre Virgile et moi. ».
  1034. Venez, bénis de mon Père ! — Paroles de Jésus-Christ en saint Matthieu.
  1035. Chiassi, aujourd’hui détruit, était près de Ravenne.
  1036. Dont la transparence laisse voir tout ce qui est au fond.
  1037. On appelait mai, maio, un rameau vert que, dans les premiers jours de mai, a la campagne, les amoureux, piaulaient, à la porte où sous les fenêtres de leurs maîtresses.
  1038. Mathilde, comme on le verra, ch. XXXIII.
  1039. Pluton ayant enlevé Proserpine qui se promenait dans une prairie, sa mère la perdit, et elle perdit, elle, le printemps, c’est-à-dire les fleurs qu’elle avait cueillies.
  1040. Par inadvertance, sans dessein prémédité, contre sa coutume.
  1041. Lesquels le séparaient de son amante.
  1042. Le Paradis terrestre, situé au-dessus du mont du Purgatoire.
  1043. Ps. 91, vers 4. — Le Psalmiste, s’adressant à Dieu, parle de la joie que lui inspire la contemplation de ses œuvres : Delectasti me, Domine ; in facturâ tuâ et in operibus manum tuarum exultabo.
  1044. C’est-à-dire que, plus la chaleur est grande, plus sont abondantes ces exhalaisons.
  1045. Le sens est que « le trouble causé par les exhalaisons de l’eau et de la terre ne s’élève pas plus haut que la porte du Purgatoire. »
  1046. La terre située au-dessous du mont.
  1047. Le fruit de l’arbre de vie, dont il est dit dans l’Écriture « que celui qui en mange ne meurt point. »
  1048. Qui, selon la mesure des eaux qu’il reçoit, coule tantôt plus vite, tantôt plus lentement.
  1049. Mot grec qui signifie bonne mémoire.
  1050. Si, avant de boire de ses eaux, on n’a bu de celles du Léthé.
  1051. « Que tu ne désires savoir rien de plus que ce que je viens de te dire. »
  1052. Après avoir dit : Ce fleuve est le nectar dont tous parlent, elle continua, chantant : Beati, etc.
  1053. « Heureux ceux dont les péchés ont été couverts. — Ps. 31. »
  1054. D’un voile d’ignorance.
  1055. Les Muses.
  1056. Là puissance d’où procède une exacte perception des choses.
  1057. « Le discours, » pour « la matière du discours. »
  1058. Le haut de ces candélabres ; leur partie supérieure était plus brillante de beaucoup, etc.
  1059. En son plein.
  1060. Que moins lentement vont les épouses nouvelles, lorsque se séparant de leur père et de leur mère, elles se rendent à la maison de leur époux.
  1061. Ezéchiel, cap. 1.
  1062. Ezéchiel ne donne que quatre ailes à ces animaux symboliques, et saint Jean leur en donne six.
  1063. Animal fabuleux, à la fois quadrupède et oiseau, aigle par devant et lion par derrière.
  1064. Le Griffon qui venait derrière les Chandeliers, au milieu, était par conséquent sur la bande médiane. Il élevait ses ailes dans l’espace compris entre cette bande et les trois autres, de chaque côté, de manière qu’en agitant ses ailes, il ne touchait aucune des bandes.
  1065. Lorsqu’il foudroya Phaéton par un secret jugement de sa justice, qui ne veut pas que la présomption soit impunie.
  1066. Les trois vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité.
  1067. Les quatre vertus cardinales, la Prudence, la Justice, la Force et la Tempérance.
  1068. La Prudence à laquelle le Poète donne trois yeux, parce qu’elle considère le passé, le présent et l’avenir.
  1069. Saint Luc, qui était médecin.
  1070. Saint Paul.
  1071. Selon les uns, les quatre Evangélistes ; mais saint Luc ayant été déjà nommé, et saint Jean étant plus bas nommé à part, cette opinion se détruit d’elle-même. Selon d’autres, saint Jacques, saint Pierre, saint Jean et saint Jude ; mais saint Jean reparaîtrait encore deux fois. Selon d’autres enfin, les quatre Docteurs de l’Église, saint Grégoire le Grand, saint Jérôme, saint Ambroise et saint Augustin.
  1072. Saint-Jean est représenté dormant, à cause de la révélation qu’il eut à Patmos pendant son sommeil, et le visage animé, à cause de la vision présente à son esprit.
  1073. De robes pareilles à celles des vingt-quatre Vieillards.
  1074. Les Chandeliers, qui ouvraient le cortège.
  1075. Les sept Chandeliers comparés ici aux cinq étoiles de la Grande Ourse, et qui figurent allégoriquement les sept dons du Saint-Esprit.
  1076. Les vingt-quatre Vieillards, symboles des vingt-quatre livres de l’Ancien Testament.
  1077. Entre le Griffon et le Septentrion du premier ciel, ou les sept Chandeliers.
  1078. Viens du Liban, ô mon épouse ! — Paroles du Cantique des Cantiques.
  1079. Suivant une autre leçon, la rivestita voce alleluiando, chantant alléluia avec la voix recouvrée.
  1080. Sorte de char particulièrement à l’usage des matrones romaines.
  1081. A la voix d’un si grand vieillard.
  1082. Béni sois-tu, toi qui viens ! Paroles des Juifs lors de l’entrée de Jésus-Christ a Jérusalem.
  1083. A pleines mains répandez des lis ! — Aeneid. lib. VI.
  1084. Au dedans et au dehors de la divine Basterne.
  1085. En 1300, époque supposée du voyage de Dante, dix ans déjà s’étaient écoulés depuis la mort de Béatrice.
  1086. Le Paradis terrestre que perdit Eve, et que Dante avait alors sous les yeux avec toutes ses délices.
  1087. « Qu’une autre blessure fasse couler tes pleurs. »
  1088. Le sens, sur lequel varient les interprètes, paraît être : « Comment as-tu enfin daigné t’approcher du mont dont tu t’es si longtemps éloigné ? Ne savais-tu pas, alors même, qu’ici l’homme trouve sa vraie félicité ? »
  1089. Qui réprimande.
  1090. En toi, Seigneur, j’ai espéré. — C’est le commencement du psaume 30, que les Anges chantent jusqu’à ces mots : pieds nus, qui terminent le neuvième verset.
  1091. Les arbres.
  1092. La terre d’Afrique où les corps perdent leur ombre sous les rayons perpendiculaires du soleil.
  1093. Rien de ce que le temps opère dans ses révolutions n’est caché aux célestes intelligences qui voient toutes choses dans la lumière divine, aussi n’est-ce pas pour elles, mais pour Dante qui est là pleurant, que Béatrice donnera plus d’étendue à sa réponse, à ses paroles.
  1094. Dans son jeune âge.
  1095. Par une vertu d’en haut.
  1096. « J’eus passé à une autre vie. »
  1097. Dans le ciel où les élus atteignent leur perfection.
  1098. Les joies du ciel.
  1099. Ce que Béatrice vient de dire aux Anges ne s’adressait à Dante que d’une manière indirecte. Maintenant elle lui parle directement, c’est ce que signifie : la pointe et le tranchant du parler.
  1100. Les eaux du Léthé.
  1101. C’est-à-dire que le son était si faible que, pour que l’ouïe le saisît, il fallait qu’en même temps on aperçût le mouvement des lèvres.
  1102. De Dieu, qui est le terme de tous les désirs.
  1103. Les autres biens.
  1104. Métaphore tirée de la pierre à aiguiser, qui émousse le tranchant lorsqu’on le lui présente dans le sens contraire à celui de son mouvement.
  1105. « Mets bas la pesante charge d’où proviennent tes pleurs, » c’est-à-dire la honte et la peur sous lesquelles Dante a dit plus haut que son âme était affaissée.
  1106. Demeure tranquille et sans défiance devant le danger qui le menace.
  1107. Le vent d’Afrique, « opposé au nôtre, » c’est-à-dire au vent des contrées septentrionales.
  1108. Le reproche amer caché sous le mot qui rappelle à Dante, que lorsqu’il se laissa égarer par la séduction des biens trompeurs, il n’était plus un enfant, mais un homme fait.
  1109. Que les Anges furent, « les premières créatures de Dieu, » avaient cessé de répandre des fleurs.
  1110. Le Griffon représente symboliquement le Christ, en qui sont unies les deux natures divine et humaine.
  1111. Le Poète l’appelle « vert, » à cause de la verdure de ses bords.
  1112. Voy. ch. XXVIII.
  1113. Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor. — Vous m’aspergerez, Seigneur, avec l’hysope, et je serai purifié. Ps. 50.
  1114. Les quatre Vertus cardinales symbolisées dans les quatre Dames placées à la gauche du char.
  1115. Les trois Vertus théologales représentées par les trois Dames à la droite du char.
  1116. On a déjà vu que le Griffon, par sa double nature, était le symbole de Jésus-Christ, à la fois Dieu et homme.
  1117. Au sens allégorique, tantôt la nature divine, tantôt la nature humaine.
  1118. De l’ordre le plus élevé des Esprits célestes.
  1119. « La beauté nouvelle que tu as acquise dans le ciel. »
  1120. Béatrice était morte en 1290, et Dante est supposé faire son voyage en l’an 1300.
  1121. Littéralement : « Et les yeux d’ici et de là avaient un mur de non se soucier. » On peut juger, par cet exemple, combien la bizarrerie des métaphores, jointe à la concision elliptique, rend quelquefois obscure la pensée de Dante.
  1122. Les sept Chandeliers.
  1123. C’est-à-dire : l’inclinât en une direction différente.
  1124. A l’aide de qui j’avais passé le fleuve Léthé.
  1125. Selon d’autres, la semence de tout ce qui est juste.
  1126. Il se tourna, la tête vers le timon, tandis qu’en tirant le char il était dans la position contraire.
  1127. Suivant une autre interprétation, laissé lié à lui ce qui était de lui. Ce que l’on explique en disant que l’arbre veuf est la Rome païenne soumise au seul pouvoir des Empereurs, et que le Griffon est Jésus-Christ qui, en instituant le pouvoir spirituel des Pontifes romains, lie au pouvoir temporel ce nouveau pouvoir « qui dérive de lui. »
  1128. La lumière du soleil.
  1129. La lasca est un poisson aux écailles brillantes et argentées. Ici, il signifie le signe des Poissons, qui suit dans le Zodiaque celui du Bélier. Le sens est donc que « comme, lorsque le soleil est dans le Bélier, — c’est-à-dire au printemps, — les plantes se gonflent, etc. »
  1130. Au récit de l’histoire de Syrinx. Junon, jalouse d’Io, l’avait mise sous la garde d’Argus, dont cent yeux veillaient incessamment. Jupiter ayant chargé Mercure d’enlever la jeune nymphe, celui-ci tua Argus, après l’avoir endormi en lui racontant l’histoire de Syrinx.
  1131. Le veiller plus que les autres hommes coûta cher à Argus, que Mercure tua faute de pouvoir surprendre sa vigilance.
  1132. Lors de la transfiguration de Jésus-Christ sur le Thabor.
  1133. Allusion à la résurrection de Lazare, et aux paroles de Jésus-Christ en cette occasion : Notre ami Lazare dort, mais je vais le réveiller. — Joann. XI, 11.
  1134. La racine de l’arbre.
  1135. Les trois Vertus théologales et les quatre Vertus cardinales.
  1136. La terre, telle qu’elle sortit des mains de Dieu, et que le péché n’avait pas souillée.
  1137. Le vent du midi, le sirocco.
  1138. C’est-à-dire : Seigneur.
  1139. Selon les interprètes, les persécutions des Empereurs romains figurés par l’Aigle.
  1140. Suivant les uns, le Pape Anastase, intrus par ruse dans le siège pontifical, et qui tomba dans l’erreur de Photin ; suivant d’autres, Arius ; et, suivant d’autres encore, Julien l’Apostat.
  1141. Les donations faites à l’Église romaine par les Empereurs chrétiens, et spécialement par Constantin.
  1142. A cause de tous les vices, de toutes les corruptions qu’engendrèrent ces donations.
  1143. L’avarice, selon le sentiment le plus général.
  1144. Nul accord sur ce que représentent ces sept Têtes ; les uns disent les sept sacrements, d’autre les sept péchés capitaux. La première opinion est évidemment insoutenable ; la diversité des sentiments prouve, au reste, combien ces obscures catégories sont incertaines.
  1145. La cour de Rome, et spécialement Boniface VIII.
  1146. Philippe le Bel.
  1147. Le char qui figure le siège apostolique, lequel fut transféré en France par Philippe Le Bel, après l’élection simoniaque de Clément V.
  1148. Littéralement : Que seule elle me fait un bouclier contre, etc. Le mot bouclier est pris ici dans le sens d’un obstacle qui empêche de voir.
  1149. Les nations, ô Dieu, sont venues dans ton héritage et elles ont souillé ton saint temple. — Dante applique ces paroles du Ps. 78 à la translation du Saint-Siège, dont le temple était l’image ; et il les fait chanter alternativement par deux chœurs formés, l’un des trois Vertus théologales, l’autre des quatre Vertus cardinales.
  1150. Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; mais de nouveau encore un peu, de temps, et vous me verrez. — Paroles de Jésus-Christ à ses Apôtres, en leur annonçant qu’il allait les quitter, mais que bientôt après ils le reverraient.
  1151. Mathilde.
  1152. Stace.
  1153. Expression empruntée à l’Apocalypse, chap. 17 : — Bestia, quam vidisti, fuit, et non est.
  1154. Cette expression bizarre fait allusion à une croyance superstitieuse du temps. On était persuadé que, lorsqu’un homme en tuait un autre, si le meurtrier pouvait, neuf jours de suite, manger une soupe sur la tombe du mort, il était à l’abri de la vengeance des parents. C’est pourquoi, à Florence, lorsqu’un homme avait été tué, on gardait sa tombe pendant neuf jours, pour qu’on ne mangeât pas de soupe dessus.
  1155. Cet aigle est l’empereur Constantin, qui enrichit par sa donation le Siège Apostolique que figure le char. Ce char devient monstre par tous les vices qui y pullulent, et ensuite proie quand Philippe le Bel le traîne en France pour assouvir sa faim de pouvoir et d’argent.
  1156. Ce nombre en chiffres romains, s’écrit DXV, lettres qui, transposées, forment le mot DVX, chef. Quel était ce chef mystérieux ? Les uns disent l’empereur Henri VI, d’autres Can Grande della Scala, d’autres enfin, Uguccione della Faggiuola.
  1157. Les Naïades s’étant ingérées d’expliquer les oracles de Thémis, la déesse irritée envoya une bête sauvage qui dévora les troupeaux et dévasta les campagnes des Thébains.
  1158. Parmi les interprètes, les uns disent que l’ « arbre » figure l’obéissance aux préceptes divins, obéissance exigée de Dieu pour conduire les hommes à la fin déterminée par ses éternels décrets. D’autres voient dans ce même « arbre » la figure de Rome, que Dieu créa sainte pour son seul usage, c’est-à-dire, seulement pour l’avantage de son Église.
  1159. Le premier homme, Adam.
  1160. Le Christ.
  1161. Fleuve de Toscane, qui a la propriété de recouvrir d’une croûte calcaire les corps qu’on y plonge.
  1162. C’est-à-dire, « si le plaisir que te causaient ces pensers vains, n’avait point souillé ton esprit, comme le sang de Pyrame souilla le fruit du mûrier, qui de blanc devint rouge. »
  1163. La punition d’Adam et la mort du Christ.
  1164. La défense de ne point dépouiller et briser l’« arbre. »
  1165. « Je veux que, si tu ne comprends pas mes paroles, au moins tu les retiennes, et les rapportes en signe de ton voyage, comme le pèlerin rapporte son bourdon ceint de palmes. »
  1166. Les divers cieux vont s’élargissant à mesure qu’ils s’éloignent de la terre, et, comme tous parcourent dans le même temps des arcs angulairement égaux, le plus haut se hâte, par rapport aux autres, ou « se meut avec plus de vitesse. »
  1167. Parce que les eaux du Léthé n’ôtent le souvenir que des actes coupables.
  1168. Le soleil paraît se mouvoir plus lentement au méridien, qui, d’ici et de (à l’orient et à l’occident), se déplace selon les aspects, c’est-à-dire selon la position relative des lieux.
  1169. Deux des quatre fleuves qui, selon la Bible, sortaient d’une même source pour arroser le Paradis terrestre.
  1170. Autre fleuve, du Paradis, dont les eaux rappellent en ceux qui en boivent le souvenir du bien qu’ils ont fait. Eunoè, nous l’ayons dit, signifie bonne mémoire.
  1171. Selon la pensée de Dante, à mesure que les Cieux, — les orbes célestes, — s’éloignent du Ciel le plus élevé ou du Ciel Empyrée, ils participent moins abondamment, à la splendeur divine, qui les éclaire tous à divers degrés.
  1172. A cause de son amour pour Daphné, qui fut métamorphosée en laurier.
  1173. Les deux sommets du Parnasse, ce sont les deux ordres de divinités qui l’habitent. Jusqu’ici le secours des Muses a suffi au poète, maintenant il a besoin de celui d’Apollon lui-même.
  1174. Fier de son habileté sur la flûte, Marsyas, ayant osé défier Apollon, fut vaincu par le Dieu, qui, pour le punir de sa présomption, l’écorcha vivant.
  1175. Daphné était fille du fleuve Pénée.
  1176. Cirra pour Apollon. Cirra était une ville située sur le mont Parnasse.
  1177. C’est-à-dire que le soleil, durant le cours de l’année, se lève à différents points de l’horizon.
  1178. Le point où s’intersectent entre eux et avec le cercle de l’horizon les autres grands cercles de la sphère, le Zodiaque, l’Equateur et le Colure d’équinoxe.
  1179. La constellation du Bélier, sous laquelle le soleil, au printemps, ranime la terre, qui par lui prend un nouvel aspect, comme la cire amollie reçoit une empreinte.
  1180. Lorsque le soleil se leva à ce point de l’horizon, le matin commença au lieu où était Dante : et au lieu opposé de l’autre hémisphère, il était comme le soir, c’est-à-dire que le soleil, descendu sous l’horizon, éclairait encore les hautes régions de l’atmosphère.
  1181. Comme le rayon d’incidence engendre le rayon réfléchi.
  1182. « Plus que nous ne le pouvons faire ici-bas. »
  1183. Le pêcheur Glaucus, ayant vu des poissons, qu’il avait déposés sur l’herbe, se ranimer et sauter dans la mer, goûta de cette herbe, et devint un Dieu marin.
  1184. « Si j’étais là corporellement, ou en esprit seulement. « Allusion aux paroles de saint Paul : — Si spiritu, vel corpore, nescio, Deus scit.
  1185. Le firmament.
  1186. Les intelligences célestes.
  1187. Ce que les anciens appelaient le premier Mobile, c’est-à-dire, le plus élevé des cercles concentriques dont ils croyaient l’univers formé, et par conséquent celui dont la vitesse, dans le mouvement commun de tous ces cercles, était la plus grande.
  1188. « Les Grecs qui allèrent à Colchos pour enlever la Toison d’or, ne furent pas si étonnés que vous le serez, lorsqu’ils virent Jason, après avoir dompté les bœufs qui jetaient du feu par les narines, labourer la terre pour y semer les dents du Dragon tué par Cadmus, desquels naquirent des hommes armés. »
  1189. La Lune.
  1190. Les vérités premières auxquelles l’homme adhère en vertu, non du raisonnement, mais d’une simple et pure intuition.
  1191. Les taches de la Lune, que l’ignorance populaire dit être Caïn portant sur ses épaules un fagot d’épines.
  1192. « Lorsque les sens ne nous apprennent pas ce que sont réellement les choses dont nous jugeons. »
  1193. Il veut dire que les taches de la lune sont, — à ce qu’il croit,— l’effet de la densité plus ou moins grande de ses différentes parties.
  1194. Le ciel des étoiles fixes.
  1195. « Soit qu’il existât dans la planète, percée de part en part, un vide. »
  1196. Le verre étamé.
  1197. « Dans la Lune. »
  1198. D’un point plus éloigné du Soleil que la superficie de la planète.
  1199. « De votre science. » — Ici comme ailleurs, Dante affecte d’employer le langage de l’École.
  1200. Encore un mot de l’École, pour t’éclairer, t’illuminer.
  1201. Voyez Chant 1.
  1202. Le Ciel au-dessous de l’Empyrée, dit le premier Mobile.
  1203. Le huitième.
  1204. Les sept cieux inférieurs, de Saturne, Jupiter, Mars, etc. Les Scolastiques enseignaient, d’après Aristote, qu’il y avait dans les corps deux principes : l’un matériel, le même en tous ; l’autre formel, divers en chacun, et qu’ils appelaient la forme substantielle, laquelle constituait les différentes espèces, et engendrait les vertus différentes des corps.
  1205. Les divers cieux qui par leurs mutuelles relations, et l’action propre de chacun d’eux, coopèrent à l’ordre du monde.
  1206. « Te diriger seul. »
  1207. « De ces étoiles. »
  1208. « Selon le degré de sa bonté, de sa perfection ; » ou bien : « selon qu’elle se répand avec plus ou moins d’abondance dans une partie du corps et dans une autre partie. »
  1209. Béatrice.
  1210. Narcisse qui, se voyant dans une fontaine, devint amoureux de lui-même, prenait son image pour une personne réelle, et Dante prenait des personnes réelles pour de simples images.
  1211. La Charité divine.
  1212. Elle était de la famille des Donati, et religieuse de Sainte-Claire, sous le nom de Constance ; son frère Corso l’enleva du couvent, et la força de se marier.
  1213. Selon le système astronomique adopté par Dante, tous les cercles concentriques accomplissant, dans le même espace de temps, leurs révolutions autour de la terre, leur vitesse est d’autant plus grande qu’ils en sont plus éloignés, et par conséquent le mouvement de la Lune, plus rapproché de notre planète qu’aucun autre corps céleste, est le plus lent de tous.
  1214. En Dieu, qui est le premier amour.
  1215. « De vouloir ce que Dieu veut, pour que nous n’ayons nous-mêmes qu’une volonté. »
  1216. De sphère en sphère.
  1217. Image prise des fleuves qui se rendent à la mer, pour y trouver la paix, le repos.
  1218. Quel fut le vœu qu’elle n’accomplit point jusqu’au bout.
  1219. Sainte Claire.
  1220. « Entend que je le dis aussi d’elle. »
  1221. Elle fut toujours de cœur fidèle à ses vœux.
  1222. La forme lumineuse.
  1223. Fille de Roger, roi de Pouille et de Sicile. Elle était religieuse dans un monastère de Païenne, d’où on la tira de force pour lui faire épouser l’empereur Henri V, fils de Barberousse. Elle eut de lui Frédéric II, dernière puissance, c’est-à-dire dernier empereur de la maison de Souabe.
  1224. « De deux choses que je désirais également savoir, incertain de laquelle je m’enquerrais la première. »
  1225. Nabuchodonosor voulait que ses mages lui expliquassent un songé qu’il avait oublié, ce que n’ayant pu faire, il ordonna de les mettre à mort. Daniel connut quel était ce songe que le roi ne pouvait se rappeler, et lui en donna l’interprétation.
  1226. Platon enseignait que les âmes habitaient les étoiles avant d’en former des corps mortels, et que, dégagés d’eux, elles y retournaient, pour y séjourner plus ou moins longtemps, selon la mesure de leurs mérites.
  1227. Qui a le plus de venin, qui donne lieu aux erreurs les plus dangereuses.
  1228. Jean Baptiste, ou Jean l’Evangéliste.
  1229. Selon la doctrine des Péripatéticiens : Nihil est in intellectu, quin priûs fuerit in sensu.
  1230. L’archange Raphaël.
  1231. La doctrine de Platon dans le Timée, et celle de l’Église ne sont pas les mêmes, car celle-ci parle figurément, tandis que celui-là paraît penser réellement ce qu’expriment ses paroles.
  1232. Informa d’elle le corps humain.
  1233. « Doivent être attribués, en un certain sens, les vertus et les vices des hommes. »
  1234. En faisant croire que les planètes étaient vraiment le séjour des Dieux dont elles portent le nom ; ou, selon d’autres, étaient l’unique demeure des âmes bienheureuses.
  1235. C’est-à-dire, selon le sens moral, « de la doctrine théologique. »
  1236. Ce passage a paru aux commentateurs plein de difficultés Insolubles. Le sens que nous y donnons est du moins clair, et semble naturel.
  1237. « Ne donne aucune adhésion à ce qu’on le force de faire. »
  1238. Si la volonté ne fléchit point, si elle demeure entière, elle se remontre dans les actes telle qu’elle était auparavant, dès que la contrainte cesse, comme la flamme s’élève conformément à sa nature sitôt que la force cesse de la courber.
  1239. Mutius Scevola, qui tint sa main sur un brasier ardent, pour la punir de l’erreur qu’elle avait commise en tuant un autre au lieu de Porsenna.
  1240. Alcméon, fils d’Amphiaraüs, tua sa propre mère, à la prière de son père mourant.
  1241. C’est-à-dire, « considérée en soi, séparément des causes extérieures qui la modifient. »
  1242. De Dieu, source de toute vérité.
  1243. Vain.
  1244. La volonté se sacrifie par un acte de la volonté même.
  1245. « Si tu reprends ta volonté sous prétexte d’en faire un bon usage, toujours serait-ce bien user d’une chose qui ne t’appartient pas. »
  1246. Les clefs, emblème de l’autorité de l’Église, et dont le Poète a dit :
    L’ un’era d’ oro, e l’ altra era d’ argento :

    « L’une était d’or, et l’autre était d’argent. » — Purgat., ch. 9, vers 118. »

  1247. « Si l’offrande substituée ne surpasse l’autre, comme six surpasse quatre. •
  1248. Que de sacrifier sa fille pour accomplir le vœu qu’il avait fait.
  1249. Agamemnon.
  1250. « Que toute offrande vous dégage envers Dieu. »
  1251. « Si par une cupidité criminelle, on vous enseigne une autre doctrine, vous persuadant que vous pouvez être relevés de vos vœux et absous de tout péché pour de l’argent. »— Ainsi s’exprime la Postille marginale du manuscrit du Mont-Cassin.
  1252. Les sphères plus élevées.
  1253. Le Ciel de Mercure.
  1254. Mercure, plongé dans les rayons du soleil, dont l’éclat le dérobe aux regards.
  1255. En transportant le siège de l’empire à Byzance, situé à l’orient de Rome, Constantin tourna l’Aigle contre le cours du ciel, dont le mouvement apparent s’accomplit d’orient en occident. Le ciel, au contraire, accompagnait l’Aigle derrière Énée, lorsque, partant de la Troade, il vint en Italie, où il fonda le royaume, devenu ensuite l’Empire romain.
  1256. Expression empruntée au psaume 16 : Sub umbrâ alarum tuarum.
  1257. « Vivant j’étais empereur, ici je suis seulement Justinien. »
  1258. Retranchant des lois ce qu'elles contenaient de superflu, Justinien les coordonna d’une manière plus nette, et plus précise dans les Pandectes.
  1259. « Comme tu vois que, de deux propositions contradictoires, l’une ne peut être fausse que l’autre ne soit vraie. »
  1260. La révision des lois, dont il a parlé plus haut.
  1261. De laisser à d’autres les soins de la guerre et le commandement des armées.
  1262. L’Aigle impérial.
  1263. Envoyé, par son père Evandre, au secours d’Énée, premier fondateur de la puissance romaine, Pallante mourut en combattant contre Turnus.
  1264. Les trois Horaces contre les trois Curiaces.
  1265. Titus Manlius Torquatus.
  1266. Cincinnatus.
  1267. Les Carthaginois.
  1268. Fiésole, située sur une colline au dessus de Florence. Pompée fut un de ses destructeurs.
  1269. Jouit d’une paix pareille à celle du Ciel.
  1270. Prit le signe impérial, l’Aigle.
  1271. L’Aigle.
  1272. Ville de Phrygie.
  1273. Roi de Mauritanie.
  1274. En Espagne, où Labiénus et les deux fils de Pompée avaient repris les armes.
  1275. Octave Auguste.
  1276. Ils furent vaincus par Auguste à Philippes en Macédoine.
  1277. Auguste défit Marc-Antoine près de Modène, et fit prisonnier son frère Lucius, assiégé par lui dans Pérouse.
  1278. Avec Auguste.
  1279. Ce fut sous Tibère que le Christ, par sa mort, satisfit à la justice de Dieu irrité, et que l’Aigle impérial accomplit ainsi la vengeance du premier péché. Mais les Juifs, qui furent les principaux auteurs de la mort du Christ innocent, en subirent à leur tour la vengeance sous Titus.
  1280. Sous les ailes de l’Aigle.
  1281. « Par tout ce qu’a fait de grand l’Aigle impérial, tu peux maintenant juger combien sont coupables, ainsi que je te l’ai dit ceux qui se l’approprient ou à lui s’opposent. »
  1282. A l’Aigle impérial, signe de l’Empire universel, — selon la doctrine développée par Dante, dans son livre de Monarchiâ, — l’un, le Guelfe, oppose les lis jaunes, c’est-à-dire les lis d’or, armoiries de Charles II, roi de Pouille ; l’autre, le Gibelin, approprie ce signe à son parti, en fait l’instrument des passions et des intérêts particuliers de son parti.
  1283. Ici Justinien répond à la seconde demande, pourquoi il habite Mercure.
  1284. En s’inclinant vers les choses terrestres pour la recherche de l’honneur et de la renommée,
  1285. Qu’il ne doit l’être selon la justice.
  1286. La vie céleste.
  1287. Ce qu’était Roméo, on l’ignore. En revenant du pèlerinage de Saint-Jacques en Galice, il s’arrêta près de Raimond Béranger, comte de Provence, qui lui confia l’administration de ses États. Il augmenta considérablement les revenus du comte, et maria ses quatre filles à quatre rois. Disgracié ensuite sur de fausses accusations inventées par l’envie, il quitta la cour, et s’en alla en mendiant son pain.
  1288. Qui lui montra qu’il avait accru ses revenus de moitié et plus.
  1289. « Hosanna ! saint Dieu des armées, qui illumines de ta clarté les heureux esprits de ces royaumes. »
  1290. Au seul nom de BEATRICE.
  1291. Comment les Juifs ont pu être justement punis pour avoir accompli la juste vengeance de Dieu, irrité du premier péché.
  1292. Adam.
  1293. Pour recevoir les élus.
  1294. Des causes secondes.
  1295. L’amour créateur.
  1296. Littéralement : Sans passer par l’un de ces gués.
  1297. Par voie de justice et par voie de miséricorde.
  1298. Depuis le jour où le soleil luisît pour la première fois, jusqu’à celui où, s’éteignant, le monde retombera dans une nuit éternelle.
  1299. Il faut sous-entendre : immédiatement de Dieu.
  1300. Voir plus haut : ce qui découle immédiatement d’elle…
  1301. Les sphères célestes.
  1302. Créés immédiatement de Dieu.
  1303. La matière homogène, antérieurement à toute forme spécifique.
  1304. Le raisonnement est celui-ci : la matière est créée immédiatement de Dieu, comme aussi les formes spécifiques des êtres, lesquelles résident dans les corps célestes ; ainsi ces choses sont incorruptibles : mais les êtres qui déterminent ces formes spécifiques n’étant pas, en tant que tels, créés immédiatement de Dieu, — mais recevant par l’intermédiaire des astres, ce qui les constitue, ce qu’ils sont, le rayon ou la forme, le mouvement ou la vie, — ne participent pas à l’incorruptibilité des choses immédiatement créées de Dieu.
  1305. Inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae (Genèse, II, 7). — Vie, dans ce passage de Dante, a le même sens que âme.
  1306. Elle aspire à cette suprême Bonté, ou à Dieu.
  1307. Dieu ayant lui-même formé la chair d’Adam et d’Eve sans l’intermédiaire d’une vertu créée, la corruption ne peut être pour elle qu’une suite passagère du péché, une déviation accidentelle de son état naturel, et elle doit finalement être rétablie par l’incorruptibilité. C’est la suite du même raisonnement.
  1308. Dans l’état périlleux du paganisme.
  1309. Dans le système de Ptolémée, les épicycles sont les petits cercles dans lesquels chaque planète se meut d’occident en orient, en même temps qu’elle est emportée d’orient en occident par le Premier Mobile. Ainsi l’épicycle de la troisième planète, ou de Vénus, est le troisième épicycle.
  1310. Fille de l’Océan et de Téthys, et mère de Vénus.
  1311. Sous la figure d’Ascagne, fils d’Énée. (Aeneid. IV.)
  1312. Cypris ou Vénus.
  1313. A mesure que Béatrice monte d’une sphère dans une sphère plus élevée, elle resplendit d’un plus vif éclat.
  1314. Selon que leur vue pénètre plus ou moins en Dieu.
  1315. Invisible par lui-même, le vent devient visible lorsqu’il chasse des vapeurs, la grêle, etc. ; — d’autres par venti entendent la foudre.
  1316. Les divines lumières, les esprits bienheureux, que Dante et Béatrice rencontrent dans Vénus, cessent de suivre, pour venir à eux. le mouvement circulaire de la planète, lequel commence dans les hauts Séraphins, c’est-à-dire dans le Premier Mobile, séjour des anges les plus élevés, ou des Séraphins.
  1317. Premier vers de la première canzone que Dante commente dans le Convito. Le troisième ciel est le ciel de Vénus.
  1318. « Que de continuer de tourner dans le cercle dont nous suivions le mouvement. »
  1319. Comme le ver à soie dans son cocon.
  1320. Lorsqu’on serait venu le temps.
  1321. Le Garigliano, anciennement le Liris.
  1322. Deux promontoires de la belle Trinacrie, ou de la Sicile.
  1323. Le vent d’Est.
  1324. Dans les profondeurs de l’Etna, sous lequel les anciens disaient que Typhée était enseveli.
  1325. « Elle ne se serait pas donnée à Pierre d’Aragon, mais elle aurait reconnu pour ses rois légitimes les descendants de Charles Ier, mon aïeul, nés de lui par moi, et de l’empereur Rodolphe par sa fille Clémence, mon épouse. »
  1326. Lors des Vêpres siliciennes.
  1327. « Si mon frère Robert prévoyait les suites d’une mauvaise administration, il chasserait les Catalans pauvres et avides auxquels il confie les emplois. »
  1328. Autant Robert était avare, autant était généreux son père Charles II.
  1329. C’est-à-dire : Tu auras devant les yeux ce qui est maintenant caché derrière ton dos. On ne connaîtrait qu’imparfaitement Dante, si la traduction ne conservait pas ces bizarreries de langage.
  1330. Le bien suprême, infini, Dieu.
  1331. « Reste en arrière ; » n’accomplisse pas tout ce qu’implique l’existence des êtres et leur conservation.
  1332. Membre d’une cité, d’une communauté.
  1333. Aristote.
  1334. Dédale.
  1335. La Vertu, l’influence céleste différente en lui et en Jacob, bien qu’ils fussent nés d’un même père.
  1336. Ne comprenant pas que Quirinus, doué de si hautes qualités, fût né d’un père de condition si basse, les hommes le crurent fils de Mars, ignorant qu’il devait ces qualités à l’influence des sphères supérieures.
  1337. Voyez plus haut.
  1338. Le sens est que, « comme un manteau se pose sur les autres vêtements, il veut ajouter un corollaire à ce qu’il a dit. »
  1339. La fortune, ici, signifie l’influence des astres.
  1340. Fille de Charles Martel et femme de Louis X, roi de France, laquelle vivait encore lorsque Dante écrivit ces vers.
  1341. Vers Dieu.
  1342. Le tyran Ezzelin III, de la famille des Onora, comtes de Bassano.
  1343. Du même père qui fut Ezzelin II, surnommé le Moine.
  1344. « Parce que me vainquit l’influence de Vénus, mon séjour est dans cette planète. »
  1345. « De cet esprit bienheureux. » Foulques de Marseille, poète provençal dont il sera parlé plus loin,
  1346. Il s’écoulera plus de cinq siècles.
  1347. Afin de revivre par la renommée qu’il laissera de soi. Imitation de Virgile :
    Et dubitamus adhùc virtutem extendere factis
    Aeneid. VI, 801.
  1348. Que les Padouans, à cause de leur obstination dans l’injustice, rougiront de leur sang le Becchiglione, qui forme un marais près de Vicence.
  1349. Riccardo di Cammino, seigneur de Trévise, où se joignent les fleuves Silé et Cagnano.
  1350. « Lorsque déjà s’ourdit une conjuration contre lui. » Il fut tué, en effet, par quelques sicaires, à l’instigation d’Alterino de Calzino, Trévisan.
  1351. Plusieurs Ferrarais s’étant retirés à Feltre pour se soustraire à la vengeance du Pape, avec lequel ils étaient en guerre, Vincent Gorza, évêque de cette ville, les trompa par de feintes caresses, et, les ayant faits prisonniers, les livra au gouverneur de Ferrare, qui les fit cruellement souffrir.
  1352. Aujourd’hui Maria, près du lac de Bolsène, prison destinée aux clercs condamnés par le Pape à une prison perpétuelle. Elle tire son nom du fleuve Marta, qui coule à côté.
  1353. Bigoncia : Proprement la cuve où se reçoit le jus des grappes pressées au temps des vendanges.
  1354. L’autre esprit.
  1355. Sur la terre.
  1356. Dans le ciel.
  1357. En enfer.
  1358. Expression empruntée à la Bible, pour désigner les plus élevés des esprits célestes, perpétuellement embrasés d’amour.
  1359. La Méditerranée.
  1360. L’Afrique musulmane et l’Europe chrétienne.
  1361. Du détroit de Gibraltar aux côtes de la Palestine, où elle se termine vers l’Orient.
  1362. Marseille. Assiégée par Brutus, lieutenant de César, un combat sanglant fut livré dans son port.
  1363. Comme Foulques reçut l’empreinte, c’est-à-dire subit l’influence de Vénus, elle s’empreint de Foulques qui maintenant l’habite.
  1364. Didon.
  1365. A l’âge.
  1366. Selon Ptolémée, la pointe du cône que forme l’ombre de la terre tombe dans le ciel de Vénus.
  1367. Lorsqu’elles furent clouées sur la croix.
  1368. L’ange rebelle, Satan, dont l’envie, qui s’est tant propagée dans le monde, causa la chute de l’homme.
  1369. Le lis, dont les monnaies de Florence portaient l’empreinte,
  1370. Pour cette fleur, c’est-à-dire pour l’argent.
  1371. Usées par le frottement, ou chargées de postilles ou d’annotations.
  1372. « De qui viole ainsi la foi due à celle dont il est l’époux. » c’est-à-dire à l’Église. Suivant le P. Lombardi, la prédiction de Foulques se rapporterait à la translation du siège pontifical à Avignon.
  1373. Le Père.
  1374. Sans jouir de cet ordre.
  1375. Selon le système astronomique adopté par Dante, les étoiles se mouvant dans les plans parallèles à l’Equateur, et le Soleil et les planètes dans le plan du Zodiaque, qui coupe le premier sous un angle d’environ 25° 30’, ces plans se heurtent, suivant l’expression du Poète, aux points d’intersection, ou équinoxiaux, dans les signes du Bélier et de la Balance. Or, au moment où Dante accomplit son voyage mystique, le soleil était, comme il l’a déjà dit plusieurs fois, dans le signe du Bélier.
  1376. Cet art que Dieu contemple avec amour en soi, est l’ordre, le type éternel de la Création.
  1377. A raison de l’obliquité de leur mouvement dans l’écliptique, le Soleil et les planètes se trouvent successivement en des positions diverses par rapport à la terre, ce qui leur permet de répandre leur vertu, en des lieux qui n’en ressentiraient pas l’influence, si le plan de leur orbites coïncidait avec le plan de l’équateur ; en ce dernier cas, donc, une partie de cette vertu qui est en eux resterait sans effet, et presque toute la force productive des phénomènes terrestres serait morte.
  1378. Si le plan oblique de l’orbite du Soleil et des planètes faisait avec le plan droit de l’équateur un angle plus petit ou plus grand.
  1379. Le Soleil.
  1380. C’est-à-dire que, le Soleil étant entré dans le Bélier, et décrivant au-dessus de l’horizon un arc plus grand, les jours croissaient.
  1381. Il est clair qu’on ne saurait apercevoir une pensée avant qu’elle soit venue, l’aperception étant inséparable de la pensée même.
  1382. Béatrice représente ici allégoriquement la grâce divine, comme il est dit plus haut.
  1383. N’ayant vu de splendeur qui surpassât celle du Soleil.
  1384. Le Soleil, selon Dante, est le séjour assigné au quatrième ordre des bienheureux ; lesquels voient dans le Père l’éternelle spiration de l’Esprit et la génération éternelle du Fils. Le verbe spirare, dont nous n’avons que les composés inspirer, respirer, étant un de ces mots consacrés qui seuls expriment le dogme d’une manière rigoureuse et absolue, nous avons cru devoir le transporter dans notre langue, à l’exemple de Dante, si soigneux de l’exactitude théologique.
  1385. Le halo, appelé aussi Couronne de la Lune.
  1386. C’est-à-dire les couleurs produites par la réfraction de la lumière dans l’air humide.
  1387. On sait que, dans les pays qui possèdent des mines précieuses, la libre sortie de leurs produits est prohibée.
  1388. Qui ne se munit pas d’ailes assez puissantes.
  1389. Le sens est que toute parole est muette pour donner une idée de la douceur de ce chant à qui ne l’a pas ouï.
  1390. Allusion à l’échelle de Jacob.
  1391. Gratien, auteur de la compilation appelée, de son nom, Décret de Gratien.
  1392. Pierre Lombard, auteur du Livre des Sentences.
  1393. Allusion aux disputes sur le salut de Salomon.
  1394. Si la parole de Dieu ne ment pas.
  1395. Saint Denis l’aréopagite.
  1396. Paul Orose, à ce qu’on croit.
  1397. Lui fournit le sujet de son grand ouvrage, de Civitate Dei.
  1398. De la huitième lumière.
  1399. De Dieu, qui est le bien infini.
  1400. Boèce, qui, dans son livre de Consolatione philosophiae, montre combien sont vaines et trompeuses les choses du monde.
  1401. L’église de Saint-Pierre, à Pavie.
  1402. Isidore de Séville.
  1403. Richard de Saint-Victor, un des grands mystiques du Moyen âge.
  1404. Professeur de Logique, ou de Théologie morale, dans l’Université de Paris.
  1405. La double tête du marteau, alternativement tiré d’un côté et poussé de l’autre, contre les parois de la cloche.
  1406. Former deux chœurs de voix.
  1407. Les aphorismes d’Hippocrate, la médecine.
  1408. Chant X.
  1409. Ibid.
  1410. Clamans voce magnâ. — Matth. 27.
  1411. Acquisivit Ecclesiam sanguine suo. — Act. 20.
  1412. Dans deux voies diverses, celle de la science et celle de l’amour.
  1413. Petit fleuve, près d’Assise.
  1414. Le Chiassi, qui sort d’une colline où saint Ubaldo se bâtit un ermitage, dans le territoire d’Agobbio.
  1415. Porte de Pérouse, du côté de laquelle cette ville, en hiver reçoit le froid des monts couverts de neige, et en été la chaleur réverbérée par ces mêmes monts.
  1416. A cause de la domination tyrannique des Pérugins, ou, selon d’autres, à cause de leur sol froid et stérile.
  1417. C’est-à-dire, « d’une splendeur et d’une ardeur égale à celle de notre soleil, lorsqu’en été il se lève au-dessus du Gange. »
  1418. Assise : mais l’italien Ascesi offre un double sens sur lequel joue Dante, ce mot étant le nom propre du lieu où naquit saint François, et renfermant en outre l’idée de monter, surgir, se lever, du verbe ascendere.
  1419. La pauvreté.
  1420. Qui déplaît, qu’on hait à l’égal de la mort.
  1421. L’évêque et le clergé.
  1422. Devant son père.
  1423. Jésus-Christ.
  1424. Lorsque le monde entier tremblait devant César, frappant à la porte du pécheur Amyclas et l’appelant à haute voix, il le trouva tranquille avec la pauvreté
  1425. Au pied de la croix.
  1426. Bernardo di Quintavalle, premier disciple de saint François.
  1427. Il n’eut point le cœur si lâche que de baisser les yeux, de rougir d’être le fils de Pierre Bernadone, homme de basse condition.
  1428. Le pape Innocent III.
  1429. L’Esprit-Saint couronna une seconde fois les saints désirs de l’Archimandrite, en inspirant à Honorius d’approuver de nouveau son Ordre.
  1430. Le mont d’Alvernia, situé entre le Tibre et l’Arno, près de Chiusi, dans le Casentino.
  1431. Les stigmates.
  1432. Du sein de sa dame, ou de la pauvreté.
  1433. Il voulut être enseveli comme les plus pauvres, et même, disent les Chroniques, dans le lieu où l’on enterrait les malfaiteurs suppliciés.
  1434. En se conformant exactement à ses prescriptions.
  1435. « Un de tes doutes sera éclairci. »
  1436. L’arbre est le sujet traité, les copeaux les choses dites à ce sujet, les déductions qui s’y rapportent.
  1437. Il corregier paraît dériver de corregio, courroie, comme cordelier de corde, cordon ; et ainsi le premier désignerait les Dominicains, comme le second désigne les Franciscains. — Suivant une autre leçon : E vedra’l corregere, etc. Le sens serait alors : Et tu verras la réprimande, l’avertissement qui se tire de ces paroles : bien l’on s’engraisse, etc.
  1438. Autant que le rayon direct surpasse en splendeur le rayon réfléchi.
  1439. Selon la fable, Iris ou l’arc-en-ciel était la première servante de Junon ; et, lorsqu’elle paraissait, on disait que Junon l’appelait pour lui donner quelque commandement.
  1440. La nymphe Écho, qui se consuma d’amour pour Narcisse. Le sens est que « l’arc extérieur est produit par la réflexion de l’arc intérieur, comme l’écho par la réflexion de la voix. »
  1441. Dante compare les deux chœurs de bienheureux aux cercles concentriques d’un double arc-en-ciel, et leur chant à la voix de l’écho, celui de ces chœurs qui entourait l’autre répétant les chants de celui-ci.
  1442. A l’aiguille aimantée qui se tourne vers l’étoile polaire.
  1443. De l’autre chef d’ordre, ou de saint Dominique.
  1444. La croix, par laquelle le Christ, rétablissant l’homme dans la grâce perdue, le réarma contre le démon.
  1445. Le Zéphir, au souffle duquel les fleurs s’ouvrent au printemps, vient, par rapport à l’Italie, de l’Occident et de l’Espagne.
  1446. Derrière lesquelles le Soleil, dans sa longue fuite, dans son cours lointain, éclaire des lieux que nul homme n’habite. — On croyait, au temps de Dante, que notre hémisphère seul était habité.
  1447. Callaroga dépendait des rois de Castille, dont les armoiries étaient écartelées de deux châteaux et de deux lions, l’un au-dessus, l’autre au-dessous d’un des châteaux ; et c’est ce que signifie le lion subjugué et qui subjugue.
  1448. Elle songea qu’elle mettait au monde un chien noir et blanc, ayant dans la bouche un flambeau allumé, double symbole de l’habit de l’Ordre et du zèle ardent de son fondateur.
  1449. Saint Dominique promettant de combattre pour le salut de la Foi, et la Foi promettant à Dominique l’éternel salut.
  1450. Sa marraine. Elle vit en songe une étoile sur le front de Dominique, et une autre sur sa nuque, lesquelles illuminaient l’Orient et l’Occident.
  1451. Pour le nommer Domenico, qui est le nom possessif de Dominus, c’est-à-dire de Dieu, à qui il appartenait tout entier.
  1452. En latin Félix, heureux.
  1453. Joanna, en hébreu, signifie gracieuse, remplie de grâce. Félix et Giovanna étaient les noms du père et de la mère de saint Dominique.
  1454. Le cardinal d’Ostie, commentateur des Décrétales.
  1455. Selon les uns, médecin à Florence ; selon d’autres, jurisconsulte.
  1456. Perd sa verdure.
  1457. Plus bénigne qu’aujourd’hui, non qu’elle ait changé, mais à cause de celui, etc.
  1458. De garder le bien mal acquis, en en consacrant, par composition, le tiers ou la moitié à des usages pieux.
  1459. Le premier bénéfice qui, au hasard, viendrait à vaquer.
  1460. Non les décimes, qui appartiennent aux pauvres de Dieu.
  1461. La Foi, appelée dans l’Évangile « la bonne semence. »
  1462. Les vingt-quatre esprits bienheureux qui formaient autour de Dante les deux cercles concentriques.
  1463. De l’autre roue, ou de saint François.
  1464. Façon de parler proverbiale, pour dire que le bien s’est changé en mal. Le tartre forme dans les tonneaux une croûte qui sert à conserver le vin, et le vin gâté engendre la moisissure ; d’où le proverbe : Buon vin fa gruma, e tristo vin fa muffa.
  1465. Fra Matteo d’Acquasparta, cardinal et général de l’Ordre, et Urbino de Casal, qui faillirent tous deux, le premier par trop de relâchement, l’autre par trop de rigueur, dans l’interprétation de la règle.
  1466. Mit toujours le soin des choses temporelles après celui des choses spirituelles.
  1467. Théologien célèbre.
  1468. Historien scolastique.
  1469. Pierre l’Espagnol, ou d’Espagne, auteur d’une Logique en douze livres.
  1470. Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry.
  1471. La grammaire était le premier des quatre arts libéraux.
  1472. Raban Maure, écrivain du IX° siècle.
  1473. Il était de Calabre et passait pour prophète.
  1474. Saint Dominique est ici appelé Paladin, à cause des combats qu’il soutint pour la Foi.
  1475. Discret, parce que, se taisant de saint Dominique, il s’est borné à faire l’éloge de saint François.
  1476. La compagnie dont la danse sainte est décrite au commencement du chant.
  1477. Les quinze étoiles de première grandeur.
  1478. Les sept étoiles de la grande Ourse, qui jamais ne descend au-dessous de l’horizon.
  1479. L’ouverture de cette corne que forment les deux étoiles de la petite Ourse, situées des deux côtes du Pôle, ouverture qui commence ou qui a son centre à la pointe de l’axe sur lequel se meut la première roue, c’est-à-dire le Ciel, dit le premier Mobile.
  1480. Qu’il imagine que ces vingt-quatre étoiles ont fait de soi, dans le ciel, deux constellations en forme de couronne, semblables à celles qu’Ariane mourante fit avec la guirlande de fleurs qui ornait sa tête.
  1481. Fleuve de Toscane dont le cours est très lent.
  1482. Io Pœan ! — sorte d’exclamation en l’honneur d’Apollon.
  1483. « L’âme resplendissante de saint Thomas, qui m’avait raconté la vie de saint François. »
  1484. Adam.
  1485. En goûtant du fruit défendu.
  1486. Jésus-Christ.
  1487. Et avant de mourir, et après en mourant.
  1488. L’une et l’autre poitrine, c’est-à-dire « la nature humaine en Adam et en Jésus-Christ. »
  1489. Salomon.
  1490. Se confondre en une même vérité.
  1491. Toute créature corruptible et incorruptible.
  1492. Le Verbe.
  1493. Ce mot, dans le même sens, est de notre ancienne langue le sire Dieu, disait-on.
  1494. Le Père.
  1495. La Trinité.
  1496. Les neuf cieux de Ptolémée.
  1497. De Ciel en Ciel, jusque dans le dernier.
  1498. La lumière essentielle, éternelle, source des vertus informatrices, réfléchie de monde en monde, comme Dante l’a dit ailleurs, et affaiblie par ces réflexions, ne produit dans le monde le plus bas que des êtres imparfaits et de courte durée.
  1499. Leur matière.
  1500. La vertu qui informe la matière.
  1501. L’idée incréée, le Verbe, dont Dante a parlé plus haut.
  1502. Si le Ternaire divin, la puissance, l’intelligence, l’amour, dispose lui-même directement et empreint la matière, l’œuvre atteint toute la perfection.
  1503. Lorsque de la terre Dieu lui-même forma l’Homme, le plus parfait des animaux.
  1504. Salomon.
  1505. Si une prémisse nécessairement vraie avec une autre qui n’est pas nécessairement vraie, engendrent une conséquence nécessaire.
  1506. Si on doit admettre un premier mouvement, c’est-à-dire un mouvement qui ne soit pas produit par un autre mouvement.
  1507. Si dans un demi-cercle on peut inscrire un triangle rectiligne, qui n’ait pas nécessairement un angle droit, l’angle opposé au diamètre qui forme la base du triangle.
  1508. « Ce que je dis actuellement. »
  1509. Dans ce tercet et le précédent, le Poète explique comment on doit entendre ce vers du chant X :
    A veder non surse’l secondo :
    … Qui tant vît point ne surgit un second.
  1510. Jésus-Christ.
  1511. Pour que tu sois long à affirmer et à nier ce que tu ne comprends pas. »
  1512. L’attachement à sa propre pensée.
  1513. Philosophe Eléate.
  1514. Melissus de Samos niait le mouvement.
  1515. Philosophe très ancien de qui parle Aristote. Posterior. Analitic, lib. I, cap. IX.
  1516. Sabellius niait la trinité des personnes divines, et Arius la divinité du Verbe.
  1517. Ceci s’applique à la question tant controversée du salut de Salomon.
  1518. Façon de parler équivalente à celle-ci : Le premier idiot venu.
  1519. Les bienheureux formant un cercle autour de Béatrice et de Dante, la voix de saint Thomas allait de la circonférence au centre et celle de Béatrice du centre à la circonférence.
  1520. « Lorsque vous aurez repris votre corps visible. »
  1521. A cause de son éclat éblouissant.
  1522. La Trinité divine.
  1523. Cette plus divine lumière est celle de Salomon, qui était dans le cercle le plus près de Dante, et par conséquent le plus étroit.
  1524. La splendeur dont rayonnent les bienheureux.
  1525. Le désir de recouvrer leurs corps.
  1526. Avant qu’ils fussent devenus, dans le ciel, de pures substances éternellement lumineuses.
  1527. Ici le poète peint son passage du Soleil dans Mars.
  1528. A l’entrée du soir.
  1529. Qu’on est incertain si on voit réellement.
  1530. De nouveaux esprits.
  1531. De Béatrice.
  1532. Le langage intérieur, indépendant des paroles.
  1533. Un des noms de Dieu dans l’Écriture. Le même mot, en grec, signifie Soleil.
  1534. Étoiles.
  1535. La Voie lactée.
  1536. Dans le Convito, trat. II, ch. V, Dante embrasse l’opinion qui attribue la blancheur de la Voie lactée à l’amoncellement d’une infinité d’étoiles très petites.
  1537. L’ombre formée par les contrevents, les volets, etc., avec lesquels les hommes se défendent contre une très vive lumière, offre souvent sur ses bords un rayon de soleil, où se jouent une multitude de petits corps que l’œil distingue à peine.
  1538. Ancien instrument de musique.
  1539. Ces paroles, adressées au Christ, célèbrent son triomphe sur la mort.
  1540. « Mettant après le plaisir que je ressentis alors, celui que me causent tes beaux yeux, » etc.
  1541. Les cieux, où résident les vertus informatrices.
  1542. Vers les yeux de Béatrice.
  1543. Le sens paraît être que, dans le Ciel où Dante était alors, la Beauté de Béatrice n’apparaissait pas dans tout son éclat, parce qu’elle allait croissant à mesure que Béatrice montait de sphère en sphère, et qu’ainsi le plaisir saint qu’il éprouvait à la contempler n’avait pas encore atteint son dernier terme. — Au reste, les commentateurs varient dans l’interprétation de ce passage obscur.
  1544. Que Dieu accorde comme nous accordons un instrument.
  1545. Du rayon qui formait la croix.
  1546. « O mon sang ! ô surabondante grâce de Dieu ! à qui, comme à toi, la porte du ciel fut-elle jamais ouverte deux fois ? »
  1547. « En regardant la lumière, l’esprit bienheureux qui venait de me parler, et en regardant ma Dame. »
  1548. Le livre immuable de la prédestination, où l’on n’écrit point, où l’on n’efface point, c’est-à-dire : « où l’on n’ajoute et d’où l’on ne retranche jamais rien. »
  1549. De Dieu, qui est le premier penser, la première intelligence.
  1550. Comme de l’unité sortent tous les nombres.
  1551. L’éternelle prévision divine.
  1552. Dieu, en qui, tout étant infini, rien n’est ni plus petit ni plus grand
  1553. Ne s’élèvent pas d’un même vol, le savoir restant en arrière du désir.
  1554. La croix.
  1555. « De rassasier le désir que j’ai de connaître ton nom, »
  1556. Le surnom d’Alighieri.
  1557. Dans le premier Cercle du Purgatoire, où les Superbes portent sur la tète un poids énorme qui les force de se courber. On ignore pourquoi Dante place son bisaïeul dans ce Cercle.
  1558. Sur les vieux murs de Florence, dit une ancienne glose, est une église appelée Badia, l’Abbaye, laquelle sonne tierce et none, et les autres heures, auxquelles les ouvriers des Arts entrent dans leurs ateliers et en sortent.
  1559. Ornements de femmes.
  1560. On se tenait dans la juste mesure, d’un coté le mariage n’étant pas prématuré, ni d’un autre côté la dot excessive.
  1561. C’est-à-dire, selon le sens le plus communément adopté, que le luxe et le faste n’avaient pas encore introduit l’usage de ces vastes pièces inhabitées, qui ne servent que pour la pompe.
  1562. Les secrètes débauches étaient inconnues.
  1563. Du Montemalo, aujourd’hui le Monte-Mario, on découvre, en venant de Viterbe, tout Rome, comme en venant de Bologne on découvre, du mont Uccellatoio, tout Florence. Le Poète veut dire que, comme, Florence a vaincu Rome par ses magnificences, elle la vaincra par la rapidité et la profondeur de sa chute.
  1564. De la noble famille des Ravignani, et père de la fameuse Gualdrade. — Voy. Enfer, chant XVI.
  1565. Ceint d’une ceinture de cuir, avec une agrafe d’os.
  1566. Sans broderie ou autres ornements.
  1567. Ne craignait point de mourir dans l’exil.
  1568. Les maris ne quittaient pas leurs femmes pour aller trafiquer en France.
  1569. De la famille des della Tosa. Mariée à Lito des Alidori, d’Imola, elle lui survécut, et mena dans son veuvage la vie la plus dissolue.
  1570. Jurisconsulte florentin très processif et très médisant.
  1571. Pendant le travail de l’enfantement.
  1572. « Je reçus, avec le baptême qui me fit chrétien, le nom de Cacciaguida. »
  1573. Probablement de Ferrare.
  1574. L’empereur Conrad III, qui combattit contre les Turcs.
  1575. Le Pape.
  1576. « Les lieux saints, qui vous appartiennent justement. »
  1577. Dans les constitutions des Empereurs et des Papes.
  1578. C’est-à-dire qu’à l’époque où Dante écrivait, les Romains employaient moins que les autres peuples vous au lieu de tu.
  1579. Dante compare Béatrice à la femme de chambre qui, entendant le baiser que Ginevra reçut de son amant, toussa en riant de cette première faute écrite, racontée dans le roman de Lancelot. La faute de Dante est d’employer le mot vous au lieu de tu.
  1580. « En quelle année vous naquîtes. »
  1581. La ville de Florence, placée sous le patronage de saint Jean-Baptiste.
  1582. Le latin était encore d’usage vulgaire au temps de Cacciaguida.
  1583. Du jour de l’Incarnation.
  1584. Ce feu est la planète de Mars, à laquelle le Poète assigne pour lieu la constellation du Lion, et au-dessous de laquelle elle revient dès lors après avoir accompli sa révolution périodique d’environ deux ans moins quarante-trois jours : ce qui reporte la naissance de Cacciaguida à l’année 1090 ou 1091, sous le règne, en effet, de l’empereur Conrad.
  1585. Florence était anciennement divisée en quartiers, sesti ou sestieri. Cacciaguida dit que sa maison était située dans le dernier, le quartier de la porte Saint-Pierre, à l’endroit où le trouvent, par où y entrent, ceux qui courent le palio, à la fête de saint Jean-Baptiste.
  1586. Entre le Ponte-Vecchio, où était la statue de Mars, et le Baptistère.
  1587. Le corps des citoyens, la population jouissant du droit de cité.
  1588. Lieux situés aux portes de la ville.
  1589. Messer Baldo d’Aguglione.
  1590. Messer Bonifacio da Signa.
  1591. La Papauté, qui, plus que tout le reste, a dégénéré.
  1592. Le commerce de change ou de banque était, comme on sait très pratiqué à Florence.
  1593. Bourg de Toscane.
  1594. Le château de Montemurlo appartenait aux comtes Guidi. Ne pouvant le défendre contre ceux de Pistoie, ils le vendirent à Florence, ce qu’ils n’eussent point fait s’ils eussent pu jouir de la protection de l’Empereur, dont le pouvoir était combattu par les Papes.
  1595. Piève signifie paroisse, commune, et pivier ou piever l’étendue de la juridiction communale.
  1596. Le Valdigrieve, dont les Buondelmonti étaient originaires est situé dans le territoire de Florence.
  1597. Ancienne capitale de la Lunigiana, alors en décadence et maintenant détruite.
  1598. Aujourd’hui gros bourg dans le diocèse de Macerata, et, au temps de Dante, ville considérable, mais déjà penchant vers sa ruine.
  1599. Petite ville de l’État de Sienne, autrefois puissante.
  1600. Ville sur le bord de l’Adriatique, dans le duché d’Urbin.
  1601. Par le flux et le reflux qui correspondent aux phases de la Lune.
  1602. Familles depuis tombées dans l’oubli.
  1603. La maison des Ravignani, située au-dessus de la porte Saint-Pierre, passa par Berti Bellincione aux comtes Guidi. Elle était, au temps de Dante, habitée par les Cerchi, surnommés Neri, parce qu’ils étaient du parti des Noirs ; et c’est pourquoi Dante, qui appartenait au parti contraire, les taxe de félonie.
  1604. Que bientôt périra la république.
  1605. Des Ravignani descendit Bellincione Berti, et de celui-ci, par sa fille, descendirent les comtes Guidi, lesquels, héritant de ses biens et de son nom, se firent appeler ou simplement Berti, ou Guidi Berti.
  1606. Privilège des chevaliers.
  1607. Les Billi ou Pigli dont les armoiries étaient une colonne de vair dans un écu rouge.
  1608. A cause du boisseau que falsifia un de leurs ancêtres, en en ôtant une douve : selon les uns les Tosinghi, et selon d’autres les Chiaramontesi.
  1609. Les Donati.
  1610. Les Uberti, selon la glose du manuscrit du Mont-Cassin.
  1611. Suivant la même glose, les Lamberti, qui portaient des boules d’or dans leurs armoiries. — Fiorian Fiorenze ; le Poète joue ici sur le nom de Florence, lequel dérive de Fiore, fleur.
  1612. Les Visdomini, les Tosinghi et les Cortigiani. Fondateurs et patrons de l’évêché de Florence, lorsqu’il vaquait, ils se rassemblaient en qualité d’économes et d’administrateurs, dans le palais épiscopal, et y faisaient grasse vie jusqu’à ce que le nouvel évêque fût entré en possession.
  1613. Les Carriciuli et les Adimari.
  1614. Messer Bellincione, qui avait marié une de ses filles à Ubertino Donati, maria ensuite l’autre à l’un des Adimari, lequel devint ainsi le beau-frère de Donati, que cette alliance irrita beaucoup.
  1615. Guida Guidi.
  1616. La Porta Peruzza. Telle était la simplicité de ces premiers temps, qu’une des portes de la ville portait le nom d’une famille privée.
  1617. Le Poète indique ici les familles Pulci, Nerli, Gangalandi, Giandonati et della Bella, qui écartelaient leurs armoiries de celles du baron impérial Ugo, mort, en Toscane, vicaire de l’empereur Otton III, et dont le nom et la gloire étaient rappelés, le jour de saint Thomas, par un anniversaire solennel. Dante ajoute que toutes ces familles reçurent d’Ugo les honneurs de la chevalerie et le privilège de noblesse ; bien que, au temps du Poète, Gianno della Bella, dont l’écusson était entouré d’une bande d’or, se fût détaché des nobles pour s’unir au peuple.
  1618. Le Borgo sant’ Apostolo.
  1619. Les Buondelmonti.
  1620. La famille des Amideï, maintenant déchue et bannie, était alors en honneur. Buondelmonte de’ Buondelmonti, engagé par sa parole à épouser une jeune fille de cette maison, y ayant manqué pour se marier à une Donati, fut tué en trahison par les Amideï, ce qui engendra dans Florence les sanglantes divisions des Guelfes et des Gibelins.
  1621. Ce fut, dit-on, la mère de la jeune Donati qui poussa Buondelmonte a violer la parole qui le liait aux Amideï.
  1622. Fleuve qu’on passe en venant à Florence de Montebuono, bourg où Buondelmonte avait ses possessions, et où peut-être il était né.
  1623. « Si tu t’étais noyé dans l’Ema. »
  1624. La base de l’ancienne statue de Mars, à l’entrée du Ponte-Vecchio, près de laquelle fut tué Buondelmonte.
  1625. C’est-à-dire que Florence n’était jamais vaincue dans ses guerres. Elle avait un lis pour armoiries, et, comme après une défaite l’usage est que le vainqueur renverse les enseignes conquises, le lis n’était jamais placé à rebours.
  1626. Les armoiries de la Commune, dans l’étendard du peuple, étaient un lis blanc en champ rouge ; mais le parti guelfe ayant prévalu, il y substitua un lis rouge en champ blanc.
  1627. Menacé de malheurs futurs par de vagues prédictions, Dante attend de Cacciaguida les éclaircissements qu’il lui a demandés à ce sujet, et il compare son anxiété à celle de Phaéton allant trouver sa mère Climènes pour savoir d’elle s’il était véritablement fils d’Apollon, ce qu’Épaphos lui avait nié.
  1628. L’exemple de Phaéton foudroyé pour avoir mal guidé le char du Soleil, que son père Apollon, cédant à ses prières, lui avait permis de conduire, fait encore que difficilement les pères accordent à leurs fils ce que ceux-ci leur demandent.
  1629. A Cacciaguida, qui était sorti de la croix lumineuse pour s’approcher de lui.
  1630. Ce point auquel l’esprit, en montant toujours, parvient, après avoir traversé tous les cieux, et sur lequel il fixe ses regards, est Dieu ; et c’est pourquoi nous traduisons littéralement à qui, et non pas en qui.
  1631. Moins forte est l’impression d’un mal prévu, comme moins profonde est la blessure que fait une flèche qui vient lentement.
  1632. Les oracles obscurs dont les païens ne pouvaient démêler le sens.
  1633. Le Poète compare la matière à un cahier, un livre où toute contingence est écrite, et ainsi le sens est : « les choses contingentes, qui sont toutes renfermées dans votre monde matériel. »
  1634. Dans l’Être infini pour qui il n’existe qu’un présent éternel.
  1635. Comme le navire qui descend le courant n’est point nécessité à descendre par l’œil où son image se peint, ainsi la prescience divine n’impose aucune nécessité d’être à ce qu’elle découvre infailliblement dans l’unité absolue au sein de laquelle il n’existe ni passé ni avenir.
  1636. A Rome ; — Boniface VIII appela en Italie Charles, frère du roi de France, sous prétexte de réformer Florence, et en réalité pour en chasser le parti des Blancs, auquel Dante appartenait, et qui fut en effet chassé en 1302.
  1637. Allusion aux désastres qui frappèrent les Noirs restés dans Florence ; tels que la chute du pont de Carraïa, où la foule s’était entassée, pour jouir du spectacle d’une fête sur l’Arno ; l’incendie de plus de dix-sept cents maisons, etc. Voyez Jean Villani, Chron., livre VIII.
  1638. Quelques commentaires infèrent de ce passage que, contrairement à ce que dit Lionardo Aretino dans sa Vie de Dante, le Poète se serait opposé à l’attaque de Florence par les bannis, et ainsi n’aurait point été enveloppé dans leur sanglante défaite du mois de juillet 1304.
  1639. Barthélemi de la Scala, seigneur de Vérone, qui seul de sa maison, dit la glose du manuscrit du Mont-Cassin, porte sur son écusson une échelle surmontée d’une aigle.
  1640. « Au contraire de ce qui a lieu communément, ces dons précéderont ta demande. »
  1641. Can-Grande, frère de Barthélemi et d’Alboïn, et tous trois fils d’Albert de la Scala.
  1642. De Mars, où Dante est actuellement.
  1643. Le pape Clément V. Après avoir favorisé l’élection de l’empereur Henri VII, il s’opposa par des menées sourdes à sa venue en Italie, qui eut lieu dans l’année 1310. Can-Grande avait alors environ dix-neuf ans.
  1644. « Puisque tu vivras longtemps encore après avoir vu la punition de leurs perfidies. »
  1645. « Je ne me prive point d’un autre asile par des vers offensants. »
  1646. Du Paradis terrestre, qui forme le sommet du mont du Purgatoire. Dante monta au Ciel, soulevé par l’amour que lui inspiraient les yeux de Béatrice.
  1647. D’astre en astre.
  1648. « Que mon nom ne vive point. »
  1649. Son trisaïeul chéri.
  1650. Nous avons le même proverbe : Qui est galeux se gratte.
  1651. « Ta parole. »
  1652. « Ces cercles célestes. »
  1653. « De ses pensées. » Déjà Cacciaguida, se renfermant en lui-même avait cessé de parler.
  1654. « De ce qui me confortait. »
  1655. Parce que la mémoire ne peut se représenter ce qu’elle vit alors, si ne l’aide la Grâce céleste.
  1656. Dieu, source de tout bien et de toute joie.
  1657. Dans la lumière au-dedans de laquelle était Cacciaguida.
  1658. Dans cette planète de Mars, qui est le cinquième degré du Paradis, où la vie découle de la Cime, c’est-à-dire du souverain Être, élevé au dessus de tous les cieux.
  1659. Se mouvra comme l’éclair dans la nuée.
  1660. Guillaume fut comte d’Orange, et fils du comte de Narbonne : Rinoard était son parent.
  1661. Godefroy de Bouillon, chef de la première croisade.
  1662. Ayant défait les Sarrasins avec un grand carnage, il conquit sur l’Empire grec la Sicile et la Calabre. Le Poète a déjà parlé de lui. Enfer, XXVIII.
  1663. A mesure que s’élèvent les Cieux, qui, selon Ptolémée, forment autour de la Terre des cercles concentriques, ces cercles s’élargissent, et en même temps, suivant la pensée de Dante, augmentent de splendeur.
  1664. Jupiter, situé entre Mars et Saturne, que le Poète suppose, le premier plus chaud, et le second plus froid que la nouvelle planète où il entre.
  1665. Il y a ici un jeu de mots fondé sur l’étymologie, en français comme en italien ; car notre mot jovial vient de Jovis, génitif de Jupiter.
  1666. Des esprits enflammés d’amour qui ont là leur demeure.
  1667. Les lettres de notre alphabet, comme il va l’expliquer.
  1668. Lorsqu’en effet les oiseaux de rivière aperçoivent le lieu où ils trouveront leur pâture, ils poussent des cris de joie, quasi congratulando, comme s’ils se congratulaient les uns les autres.
  1669. Calliope qu’il a déjà invoquée, Purgat., ch. I. Il appelle les muses Pégaséennes, parce qu’elles avaient nourri Pégase.
  1670. Les mots formés par la séparation de ces figures ou de ces lettres.
  1671. Aimez la justice.
  1672. Vous qui jugez la terre.
  1673. Le Poète, dans toute cette description, suppose que les esprits, par l’arrangement qu’ils prennent entre eux, représentent les armoiries impériales, qui sont une aigle aux ailes éployées.
  1674. Sous la forme d’une couronne de lis, comme il l’indique plus loin.
  1675. Ces lumières qui montent, l’une beaucoup, l’autre peu, marquent les offices plus ou moins élevés de judicature, distribués par l’Empereur.
  1676. De ce feu qui avait monté en se séparant de celui qui formait plus bas les autres parties de l’aigle.
  1677. Dieu, de qui émane toute vertu informatrice, comme Dante l’a dit ailleurs.
  1678. Qui informe les germes contenus dans les nids.
  1679. L’autre troupe d’âmes bienheureuses.
  1680. L’image de l’aigle.
  1681. Les esprits dont il vient de parler, et qu’il compare à des pierres précieuses à cause de leur splendeur.
  1682. Le Verbe de Dieu.
  1683. Le Poète ici attribue primitivement la corruption de la justice à l’avarice de la Cour romaine.
  1684. Les miracles et les martyres sont comme les murs du temple spirituel édifié par le Christ.
  1685. Prie.
  1686. Le pain eucharistique offert à tous par Jésus-Christ. Il parle de l’abus des excommunications.
  1687. Selon les uns, Boniface VIII, selon d’autres Clément V, mais plus probablement ce dernier.
  1688. Pour porter des censures révoquées ensuite à prix d’argent.
  1689. Jean-Baptiste ; ironiquement, pour les florins de Florence frappés à l’effigie de ce saint.
  1690. La danse de la fille d’Hérodiade.
  1691. Saint Pierre.
  1692. Les âmes qui, en s’entrelaçant, avaient formé l’aigle.
  1693. Telle était l’union de ces âmes bienheureuses, que, bien qu’on perçut la voix distincte de chacune d’elles, toutes ces voix ne formaient qu’une voix par le parfait accord des pensées et des volontés.
  1694. De plusieurs âmes enflammées d’amour.
  1695. « Je sais que si la divine Justice, si Dieu se manifeste, comme en un miroir, dans les régions inférieures du ciel, à plus fortes raisons dans la vôtre. »
  1696. L’Image de l’aigle.
  1697. Formé de ceux qui chantent les louanges de la Grâce divine, les bienheureux.
  1698. Qui a tracé avec le compas les bornes de l’Univers.
  1699. Avant d’être mûr, c’est-à-dire, avant que la lumière qu’il ne voulut pas attendre l’eût, en l’élevant à une plus haute perfection confirmé dans la grâce.
  1700. Inférieure à Dieu, toute nature finie.
  1701. En Dieu.
  1702. Près du rivage, que les navires abordent avec la proue.
  1703. L’Intelligence divine.
  1704. Les pernicieuses illusions nées de la chair.
  1705. « Tu peux maintenant comprendre que l’obscurité où se cachait pour toi la Justice divine n’était que celle même de ton esprit, resserré en des bornes si étroites. »
  1706. « Dont l’intelligence est, comme la mienne, plus pénétrante que celle des mortels. »
  1707. Par autant de volontés qu’il y avait d’âmes dont se composait l’image.
  1708. Ces âmes embrasées de l’Esprit saint.
  1709. Dans l’image de l’aigle.
  1710. Moins prés.
  1711. Quand s’opérera la séparation des élus et des réprouvés.
  1712. Albert, empereur d’Autriche, dont il a déjà parlé, Purgat., VI. L’invasion de la Bohême eut lieu en 1303, trois ans après le voyage supposé de Dante.
  1713. La plume qui doit l’écrire dans le livre du Jugement.
  1714. Philippe le Bel, qui mourut blessé à la chasse par un sanglier.
  1715. Il parle de la guerre que se faisaient alors Edouard Ier, roi d’Angleterre, et Robert, roi d’Ecosse.
  1716. Alphonse, alors roi d’Espagne, et de mœurs très efféminées.
  1717. Venceslas, à qui déjà, dans le Purgat., ch. VII, il reproche sa luxure et sa nonchalance.
  1718. Charles, roi de Jérusalem, fils de Charles Ier, roi de Pouille, surnommé il Ciotto, le Boiteux, parce qu’il boitait en effet. Le sens est que « ses vertus seront, à ses vices, dans la proportion de un à mille. »
  1719. Frédéric, fils de Pierre d’Aragon, et qui lui succéda dans le royaume de Sicile, appelée l’Ile de Feu, à cause de l’Etna.
  1720. Ses œuvres seront écrites en une écriture abrégée.
  1721. Jacques, roi de Majorque et de Minorque, et Jacques, roi d’Aragon, le premier, oncle, et le second, frère de Frédéric, roi de Sicile.
  1722. La couronne d’Aragon, et celle des îles Baléares.
  1723. Denis, surnommé le Laboureur. On ignore qui Dante veut désigner sous le nom de roi de Norvège.
  1724. Partie de l’Esclavonie ou de la Dalmatie. Au temps de Dante, le roi de cette contrée falsifia les ducats de Venise.
  1725. Si elle se faisait, des montagnes qui la bordent, une arme pour chasser Philippe le Bel, sous la domination duquel elle était alors.
  1726. Les deux villes principales de l’île de Chypre.
  1727. Ces vers sont obscurs. Dante paraît vouloir dire que, dans l’irritation des habitants de l’île de Chypre contre leur bête, leur bestial roi, on doit voir comme des arrhes, comme une annonce certaine du soulèvement de la Navarre contre son oppresseur.
  1728. Qui suit l’exemple des autres rois qui viennent d’être nommés.
  1729. Les planètes qui, dépourvues de lumière propre, réfléchissent celle du Soleil.
  1730. L’Aigle, signe de la monarchie universelle des Empereurs.
  1731. L’amour de Dieu.
  1732. La sixième planète.
  1733. Sur le manche où les doigts pressent les cordes, pour former les sons divers.
  1734. De l’inspiration de l’Esprit saint. Ce vers est obscur, et les commentateurs l’interprètent de diverses manières. Dans quelques manuscrits, on lit affetto au lieu de effetto.
  1735. Trajan, qui vengea la mort du fils de la veuve, comme Dante le raconte. — Purgat., ch. X.
  1736. La vie de l’enfer, d’où le tirèrent, suivant la légende, les prières de saint Grégoire.
  1737. Ezéchias,
  1738. Parce qu’une digne prière obtient que ce qui avait été prédit pour aujourd’hui n’arrive que demain, le décret divin n’est pas changé, la prière elle-même et son effet ayant été prévus de Dieu, préordonnés par son éternel décret.
  1739. Constantin, abandonnant Rome au Pape, transporta les lois, l’Empire et l’Aigle à Byzance, et les fit Grecs ainsi que lui-même.
  1740. Comment, à cause de son intention droite et pure.
  1741. Guillaume II, roi de Sicile, surnommé le Bon.
  1742. Charles d’Anjou et Frédéric d’Aragon, qui se disputaient, les armes à la main, ce malheureux royaume.
  1743. Riphée, que Virgile représente comme le plus juste des Troyens, mourut en combattant pour sa patrie contre les Grecs.— Aeneid, II, v. 126.
  1744. L’image qui, par l’éternelle volonté de Dieu, est le signe de monarchie universelle.
  1745. « Quoique le désir que j’avais d’éclaircir mes doutes, dubbiar mio, apparût en moi, sans que je parlasse, comme la couleur à travers le verre qu’elle recouvre. »
  1746. « Attendre ce qu’il fallait de temps pour que je reçusse la réponse que je désirais. »
  1747. Les choses dont l’aigle vient de parler.
  1748. Image de l’eau qui jaillit, pressée par son propre poids.
  1749. Terme de l’École ; ce qu’une chose est en soi, son essence.
  1750. Le royaume des cieux.
  1751. Parce que ce à quoi l’amour et l’espérance la déterminent, est le triomphe de sa bonté même.
  1752. Le premier des esprits dont se compose l’arc en forme de sourcil, et le cinquième, c’est-à-dire Trajan et Riphée.
  1753. Dans la foi, l’un du Rédempteur à venir, l’autre du Rédempteur venu.
  1754. Sur la terre.
  1755. La Foi, l’Espérance et la Charité. Ces trois vertus dont le doua la Grâce lui tinrent lieu du baptême.
  1756. La destruction de Troie précéda, de plus de mille ans, la venue de Jésus-Christ.
  1757. Tout entière.
  1758. Riphée et Trajan.
  1759. Junon, jalouse de Séméné[sic], lui persuada de demander à Jupiter, dont elle était aimée, de se montrer à elle dans toute sa majesté ; et l’ayant obtenu, les foudres du dieu la réduisirent en cendres.
  1760. La septième planète, Saturne, où Dante place les contemplatifs.
  1761. Dans la planète.
  1762. Il représente le plaisir qu’il sentait à regarder Béatrice, et celui qu’il avait à lui obéir, comme deux poids dans les plateaux d’une balance ; et « par la grandeur du premier, on peut, dit-il, juger de la grandeur de l’autre. »
  1763. La planète, qu’il vient tout à l’heure d’appeler un miroir.
  1764. Saturne, sous le règne de qui les poètes placent l’Age d’or.
  1765. Un rayon de soleil.
  1766. D’esprits bienheureux.
  1767. De l’escalier d’or.
  1768. Cette sphère, cette planète.
  1769. Il y a ici une ellipse de pensée qu’indique vaguement le mot pero. L’esprit qui répond à Dante ne dit pas que les chants s’éteignent réellement dans le ciel qu’il habite, mais que les actes de la vie contemplative, tout intérieurs, se dérobent à l’ouïe comme à la vue des mortels.
  1770. Les décrets de Dieu.
  1771. L’âme enflammée d’amour.
  1772. Le sens est : « Comment sur la terre où l’esprit humain est, par rapport à ce qu’il devient ici, ce que la fumée est à la lumière, venait-il ce qu’on ne voit pas dans le ciel même, parce que sa sommité, c’est-à-dire Dieu, le retient en soi ? »
  1773. Dans le duché d’Urbin, entre Gubbio et la Pergola.
  1774. Le monastère de Santa Croce dell’ Avellana.
  1775. Pierre des Onesti, contemporain de Pierre Damien, et fondateur du monastère de Notre-Dame sur le rivage adriatique, c’est-à-dire, de S. Maria in Porto, célèbre abbaye de Ravenne.
  1776. « Quand je fus contraint d’accepter le chapeau de cardinal. »
  1777. Saint Paul.
  1778. « Veulent un cortège pompeux et des caudataires. »
  1779. De saint Pierre Damien.
  1780. Voyez ch. XXI.
  1781. La vengeance que Dieu tirera des vices des prélats. Quelques-uns pensent que Dante fait ici allusion aux outrages que subit Boniface VIII à Anagni. — Voy. Purgat., ch. XX.
  1782. « Tu aurais déjà exprimé ton désir. »
  1783. En hésitant à parler.
  1784. Des païens, qu’attirait en ce lieu un temple bâti en l’honneur d’Apollon.
  1785. Saint Benoît.
  1786. Les esprits enveloppés de lumière.
  1787. Ancien ermite.
  1788. Fondateur de l’ordre des Camaldules. Il était de Ravenne, et vivait au X° siècle.
  1789. Quelques-uns rapportent ces derniers mots à la première partie de la phrase, en sorte que le sens serait, ton désir et le mien, celui que j’ai de te complaire, s’accompliront, etc. La « dernière sphère » est l’Empyrée.
  1790. Ce ciel seul n’accomplissant point de révolution sur lui-même, aucune de ses parties ne se déplace jamais : toutes sont immobiles comme lui.
  1791. L’École définissant le mouvement loci mutatio, le changement de lieu, où il n’existe point de lieu, nul mouvement possible ; et, selon la même doctrine, les deux notions sont réciproques. Ainsi le mot lieu, ici, n’est pas synonyme d’espace ; autrement l’absence de lieu serait contradictoire à l’idée de parties.
  1792. Autour desquels il tourne.
  1793. Viditque (Jacob) in somnis scalam stantem super terram et cacumen illius tangens cœlum. — Genèse, XXVIII.
  1794. Les religieux, déchus de leur première ferveur, se bornant à la transcrire, sans souci de la pratiquer.
  1795. La corruption des moines qui consument dans le luxe les revenus destinés aux pauvres.
  1796. Qui demandent l’aumône au nom de Dieu.
  1797. Sur la terre.
  1798. Par lequel il rappellerait à leurs devoirs ces mauvais moines.
  1799. Sa nature corporelle, par conséquent pesante.
  1800. De mon vol.
  1801. Les Gémeaux.
  1802. Se levait et se couchait, était en conjonction.
  1803. Le Soleil.
  1804. Du lieu où le salut reçoit sa pleine consommation, l’Empyrée.
  1805. Voyez chant II.
  1806. Père du Soleil.
  1807. Mercure et Vénus, désignes par le nom de leurs mères.
  1808. Jupiter, situé entre Saturne et Mars, tempère, selon la pensée du Poète, le froid du premier et la chaleur du second.
  1809. Les sept globes planétaires.
  1810. Littéral : aux embouchures des fleuves.
  1811. Le midi, où le mouvement du soleil paraît plus lent, l’ombre des objets, à mesure qu’il monte au-dessus de l’horizon, diminuant toujours avec plus de lenteur.
  1812. Suivant une autre interprétation, on pourrait traduire encore : de sorte que, voyant son regard indécis errer vaguement.
  1813. Le fruit de toutes les bonnes influences que répandent ces sphères en tournant.
  1814. Parce que tout ce qu’il dirait serait insuffisant.
  1815. Un des surnoms de Diane.
  1816. Les étoiles.
  1817. D’esprits bienheureux resplendissants de lumière.
  1818. Les planètes.
  1819. Jésus-Christ.
  1820. Les délices du Paradis, qui sont la nourriture des esprits bienheureux.
  1821. La mémoire.
  1822. Au combat qu’ils avaient à soutenir contre la splendeur éblouissante.
  1823. Jésus-Christ, dont les âmes bienheureuses réfléchissent les rayons. « Tu t’élevas plus haut, dit le Dante, pour que nos yeux, impuissants à soutenir ton éclat, puissent discerner dans une lumière moins vive ce qui leur apparaissait là. »
  1824. Marie, laquelle est le plus brillant des feux restés là, après que le Christ s’est éloigné.
  1825. « Qui surpasse en splendeur tous les bienheureux dans le ciel, comme elle les surpasse en vertus sur la terre. »
  1826. Au chant de l’archange Gabriel, lequel, selon les interprètes, est cette flamme dont le Poète vient de décrire l’apparition.
  1827. Le Rédempteur, le Désiré des nations, Desideratus gentium, comme t’appelle l’Écriture. Le sens de ce tercet, obscur par sa concision elliptique, est celui-ci : « Je suis l’Esprit céleste qui, en volant autour de vous, exprime l’amour des anges et leur allégresse, dont votre sein, où habita l’objet de notre désir, est la source. »
  1828. « Se terminait le chant de cet esprit ressemblant à une flamme en forme de cercle. »
  1829. Le Neuvième ciel qui, au-dessous de l’Empyrée immobile, enveloppe et meut tous les autres cieux.
  1830. La superficie supérieure de l’Empyrée. Au lieu d’eterna, une autre leçon donne interna, interne, concave.
  1831. Marie, que l’Archange avait ceinte d’une couronne de flamme.
  1832. Ces esprits bienheureux.
  1833. L’assemblée des saints de l’ancienne loi, et celle des saints de la nouvelle.
  1834. Saint-Pierre.
  1835. Ce que, dans sa pensée, intérieurement, il désire connaître.
  1836. Se formèrent en cercle pour tourner autour de Dante et de Béatrice.
  1837. Chacun de ces cercles accomplissant sa révolution dans le même espace de temps, plus ils étaient ou loin ou près du centre, plus leur mouvement était rapide ou lent.
  1838. Littéralement : Je ne l’écris point.
  1839. Nous lisons avec Césari et Viviani : poco vivo, au lieu de : troppo vivo. Suivant cette dernière leçon, le sens serait qu’une couleur vive n’est pas propre à peindre des plis, qui se distinguent des parties saillantes par une teinte plus obscure.
  1840. Pour Dante, de qui elle le prie de s’approcher, afin de satisfaire son désir.
  1841. Le sens n’est pas achevé : il faut évidemment sous-entendre, avec le P. Lombardi, quelque chose connue : « me voici prêt à te complaire, à faire ce que tu demandes. »
  1842. Saint Pierre.
  1843. De ce séjour de joie.
  1844. « Pour la discuter, non pour la décider. » — Suivant les interprètes, approuver la question, c’est montrer, par ce qui peut être dit pour et contre, qu’elle est à bon droit proposée. Peut-être pourrait-on dériver approvare de prova, et alors, ayant le sens de chercher, produire des preuves, il renfermerait aussi celui d’approbation.
  1845. « Je me munis de toute sorte d’arguments. »
  1846. A répondre à un tel interrogateur, et à faire une telle profession de foi.
  1847. Chez les anciens Romains, le premier centurion, celui qui commandait les primipilaires.
  1848. Saint Paul.
  1849. Est fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium. — Hebr., XI, 1.
  1850. Dans la langue de l’École, la quiddité est l’essence, la nature propre d’une chose.
  1851. Les profonds mystères.
  1852. Sur la terre.
  1853. Autre terme d’École ; — l’intention est la connaissance d’une chose, et la chose même connue, l’objet et sa notion. Or la substance étant « ce qui soutient » l’existence des choses, la condition première, les fondements de leur être, celles dont parle Dante, et sur lesquelles se fonde l’espérance, étant pour nous un objet de pure foi, la foi prend l’intention ; la notion de substance en renferme l’idée.
  1854. « Sans que l’objet de la foi soit vu, connu de nous, autrement que par la foi même. »
  1855. Argumenter, raisonner.
  1856. Si entière.
  1857. Sub. cette voix, cette parole.
  1858. Littéral : les vieux et les nouveaux parchemins.
  1859. A conclu cette foi.
  1860. L’Ancien et le Nouveau Testament ; les propositions, l’enseignement qu’ils contiennent.
  1861. Les miracles.
  1862. Nous suivons la ponctuation de Porticelli et du P. Parenti, qui mettent le point d’interrogation après fosser, et non pas après provarse. La phrase est plus correcte, et le sens plus net.
  1863. Un Te Deum laudamus.
  1864. Dans le Ciel.
  1865. Au temps de Dante, on appliquait aux saints les dénominations honorifiques usitées dans la société d’alors. Le même usage, au reste, restait chez nous, et partout, durant le Moyen âge.
  1866. Quoique devancé par saint Jean au sépulcre de Jésus-Christ, saint Pierre y entra le premier. — Joan., XX.
  1867. Le pluriel et le singulier tout ensemble.
  1868. « Plusieurs passages de l’Evangile impriment dans mon esprit cette notion. »
  1869. Cette foi.
  1870. On voit que Dante espérait que la renommée de son poème lui rouvrirait les portes de Florence.
  1871. Non plus avec l’habit de simple citoyen ou de magistrat, mais avec le vêtement du poète.
  1872. La couronne de lauriers décernée aux poètes.
  1873. Selon ces paroles de saint Grégoire : Per fidem namque ab omnipotenti Deo cognoscimur. — In Ezechiel, lib. I, hom. III.
  1874. Voyez ch. XXIV.
  1875. Dieu, qui est l’aliment dont se nourrissent les élus.
  1876. Devant moi.
  1877. Esprit.
  1878. Dante suppose ici, avec plusieurs interprètes de l’Écriture, qu’en choisissant Pierre, Jacques et Jean pour être les seuls témoins des prodiges par lesquels il se manifesta plus clairement, Jésus-Christ voulait enseigner la nécessité et relever la grandeur des trois vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité, et que Pierre figurait la Foi, Jacques, l’Espérance, et Jean, la Charité, c’est-à-dire, la vertu sur laquelle chacun d’eux insiste le plus dans ses épîtres.
  1879. De la seconde lumière, dans laquelle saint Jacques était enveloppé.
  1880. Les monts, allégoriquement pour les Apôtres. Le Poète plein de la Bible, use ici de son langage. Levavi oculos meos in montes, undè veniet auxilium mihi. — Ps. CXX.
  1881. Dieu.
  1882. En Dieu.
  1883. Cette définition est empruntée au Maître des sentences. Est spes certa expetatio futurae beatitudinis veniens ex Dei gratiâ, et meritis prœcedentibus. — Lib. III, dist. 26.
  1884. Il répond à la troisième demande de saint Jacques, et il appelle étoiles les écrivains sacrés, parce qu’il les a précédemment représentés sous cette forme.
  1885. David.
  1886. Théodie, hymne, chant à la louange de Dieu.
  1887. Sperent in te qui noverunt nomen tuum. — Ps. IX, 11.
  1888. Au milieu de ce feu où saint Jacques était vivant.
  1889. Le champ du combat, ou la vie terrestre.
  1890. Ce terme qui se montre lui-même est le Paradis où Dante est actuellement.
  1891. In terra sua duplicia possidebunt : lætitia simpiterna erit eis. — Is., cap. LXI. Le double vêtement est la béatitude de l’âme et celle du corps.
  1892. La vie du ciel, dont saint Jacques et les autres bienheureux jouissent présentement.
  1893. Saint Jean.
  1894. Stantes ante thronum Agni amicti stolis albis. — Apocal., cap. VII.
  1895. Ce passage offre des variantes :
    E prima appresso al fin d’esse parole. (Cod. Cassin.)
    Appresso il lin d’esté (Cod. Caet.)
    E prima e presso il fin. (Acad. della Crusca.)
  1896. Qu’ils espèrent en toi. — Ps. IX, déjà cité.
  1897. Un corps aussi lumineux.
  1898. Pendant le mois d’hiver où le soleil est dans le Capricorne, au moment où cet astre se couche, le Cancer monte sur l’horizon, et lorsque le Cancer se couche, le Soleil se lève : si donc le Cancer possédait un pareil cristal, c’est-à-dire un astre aussi brillant, le mois d’hiver pendant lequel le Soleil est dans le Capricorne n’aurait jamais de nuit, puisqu’il serait éclairé tantôt par le Soleil, tantôt par cet astre, et ainsi ce mois ne serait qu’un long jour.
  1899. Non par le désir blâmable de paraître et d’attirer sur soi les regards.
  1900. Saint Pierre et saint Jacques.
  1901. Jésus-Christ.
  1902. Pour tenir lieu de son fils à Marie.
  1903. S’argomenta indique une prévision fondée sur des raisonnements, des calculs.
  1904. Par l’effet de l’éblouissement.
  1905. La lumière dans le ciel ne souffre point d’éclipsé, puisqu’il n’y existe point de corps, ni par conséquent d’ombre. De ces paroles de Jésus-Christ, Sic eum volo manere donec veniam, (Joan. XXI, 22.) Quelques interprètes ayant induit que saint Jean était dans le ciel en corps et en âme, Dante s’attendait à le voir projeter de l’ombre.
  1906. Jésus-Christ et Marie, qui, en s’élevant dans le ciel, s’étaient dérobés à la vue de Dante.
  1907. « Qu’a consumée l’éclat de ma flamme sur laquelle tu l’as fixée. »
  1908. Qui rendit la vue à saint Paul, aveuglé par le feu du ciel sur le chemin de Damas.
  1909. « Elle entra en moi. »
  1910. « Tous les sentiments, ou légers ou profonds, que l’amour excite en moi, viennent du souverain Bien, c’est-à-dire de Dieu, comme de leur source, et aboutissent à lui comme à leur terme. »
  1911. « Que tu t’expliques encore plus nettement. » Métaphore tirée d’un tamis d’où la farine sort d’autant plus blanche, plus pure, que le tamis est plus serré.
  1912. Par la raison naturelle et par la révélation divine.
  1913. Cette même essence divine, Dieu.
  1914. Platon, dans le Banquet.
  1915. Ecce ostendam omne bonum tibi. « Je te montrerai tout bien. » — Exod., XXXIII.
  1916. « Au commencement de ton Evangile. »
  1917. La génération éternelle du Verbe.
  1918. « Combien de motifs excitent en toi cet amour. »
  1919. « Sur quels points il voulait que je m’expliquasse. »
  1920. Les motifs.
  1921. Que Dieu, c’est-à-dire Jésus-Christ, souffrit.
  1922. Du droit amour, de l’amour divin.
  1923. Les créatures.
  1924. Qui traverse les différentes tuniques de l’œil.
  1925. Parce qu’au premier moment la vue en est éblouie, blessée.
  1926. La stimativa, la faculté estimative, comme parle l’École.
  1927. L’âme d’Adam.
  1928. Le sens est que toutes choses sont des images de Dieu, et qu’il n’est lui-même l’image d’aucune autre chose.
  1929. Le Paradis terrestre.
  1930. Béatrice.
  1931. « Je jouis de sa vue. »
  1932. « La limite que Dieu m’avait fixée, » c’est-à-dire d’avoir enfreint sa défense.
  1933. L’assemblée des bienheureux.
  1934. Les douze signes du Zodiaque.
  1935. La tour de Babel.
  1936. Le sens, est que tout ce que fait l’homme en vertu de la raison ou du libre arbitre, est sujet au changement : parce que sa volonté change elle-même selon le plaisir qui la détermine, et qui varie suivant les influences variables des astres.
  1937. « Vous laisse le choix entre telle ou telle langue. »
  1938. Un des noms de Dieu en hébreu.
  1939. La splendeur.
  1940. Dans l’ordre de la condition humaine. Littéralement : cela convient.
  1941. Le mont du Purgatoire, au sommet duquel est le Paradis terrestre.
  1942. Exemple de concupiscence avant le péché, soumise après à la concupiscence.
  1943. En comptant à la manière des anciens, qui divisaient le jour en douze parties égales, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher ; et ainsi midi marquait la sixième heure.
  1944. Depuis la première heure jusqu’à celle qui suit la sixième, alors que le Soleil, après les six premières de son cours diurne, passe d’un des quadrants de son cercle quotidien dans l’autre quadrant : ce qui revient à dire qu’Adam fut seulement sept heures dans le Paradis terrestre, opinion ancienne rapportée par Pierre Comestor.
  1945. Saint Pierre, saint Jacques, saint Jean et Adam.
  1946. Saint Pierre.
  1947. Si Jupiter échangeait sa lumière, qui est blanche, contre celle de Mars, qui est rouge, il prendrait cette dernière couleur ; et ainsi le Poète veut dire que Pierre rougit.
  1948. De Rome où saint Pierre fut enterré.
  1949. Lucifer.
  1950. Lors de la Passion de Jésus-Christ.
  1951. Allusion aux partis guelfe et gibelin. Dans leurs guerres continuelles et acharnées, les Guelfes portaient sur leurs étendards les armoiries du Pape, où se trouvent les clefs de saint Pierre.
  1952. Accordés pour de l’argent sur de faux exposés.
  1953. Pour : O Dieu défenseur de ton Église ! Plein de la lecture de la Bible, Dante a emprunté cette apostrophe au psaume XIII : — Exsurge ; quare obdormis, Domine ?
  1954. Jean XXI, qui était de Cahors, et Clément V, qui était de Gascogne.
  1955. L’empire universel que, selon Dante, Rome devait exercer sur le monde.
  1956. Allusion, suivant les uns, à Henri VIII, dont on attendait la venue en Italie, et, suivant le P. Lombardi, à Can Grande.
  1957. « Du corps mortel dont tu es encore revêtu. »
  1958. Quand le Soleil est dans le Capricorne, c’est-à-dire en hiver.
  1959. Le sens est que, « comme sur la terre tombent des flocons de neige, ou de vapeur gelée, des flocons, c’est-à-dire des esprits triomphants, s’élevèrent dans le ciel. »
  1960. Du milieu, du méridien, à la fin, à l’extrémité occidentale de l’horizon. — Dante, comme les anciens géographes, place les bornes des climats aux bornes de notre hémisphère qu’il croyait le seul habité.
  1961. L’Océan, où Ulysse tenta de pénétrer, et où il périt.
  1962. Et à l’extrémité opposée de l’horizon, vers l’Orient, le rivage d’où Jupiter, transformé en taureau, enleva Europe, fille d’Agénor, roi de Phénicie.
  1963. Parce que le ciel des étoiles fixes est au-dessus de celui où se meut le Soleil.
  1964. Le Soleil, pendant que Dante accomplissait son voyage, était à peu près dans le 22° degré du Bélier, et par conséquent distant des Gémeaux, où se trouvait Dante, de plus d’un signe, c’est-à-dire, du signe intermédiaire du Taureau et d’une partie de celui du Bélier ; une portion de l’hémisphère oriental, vers lequel Dante était tourné, devait nécessairement être privé de la lumière du Soleil.
  1965. Du signe des Gémeaux, ou de Castor et de Pollux, fils de Léda.
  1966. Celles qui sont le plus près et celles qui sont le plus éloignées. Les manuscrits offrent plusieurs leçons. Nous choisissons celle qui nous paraît offrir le sens le plus clair et le plus naturel.
  1967. Ici deux leçons, la natura del mondo, et la natura del’ moto. Quoique celle-ci, plus claire au premier coup d’œil, soit la plus généralement adoptée, nous préférons la première, qui se lie mieux à ce qui suit et nous semble offrir un sens plus élevé, en même temps plus naturel ; car, parvenu dans la neuvième sphère, d’où il embrasse toute la création, Dante paraît avoir dû la montrer, pour ainsi dire, dans son ensemble et sa connexion générale. Selon cette pensée, par la nature du monde on doit entendre l’univers tout entier, la Nature universelle, ce que les Scolastiques appellent natura naturata.
  1968. Le centre, occupé, suivant le système astronomique du temps, par la Terre immobile.
  1969. Commence ici, c’est-à-dire dans la neuvième sphère qui enveloppe toutes les autres, et forme le terme, la borne de l’univers.
  1970. Les impulsions, les influences qui, de lui, se répandent dans les autres cieux.
  1971. « Tu peux maintenant comprendre comment le temps a dans ce vase, (dans le Premier mobile), ses racines, son origine cachée, et dans les autres vases (les autres cieux), ses feuilles, c’est-à-dire ses parties, ses divisions, correspondantes aux mouvements visibles pour nous. »
  1972. Littéralement : convertit les vraies prunes en bozzacchioni. On donne ce nom aux prunes avortées.
  1973. En tout temps, sans tenir compte des prohibitions de l’Église.
  1974. Le Soleil, père des êtres, selon les anciens, et générateur de la nature humaine.
  1975. Avant la correction Grégorienne, postérieure au siècle où vivait Dante, une légère erreur dans le calcul du temps de la révolution annuelle du Soleil, erreur qu’il désigne par le mot de centième, — négligée depuis la réforme du calendrier sous Jules César, et s’accumulant avec les années, — tendait à déplacer les mois dans leur rapport avec les saisons, de sorte qu’à une certaine époque Janvier aurait cessé d’appartenir à l’hiver, et eût coïncidé avec le printemps.
  1976. La plupart des interprètes pensent que Dante veut parler de la venue, attendue alors, de l’empereur Henri VIII en Italie, sur laquelle les Gibelins fondaient l’espérance de leur retour dans leur patrie, et de l’abaissement du parti contraire.
  1977. Comme le chant avec le vers.
  1978. Le Point resplendissant dont vient de parler Dante, est la lumière même de Dieu ; quand donc il dit que, placée auprès, la plus petite étoile paraîtrait une Lune, il semble, vouloir faire entendre que ce Point est, dans son unité absolue, hors de toute condition de grandeur matérielle.
  1979. Le mouvement du ciel qui tourne du monde avec le plus de vitesse.
  1980. L’arc-en-ciel.
  1981. Selon que, dans son ordre numérique, il s’éloignait le plus de l’unité.
  1982. Du Point lumineux central.
  1983. « Si je ne voyais ces cercles disposés dans un ordre inverse de celui des cieux matériels, ce que tu viens de dire m’aurait satisfait. »
  1984. Qu’elles s’élèvent plus au-dessus de la terre, centre du monde matériel, selon le système astronomique de Dante.
  1985. Ecoute. Même image que plus haut.
  1986. Matériels.
  1987. Que son influx soit plus abondant, et s’étende plus loin.
  1988. « Donc le neuvième ciel où nous sommes, qui, le plus large et le plus élevé de tous, emporte dans son mouvement le monde entier, correspond, à cause de sa plus haute perfection, au plus petit des cercles angéliques, c’est-à-dire, à celui des Séraphins, qui, parmi les neuf chœurs dont se compose la hiérarchie des esprits célestes, s’élèvent au-dessus de tous les autres par la science et l’amour. »
  1989. « Si tu compares, non quant à l’apparence, à l’extension locale mais quant à la vertu, les cercles angéliques avec les cercles matériels, tu verras que le mouvement de chacun de ceux-ci est plus ou moins rapide, et sa vertu plus ou moins grande, selon que plus grande ou moindre est la vertu de l’intelligence qui le meut. »
  1990. L’espace hémisphérique circonscrit par l’horizon.
  1991. Image prise de la manière dont on représente le vent, une tête avec des joues gonflées ; et comme les anciens divisaient la rose de compas en quatre vents cardinaux, chacun desquels se subdivisait lui-même en trois autres vents de direction diverse, selon que Borée, le vent du nord, soufflait de l’une ou de l’autre joue, il en résultait ou un vent de nord-est, l’Aquilon, on un vent de nord-ouest, le Mistral. Il paraît que le Mistral est, en Italie, le plus doux.
  1992. Le sens est que comme les cercles enflammés lançaient des multitudes d’étincelles, chaque étincelle en lançait d’autres de la même manière.
  1993. Surpasse le nombre de mille qu’on obtient en doublant successivement toutes les cases de l’échiquier.
  1994. Dieu, qui, suivant l’expression de Dante, meut tout, lui-même non .
  1995. Aux lieux.
  1996. Béatrice.
  1997. Les liens de l’amour qui les attire vers Dieu.
  1998. A Dieu. Allusion à ce passage de saint Jean : Similes ei erimus quoniam videbimus eum sicuti est. — Ep. I, 3.
  1999. Opposé au Soleil, le Bélier, en automne, se trouve au-dessus de notre hémisphère.
  2000. Le Poète qui vient de comparer ces hautes régions célestes à un printemps éternel, compare maintenant les esprits qui les habitent à des oiseaux dont le chant s’éveille en cette saison de l’année.
  2001. De substances joyeuses.
  2002. Les trois ordres d’anges qu’il va nommer.
  2003. Dans quelques manuscrits, on lit s’ammirano au lieu de rimirano : mais cette version, adoptée au reste par le P. Lombardi, rend le sens pour le moins très confus.
  2004. Le Point fixe attire les plus voisins de lui ; ceux-ci attirent les suivants, et ainsi des autres. L’abbé Tagliazucchi, mathémathicien de Turin, cité par Baretti, voit clairement dans ce passage l’attraction newtonienne. Que n’a pas vu dans le texte de Dante l’enthousiasme des commentateurs ?
  2005. Saint-Grégoire établit un autre ordre que Denis dans la hiérarchie angélique ; il met les Puissances à la place des Trônes, et ceux-ci à la place des Principautés, etc.
  2006. Saint-Paul.
  2007. Lorsque le Soleil et la Lune, sous les signes opposés du Bélier et de la Balance, se trouvent respectivement situés aux deux extrémités de l’horizon, qui les entoure comme une ceinture.
  2008. Nous lisons avec Cesari, d’après le manuscrit d’Udine, che il Zenit i libra. Le P. Lombardi lit : che li tiene in libra ; d’autres, che il Zenit in libra. Le sens, du reste, est le même.
  2009. Lorsque les deux astres occupent les deux points opposés de l’horizon, ils sont en équilibre par rapport au Zénith, puisqu’ils en sont à égale distance, mais cet équilibre se rompt sitôt que, l’un montant dans notre hémisphère et l’autre descendant dans l’hémisphère opposé, l’horizon de chacun d’eux change. Béatrice se tut durant un espace de temps aussi court que celui pendant lequel ce changement s’opère.
  2010. « Dont la splendeur m’avait forcé de baisser les yeux. »
  2011. « Je réponds à ton désir, sans que tu l’aies exprimé. »
  2012. Ubi, espace, lieu. — Quando, temps, époque.
  2013. Nul être fini ne peut ajouter aucun bien au bien infini ; mais chacun d’eux réfléchissant à quelque degré la splendeur de l’Être divin, son image, il s’affirme lui-même dans cette image.
  2014. Les neuf Chœurs de la Hiérarchie angélique.
  2015. La création du monde, le ferebatur super aquas de Moïse (Genèse, I.) n’eut lieu ni avant, ni après la création des purs esprits, l’acte par lequel Dieu crée étant hors du temps et par conséquent exclusif de toute idée de succession.
  2016. Il faut sous-entendre, avec les hiérarchies célestes.
  2017. Il était impossible que Dieu errât dans l’acte de la création, qu’il n’atteignit pas la fin qu’il se proposait : Vidit Deus quod esset bonum. (Genèse, I.)
  2018. La triple création dont il vient de parler, des anges, de la matière et de la forme.
  2019. La vertu d’agir sur les autres substances, sans que celles-ci agissent sur elles ; caractère distinctif des anges.
  2020. La pure réceptibilité, et par là il entend les corps sublunaires, qui, ne donnant rien, reçoivent tout des cieux élevés au-dessus d’eux.
  2021. Au milieu du monde, sont les substances susceptibles de recevoir et de donner, c’est-à-dire, à la fois passives et actives.
  2022. Les vérités que Béatrice vient de révéler à Dante.
  2023. Ainsi on lit dans l’Ecclésiastique, chap. XVIII. Qui vivit in aeternum, creavit omnia simul ; Celui qui vit éternellement, créa toutes choses ensemble.
  2024. Que les anges, destinés à mouvoir les cieux, eussent été si longtemps privés de l’acte qui est le complément de leur perfection.
  2025. « Ton désir est satisfait sur trois points. »
  2026. Ici plusieurs interprétations : Les uns entendent par suggetto, — ou, comme on le trouve écrit dans quelques manuscrits, subietto, — ce qui est au-dessous des éléments, l’eau, l’air et le feu, c’est-à-dire l’intérieur du globe, qui fut bouleversé par la chute des anges rebelles. D’autres pensent qu’il s’agit de la terre prise dans son ensemble, laquelle est le sujet, le fonds et le lieu de tous les éléments : Subjectum clementorum, id est, globum terrae, dit la Postille.
  2027. Dans le ciel.
  2028. La fonction des anges moteurs, qui est d’imprimer aux autres cieux leur mouvement circulaire, en tournant eux-mêmes autour du Point fixe.
  2029. Confiné au centre de la terre, Lucifer y supporte le poids de tous les corps, qui gravitent vers ce centre.
  2030. Selon qu’elle est reçue avec plus ou moins de reconnaissance et d’amour.
  2031. « Si tu as bien entendu ce que je viens de dire. »
  2032. Cette assemblée angélique.
  2033. Dante traite ici la question, controversée parmi les Scolastiques, de la mémoire des anges, niée par les uns, affirmée par les autres, mais par eux aussi, selon Dante, mal comprise et mal expliquée. Il attribue, lui, la mémoire aux anges, mais une mémoire différente de la nôtre. Voyant toutes choses en Dieu, où elles sont présentes à la fois, elles ne s’offrent pas à leur vue dans un ordre successif, et ainsi ils n’ont pas besoin de se ressouvenir par concept divisé, c’est-à-dire, en rappelant en leur esprit un concept qui déjà en était séparé, éloigné.
  2034. Le sens est que « ceux qui croient que les anges ont de la mémoire, mais une mémoire semblable à la nôtre, et ceux qui leur refusent la mémoire, rêvent les uns et les autres : ceux-ci cependant d’une manière plus éloignée de la vérité et plus honteuse. »
  2035. Sur la terre.
  2036. Noms très communs dans Florence, Lapo est une corruption de Jacopo, et Bindo celle d’un autre nom propre ; peut-être d’Albino, disent les commentateurs.
  2037. L’Évangile.
  2038. Ils n’employèrent point d’autres armes que l’Évangile même.
  2039. Becchetto, partie du capuce, décrite par Varchi, Stor. lib. IX.
  2040. Le démon.
  2041. Qu’on croirait à toutes les promesses des distributeurs d’indulgences, sans que la validité en fût prouvée par aucun témoignage.
  2042. « Afin d’abréger la route, comme s’abrège le temps qui t’a été accordé pour ton voyage. »
  2043. La nature angélique, les anges.
  2044. Millia millium ministrabant ei, et decies millies centenamillia assistebant ei. — Daniel, VII.
  2045. D’anges.
  2046. Est proportionnée à la vision, à la capacité de voir.
  2047. Dans la nature angélique.
  2048. Est on plus ardent, ou plus tiède.
  2049. Se réfracte.
  2050. Le jour étant divisé en douze heures, la sixième heure est l’heure de midi, et il est midi à notre Orient, lorsque le Soleil, distant d’environ six mille milles, se lève pour nous.
  2051. Comme la mer en baissant rétrécit son lit, l’ombre conique de la terre s’abaisse à mesure que le soleil monte, et près du moment de son lever, elle ne s’étend plus que jusqu’au lit plane, c’est-à-dire, à la ligne plane de l’horizon avec laquelle elle est de niveau.
  2052. L’Aurore.
  2053. Toutes les étoiles disparaissent successivement dans le ciel jusqu’à la plus brillante.
  2054. Les chœurs des anges.
  2055. « Dont je ne pus supporter l’éclat. »
  2056. Dieu, ou le Point fixe, paraît renfermé dans les cercles angéliques, quoique en réalité il renferme en soi toutes choses.
  2057. « L’absence de tout autre objet que ses yeux aperçussent. »
  2058. Che più trema, littéralement : qui clignote le plus. Expression latine ; on lit dans Juvénal ; Trementes attollens oculos. — Sat. II.
  2059. D’une partie de ses facultés, de sa force.
  2060. Le progrès de sa beauté toujours croissante.
  2061. Le sujet difficile qu’il a entrepris de traiter.
  2062. Du ciel le plus vaste.
  2063. Celle des bons anges qui combattirent contre les anges rebelles, et celle des hommes qui combattirent contre les vices.
  2064. Sous la forme où les hommes apparaîtront lorsqu’ils auront repris leurs corps, au Jugement dernier.
  2065. Dieu.
  2066. Afin de disposer l’âme à sa vue.
  2067. Turge, du latin turgescit ; image prise des boutons qui grossissent, deviennent turgescents.
  2068. Autre image du même, genre, tirée des fruits verts, où la dent, à cause de leur dureté, entre difficilement. Ainsi acerbo signifie, ici, difficile à entendre.
  2069. Qui s’élève assez haut, qui soit assez perçante.
  2070. « Prirent un aspect plus splendide. »
  2071. Celle des anges et celle des saints.
  2072. « Le cercle formé par ces gradins s’élargissant à mesure qu’ils s’élèvent, quelle doit être, dit le Poète, la largeur des plus élevés, si le plus bas contient tant de lumières, tant d’esprit bienheureux qui de la terre sont remontés au ciel ? » Ces gradins présentent dans leur arrangement la forme d’une rose, et les plus hauts, dès lors, en sont les extrêmes feuilles.
  2073. Le quantum et le quale, selon le langage de l’École ; la quantité et la qualité.
  2074. La différence des distances n’en produit aucune dans la vue des objets.
  2075. Les lois de la nature n’ont aucun pouvoir, aucune action.
  2076. L’espace jaune au centre de la rose.
  2077. Les pétales de la rose augmentent en effet de grandeur, comme autant de gradins, à mesure qu’ils s’éloignent du centre où s’épanouissent les jaunes étamines.
  2078. Il y a ici une double allusion, aux religieux distingués par la couleur de leurs vêtements, et à saint Jean qui vit les saints amicti stolis albis. — Apoc.
  2079. La couronne impériale.
  2080. Le titre d’Auguste était affecté aux empereurs, Dante dit sera, parce qu’il est censé écrire en 1300, et que Henri de Luxembourg ne fut élu empereur qu’en 1308.
  2081. « Viendra inutilement pour réprimer les désordres dont l’Italie était alors travaillée. »
  2082. Les Guelfes, et particulièrement les Florentins.
  2083. Le pape Clément V.
  2084. Boniface VIII. Voyez Enfer, ch. XIX. — Alagna, ancien nom d’Anagni.
  2085. La milice angélique.
  2086. Dans la ruche où il produit le miel.
  2087. Couleur de flamme vive.
  2088. Selon ses divers degrés de perfection.
  2089. Les anges, premiers habitants du ciel, et les âmes bienheureuses.
  2090. La trinité des Personnes divines dans l’unité d’essence.
  2091. La Grande Ourse, près de laquelle est située une autre constellation appelée Bootès ou Arcturus, qu’on supposait être son fils.
  2092. Latran, pour Rome même, avec tous ses édifices.
  2093. « Partagé que j’étais entre la stupeur où me jetaient ces merveilles et la joie de les contempler ; il m’était doux de n’entendre aucune voix, et de rester moi-même en silence ».
  2094. Nous lisons acuirà, avec Betti. Dans l’édition des Aides, on lit acconerà, et dans le Cod. Gact. acconcierà.
  2095. À cause de ce que dit d’elle une ancienne tradition ; à savoir, qu’elle est l’empreinte véritable de la figure de Jésus-Christ. Il s’agit du Suaire qu’à Rome, pendant la semaine sainte, on montre au peuple, d’une des tribunes de saint Pierre, et qu’on ne tient exposé à ses yeux que peu d’instants.
  2096. De la voir.
  2097. Au point de l’horizon où le Soleil va paraître.
  2098. Celle qui fait sa joie, la Vierge Marie.
  2099. Eve.
  2100. Ruth, bisaïeule de David.
  2101. Des deux moitiés de la rose, l’une, comme il va être dit, est formée des saints qui précédèrent la venue du Christ, et l’autre des saints qui la suivirent. En descendant de degré en degré, ou de feuille en feuille, entre ces deux moitiés, les femmes hébreuses marquent dans la fleur une séparation pareille à la raie qui partagerait les cheveux en deux parties égales de chaque côté de la tête.
  2102. De ce côté.
  2103. Del gran Giovanni, du grand Jean ; allusion aux paroles de Jésus-Christ : Inter natos mulierum, nullus major Joanne Baptistâ.
  2104. Puisqu’il avait été sanctifié dès le sein de sa mère.
  2105. Séjourna deux ans dans les Limbes.
  2106. Il faut se représenter d’un côté le trône de la Vierge, et au-dessous jusqu’en bas un rang de sièges occupés par les femmes hébreuses ; de l’autre côté, le trône de Jean-Baptiste, et au-dessous, encore jusqu’en bas, un second rang de sièges où sont assis saint François, saint Benoît, saint Augustin, et les autres de gradin en gradin. Ces deux rangs de sièges opposés forment deux murs parallèles, qui séparent les saints d’avant, et les saints d’après Jésus-Christ.
  2107. En ce que ceux qui crurent dans le Christ à venir, et ceux qui auront cru dans le Christ venu, seront égaux en nombre.
  2108. Les deux demi-cercles. Ce degré est le quatorzième, puisque les personnages dont le Poète a parlé auparavant, occupent les treize premiers.
  2109. De distinguer le bien du mal, et par conséquent de faire un véritable choix entre l’un et l’autre.
  2110. Saint Bernard, qui lit dans l’esprit de Dante, y découvre le doute qui vient de s’y élever.
  2111. C’est-à-dire, la gloire au mérite. Chaque âme, dans le ciel, est l’épouse du Christ ; de là, la comparaison de l’anneau.
  2112. Par Dieu.
  2113. Sans cause.
  2114. On a vu que Dante attribuait les phénomènes terrestres et les dispositions des hommes à l’influence des astres répartis dans les divers cercles du ciel, ce qui est le fondement de l’astrologie judiciaire à laquelle on a cru si longtemps. Selon ces idées, tel ou tel aspect des planètes produisit tel ou tel effet. Nel suo lieto aspetto paraît donc signifier ici, que « Dieu a créé tous les esprits sous un aspect bienfaisant, qu’en tous il a versé ses dons, mais à différente mesure en chacun, suivant son bon plaisir. »
  2115. Qu’on se borne à reconnaître le fait, sans en rechercher la raison.
  2116. Esaü et Jacob.
  2117. Ce passage obscur a fort tourmenté les commentateurs. Le sens le plus naturel nous semble être celui-ci : Bernard vient de dire que Dieu distribue la grâce, non à raison de mérites antérieurs, mais selon son bon plaisir, et il allègue l’exemple d’Ésaü et de Jacob. « Il en est, ajoute-t-il, de tous les autres comme de ceux-ci, qui ne se distinguaient que par la couleur des cheveux, où l’on ne peut avoir aucun motif de préférence. » Ainsi la couleur des cheveux, c’est-à-dire, un motif inconnu de nous, une volonté mystérieuse, détermine le don d’une telle grâce, par l’effet de laquelle la haute lumière, C’est-à-dire Dieu, s’enguirlande, se ceint d’une couronne digne de lui.
  2118. Saint Bernard fait ici, aux enfants morts avant l’âge de discernement, l’application de la doctrine qu’il vient d’exposer.
  2119. Que, parce qu’en vertu d’une volonté primordiale de Dieu, ils ont reçu la puissance de le voir plus ou moins.
  2120. Les enfants morts en cet état d’innocence furent exclus du ciel, et retenus en bas dans les Limbes.
  2121. Le visage de la Vierge Marie.
  2122. Du trône de Dieu.
  2123. L’ange.
  2124. Dans cette région plus basse du ciel.
  2125. A cause de la conformité de la volonté des bienheureux avec la volonté divine.
  2126. « Prendre un corps semblable au nôtre. »
  2127. Par suite de la hardiesse qu’il eut de goûter de la pomme que lui présentait Eve.
  2128. Saint-Jean, à qui Dieu révéla toutes les persécutions que l’Église aurait à subir.
  2129. Près d’Adam.
  2130. Moise.
  2131. Adam, le premier père de la famille humaine.
  2132. Vierge et martyre de Syracuse, qui apparaît, au commencement de l’Enfer, comme le symbole de la Grâce divine.
  2133. Voyez Enfer, ch. II.
  2134. « Le temps qui t’a été accordé pour voir, comme on voit pendant le sommeil, les trois mondes que tu as parcourus. »
  2135. « Nous nous arrêterons ici. »
  2136. Qui proportionne à la quantité de l’étoffe la grandeur de la robe.
  2137. Vers Dieu même.
  2138. Destinée de toute éternité, par un décret fixe, immuable, à être la mère du Fils de Dieu.
  2139. De l’Enfer.
  2140. Les différents états où vivent les esprits.
  2141. Le dernier terme du salut, ou Dieu même.
  2142. Aimés et vénérés, à cause de la qualité de mère de Dieu, a laquelle Marie a été élevée.
  2143. D’aucune autre créature.
  2144. Qui n’a d’autre source, d’autre principe qu’elle-même.
  2145. « Plus on concevra combien tu vaincs, tu surpasses tout ce qu’il y a de plus grand hors de toi. »
  2146. Ébloui par l’éclat du vivant rayon, il se serait égaré s’il avait tourné les yeux ailleurs, parce que, à l’opposé de la lumière matérielle, la lumière de Dieu fortifie la vue qui se fixe sur elle.
  2147. D’autant plus facilement.
  2148. « Que ma vue se fixa plus fortement sur cette lumière divine. »
  2149. Le Poète représente métaphoriquement l’Intelligence divine qui contient les idées éternelles, les exemplaires immuables des choses, comme un livre dont le Créateur, en formant les êtres, disperse les feuilles dans l’univers.
  2150. La nature divine, qui produit et qui lie toutes choses.
  2151. Toute mémoire est éteinte pendant la léthargie ; ainsi Dante veut dire, que « des choses qu’il vit, il en oublie plus en un seul moment, qu’on n’a, pendant vingt-cinq siècles, oublié de circonstances de l’expédition des Argonautes, dont la hardiesse étonna Neptune, lorsqu’il vit se projeter sur la mer l’ombre du navire Argo qui les portait. »
  2152. Si Spiri ; ce verbe manque à notre langue ; il exprime ici le rapport de l’Esprit-Saint aux deux autres Personnes divines, desquelles il procède également par voie de spiration.
  2153. « Qui as, en toi seule, le fondement, le principe de ton être. »
  2154. Dieu est à la fois, en soi-même, ce qui est connu et ce qui connaît.
  2155. Dieu est, Dieu se connaît, et Dieu s’aime : ce sont les trois hypostases ou les trois Personnes de la Trinité ; la Puissance ou le Père, le Verbe ou le Fils, l’Amour ou l’Esprit.
  2156. De la couleur du triple cercle. L’image étant une avec la couleur qui la forme, le Poète indique par là l’union de la nature divine et de la nature humaine.
  2157. Le rapport du diamètre à la circonférence.
  2158. Dévoilé un moment, et comme par un éclair, le mystère de l’Homme-Dieu se dérobe aux yeux de Dante, impuissant à apercevoir, à contempler plus longtemps cette haute image.
  2159. Dont toutes les parties se meuvent d’un même mouvement.
  2160. Le vouloir : c’est-à-dire que, par l’action de Dieu en lui, il ne désirait et ne voulait rien que ce que voulait Dieu lui-même. »