La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXIV

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 226-229).
… Ici rien ne défend de nommer les esprits, puisque nos traits
sont si cruellement effacés. (P. 227.)

CHANT VINGT-QUATRIÈME


L es paroles n’arrêtaient pas la marche, et la marche n’arrêtait pas les paroles ; nous avancions rapidement comme un vaisseau poussé par un vent favorable : les ombres, qu’on aurait crues deux fois mortes, étonnées de ce que je vivais encore, montraient dans leurs yeux enfoncés toute l’admiration qu’elles éprouvaient.

Je continuai de parler et je dis : « Cette ombre, à cause de nous, va en avant plus lentement qu’elle ne le ferait seule ; mais dis-moi, si tu le sais, ajoutai-je, où est Piccarda ? Dis-moi, dans cette foule d’esprits qui me regardent, dois-je en remarquer qui soient dignes d’être reconnus ? — Ma sœur, reprit Forèse, modèle de grâce et de bonté (je ne sais lequel de ces deux avantages brilla le plus en elle), triomphe couronnée au milieu du ciel. »

Il parla d’abord ainsi, ensuite il ajouta : « Ici rien ne défend de nommer les esprits, puisque nos traits sont si cruellement effacés par la faim. Celui-ci, et il nous l’indiqua du doigt, est Buonagiunta, Buonagiunta de Lucques ; cet autre, plus défiguré encore que ses compagnons, fut un des époux de la sainte Église. Il naquit à Tours, et il expie par le jeûne, les anguilles de Bolséna, qu’il faisait cuire dans la vernaccia. »

Forèse m’en nomma un grand nombre un à un ; tous paraissaient satisfaits d’être ainsi nommés, et aucun d’eux n’en montrait de dépit. Je vis usant ses dents à vide, Ubaldino dalla Pila, et Boniface qui nourrit tant de monde du produit de son rochet. Je vis messer Marchese qui eut le temps de boire à Forli, avec une soif moins brûlante, et qui cependant ne put l’apaiser jamais. Je regardais celui de Lucques comme fait un homme qui en préfère un autre, et il paraissait m’avoir connu dans le monde. Il marmottait je ne sais quoi sur une certaine Gentucca, là où la divine justice le châtie si rigoureusement. « Ô âme, dis-je, qui sembles désirer de parler avec moi, permets que j’entende tes paroles : satisfais ton désir et le mien en t’exprimant plus intelligiblement. »

Il commença ainsi : « Il est né une femme qui ne porte pas encore de voile, et qui te rendra agréable le séjour de ma ville, quoique chacun lui reproche cette faute. Pars avec cette prédiction : la vérité t’apprendra si tu t’es trompé en m’entendant murmurer quelques mots. Mais, dis-moi, ne vois-je pas en toi l’auteur de ces vers nouveaux : « Femmes qui avez l’intelligence de l’amour ? »

Je répondis : « J’écris quand l’amour m’inspire, et ainsi je recueille ce qu’il dicte à mon cœur. — Frère, reprit-il, je vois maintenant l’obstacle qui a retenu le Notaire, Guitton et moi, et les a éloignés de l’excellence de style que je reconnais en toi. Je vois clairement que vos plumes maintenant écrivent en écoutant celui qui dicte si bien, et qu’il n’en fut pas ainsi des nôtres. Quiconque veut composer sans cette inspiration voit bientôt la différence de l’un à l’autre style. » À ces mots Buonagiunta paraissant satisfait garda le silence.

De même que les oiseaux qui vont passer la saison de l’hiver sur les bords du Nil, volent d’abord en lignes arrondies, ensuite s’étendent en files prolongées, de même toutes les âmes qui étaient présentes, légères, soit par l’effet de leur maigreur, soit par celui d’une forte volonté, détournèrent la figure et hâtèrent leur marche.

Ainsi que l’homme fatigué d’avance, qui laisse aller ses compagnons, et continue lentement sa route jusqu’à ce qu’il ait repris haleine, Forèse laissa passer le saint troupeau, et marcha derrière lui avec moi, en disant : « Quand te reverrai-je ? — Je ne sais, répondis-je, combien de temps je vivrai, mais je ne mourrai pas assez tôt pour qu’auparavant je ne sois pas arrivé en idée sur la rive, car le lieu où je dois vivre se détruit de jour en jour et paraît menacé d’une ruine prochaine. — Va, reprit-il, je vois celui qui en est la cause, entraîné, attaché à la queue d’une bête indomptée, vers la vallée où l’on ne purifie pas ses fautes : à chaque instant l’animal précipite ses pas et déchire le corps qu’il traîne en lambeaux. »

Forèse ajouta en regardant le ciel : « Ces sphères ne seront pas encore longtemps en mouvement, avant que tu entendes facilement ce que mes paroles ne peuvent pas expliquer davantage. Adieu, le temps est précieux dans ce royaume ; j’en perds trop à marcher ainsi lentement et en ta compagnie. »

De même que, souvent, un cavalier sort des rangs au galop, pour avoir l’honneur de combattre premier, de même l’esprit nous quitta avec précipitation, et je restai sur le chemin avec les deux sages qui furent, dans le monde, de si honorables chefs de la poésie : mais quand il se fut éloigné de nous, mes yeux le suivirent comme mon esprit suivait ses paroles.

Je vis alors les fruits brillants et appétissants d’un autre arbre placé non loin du précédent que la tortuosité de la montagne nous empêchait de voir en même temps. J’aperçus sous cet arbre des âmes qui élevaient leurs mains : elles criaient comme des enfants qui prient encore, quand celui qui est prié ne répond pas, tout en leur montrant cependant l’objet de leur désir qu’on irrite encore en tenant haut ce qui leur est refusé. Cette foule partit comme abusée par sa fausse espérance, et nous arrivâmes au pied de ce grand arbre qui se dénie à tant de larmes et à tant de prières.

Une voix, je ne sais laquelle, sortie des branches, cria : « Passez plus avant, sans approcher. Plus haut est un arbre dont Ève mordit le fruit, et dont cette plante est un rejeton. » Virgile, Stace et moi, en nous serrant contre la montagne, nous passâmes outre. « Souvenez-vous, disait encore la même voix, de ces téméraires maudits, formés dans les nuages, et qui

J’aperçus sous cet arbre des âmes qui élevaient leurs mains…
(Le Purgatoire, chant xxiv, page 228.)


dans leur ignoble ivresse osèrent, avec leurs doubles poitrines, combattre contre Thésée. Souvenez-vous des Hébreux qui s’agenouillèrent mollement pour boire, de ces lâches que Gédéon ne voulut pas choisir pour compagnons de gloire, quand il descendit de ses collines et attaqua les Madianites. »

Ainsi rapprochés d’un des côtés du chemin, nous passâmes en entendant le récit de différents péchés de gourmandise qui engendrent souvent des gains misérables.

Après avoir regagné la route libre, nous marchâmes plus de mille pas, en contemplant les âmes sans leur parler. Une voix cria tout à coup : « Où allez-vous, tous les trois, seuls, en réfléchissant ainsi ? » Je me secouai comme font les bêtes effrayées et paresseuses ; je levai la tête pour savoir qui avait parlé, et jamais dans la fournaise on ne vit des cristaux et des métaux d’un éclat aussi brillant que celui d’un esprit qui disait : « Si cela vous est agréable, montez ici, c’est par là qu’il faut tourner ; c’est ici que passe celui qui va chercher la paix. »

Son aspect avait ébloui mes yeux ; aussi me tournai-je du côté de mes maîtres, comme un homme qui obéit ponctuellement à l’ordre qu’il reçoit ; et de même qu’au mois de mai le fils d’Éole et de l’Aurore qui annonce la verdure, répand une odeur suave tout imprégnée des émanations de l’herbe et des fleurs, de même un vent léger frappa mon front, et je sentis le doux frottement de la plume qui exhalait une odeur d’ambroisie. J’entendis en même temps ces paroles : Heureux ceux que la grâce éclaire au point que l’amour de la table n’excite pas en eux trop de désirs, et qu’ils se contentent de satisfaire une faim raisonnable. »