La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 218-221).
… Mais ces entretiens pleins de charmes, furent interrompus par la vue
d’un arbre… (P. 221.)

CHANT VINGT-DEUXIÈME


N ous avions déjà laissé derrière nous l’ange qui nous avait montré le chemin du sixième cercle, en effaçant une lettre de mon front, et les esprits célestes, dont les désirs se tournent vers la divine justice, avaient chanté « Heureux ceux qui ont soif, » sans terminer le verset. Devenu plus léger qu’à l’entrée des autres degrés, je marchais sans fatigue à la suite des deux ombres.

Virgile alors parla ainsi : « Un amour allumé par la vertu en a toujours produit un autre, si sa flamme est bien connue. Depuis que j’ai vu descendre parmi nous, dans les Limbes, Juvénal qui te chérissait tendrement, ma bienveillance pour ta personne fut telle qu’on n’en a pas éprouvé une semblable pour une personne qu’on n’a jamais vue : aussi en faisant la route avec toi, je trouverai ce chemin bien plus court : mais parle ; comme ami, excuse ma franchise, et comme ami, réponds à ma demande. Comment l’avarice a-t-elle pu habiter dans un esprit aussi raisonnable et qui a cherché à s’instruire autant que le tien ? »

Cette question fit un peu sourire Stace, ensuite il répondit : « Toutes tes paroles sont pour moi des gages de ta tendre amitié. Souvent apparaissent des choses dont on doute, parce que les causes secrètes sont inconnues. Peut-être crois-tu, parce que tu m’as rencontré dans le cercle des avares, que moi-même j’ai été avare dans l’autre vie. Apprends donc que je fus au contraire trop éloigné de l’avarice, et que la passion qui m’a tourmenté a été punie pendant un grand nombre de révolutions lunaires.

« Moi aussi je porterais les fardeaux énormes en tournant autour du cercle de douleurs, si je n’avais pas dirigé ma conduite vers ces préceptes que toi, qui es à moitié dans le séjour des tourments, tu donnas aux mortels, quand tu dis : « Ô faim insatiable de l’or, à quels excès ne portes-tu pas les cœurs des hommes ! » Alors je pensai que les mains pouvaient ne pas user des richesses avec sobriété, et je me repentis de cette faute comme de toutes les autres. Combien d’hommes viendront, au dernier jugement, privés de leur chevelure, parce qu’ils auront ignoré, après avoir vécu en prodigues, et en se souillant de ce péché, qu’un heureux repentir dans la vie ou au moment de la mort, le fait oublier à Dieu ! Apprends que le vice qui est opposé à quelque péché se purifie ici avec ce même péché. Si donc je me trouve au milieu de ceux qui pleurent leur avarice, j’y ai été jeté pour me purifier du péché contraire.

Alors le chantre des vers bucoliques parla en ces termes : « Quand tu as décrit, sous les généreuses inspirations de Clio, les cruels combats de ces princes qui furent un double sujet de tristesse pour Jocaste, il paraît que la Foi, sans laquelle aucune vertu ne suffit, ne t’avait pas encore mis au rang des fidèles. S’il en est ainsi, quel flambeau, ou quel soleil a tellement dissipé les ténèbres qui t’environnaient, que tu aies pu diriger tes voiles vers la barque du pêcheur ? »

Stace répondit : « Toi, d’abord, tu m’as enseigné le chemin qui conduit aux sources sacrées du Parnasse, ensuite tu m’as éclairé auprès de Dieu ; tu as ressemblé à celui qui, marchant de nuit, porte derrière lui une lumière qui ne l’éclaire pas, mais qui montre la lumière aux autres, lorsque tu as dit : « Le siècle se renouvelle, la justice revient sur la terre avec les premiers temps de la vie, et une autre race descend du ciel. » Par toi je fus poète ; par toi je fus chrétien : mais afin que tu comprennes mieux cette image, je donnerai un coup de pinceau plus marqué.

« Déjà le monde était rempli de la vraie croyance semée par les messagers du royaume éternel, et tes révélations répétées plus haut se rapportaient à ce qu’annonçaient de nouveaux saints envoyés pour prêcher la parole divine. Je m’accoutumai à les visiter ; ils me parurent si irréprochables, que quand Domitien les persécuta, mes pleurs accompagnèrent leur supplice. Tant que je demeurai sur la terre, je les secourus ; enfin leurs mœurs droites et pures me firent mépriser les autres sectes. Je reçus donc le baptême avant de conduire dans mes vers les Grecs aux fleuves de Thèbes. Mais, par crainte, je fus chrétien honteux, et je professai longtemps le paganisme : à cause de cette tiédeur, le quatrième cercle m’a vu tourner pendant plus de quatre siècles. Toi donc, qui as soulevé le voile sous lequel était cachée la vérité de la Foi, puisqu’en montant ainsi nous avons le temps de nous entretenir, dis-moi, si tu le sais, où est Térence, notre ancien Latin, où sont Cécilius, Plaute et Varron ? Sont-ils condamnés, et dans quel cercle se trouvent-ils ? »

Mon maître répondit : « Ceux dont tu parles, Perse, beaucoup d’autres et moi, nous habitons, dans le premier cercle de la prison ténébreuse, le même séjour que ce Grec à qui les Muses prodiguèrent leur lait le plus pur. Souvent nous parlons ensemble de la montagne où résident nos tendres nourrices. Nous voyons près de nous Euripide, Anacréon, Simonide, Agathon, et beaucoup d’autres Grecs dont le front fut orné de lauriers. Là on rencontre aussi des âmes que tu as chantées : Antigone, Déiphile, Argia, et Ismène encore autant affligée qu’elle le fut sur la terre. On voit celle qui indiqua la fontaine Langia : on voit la fille de Thirésias, Thétis, Déidamie avec ses sœurs. »

Les poètes arrivés au haut des degrés, et cessant de monter, demeuraient en silence, regardant autour d’eux. Déjà les quatre premières servantes du jour étaient restées en arrière ; la cinquième se tenait au timon du char pour le diriger vers l’ardent méridien : alors mon maître dit : « Je crois qu’il faut marcher à droite pour tourner la montagne, comme nous avons fait jusqu’ici. »

Nous continuâmes donc d’avancer ainsi qu’auparavant, et nous entrâmes dans le chemin avec moins d’hésitation, quand l’autre âme vertueuse y eut consenti. Les poètes marchaient en avant : je suivais leurs traces et j’écoutais des discours qui m’apprenaient les règles de leur science poétique ; mais ces entretiens pleins de charme furent interrompus par la vue d’un arbre que nous trouvâmes au milieu du chemin, et dont les fruits répandaient une odeur suave et agréable.

Le sapin diminue en s’élevant de branche en branche ; cet arbre, au contraire, s’amoindrissait à mesure qu’il se rapprochait du sol : c’était, je crois, pour que personne n’y put monter. Du côté où était intercepté le chemin que nous suivions, il tombait du rocher une onde claire qui baignait les feuilles de l’arbre mystérieux.

Les deux poètes s’en étant approchés, une voix qui sortit des feuilles cria : « Vous ne toucherez pas à cette nourriture. » Elle dit ensuite : « Marie, qui intercède maintenant pour vous, ne pensait pas à satisfaire un sentiment de gourmandise, mais voulait que les noces fussent honorables et complètes. Les anciennes Romaines se contentèrent d’eau pour boisson. Daniel méprisa les repas recherchés, et il acquit la science. Le premier siècle eut l’éclat de l’or ; la faim donnait de la saveur aux glands ; la soif donnait à chaque ruisseau le goût du nectar. Des rayons de miel sauvage et des sauterelles furent les seuls mets dont se nourrit Baptiste dans le désert ; c’est pourquoi il est environné de gloire, et aussi grand que le montre l’Évangile. »