La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 178-181).
La céleste créature vêtue de blanc venait vers nous… (P. 180.)

CHANT DOUZIÈME


T ant que le permit mon aimable maître, nous marchâmes sur la même ligne, l’âme chargée d’un poids énorme, et moi, comme deux bœufs assujettis au même joug ; mais quand Virgile me dit : « Laisse cette ombre et avance, il faut que chacun ici pousse sa barque le mieux qu’il pourra avec la voile et les rames, » je me redressai comme il convient de le faire pour marcher, quoique mes pensées restassent abattues et consternées.

Je m’étais mis en mouvement ; je suivais avec plaisir les traces de mon guide, et lorsque nous eûmes fait quelque chemin, d’un pied plus léger : « Porte tes yeux en bas, me dit-il ; il sera bon que, pour alléger la fatigue du voyage, tu considères le lit de tes pas. »

De même que les tombeaux offrent des inscriptions où l’on peut lire ce qu’étaient dans leur vie ceux qui y furent déposés (inscriptions qui n’impriment l’aiguillon du souvenir que chez les hommes reconnaissants), de même la route était couverte de figures sculptées avec goût. On voyait d’un côté celui qui, créé plus noble qu’aucune autre créature, fut précipité du ciel au milieu des éclats du tonnerre ; de l’autre on voyait Briarée atteint d’un trait lancé par des mains divines, étendu sur la terre que les glaces de cette mort accablent de douleur.

On voyait Thymbrée, Pallas et Mars armés, autour de leur père, et contemplant les membres épars des géants écrasés. On voyait Nembrot au pied de sa tour insensée, hors de lui, et regardant, plein de dépit, les nations qui l’accompagnaient dans la contrée de Sennaar. Ô Niobé, quelle douleur altérait ton visage, lorsque je t’aperçus sur ce funeste chemin, entourée de tes sept et sept enfants frappés du trépas ! Ô Saül, tu languissais sans vie, percé de ta propre épée, sur le mont Gelboë que ne fécondèrent plus ni les rosées ni les pluies ! Ô folle Arachné, je te voyais déjà à moitié araignée, triste et gémissant sur les débris de la toile qui fit ton malheur !

Ô Roboam, tes traits ici n’ont rien de menaçant ; mais, rempli d’effroi, tu t’enfuis sur un char avant d’être chassé par la fureur populaire ! Le sol montrait encore comment Alcméon fit payer à sa mère son orgueilleuse parure, et plus loin comment les fils de Sennachérib se précipitèrent sur lui dans le temple, et l’y massacrèrent sans pitié. On distinguait la scène cruelle de Tomyris qui disait à Cyrus : « Tu as eu soif de sang, et je t’emplis de sang. »

Plus loin, les Assyriens fuyaient honteusement, après la mort d’Holopherne, et l’on reconnaissait encore les preuves du meurtre. On voyait Troie en ruines et en cendres. Ô Ilion, comme celui qui avait figuré tes remparts te montrait désolé et avili ! Il fut un dessinateur exact et un coloriste habile, celui qui traça les ombres et les poses de ces scènes que le génie le plus profond n’aurait pu considérer sans un sentiment d’admiration.

Les morts paraissaient morts, les vivants paraissaient vivants. L’homme qui fut témoin de ces événements ne les connut pas mieux que je ne les vis en foulant, incliné, ce sol rempli de leçons terribles. Ô fils d’Ève, enorgueillissez-vous, marchez avec une contenance altière ; ne baissez pas votre tête, vous verriez de trop près vos excès.

Nous avions déjà parcouru plus de chemin, et le soleil était plus avancé dans son cours que ne le pouvait concevoir l’imagination ainsi occupée, quand celui qui me précédait, continuellement attentif à ce qu’il fallait faire, me dit : « Lève les yeux, ces objets ne doivent plus retarder ta marche ; vois un ange qui s’apprête à venir vers nous : la sixième servante a terminé son office du jour. Que tes traits et tes actions offrent l’empreinte d’une tendre vénération ! Qu’il daigne nous envoyer plus haut ! Pense que ce jour-ci ne se retrouvera jamais. »

J’approuvais le conseil qui m’était donné de ne pas perdre de temps ; aussi compris-je facilement les admonitions de mon maître.

La céleste créature vêtue de blanc venait vers nous en scintillant comme l’étoile du matin ; elle ouvrit ses bras, étendit ses ailes, et dit : « Venez, il y a ici des degrés, et l’on monte facilement : peu d’élus sont appelés à m’entendre. Ô mortels destinés à voler vers le ciel, pourquoi le moindre vent vous fait-il tomber ? »

L’ange nous mena dans un point où la roche était coupée ; il me frappa le front de ses ailes, et me promit un heureux voyage.

De même que pour parvenir au mont où est placée une église qui domine cette ville si bien gouvernée, dans le voisinage de Rubaconte, la pente, à main droite, est rendue plus accessible par des escaliers construits dans un temps où l’on ne falsifiait pas les registres et les mesures publiques, de même ici la pente qui conduisait à l’autre cercle devenait plus douce ; seulement le chemin plus étroit serrait le voyageur à droite et à gauche. En marchant dans ce sentier, nous entendîmes des voix chanter : Heureux les pauvres d’esprit, avec un charme que l’expression ne peut atteindre.

Ah ! combien ces sentiers sont différents de ceux de l’Enfer ! Ici, l’on entre parmi les chants, et là parmi les cris lamentables. Nous franchissions ces escaliers sacrés, et il me semblait que je montais plus légèrement que je n’avais marché auparavant sur le terrain uni ; aussi je m’écriai : « Ô maître, de quel poids m’a-t-on délivré ! Il me semble qu’en marchant je n’éprouve aucune fatigue. »

Celui-ci répondit : « Un des P qui sont sur ton front est déjà effacé : quand les autres auront tout à fait disparu, tes pieds seront si légers, que tu ne sentiras aucune lassitude, et que tu auras du plaisir à continuer le voyage. »

Alors je devins semblable à ceux qui, portant à leur tête un signe qu’ils ne connaissent pas, mais dont on leur fait bientôt soupçonner la présence, y placent la main, cherchent, trouvent, et acquièrent une certitude que la vue ne pouvait obtenir : aussi, en étendant les doigts de la main droite, je trouvai encore six des lettres que l’ange gardien des clefs avait imprimées sur mon front.

Mon guide alors me regardait en souriant.