La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant X

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 170-173).
L’ange venu sur la terre avec la nouvelle de la réconciliation… (P. 171.)


CHANT DIXIÈME



A près avoir passé cette porte, que le vice qui détourne du bon chemin laisse ouvrir si peu souvent, j’entendis, au bruit qu’elle fit en tombant, qu’elle venait de se refermer. Comment ma faute aurait-elle été excusable, si j’avais regardé en arrière ?

Nous montions à travers le sentier tortueux, nous balançant des deux côtés, comme l’onde de la mer qui fuit et qui revient. « Il faut ici un peu d’intelligence, » dit mon maître en s’approchant de temps en temps des flancs de la montagne ; et nous avancions si lentement que la lune, qui décroissait alors, avait cessé de paraître avant que nous eussions pu gravir la roche escarpée. Quand nous eûmes terminé cette course et atteint un point de la montagne où elle se jette en arrière, je sentis mes forces s’affaiblir : mon maître et moi, incertains de notre route, nous restâmes sur une plate-forme plus solitaire que la voie d’un désert. Sur le sol de cet abîme on n’aurait mesuré que trois fois le corps d’un homme, et le chemin, à droite et à gauche, ne me paraissait offrir qu’une même largeur, partout où mon œil pouvait pénétrer.

Nous n’avions pas encore commencé à nous avancer dans ce cercle, lorsque je reconnus que le flanc intérieur qui, de toutes parts, semblait inaccessible, était d’un marbre blanc orné de bas-reliefs d’un travail si précieux, que non-seulement la science de Polyclète, mais la nature elle-même se serait avouée vaincue.

L’ange venu sur la terre avec la nouvelle de la réconciliation si longtemps désirée, qui rouvrit le chemin du ciel, était sculpté devant nous dans une attitude suave d’une telle vérité, qu’on ne l’aurait pas pris pour une image silencieuse. On aurait juré qu’il disait : « Je vous salue, » parce que plus loin on avait représenté celle qui nous fit participer au céleste amour, dans une contenance si humble et si modeste, qu’elle semblait dire : Voici la servante du Seigneur, aussi fidèlement que le cachet forme sur la cire l’empreinte d’une figure.

« Ne considère pas un objet seulement, » dit mon maître qui était près de moi du côté où bat le cœur des hommes. Je portai ailleurs mes regards, et je vis, dans la partie où mon guide me conduisait, une autre scène sculptée sur le rocher. Je devançai promptement Virgile pour mieux la considérer.

On remarquait d’abord sur le roc le char attelé de bœufs dans lequel était traînée l’arche sainte qui inspire tant de crainte à quiconque veut remplir un office que Dieu n’a pas ordonné. Sur le devant, on distinguait une foule divisée en sept chœurs, si naturellement retracée que deux de mes sens se contredisaient : la vue croyait voir chanter cette foule, et l’ouïe ne l’entendait pas. De même à l’aspect de la fumée de l’encens, mon odorat et mes yeux se livraient encore un semblable combat. L’humble psalmiste précédait la maison sacrée en dansant, et il paraissait en ce moment même plus et moins qu’un roi. En face, sur la terrasse d’un grand palais, Michol regardait ce spectacle d’un air triste et dédaigneux. Je quittai le point où j’étais arrêté, pour voir de plus près un autre fait historique qui, derrière cette princesse, me laissait apercevoir sa couleur éblouissante. Là était représentée la gloire brillante du prince romain. Grégoire, frappé de la vertu de cet empereur, obtint, en le sauvant, une haute victoire : je parle de l’empereur Trajan. Une veuve désolée et en larmes tenait la bride du cheval de ce monarque qui était environné d’un grand nombre de soldats, et autour duquel flottaient, éclatants d’or, les étendards ornés des aigles de Rome. L’infortunée, au milieu de ce bruit, semblait s’écrier : « Ô mon maître ! venge la mort de mon fils : elle m’a plongée dans ce désespoir. » L’empereur paraissait lui dire : « Attendez que je revienne. » La veuve répondait avec un nouvel accent de douleur : « Mais, ô mon prince ! si tu ne reviens pas ? — Alors, disait l’empereur, mon successeur prendra soin de ta vengeance. — Et à quoi, répondait encore la veuve, me servira la justice d’un autre, si je recours en vain à la tienne ? — Rassure-toi, reprenait enfin ce prince, il faut que j’accomplisse mon devoir avant de passer outre ; la justice le veut, et la pitié arrête mes pas. »

Celui qui n’a jamais vu une chose nouvelle est l’auteur de ces paroles visibles, paroles neuves pour nous qui n’en connaissons pas de telles sur la terre.

Tandis que je me plaisais à considérer ces scènes d’humilité, si précieuses quand on pense au divin ouvrier qui les a produites, le poète disait tout bas : « Voilà beaucoup d’ombres, mais elles s’avancent lentement ; elles nous enseignent le chemin des degrés supérieurs. » Mes yeux, avides de nouveauté, ne tardèrent pas à se tourner vers mon maître. Lecteur, je ne veux pas, toutefois, que tu te livres au découragement, lorsque tu entendras comment Dieu ordonne qu’on répare ses fautes. Ne pense pas au martyre en lui-même ; pense à la félicité qui le suit ; pense que cette peine ne peut durer au delà de la grande sentence.

Je commençai ainsi : « Ô mon maître, les objets que je vois s’avancer vers nous ne me semblent pas des personnes. Je ne sais ce qu’ils peuvent être tant ma vue est incertaine. — La condition terrible de leur tourment, répondit-il, les fait courber tellement jusqu’à terre, que moi-même j’ai eu peine d’abord à deviner ce qu’ils étaient ; mais regarde fixement, et tâche de détortiller, avec tes yeux, ceux qui s’avancent sous ce poids énorme. Tu peux voir déjà comment chacun d’eux est tourmenté. » Ô chrétiens superbes, faibles et misérables ! séduits par une vue égarée, vous avez confiance dans des pas qui vous éloignent de la vraie route : ne vous apercevez-vous point que nous sommes des vermisseaux nés pour former ce papillon angélique qui, sans défense, vole à la justice divine ? Pourquoi votre esprit se dresse-t-il comme l’orgueil du coq ? Vous n’êtes alors que des insectes défectueux, des vers qui n’accomplissent pas leurs destinées.

De même qu’on voit des figures taillées pour soutenir un toit ou un entablement, toucher péniblement de leurs genoux à leur poitrine (position douloureuse qui excite en celui qui les regarde une peine réelle pour un mal qui n’est pas véritable), de même je vis ces ombres, quand je les considérai attentivement, dans une attitude de gêne et d’efforts : il est vrai qu’elles étaient plus ou moins courbées, selon que le poids qui écrasait leur corps était plus ou moins lourd ; mais celle de ces âmes qui montrait le plus de patience, paraissait dire en pleurant : « J’en suis accablée. »