La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant VIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 162-165).
Dans la partie de la vallée opposée à la montagne on percevait un serpent… (P. 164.)


CHANT HUITIÈME




D éjà était arrivée l’heure qui excite de nouveaux regrets chez les navigateurs, et qui les remplit d’une tendre émotion, le jour où ils ont dit adieu à leurs amis ; cette heure mélancolique où le pèlerin qui vient de se mettre en voyage ressent de nouveaux aiguillons d’amour, s’il entend la cloche du soir qui semble pleurer le jour près de mourir : il se fit alors un grand silence, et je vis une des âmes qui se leva et, par un signe de la main, pria les autres de vouloir bien l’écouter. Ensuite elle éleva ses deux mains en tournant ses yeux vers l’orient, comme si elle avait dit à Dieu : « Je ne pense qu’à toi seul. » Elle entonna si dévotement l’hymne : Avant la fin du jour, et d’une voix si douce, que je m’oubliai tout à fait moi-même. Les autres ombres, avec la même piété et la même douceur, chantèrent l’hymne entière en tenant leurs regards fixés sur les roues célestes. Ô lecteur ! porte ton attention sur la vérité : le voile est si léger, que tes yeux peuvent la pénétrer. Ensuite cette armée vénérable, en silence, dans l’incertitude de l’attente, leva la tête avec un sentiment de crainte et d’humilité. Je vis sortir du ciel et descendre tout à coup deux anges armés d’épées flamboyantes et privées de leur pointe ; les vêtements de ces anges, verts comme la feuille dans sa fraîcheur, étaient agités mollement par le mouvement de leurs ailes qui avaient la même couleur. L’un d’eux vint s’abattre près de nous ; l’autre descendit sur le bord opposé, et les âmes restaient au milieu de l’espace qui séparait les deux envoyés. On distinguait bien leur tête blonde, mais l’éclat de leur figure ne pouvait être soutenu par les regards, de même que la multiplicité des objets émousse la force du rayon visuel. Sordello nous dit : « Tous deux sortent du sein de Marie pour garder la vallée contre le serpent qui va venir à l’instant. » Moi, qui ne savais quel chemin le reptile devait suivre, je me retournai et, glacé par la crainte, je me serrai fortement contre mon maître chéri. Sordello continua en ces termes : « Maintenant, marchons dans la vallée parmi les ombres respectables ; nous les entretiendrons : il sera également doux pour elles de vous voir. » Nous n’eûmes que quelques pas à faire pour arriver auprès d’elles, et j’en vis une qui me regardait comme si elle eût cherché à me reconnaître. Déjà, depuis quelque temps, le jour s’obscurcissait, mais non pas tellement que ses yeux et les miens ne nous laissassent voir ce que nous n’avions pu encore observer. L’esprit et moi, nous nous avançâmes l’un vers l’autre. Ô Nino ! juge intègre, combien j’eus de plaisir à voir que tu n’étais pas au nombre des coupables ! Nous nous accablâmes de tendres saluts. Ensuite il me dit : « Depuis quand es-tu venu au pied de la montagne à travers les ondes éloignées ? — Moi, lui répondis-je, j’y suis parvenu ce matin, après avoir parcouru l’empire des pleurs. J’ai encore la vie périssable, quoiqu’un tel voyage me rende plus facile le chemin de la vie immortelle. » À cette réponse, Nino et Sordello furent frappés d’étonnement ; l’un d’eux se tourna vers Virgile ; l’autre, en s’adressant à une ombre qui était assise, lui cria : « Viens, Conrad, viens voir quelle est la faveur que Dieu a permise. » Il ajouta ensuite en me regardant : « Au nom de la reconnaissance singulière que t’inspire celui qui cache à nos yeux son premier pourquoi, quand tu seras au delà des ondes de ce vaste Océan, dis à Jeanne, ma fille, de prier pour moi à ce divin tribunal où l’on ne répond qu’aux cœurs innocents. Je ne crois pas que sa mère m’aime encore, puisqu’elle a quitté les voiles blancs ; mais elle doit les regretter dans son malheur actuel : sa conduite fait aisément comprendre quelle durée peut peut avoir le feu d’amour dans le cœur d’une femme, si la présence et les caresses de son époux ne viennent souvent le rallumer. La vipère qui forme l’écusson des Milanais n’ordonnera pas pour elle d’aussi belles funérailles que celles qu’elle aurait dues au coq de Gallura. » Il parlait ainsi, non par haine, mais par l’effet d’un zèle sage et discret. Mes yeux avides se fixaient sur le ciel, mais là seulement où les astres ont un cours plus ralenti, comme les parties de la roue qui sont le plus près de l’essieu. Mon guide me dit : « Ô mon fils, que regardes-tu ? — Je contemple, lui répondis-je, ces trois flambeaux qui de ce côté embrasent le pôle dans toute son étendue. — Les quatre étoiles éclatantes, reprit-il, que tu as vues ce matin sont maintenant sous l’hémisphère, dans la partie où se trouvaient ces flambeaux. » À peine eut-il parlé, que Sordello le tira à lui en disant : « Vois-tu là notre adversaire ? » En même temps il le lui montra du doigt. Dans la partie de la vallée opposée à la montagne, on apercevait en effet un serpent, le même peut-être qui présentait à la première femme le fruit amer. À travers l’herbe et les fleurs, l’animal venimeux s’avançait en rampant, montrant tantôt sa tête, tantôt les écailles de son dos, et se léchant comme une bête qui se lisse. Je ne vis pas et je ne puis pas dire comment les autours célestiaux se mirent en mouvement, mais je les vis tous deux s’élancer dans les airs : le serpent prit la fuite, en entendant le murmure des ailes verdoyantes, et les anges retournèrent en même temps à leur place première. L’ombre qui s’était approchée du juge, sur son invitation, n’avait pas cessé de me regarder pendant tout le temps qu’avait duré cet assaut, et elle me parla ainsi : « Que le divin flambeau qui te guide vers le ciel trouve en toi l’aliment nécessaire pour atteindre l’azur de la béatitude ! Si tu sais quelques nouvelles vraies de Val-di-Magra ou des contrées voisines, apprends-les-moi. Je fus le maître dans ce pays ; on m’appela Conrad Malaspina. Je ne suis pas l’ancien de ce nom, mais un de ses descendants. Je portais aux miens un amour qui se purifie dans ce lieu. — Je n’ai jamais parcouru vos États, répondis-je ; mais quel est le lieu de l’Europe où n’en est pas répandue la gloire ? La renommée qui honore votre maison proclame la magnificence de ses nobles seigneurs, même pour quiconque n’a pas visité vos provinces ; et je vous jure qu’il est vrai que votre famille ne perd rien de sa réputation de libéralité et de bravoure. Puisse-t-il être aussi vrai que je verrai le jour céleste ! Un caractère heureux et une éducation brillante privilégient votre famille ; et quoique le monde s’éloigne du vrai chemin, seule elle marche dans la bonne voie en méprisant celle où l’on s’égare.

— Va, me répondit-il, avant que le soleil rentre sept fois dans l’espace où le Bélier imprime ses quatre pieds, cette opinion courtoise sera gravée dans ton esprit plus profondément encore que le récit des autres, si la Providence n’interrompt pas le cours des événements arrêtés pour l’avenir. »