La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant VI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 154-157).
… Elle ne parlait pas, mais nous laissait venir en nous regardant… (P. 155.)


CHANT SIXIÈME



Q uand le jeu de la chance est terminé, celui qui perd demeure tout chagrin, répète les coups et s’explique tristement à lui-même comment il a perdu : son heureux adversaire s’avance accompagné par la foule ; l’un marche devant lui, l’autre le suit à pas précipités ; un troisième l’aborde de côté pour appeler son attention : le vainqueur ne s’arrête pas ; il écoute celui-ci et celui-là ; il prend la main d’un autre, qui cesse alors d’augmenter le nombre de curieux ; et c’est ainsi que, dans son triomphe, il se soustrait aux flots empressés de la multitude : tel je me tournais à droite et à gauche dans cette foule épaisse, et par mes promesses je cherchais à me délivrer de leurs instances. Là on voyait le citoyen d’Arezzo à qui les bras cruels de Ghin di Tacco donnèrent la mort, et celui qui se noya en courant après ses ennemis. Là on voyait Frédéric Novello tendre des mains suppliantes. Plus loin était ce noble de Pise qui fit déployer tant de courage au vertueux Marzucco. Je vis le comte Orso, et cette âme qui, comme elle le disait elle-même, fut séparée de son corps par la ruse et la malice, et non par ses crimes ; je veux dire Pierre de la Brosse : aussi que la princesse de Brabant ne manque pas de prévoyance, pendant qu’elle est encore sur la terre, si elle ne veut pas faire partie du plus fatal troupeau !

Quand je fus délivré de ces ombres, qui m’adressaient de si instantes supplications pour que, par de ferventes prières, l’on hâtât le moment de leur béatitude, je parlai ainsi : « Ô ma vive lumière ! il me semble que, dans un passage de tes écrits, tu nies que la prière apaise les décrets du Ciel. Ces âmes demandent une telle faveur ; leur espérance serait-elle vaine, ou n’ai-je pas bien compris le sens de tes paroles ? » Le sage me répondit : « Ce que j’ai écrit est clair, et leur espérance ne sera pas trompée, si on la juge avec un esprit sain. La profondeur du jugement de Dieu ne se relâche pas de ses droits, car un feu d’amour et de charité remplit en un instant le devoir que ceux qui sont enchaînés ici auraient dû plus tôt remplir, et là où j’ai avancé cette proposition, la prière ne pouvait obtenir aucun bon effet, parce que celui pour qui on aurait prié était séparé de Dieu. Ne t’arrête donc pas à ce doute subtil, s’il ne t’est point suggéré par celle qui conduira ton intelligence à la connaissance de la vérité. Je ne sais si tu m’entends ; je parle de Béatrix : tu la verras brillante et fortunée sur la cime de cette montagne. »

Je repris ainsi : « Ô guide bienfaisant ! marchons plus vite ; je ne me fatigue plus autant qu’auparavant : vois d’ailleurs que la montagne jette de l’ombre. » Il repartit : « Nous irons aujourd’hui aussi loin que nous pourrons. Quant à la longueur du chemin, il en est autrement que tu ne penses. Avant que tu sois arrivé au sommet, tu verras revenir cet astre qui, étant placé dans l’autre partie de la côte, t’empêche de rompre ses rayons. Mais remarque ici à part cette âme seule et retirée qui nous regarde ; elle nous enseignera la voie la plus courte. » Nous nous approchâmes. Ô âme lombarde, comme tu paraissais fière et superbe ! Que de noblesse dans ton regard et de gravité dans ton maintien ! Elle ne parlait pas, mais nous laissait venir en nous regardant, à la manière d’un lion qui se repose. Virgile lui ayant demandé le meilleur chemin, elle ne répondit pas à sa demande, et désira savoir quel était notre pays et quelle avait été notre vie.

Mon guide chéri commença ainsi : « Mantoue… » Alors l’ombre, qui se tenait à l’écart, se leva du lieu où elle est assise, en s’écriant : « Habitant de Mantoue, je suis Sordello, de la même ville. » Et ils s’embrassèrent l’un l’autre. Ah ! Italie esclave, habitation de douleur, vaisseau sans nocher dans une affreuse tempête, tu n’es plus la maîtresse des peuples, mais un lieu de prostitution ! Au seul nom de sa patrie, comme cette âme généreuse fit promptement fête à son concitoyen ! Et maintenant ceux qui vivent dans tes contrées se font une guerre implacable ; ceux qu’une même muraille et les mêmes remparts protègent, se rongent l’un l’autre.

Cherche, misérable, autour de tes rives, et vois si dans ton sein une seule de tes provinces jouit de la paix. Qu’importe que Justinien t’ait donné le frein des lois, si la selle est vide ? Sans lui, tu aurais moins de honte, nation qui devrais être plus fidèle, et laisser César sur la selle, si tu comprenais la volonté de Dieu. Albert de Germanie, vois comme cette bête est devenue féroce pour n’avoir pas été corrigée par l’éperon, lorsque tu as commencé à lui imposer le joug ! Toi qui abandonnes cette bête indocile et sauvage quand tu devrais enfourcher les arçons, qu’un juste jugement tombe du ciel sur ta race, et qu’il effraye ton successeur ! Entraînés par la cupidité, ton père et toi, vous avez souffert que le jardin de l’Empire fût abandonné. Viens voir, homme négligent, les Montecchi, les Cappelletti, les Monaldi, les Filippeschi, les uns déjà consternés, les autres dans la crainte de l’être. Viens, cruel, et vois l’oppression de ceux qui te sont fidèles : venge leurs injures, et tu sauras comme le séjour de Santafiora est tranquille. Viens voir ta ville de Rome, veuve et délaissée, qui pleure, qui t’appelle nuit et jour, et qui s’écrie : « Ô mon César, pourquoi n’accours-tu pas dans mon sein ? »

Viens voir combien on t’aime, et si tu n’as aucune pitié de nous, apprends de ta renommée à rougir de tes retards. S’il m’est permis de le dire, souverain Jupiter qui reçus la mort pour nous, tes yeux justes se sont-ils tournés ailleurs ? ou prépares-tu, dans la profondeur de tes décrets, quelque grand bien que nous ne puissions pénétrer ? Toutes les terres d’Italie sont pleines de tyrans. Tout vil factieux devient un Marcello.

Ô ma Florence ! tu dois être satisfaite de cette digression : « elle ne te concerne pas, grâces à ton peuple qui s’étudie à être si sage ! Beaucoup d’entre vous ont la justice dans le cœur ; mais elle est décochée trop tard, parce qu’on craint de ne pas tirer l’arc à propos, et la justice reste sur le bord des lèvres de ton peuple. Plusieurs refusent les charges publiques mais ton peuple, sans réflexion, s’en va criant : « Je suis courbé… » Réjouis-toi, tu en as sujet ; tu es riche, prudente, et en paix. L’effet prouve que je dis la vérité. Athènes et Lacédémone, qui portèrent de si bonnes lois, donnèrent une faible preuve de la sagesse de ces villes, si on les compare à toi, qui crées des institutions si frêles que ce que tu as filé en octobre n’arrive pas à la mi-novembre ! Combien de fois, pour ne parler que de ces temps-ci, tu as changé d’institutions, de monnaies, de magistratures, de mœurs, et renouvelé les membres de ta cité ! Si tu as quelque souvenir de tes désastres et quelque sens, tu verras que tu ressembles à cette malade qui ne peut trouver de repos sur sa couche, et qui tâche d’apaiser sa douleur en changeant d’attitude.