La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant IV

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 146-Illus.).
Ces paroles me donnèrent un tel courage que je fis de nouveaux efforts… (P. 147)


CHANT QUATRIÈME



L orsque, se livrant au plaisir ou succombant à la douleur, l’âme se recueille en elle-même, il semble que toutes les autres facultés soient absorbées : cette situation contrarie l’erreur de ceux qui croient qu’une âme en nous s’allume sur une autre âme. Cependant, quand on voit ou quand on entend une chose qui attache fortement l’esprit, le temps s’écoule sans que l’homme s’en aperçoive : la faculté qui écoute est autre que celle qui n’est pas affectée : l’une est comme liée, l’autre est libre. Je connus cette vérité par une expérience exacte, en écoutant parler Mainfroy ; je m’étonnai que le soleil eût parcouru cinquante degrés sans que je m’en fusse aperçu. Nous arrivâmes bientôt à un point où les âmes crièrent ensemble : « Voilà l’objet de vos demandes. »

Le sentier que l’habitant de la villa cache souvent avec un fagot d’épines, lorsque le raisin commence à mûrir, offre un accès beaucoup plus facile et plus large que celui où nous nous engageâmes seuls, mon guide et moi, quand la foule des âmes nous eut quittés. On pénètre à San Leo, on peut descendre à Noli ; on monte avec le secours de ses pieds jusqu’au sommet de Bismantua : mais ici il fallait voler avec les ailes légères du vif désir, sous la conduite de celui qui m’encourageait et m’enseignait le chemin.

Nous gravissions le sentier taillé dans le roc, serrés par ses deux étroites parois : l’âpreté du sol nous forçait à nous aider des pieds et des mains. Quand nous fûmes arrivés à la partie supérieure du sentier, je m’écriai : « Eh bien ! mon maître, que ferons-nous ? » Il répondit : « Ne va pas en arrière, continue d’avancer jusqu’à ce que nous trouvions quelque ombre qui sache nous guider. » Le sommet était si orgueilleux, que la vue ne pouvait pas le vaincre, et la côte était plus rapide que la ligne qui va de la moitié du quadrant au centre. J’étais déjà harassé de fatigue : « Ô père chéri ! dis-je alors, tourne-toi, et vois que je vais rester seul si tu ne t’arrêtes pas un instant. — Mon fils, tâche de te traîner jusqu’ici, » répondit-il en me montrant au-dessus de nous une plate-forme qui se prolongeait autour du mont.

Ces paroles me donnèrent un tel courage, que je fis de nouveaux efforts, et, en rampant péniblement pour suivre mon guide, j’arrivai au point où elle se trouva sous mes pieds. Nous nous assîmes un moment en nous tournant vers le levant, en face du sentier par lequel nous étions montés, car le voyageur aime à ramener ses regards sur le chemin qu’il vient de parcourir. Je baissai d’abord les yeux, ensuite je les élevai vers le soleil, et je m’étonnai de voir ses rayons me frapper à gauche. Le poète remarqua bientôt que je contemplais avec étonnement le char de la lumière placé entre nous et les lieux d’où souffle l’aquilon. Il me dit alors : « Si Castor et Pollux accompagnaient cet astre, qui répand son éclat dans les deux hémisphères, tu verrais le zodiaque plus lumineux graviter plus près des Ourses, surtout s’il ne sortait pas du chemin qu’il s’est tracé jusqu’ici.

Quoi qu’il en soit, en te renfermant attentivement en toi-même, figure-toi que Sion et cette montagne ont le même horizon dans différents hémisphères, et tu comprendras, si ton intelligence n’est pas en défaut, que la route où Phaéton s’égara si imprudemment se présente à tes yeux, sur le mont, d’un côté opposé à celui où tu la verrais, sur la montagne de Sion.

Mon maître, dis-je, je n’ai jamais mieux compris une chose qui me paraissait incompréhensible. Suivant ce que tu dis, je conçois que le cercle qu’on appelle équateur, dans une certaine science, et qui est situé entre la partie où la présence du soleil amène l’été et celle ou son absence cause l’hiver, s’éloigne de cette montagne vers le nord quand les Hébreux voient ce même cercle vers la partie australe : mais te plaît-il de m’instruire encore ? J’apprendrais avec plaisir si nous avons à gravir cette montagne entière dont mes yeux ne peuvent mesurer la hauteur. » Et lui à moi : « Cette montagne semble plus rude quand on commence à la gravir, mais plus on avance, plus la fatigue diminue. Lorsque le chemin te paraîtra tellement agréable que la marche sera douce comme le mouvement d’un vaisseau sur la mer, tu auras atteint le terme du voyage : c’est là que tu dois espérer du repos ; je n’ajoute rien de plus : je suis sûr de t’avoir dit la vérité. »

À peine eut-il parlé, qu’une voix près de nous s’écria : « Peut-être seras-tu, auparavant, plus d’une fois dans la nécessité de t’asseoir. » Alors nous nous retournâmes, et nous vîmes à gauche une grande pierre que Virgile et moi n’avions pas aperçue : nous nous en approchâmes, et nous distinguâmes des âmes assises à l’ombre de cette pierre, dans une attitude négligente.

Une d’elles, qui semblait fatiguée, assise, comme les autres, embrassait ses genoux, sur lesquels elle appuyait son visage. « Ô mon doux maître ! dis-je, regarde attentivement celui-ci, qui est si oisif qu’on croirait que la Paresse est sa sœur. » L’âme se tourna vers nous, puis nous considéra sans déranger sa tête placée sur ses genoux, et dit : « Monte, monte, toi qui es si brave. » Je connus alors qui devait être cet esprit, et la fatigue, quoiqu’elle m’eût ôté la respiration, ne m’empêcha pas d’aller vers lui. Quand je me fus approché : « As-tu bien compris, ajouta-t-il en levant à peine la tête, pourquoi le soleil conduit son char à gauche ? » L’attitude indolente de cette ombre et la brièveté de ses paroles me firent sourire, et je commençai ainsi : « Belacqua, je ne te plains plus maintenant ; mais dis-moi pourquoi tu es assis en ce lieu ? Attends-tu un guide ? Es-tu retombé dans tes anciens accès de paresse ? »

Une d’elles, qui semblait fatiguée, assise comme les autres, embrassait ses genoux…
(Le Purgatoire, chant iv, page 148.)


Il répondit : « Mon frère, à quoi sert d’aller plus avant ? L’ange de Dieu qui est placé à la porte ne me laisserait pas parvenir jusqu’aux douleurs ; parce que j’ai différé d’offrir à Dieu les pieux soupirs, le ciel veut que j’attende ici autant de temps que j’en ai mis à retarder ma pénitence, à moins qu’une prière adressée par un cœur vertueux ne vienne à mon secours : à quoi sert toute autre prière ? Elle n’est pas agréée de Dieu. »

Déjà le poète s’était remis en marche et me disait : « Suis-moi ; le soleil est au milieu de sa course ; de son pied, la nuit couvre déjà Maroc. »