La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXXII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 393-396).
« C’est là qu’on a placé les esprits délivrés des liens corporels avant l’âge de raison… » (P. 394.)

CHANT TRENTE-DEUXIÈME


L e contemplateur qui est si affectionné à Marie, consentit à m’offrir d’autres explications, et prononça ces paroles saintes : « La femme si belle que tu vois assise aux secondes feuilles de la rose, est celle qui ouvrit et irrita la plaie que Marie a guérie et refermée. Aux troisièmes degrés, près de la première, est assise Rachel. Remarque que Béatrix l’accompagne. Tu peux considérer successivement, à mesure que je te les nomme, Sara, Rebecca, Judith, et la bisaïeule de celui qui, dans le repentir de sa faute, composa et chanta le Miserere mei. Elles se suivent sur la rose, de feuille en feuille ; et depuis le septième degré jusqu’en bas, sont d’autres femmes juives qui occupent, avec les précédentes, toutes les étamines de la fleur. Ces femmes forment la séparation qui distingue les esprits que la foi dans le Christ a conduits au ciel.

« De ce côté où la fleur a toutes ses feuilles, sont assis ceux qui crurent que le Christ devait venir ; de l’autre côté, où les places en demi-cercles ne sont pas toutes remplies, on voit ceux qui crurent au Christ venu sur la terre. Dans cette partie, la séparation est encore mieux marquée par le degré où est la reine du ciel, et par les degrés inférieurs.

« Dans l’autre partie, en face de Marie, est le degré du grand saint Jean, qui, toujours saint, vécut dans un désert, souffrit le martyre, et demeura deux ans en Enfer. Au-dessous de lui sont François, Benoît, Augustin, et tant d’autres qui se prolongent de cercle en cercle.

« Maintenant, admire la haute providence divine : ce jardin sera rempli également par ceux qui auront eu la foi sous l’un ou l’autre aspect. Ceux-ci que tu vois encore placés sur la ligne où sont formées les séparations, n’ont pas obtenu ce bonheur par leur propre mérite mais par celui de quelques autres, et sous des conditions que je vais t’expliquer.

« C’est là qu’on a placé les esprits délivrés des liens corporels avant l’âge de raison pour choisir. Tu peux t’en apercevoir à leur figure et à leur voix enfantine, si tu les regardes et si tu les écoutes. Tu as un doute en ce moment, et tu n’oses le proposer ; mais je vais briser le rude lien qui enveloppe la subtilité de tes pensées : dans l’immensité de ce royaume rien n’est soumis à l’empire du hasard, de même qu’on n’y connaît ni la tristesse, ni la soif, ni la faim.

« Ce que tu vois a été établi par une loi éternelle, et l’anneau est proportionné au doigt : ce n’est pas sans motif que ces enfants qui moururent si tôt, ont obtenu la véritable vie. On entre ici plus ou moins agréable à Dieu. Le roi qui gouverne ce royaume de joie et de félicité, où l’on n’a d’autres désirs que les siens, doue d’une grâce diverse ces différents esprits qu’il a créés suivant son plaisir.

« Qu’il te suffise de savoir que telle est sa loi : ce fait nous est démontré dans la sainte Écriture par les deux jumeaux qui se querellèrent même dans le sein de leur mère. Mais il convient que la sublime lumière qui accorde une telle grâce, s’orne suivant la couleur de la chevelure ; aussi ces bienheureux, quelles qu’aient été leurs actions, ont reçu des places différentes, et participent diversement à la première félicité.

Tout ce que j’avais vu auparavant n’avait pas autant excité mon admiration…
(Le Paradis, chant xxxii, page 395.)


« Dans les siècles voisins de la création, il suffisait, pour être sauvé, qu’on eût l’innocence, et qu’on fût protégé par la foi de ses parents. Après les premiers âges, il fallut que les enfants mâles acquissent par la circoncision la force nécessaire à leur aile innocente ; mais lorsque le temps de la grâce fut venu, même l’innocence était retenue là-bas, si elle n’avait pas reçu le baptême parfait du Christ.

Regarde maintenant dans le visage qui ressemble le plus au Christ ; son éclat seul peut te disposer à voir le Christ. »

En effet, je remarquai que cette beauté faisait pleuvoir une vive allégresse sur les saints esprits créés pour jouir du droit de s’élever jusqu’au bien éternel. Tout ce que j’avais vu auparavant n’avait pas autant excité mon admiration, et ne m’avait pas aussi vivement démontré la gloire de Dieu. Alors l’amour qui descendit le premier, sur la terre, en chantant : « Je vous salue, Marie pleine de grâce, » étendit ses ailes devant elle. La cour bienheureuse répondit de toutes parts à ce chant divin, en s’animant d’une joie nouvelle.

Je dis à celui qui s’embellissait des charmes de Marie, comme l’étoile du matin brille des feux du soleil : « Ô père saint, qui daignes descendre près de moi et abandonner la douce place que la faveur éternelle t’a marquée, quel est cet ange qui avec tant d’allégresse regardant les yeux de notre reine, est si embrasé, qu’il paraît tout de flamme ? »

Et lui à moi : « Il a toute l’innocence et toute la grâce que peut avoir un ange ou une âme, et nous le voulons tous ainsi, parce que c’est lui qui a porté la palme à Marie, quand le Fils de Dieu a daigné consentir à se couvrir de notre charge mortelle.

« Mais maintenant viens avec les yeux, à mesure que je parlerai, et remarque les Patriciens de ce pieux et juste empire. Les deux vieillards qui sont les plus voisins de l’auguste souveraine, sont en quelque sorte les racines de cette rose. À gauche tu vois le père dont la téméraire gourmandise a rendu notre vie si amère ; à droite est cet ancien père de la sainte Église à qui le Christ a donné les clefs de cette fleur brillante. Près de ce dernier est celui qui connut, avant de mourir, tous les malheurs de la belle épouse qui fut acquise par le supplice des clous et de la lance. Près de l’autre est ce chef sous lequel se nourrit de manne une nation ingrate, indécise et dédaigneuse. Auprès de Pierre, tu vois Anne, si joyeuse d’admirer sa fille, qu’elle ne la perd pas de vue, quoique, comme toutes les autres, elle ne cesse de chanter Hosanna. En face du premier père de famille est Lucie, qui t’envoya ta femme sainte, quand tu fermais les yeux sur les bords du précipice.

« Parce que le temps de ton sommeil ne cesse de fuir, nous nous arrêterons, semblables au bon tailleur qui règle et dispose le vêtement, suivant la quantité de drap. Nous élèverons notre vue vers le premier amour, afin que tu pénètres dans sa splendeur, autant que tu le pourras. Vraiment, de peur que tu ne restes en arrière, croyant avancer en remuant tes ailes, il faut, en priant, obtenir cette grâce de celle qui peut te seconder : tu te joindras à moi d’intention ; dirige ton cœur vers que je vais dire ; » et il commença ainsi sa sainte prière :