La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XIX

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 341-344).
… Je répondis : « Ô perpétuelles fleurs de la joie éternelle
qui exhalez vos odeurs célestes… » (P. 342.)

CHANT DIX-NEUVIÈME


J e voyais devant moi cette belle image, les ailes étendues, glorifier les âmes dont elle se composait : chacune d’elles paraissait un rubis frappé des rayons du soleil, et qui m’en renvoyait l’éclat.

Jamais voix n’a proféré, jamais encre n’a écrit, jamais imagination n’a compris ce que je vais rapporter en ce moment : je vis et j’entendis parler cet aigle, et dire moi et mon, quand dans le fait il devait dire nous et notre ; il commença ainsi : « Parce que j’ai été juste et pieux, on m’a élevé à cette gloire qui surpasse tous les désirs : j’ai laissé sur la terre un souvenir si célèbre, que les méchants eux-mêmes me comblent de louanges ; mais ils n’imitent pas mes vertus. »

C’est ainsi que comme plusieurs charbons allumés ne produisent qu’une seule chaleur, cette image composée de mille amours sacrés ne fit entendre qu’une seule voix.

Je répondis : « Ô perpétuelles fleurs de la joie éternelle, qui, par une seule d’entre vous, exhalez vos odeurs célestes, apaisez ce grand jeûne, qui a si longuement excité ma faim sur la terre, où il n’a trouvé aucune nourriture !

« Je sais bien que si la justice divine sert de miroir aux autres degrés du ciel, votre sphère ne voit pas ses faveurs couvertes d’un voile. Vous savez aussi avec quelle attention je profite des avis que je reçois ; vous savez quel est le doute qui est pour moi un jeûne si ancien. »

Tel qu’un faucon délivré de son chaperon, remue la tête, s’applaudit avec ses ailes, montre le désir de voler, et se complaît en lui-même ; tel, en faisant retentir des chants qui ne sont connus que là-haut, se montra l’aigle qui renfermait tant de saints esprits.

Il m’adressa ces paroles : « Celui qui, tournant son compas, arrondit le monde, et y distribua tant de prodiges inconnus à l’intelligence humaine, et tant de choses qu’elle peut comprendre, ne manifesta pas seulement sa vertu, que toute sa puissance ne s’étendît encore au delà de cette création : aussi le premier être qui connut l’orgueil, et qui était pourtant la plus parfaite des créatures, pour n’avoir pas attendu la lumière de Dieu, tomba avant la maturité.

De là il arrive que les natures inférieures ne peuvent facilement contenir ce bien infini, qui ne se mesure qu’avec lui-même. Nos facultés ne sont qu’un rayon de l’esprit divin qui remplit toutes choses, et ne doivent, de leur nature, connaître Dieu qu’imparfaitement.

« La vue des mortels ne pénètre dans la justice éternelle que comme l’œil peut pénétrer dans les eaux de la mer : du bord, il voit le fond, il ne le voit pas en pleine mer ; cependant le fond existe également, mais son éloignement le cache aux yeux.

« Il n’est de vraie lumière que celle qui vient de ce rayon serein qu’on ne voit jamais se troubler ; toute autre n’est que ténèbres, ombre de votre chair ou son poison.

« Je t’ai expliqué, pour répondre à tes fréquentes questions, ce que tu n’entendais pas sur la justice divine. Tu disais : — Un homme est né au rivage de l’Indus, et là personne ne parle du Christ, ne lit les livres sacrés, et n’écrit sur la religion.

« Toutes les volontés de cet homme sont bonnes, quant à la morale, et il ne pêche ni en actions, ni en paroles : il meurt cependant sans connaître la foi et sans baptême : où est cette justice qui le condamne ? où est sa faute, s’il ne croit pas ? — Mais toi, qui es-tu, pour t’ériger en tribunal, et juger à mille milles de distance, avec une vue longue d’un empan ?

« On pourrait me présenter des raisonnements aussi subtils, si la Sainte Écriture n’était pas au-dessus de telles propositions. Ô animaux faits pour vivre sur la terre ! ô esprits épais ! la première volonté, qui est bonne par soi, ne s’éloigne jamais d’elle-même qui est le souverain bien ; tout ce qui est en harmonie avec elle est juste : un bien créé ne la tire pas à lui, c’est elle qui le confond dans l’immensité de ses rayons. »

De même que la cigogne tourne autour du nid, lorsqu’elle a donné la pâture à ses petits, et que celui qui est rassasié regarde sa mère, ainsi l’aigle commença à tourner sur lui-même, et moi, je levai les yeux.

L’image bénie battait des ailes, chantait en tournant avec ses esprits sacrés, et disait : « Le jugement éternel est pour vous autres mortels ce que les paroles que je prononce sont pour toi qui ne les comprends pas. »

Et les saints embrasements continuaient à jeter des éclairs de l’Esprit-Saint, dans ce signe qui rendit les Romains si redoutables à l’univers. L’aigle recommença en ces termes : « Ce royaume n’a jamais été ouvert à celui qui n’a pas cru au Christ avant qu’il vint au monde, ou après qu’on l’eut cloué à la croix. Mais, vois, beaucoup crient, ô Christ, ô Christ ! qui seront plus éloignés de lui que tel qui ne connut pas le Christ.

« L’Éthiopie condamnera de tels chrétiens, lorsque sera venu le jour où on les divisera en deux collèges, l’un destiné éternellement à la richesse, et l’autre à la misère.

« Que ne pourront pas dire à vos rois les Persans, lorsqu’ils verront s’ouvrir ce livre où les fautes de ceux-là sont écrites ! Là, on verra surtout dans la vie d’Albert cette action coupable qui fera ravager le royaume de Prague. Là, on verra la douleur que fit éprouver sur les bords de la Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra heurté par un pourceau. Là, on verra cet orgueil avide qui déshonore l’Anglais et l’Écossais, et ne leur permet de se contenter de leurs confins. Là, on connaîtra la luxure de cet Espagnol, et la vie efféminée de celui de Bohême, qui n’eut jamais de courage et ne voulut jamais en avoir.

« La bonté du boiteux de Jérusalem sera marquée d’un I, et le contraire sera marqué d’une M. On signalera l’avarice et la honte de celui qui garde l’île de Feu, où Anchise a fini ses longs jours ; et pour te le faire bien juger, ses fautes seront écrites en abréviations, afin qu’un grand nombre ne tienne qu’un petit espace. Chacun connaîtra les actions mauvaises de l’oncle et du frère qui ont déshonoré une si généreuse nation et deux couronnes.

« On n’oubliera pas le Portugais, le Norwégien, et celui de Rascia qui altère les coins de Venise. Ô heureuse Hongrie, si tu ne te laissais plus malmener ! Ô Navarre, que tu serais heureuse, si tu t’armais de la montagne qui te sert de ceinture ! Chacun doit croire que, pour arrhes de cette vengeance, déjà Nicosie et Famagouste commencent à se lamenter et à maudire leur bête qui ne s’éloigne pas des traces de ces animaux. »