La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 313-316).
… Telles circulaient autour de nous les deux guirlandes de ces roses
éternelles… (P. 314.)

CHANT DOUZIÈME


A peine la flamme bienheureuse eut-elle dit ces dernières paroles, que la meule sacrée commença à se mouvoir ; mais elle n’avait pas fini un tour, qu’une autre ronde l’environna en conformant mouvement à mouvement et chant à chant.

Leurs voix, dans ces orgues suaves, surpassaient en mélodie celle de nos muses et de nos sirènes, comme la lumière directe surpasse en éclat celle qui est réfléchie.

Telles que deux arcs parallèles et de la même couleur, qui, se formant dans la nuée transparente, quand Junon l’ordonne à sa messagère, et naissant l’un de l’autre, comme naît d’une autre voix la voix de cette belle que l’amour consuma ainsi que le soleil consume la vapeur, annoncent au monde le pacte que Dieu fit avec Noé, pour lui promettre qu’il ne se formerait plus le lac immense, telles circulaient autour de nous les deux guirlandes de ces roses éternelles, la seconde répondant aux agitations de la première.

La danse qu’avaient commencée ces âmes pleines d’allégresse, en s’accompagnant de leurs chants et en flamboyant d’un même éclat, ayant cessé dans le même moment et par l’effet de la même volonté, comme on voit chez les hommes les deux yeux s’accorder à s’ouvrir et à se fermer ensemble, du cœur de l’une des lumières nouvelles sortit une voix vers laquelle je me dirigeai, ainsi que l’aiguille se tourne vers l’Étoile, et elle prononça ces mots : « L’amour qui me rend belle, me porte à t’entretenir de l’autre chef à l’occasion duquel on t’a parlé de celui dont je suivais la règle : lorsqu’on fait mention de l’un il ne faut pas oublier l’autre. Tous deux ont combattu pour la même foi ; la gloire de tous deux doit briller en même temps. La milice du Christ, qu’on ne réarma que par tant de sacrifices, suivait ses étendards, craintive, chancelante et en petit nombre.

« L’empereur qui règne toujours, pourvut aux besoins de ces milices, moins parce qu’elles s’en étaient rendues dignes, que par l’effet de sa grâce, et, comme on te l’a dit, donna pour protecteurs à son épouse deux champions dont les paroles et les actions rallièrent le peuple égaré.

« Dans cette partie du monde où se lève le zéphyr qui ramène les feuilles nouvelles dont se revêt l’Europe, non loin du fracas de ces ondes, derrière lesquelles le soleil, dans sa longue fuite, se cache quelquefois à tous les hommes, est placée la fortunée Callaroga, sous la protection du grand écu, sur lequel le lion s’abaisse ou domine.

« C’est là que naquit l’amant passionné de la foi chrétienne, le saint athlète si bon aux siens, si formidable aux ennemis. Quand il fut conçu, Dieu remplit son esprit d’une telle vertu que sa mère devint prophète.

« Après qu’il eut contracté sur les fonts sacrés une sainte alliance avec la foi, alliance dans laquelle ils se dotèrent d’une délivrance réciproque, la femme qui donna pour lui l’assentiment, vit en songe le fruit admirable qui devait sortir de lui et de ses héritiers.

« Un ange descendit du ciel, et pour manifester ce qu’était cet enfant, le nomma Dominique, du nom du Seigneur, auquel il appartenait tout entier, et j’en parle en ce moment, comme du jardinier diligent que le Christ élut dans sa vigne.

« On ne douta pas qu’il ne fût l’envoyé chéri du Christ, quand on vit le don du premier amour qui brillait en cet enfant, quand on vit comment il suivit le premier conseil que donna le Christ. Souvent sa nourrice le trouva éveillé et prosterné à terre ; il semblait dire : Je suis venu pour cela.

« Ô toi, Félix, son père, que tu fus dignement nommé ! Ô toi, Jeanne, sa mère, que tu méritais bien de porter ce nom, s’il s’interprète comme on le dit ! Il ne se passionna pas pour le monde, comme quiconque étudie celui d’Ostie et Thadée ; mais il chercha la manne véritable. En peu de temps il acquit une science étendue, et sut cultiver la vigne, qui languit quand le vigneron ne travaille pas.

« Il ne demanda pas au saint-siége, qui était autrefois plus favorable aux indigents (je ne parle pas ainsi pour le saint-siége, mais pour celui qui y est assis et qui dévie), il ne demanda pas qu’on le dispensât de rendre six moyennant deux ou trois ; il ne demanda pas l’assurance d’obtenir les premiers bénéfices vacants, ni les dîmes qui appartiennent aux pauvres de Dieu ; il ne sollicita que le droit de combattre contre le monde dépravé pour la semence dont tu vois vingt-quatre plantes autour de toi.

« Ensuite ce savant et vaillant religieux se mit en mouvement avec la protection apostolique, comme un torrent que des pluies considérables ont formé.

« Son impétuosité frappa les germes d’hérésie avec d’autant plus de force, qu’on opposa plus de résistance. De cette source naquirent plusieurs ruisseaux qui baignent le jardin catholique, et qui rafraîchissent ses arbustes.

« Si telle fut l’une des roues du char sur lequel l’Église, en défendant sa gloire, fut obligée de vaincre des ennemis qui avaient été ses enfants, tu dois, en même temps, reconnaître l’excellence de la seconde roue, dont Thomas t’a parlé avec tant de courtoisie avant que je fusse près de toi. Mais la trace des deux roues de ce char est maintenant abandonnée, et la moisissure a remplacé l’arome.

« La famille qui suivait François avec zèle, paraît aujourd’hui retourner en arrière : à la récolte, on s’apercevra bientôt de la mauvaise moisson, quand l’ivraie se plaindra de n’être pas portée au grenier.

« Si l’on cherchait feuillet à feuillet dans notre livre, on trouverait peut-être un papier où on lirait : « Je n’ai pas dégénéré : » mais ce religieux ne serait ni de Casal ni d’Aqua-Sparta, où sont nés des hommes qui, devant les statuts, ont été ou trop relâchés ou trop sévères.

« Quant à moi, je suis l’âme de Bonaventure, de Bagnoreggio ; j’ai sacrifié les biens temporels aux biens véritables.

« Tu vois près de moi Illuminato et Augustin, qui furent du nombre des premiers pauvres de l’ordre, et qui, sous le cordon, se firent aimer de Dieu. Voilà Hugues de Saint-Victor, Pierre Comestor, Pierre l’Espagnol, dont l’esprit brille sur terre dans ses douze livres ; le prophète Nathan, le métropolitain Chrysostome, Anselme, Donatus, qui a daigné mettre la main au premier art. Tu vois aussi Raban, et le frère Joachim de Calabre, doué de l’esprit prophétique.

« La courtoisie ardente de Thomas et son éloquence modeste m’ont engagé à te faire cet éloge d’un si grand héros, et ont amené ici les esprits que tu vois en ma compagnie. »