La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant VIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 297-300).
« Déjà brillait sur mon front la couronne de cette contrée… » (P. 299.)

CHANT HUITIÈME


L es peuples dans une périlleuse croyance avaient coutume de penser que la belle Cypris, placée dans le troisième ciel, présidait aux folles amours ; aussi les anciennes nations, livrées à ces vieilles erreurs, ne se contentaient pas de lui offrir des sacrifices et des prières ; elles honoraient Dioné comme sa mère, Cupidon comme son fils. Elles disaient que ce dernier était venu s’asseoir sur les genoux de Didon ; elles appelaient du nom de Vénus l’étoile dont je parle en ce moment, et que le soleil regarde avec délices ou du côté de la nuque ou du côté des cils.

Je ne puis pas dire comment je montai dans cette sphère ; mais Béatrix devenant plus belle, je ne doutais pas que je fusse arrivé dans cette nouvelle planète.

De même qu’on distingue l’étincelle à travers la flamme ; de même que dans un concert on reconnaît une voix qui file un son prolongé, et celle qui va et revient, de même je découvris dans cette étoile une foule de lueurs qui se mouvaient en rond plus ou moins vite, en raison, je crois, de leurs mérites éternels.

Les vents qui descendent de la nuée, visibles ou non, paraîtraient lents et embarrassés à celui qui aurait vu ces substances accourir à nous, et abandonner le mouvement de rotation qu’elles reçoivent des hauts séraphins.

Derrière celles qui s’approchèrent le plus de nous, on chantait Osanna, avec tant d’harmonie que depuis j’ai toujours désiré entendre une autre fois ce divin concert.

Une d’elles, s’adressant à moi, me dit : « Nous sommes prêtes à ton plaisir, pour que tu jouisses auprès de nous. Ici, nous participons au même tour, au même mouvement, et à la même soif que les princes célestes, à qui dans le monde tu as dit : Vous qui, comprenant la gloire de Dieu, connaissez le mouvement du troisième ciel ; nous sommes si remplies d’amour, que, pour te plaire, nous ne regretterons pas de nous être arrêtées un moment. »

Je portai sur Béatrix mes regards respectueux, et quand elle les eut rendus contents d’elle et assurés, ils se tournèrent vers l’esprit qui s’était tant promis, et je parlai ainsi, avec la plus vive émotion : « Dis, qui es-tu ? »

À ces mots, comme je vis s’animer sa splendeur par la joie nouvelle qui accrut son allégresse ! Il répondit après cette sensation subite : « Le monde me vit peu de temps ; si ma carrière avait été plus longue, il y aurait beaucoup de malheurs qui n’arriveraient pas. La joie qui m’environne me cache à tes yeux, comme la soie entoure l’animal industrieux qui la produit. Tu m’as beaucoup aimé, et tu avais raison de me chérir.

« Si je fusse resté plus longtemps sur terre, tu aurais vu autre chose que les feuilles de mon amour. Je devais gouverner le pays situé sur la rive gauche du Rhône, à l’endroit où les eaux de ce fleuve sont mêlées à celles de la Sorgue, et cette aile de l’Ausonie où sont placés Bari, Gaëte et Catona, et d’où le Tronto et le Verde se lancent dans la mer.

« Déjà brillait sur mon front la couronne de cette contrée que baigne le Danube lorsqu’il abandonne les rives de l’Allemagne. La belle Trinacrie, qui, près du golfe soumis plus particulièrement à l’influence de l’Eurus, entre Pachino et Peloro, se couvre d’un épais brouillard, non pas à cause du supplice de Tiphée, mais parce que c’est là que commencent à paraître les lits de soufre, la belle Trinacrie aurait reconnu pour ses maîtres mes descendants, nés par moi, de Charles et de Rodolphe, si les gouverneurs, abusant de leur autorité, ce qui a toujours irrité les peuples, n’eussent forcé Palerme à crier : Meure, meure !

« Mon frère devait être prudent, et, par égard pour ses sujets, ne pas autoriser la cupidité sordide de ses Catalans. Il ne faut charger sa barque que de ce qu’elle peut porter. Cet avis serait utile à lui et à tout autre. Pourquoi ce prince avare, né d’un père libéral, n’a-t-il pas la sagesse de chercher des ministres moins empressés de remplir leurs coffres ?

— Ô mon maître ! dis-je alors, combien m’est agréable cette haute joie que me causent tes paroles ! Sans doute aussi tu vois la même joie en Dieu, qui est le commencement et la fin de tout bien : mais ce qui me réjouit, c’est que tu connais mon bonheur, toi pour qui Dieu réfléchit toutes les images.

« Cependant éclaircis un doute qui me tourmente. Comment d’une bonne semence peut-il naître une semence amère ? »

Je parlai ainsi à l’esprit, et il me répondit : « Si je puis te montrer une vérité, alors ce que tu me demandes, et qui est derrière toi, se trouvera devant tes yeux. Le bien suprême qui meut et comble de bonheur le royaume que tu parcours, ne prive jamais ces grands corps de sa divine providence. Dieu, qui est parfait, a non-seulement placé toutes les natures dans son esprit, mais il veut toujours qu’elles soient entières et parfaites comme lui. Tout trait que cet arc dirige, atteint le terme marqué, comme la flèche bien lancée arrive à son but.

« S’il en était autrement, dans ce ciel qui est sous tes yeux, au lieu d’admirer l’ordre qui y règne, tu n’y verrais que des monceaux de ruines ; ce qui ne pourrait arriver que si les intelligences qui meuvent ces étoiles étaient imparfaites, comme le serait le premier moteur, qui ne leur aurait pas donné la perfection. Veux-tu que cette vérité s’éclaircisse encore plus ?

— Non, dis-je, parce que je crois qu’il est impossible que la nature manque dans ce qui est nécessaire.

— Dis-moi, l’homme, sur la terre, n’aurait-il pas une pire condition s’il ne vivait pas en société ?

— Oui, et je n’en demande pas la raison.

— Cela peut-il être, si l’on ne vit pas d’une manière différente, si l’on n’est pas soumis à différents devoirs ?

— Non, si votre maître n’est pas dans l’erreur. »

L’esprit suivit ses déductions, puis conclut ainsi : « Donc ces divers effets doivent provenir de diverses causes. L’un naît Solon, l’autre Xercés, un autre Melchisédech, un autre, celui qui, en volant dans les airs, vit périr son fils. La nature des cercles célestes, qui s’imprime comme un cachet sur la cire mortelle, remplit sa fonction, mais sans avoir égard aux lieux où elle agit : d’où il arrive qu’Ésaü et Jacob, quoique frères, eurent des inclinations différentes. Quirinus, né d’un père obscur, passa pour le fils de Mars. Un fils ressemblerait à son père, si la providence divine n’en ordonnait autrement.

« Voilà que ce qui était derrière toi est passé devant ; mais afin que tu connaisses combien j’aime à te contenter, je veux te revêtir encore d’un corollaire. Une graine tombée sur une mauvaise terre ne peut germer heureusement ; un naturel sur le sol qui ne lui convient pas, ne peut bien se développer.

« Si le monde s’attachait aux occupations que dicte la nature, il serait meilleur : mais vous dévouez de force au ministère de la religion celui qui est né pour ceindre l’épée ; vous faites roi celui qui devrait être orateur : ainsi votre marche s’éloigne de la vraie route. »