La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant VI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 289-292).
« Je fus César et je suis Justinien… Par la volonté de Dieu… » (P. 289)

CHANT SIXIÈME


D epuis que Constantin avait tourné l’aigle contre le cours du ciel qu’elle avait suivi auparavant sur la flotte de cet ancien héros qui s’empara de Lavinie, il s’était écoulé cent et cent ans et plus, pendant lesquels l’oiseau de Dieu avait régné à l’extrémité de l’Europe, dans le voisinage des montagnes, d’où il était parti ; de là il avait gouverné le Monde, sous l’ombre de ses ailes sacrées, et l’autorité transmise d’une main dans une autre était parvenue dans la mienne.

« Je fus César, et je suis Justinien. Par la volonté de Dieu qui est le premier amour, je retranchai des lois ce qu’elles offraient d’inutile et d’obscur. Avant de me dévouer à cet ouvrage, je croyais qu’il n’y avait qu’une seule nature dans le Christ, et je vivais satisfait d’une telle croyance ; mais le bienheureux Agapet, souverain pontife, me redressa par ses paroles à la foi véritable. J’écoutai sa voix, et je sens que son opinion était raisonnable, comme tu sens toi-même que toute contradiction a une partie fausse et une partie vraie.

« Aussitôt que j’eus commencé à marcher de concert avec l’Église, je me livrai tout entier à ce haut travail que Dieu m’avait inspiré. Je laissai le soin de mes armées à mon Bélisaire : la main du ciel le suivit visiblement, et je compris que je devais me reposer sur lui.

« Je viens de répondre à ta première question ; mais le sujet me force à t’en dire davantage, et je veux que tu connaisses la force des raisons de ceux qui se disent les défenseurs du signe sacré et de ceux qui le combattent. Vois quelle est la vertu qui a rendu ce signe si vénérable.

« À la mort de Pallas, l’aigle commença à régner. Tu sais qu’elle séjourna dans la ville d’Albe pendant plus de trois siècles, jusqu’au moment où pour elle les trois combattirent contre trois. Tu sais où elle habita, depuis l’affront aux Sabines jusqu’à la douleur de Lucrèce, sous sept rois qui soumirent les nations voisines. Tu sais qu’elle anima les valeureux citoyens de Rome quand ils marchèrent contre Brennus, contre Pyrrhus, contre tant d’autres princes et leurs alliés. Torquatus, Quintius, qui reçut un surnom de sa chevelure mal soignée, les Décius et la famille Fabia lui durent cette renommée que je me rappelle avec délices. Elle écrasa l’orgueil de ces Arabes qui suivirent Annibal à travers les Alpes incultes d’où, toi, Pô, tu t’écoules. Scipion et Pompée encore jeunes, obtinrent le triomphe, sous ce même signe qui parut acerbe à la colline au pied de laquelle tu as pris naissance.

« Puis, lorsque le ciel voulut faire connaître à la terre la félicité dont il jouit lui-même, l’aigle fut confiée à Jules par la volonté de Rome : c’est alors que l’Isère, la Saône, les vallées du Rhône et la Seine ont vu ce signe s’avancer depuis le Var jusqu’au Rhin. La langue et la plume n’auraient pu suivre la rapidité de son vol, quand il sortit de Ravenne, et sauta le Rubicon. Il se dirigea bientôt vers l’Espagne, puis vers Durazzo, frappa Pharsale, et fit sentir le poids de ses coups au Nil brûlant. Revoyant Antandre, le Simoïs, et le lieu où repose Hector, contrées d’où il était parti, il devint fatal à Ptolémée. De là il s’élança foudroyant sur Juba, et tout à coup se retourna vers votre occident, où il entendait la trompette du parti de Pompée.

« Brutus et Cassius aboient dans l’Enfer, au souvenir de ce que fit l’aigle, sous celui qui ensuite s’en empara de force, et fit pleurer Modène et Pérouse. On entend gémir encore la triste Cléopâtre, qui, pour fuir ses atteintes, reçut de l’aspic une mort subite et cruelle. Sous cet autre, l’aigle étendit sa domination jusqu’à la mer Rouge ; sous cet autre, elle procura au monde une si douce paix, que le temple de Janus fut fermé.

« Toutes ces victoires du signe dont je parle, remportées d’abord, et celles qu’il devait encore remporter dans le royaume mortel qui lui est soumis, deviennent en apparence faibles et obscures si l’on considère avec un œil éclairé et une affection pure ce que fut ce signe dans les mains du troisième César.

« La vive justice qui m’anime lui accordait, à celui que je signale, la faveur de venger une injure personnelle à Dieu même. Mais ici redouble d’admiration. Avec Titus l’aigle courut tirer vengeance de la vengeance de l’antique faute. Enfin, lorsque la dent lombarde mordit la sainte Église, Charlemagne lui accorda du secours, et triompha sous les auspices de l’aigle.

« Tu peux juger maintenant ceux que je viens d’accuser plus haut, et tu connaîtras quelles sont leurs erreurs, cause de tous nos maux. L’un oppose les lis d’or au signe légitime ; l’autre s’en proclame inconsidérément le défenseur. C’est une rude tâche de savoir qui des deux s’abuse davantage.

« Que les Gibelins continuent leurs menées sous un autre étendard ! Il connaît mal ce signe, celui qui l’arbore avec des prétentions injustes !

« Que ce nouveau Charles et ses Guelfes ne s’efforcent pas de l’abattre ; qu’ils craignent plutôt des serres qui ont déchiré la peau d’un lion plus redoutable ! Souvent les fils ont pleuré la faute de leurs pères.

« Qu’on ne croie pas enfin que Dieu change d’armes en faveur des lis.

« Cette petite étoile est ornée d’esprits sublimes qui ont recherché avidement l’honneur et la gloire. Lorsque les désirs ont eu pour but cette gloire mortelle, il convient que les rayons du véritable amour jettent une clarté moins vive. Nos gages sont mesurés sur notre mérite. Nous ne voyons ces rayons ni plus petits ni plus grands.

« Enfin, cette admirable justice de Dieu excite tellement notre affection que nous ne pouvons plus retomber dans aucune méchanceté.

« Différentes voix produisent de doux accords ; ainsi différents degrés produisent une douce harmonie au sein de ces sphères.

« C’est aussi dans cette perle que brilla la lumière de Romée, qui entreprit une tâche si belle et si mal agréée. Mais les habitants de la Provence qui ont conjuré contre lui, n’ont pas eu lieu de rire.

« On n’est pas dans la bonne voie, quand on pense que la belle conduite des autres nuit à nos intérêts. Raymond Bérenger avait quatre filles. Toutes quatre furent reines, et une belle illustration fut due à Romée, personne humble et étrangère. De faux rapports engagèrent Bérenger à demander les comptes de ce juste, qui lui rendit sept et cinq pour dix, et se retira pauvre et chargé d’années.

« Si le monde savait le courage qu’il montra en mendiant sa vie, morceau par morceau, le monde, qui le loue déjà beaucoup, le louerait bien davantage. »