La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XXIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 85-88).
À peine avait-il achevé, que je vis les démons accourir les ailes étendues… (P. 86.)


CHANT VINGT-TROISIÈME




N ous marchions seuls, l’un devant l’autre, sans escorte et en silence, la tête baissée, comme se suivent les frères mineurs. Cet événement me rappelait la fable où Ésope met en scène le rat et la grenouille : le commencement et la fin de la querelle présentaient avec la fable une exacte similitude, ainsi que se ressemblent mo et issa. Mais comme une pensée en fait naître une autre, je fus frappé d’une idée qui accrut ma première crainte ; je disais en moi-même : « Ces démons se sont battus à cause de nous ; ils ont été couverts de ridicule et dévorés par la poix ; et si leur colère se joint à leur volonté dépravée, ils nous poursuivront, plus cruels que le chien qui saisit au cou le lièvre tremblant. » La peur me faisait hérisser les cheveux ; je regardai derrière moi, et je dis : « Ô maître ! si nous ne nous cachons pas sur-le-champ, je redoute les démons furieux des Malebranche. Ils nous suivent : il me semble même les entendre. » Le guide répondit : « Si j’étais un cristal doublé de plomb, je ne réfléchirais pas ton image aussitôt que je devine ta pensée ; elle est conforme à la mienne, et j’ai composé un seul conseil de ton sentiment et du mien : si cette côte qui s’offre maintenant à notre droite est inclinée et nous permet de descendre dans la sixième vallée, nous braverons aisément ceux qui peuvent nous faire la chasse. » À peine avait-il achevé, que je vis les démons accourir les ailes étendues, et raser la terre pour nous saisir plus promptement. Tel qu’une mère éveillée par le pétillement des flammes, se lève, demi-nue, prend son fils, et fuit plus occupée de la conservation de ce fardeau précieux que de la sienne propre, mon guide me prit dans ses bras et descendit légèrement le long du rocher qui séparait les deux vallées. L’eau qui se précipite pour donner le mouvement au moulin n’est pas si rapide, quand elle approche de la roue, que la marche de mon maître, qui me portait sur son cœur, plutôt comme un fils que comme un compagnon. À peine fûmes-nous arrivés au pied de l’enceinte, que les démons parurent sur le rocher que nous venions de quitter ; mais il n’y avait plus rien à craindre ; la haute providence, qui les avait placés là, pour être ministres de la cinquième vallée, ne leur permettait pas d’en franchir l’étendue.

Nous vîmes bientôt des âmes qui marchaient à pas ralentis, en pleurant et en manifestant une vive douleur. Elles étaient revêtues de chapes garnies de capuchons peu élevées qui tombaient devant leurs yeux, et taillées comme celles que portent les religieux de Cologne. Ces chapes étalent à l’extérieur l’éclat de l’or, mais elles sont en dedans garnies de lames de plomb si épaisses et si lourdes, que les chapes de Frédéric, à côté d’elles, auraient semblé une paille légère : ô manteau écrasant, quand on doit en être accablé pour l’éternité !

Nous nous tournâmes à gauche pour mieux entendre les plaintes, et nous nous avançâmes sur la même ligne que les ombres ; ces malheureux traînaient un poids si pesant, et qui les contraignait à marcher si lentement, qu’à chaque pas nous en laissions derrière nous un grand nombre. Je dis à mon guide : « Tâchons d’en trouver un dont on connaisse le nom et les actions : et, tout en allant, porte tes yeux autour de toi. » Un d’eux, qui reconnut

… Je vis un homme crucifié à terre par trois pals…
(L’Enfer, chant xxiii, page 87.)


le langage toscan, cria derrière moi : « Arrêtez, vous qui courez si vite à travers l’air ténébreux ; et toi peut-être tu sauras de moi ce que tu demandes. — Eh bien, reprit mon guide, attends et règle tes pas sur les siens. » Je m’arrêtai, et je vis deux coupables qui montraient dans tous leurs regards un grand désir de s’entretenir avec moi ; mais ils étaient retardés par la voie étroite et courbés sous le fardeau énorme qui allongeait leur marche laborieuse. À peine arrivés, ils me regardèrent de leurs yeux louches, sans se parler ; ensuite il se dirent : « Celui-ci, au mouvement de sa bouche, paraît être vivant ; et s’ils sont morts, par quel privilège sont-ils exempts de gémir sous notre lourde étole ? » Ils continuèrent ainsi : « Toscan, qui es parvenu jusque dans le collège douloureux des hypocrites, ne dédaigne pas de dire qui tu es. »

Je répondis : « Je suis né sur les bords fleuris de l’Arno, dans la grande ville ; j’ai ici le corps que je n’ai jamais quitté : mais qui êtes-vous, vous-mêmes dont je vois les joues baignées de larmes ? quelle est donc la douleur qui étincelle dans vos yeux ? » Un d’eux parla en ces termes : « Ces chapes dorées sont d’un poids si épais que nos cœurs plient comme les balances sous des poids trop lourds : nous sommes natifs de Bologne, et nous fûmes Frères joyeux : je m’appelai Catalano, celui-là Loderingo. Ta ville nous donna l’autorité, parce qu’elle a coutume de choisir des hommes étrangers aux partis, et nous répondîmes à ses vœux, comme on le voit encore près de Gardingo. » Je repris à mon tour : « Ô frères ! vos mauvaises… » mais je n’achevai pas, parce que je vis un homme crucifié à terre, par trois pals : aussitôt qu’il m’aperçut, il se tordit sur lui-même en soufflant dans sa barbe, avec de profonds soupirs. Frère Catalano, qui le remarqua, s’écria : « Ce transpercé que tu regardes a dit aux Pharisiens qu’il fallait qu’un homme mourût pour le peuple : tu le vois couché nu, en travers sur le chemin ; et tous ceux qu’accablent ces poids énormes doivent, en passant, le fouler lentement sous leurs pieds. Le même supplice est réservé à son beau-père et à ceux du Conseil qui furent une mauvaise semence pour les Juifs. » Je vis alors Virgile s’étonner du supplice qu’endurait celui qui était si ignominieusement étendu en croix dans cet exil éternel. Mon maître dit ensuite au frère : « Vous est-il permis de m’apprendre si, à droite, il est quelque chemin par lequel il nous soit facile d’avancer, sans appeler des anges rebelles à venir nous guider dans ce lamentable empire ? Le frère répondit : « Plus près d’ici que tu ne l’espérais, s’élève un rocher qui, après avoir pris naissance au pied de la grande enceinte, traverse toutes les vallées de douleurs : il n’est rompu que dans cette partie ; mais vous pouvez passer sur ses ruines qui sont assez praticables. » Mon guide baissa un moment les yeux, et dit : « Comme il nous a trompés, le chef de ceux qui enfourchent les damnés ! — J’ai entendu nombrer à Bologne, reprit le frère, les vices du démon, et on l’accusait, entre autres crimes, d’être faux et père du mensonge. »

Alors le guide, montrant sur son visage quelque altération causée par la colère, s’éloignait à grands pas. Je quittai les pécheurs si cruellement vêtus, et je suivis les traces du guide chéri.