La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XIV

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 51-54).
… Dans les flancs de la montagne, on voit un énorme vieillard debout… (P. 53.)


CHANT QUATORZIÈME



L ’amour de la patrie m’émut tendrement : je ramassai les feuilles éparses, et je les rendis au buisson dont les plaintes venaient d’altérer la voix. Nous arrivâmes ensuite au point où la seconde enceinte se sépare de la troisième, et où la justice céleste déploie d’autres châtiments terribles. Nous vîmes d’abord une lande privée de toute espèce de plantes : la forêt de douleurs environne cette lande, comme le fleuve de sang entoure la forêt.

À peine arrivés sur ce sol aride, semblable à celui que foulèrent les pieds de Caton, nous nous arrêtâmes.

Ô vengeance de Dieu, que tu dois inspirer de terreur à quiconque lira ce que ce spectacle offrit d’épouvantable à mes yeux ! Je vis une foule innombrable d’âmes nues qui versaient des larmes amères, et paraissaient condamnées à des supplices différents. Les unes étaient couchées, renversées sur le dos ; quelques autres étaient péniblement accroupies et ramassées sur elles-mêmes ; d’autres marchaient circulairement sans s’arrêter. Ces dernières étaient plus nombreuses ; les damnés, en plus petit nombre, qui ne pouvaient marcher, faisaient entendre des cris plus animés. Sur toute la surface du sol sablonneux, tombaient avec lenteur de larges flammes, ainsi que, par un temps calme, dans les Alpes, tombent doucement des flocons de neige. De même qu’Alexandre, dans les déserts brûlants de l’Inde, vit descendre à terre des flammes que des soldats, par ses ordres, foulaient aux pieds sur-le-champ, pour en amortir plus tôt l’effet destructeur, de même la pluie de feu éternel descendait sur les coupables, et, en embrasant le sol, comme le choc de la pierre enflamme l’amorce, redoublait les souffrances des réprouvés. Leurs misérables mains, dans une agitation continuelle, se fatiguaient à repousser et à secouer la pluie de feu qui venait brûler à chaque instant toutes les parties du corps. Je parlai ainsi : « Maître, qui as vaincu jusqu’ici tous les obstacles, excepté ceux que nous ont opposés les redoutables démons, à la porte de la ville de Dité, apprends-moi quel est ce pécheur superbe qui semble mépriser ces flammes, et qui est étendu ici, les yeux hagards, et plein d’un orgueilleux dédain pour le supplice qu’il endure. » Ce personnage, entendant que je parlais de lui à mon guide, s’écria : « Mort, je suis ce que je fus vivant : que Jupiter fatigue le ministre qui fabrique les foudres aiguës dont je fus frappé le jour où je respirai pour la dernière fois ; qu’il harasse successivement la troupe de ces noirs forgerons, habitants de l’Etna ; qu’il appelle l’obéissant Vulcain à son aide, comme au combat de Phlégra ; qu’il me foudroie de toute la vigueur de son bras, une allégresse entière manquera toujours à la vengeance de Dieu. » Alors mon guide adressa la parole à cette ombre, d’un ton si terrible, que je ne l’avais pas encore entendu parler ainsi : « Ô Capanée ! lui dit-il, tu es puni, toi, plus qu’un autre coupable, puisque tu conserves ici ton orgueil. Ta rage est le plus dur supplice auquel on ait pu te condamner. » Ensuite le sage se tourna vers moi, et me dit d’un ton plus doux : « Il fut un des sept rois qui assiégèrent

Sur toute la surface du sol sablonneux, tombaient avec lenteur de larges flammes…
(L’Enfer, chant xiv, page 52.)


Thèbes, il méprisa Dieu, et il ose encore le mépriser : mais, comme il vient de l’entendre de ma bouche, ses dépits sont la récompense bien due à ses blasphèmes. Et toi, mon fils, suis-moi dans ce sentier ; évite de porter les pas sur le sable brûlant ; approche-toi plus près du bois. »

Nous arrivâmes, sans parler, près d’un fleuve dont les flots couleur de sang me remplissent encore de terreur. Tel que le ruisseau qui sort du Bulcaime et dont les prostituées d’alentour se partagent les eaux sulfureuses, ce fleuve se répandait à travers le sable couvert de flammes. Le fond et les bords étaient construits en pierres ; aussi je pensai que c’était là qu’il fallait marcher. Mon guide me dit : « Depuis que nous avons franchi la porte dont l’entrée est trop facile à tous les hommes, tu n’as rien vu d’aussi remarquable que ce ruisseau qui amortit ici toutes les flammes. » Je priai le Romain de m’expliquer avec détail ce qu’il me faisait désirer si vivement de connaître. Il parla en ces termes : « Au milieu de la mer, est une contrée à moitié détruite, appelée encore l’île de Crète, qui fut gouvernée par un roi sous lequel le monde vécut dans la chasteté. Là est une montagne connue sous le nom d’Ida ; elle était baignée de fontaines et couronnée de forêts ; maintenant elle est déserte comme une chose qui a vieilli. Rhéa y avait placé secrètement le berceau de son fils ; et c’était souvent à la faveur de cris prolongés qu’elle empêchait qu’on n’entendît les vagissements de l’enfant. Dans les flancs de la montagne, on voit un énorme vieillard debout, qui tourne les épaules vers Damiette, et fixe ses regards sur Rome comme sur son miroir ; sa tête est formée d’un or épuré, ses bras et sa poitrine sont d’argent, ses flancs de cuivre, le reste du corps se termine en fer affiné ; mais le pied droit est d’argile, et c’est sur ce faible appui que pose la masse entière. Toutes les parties, excepté celle d’or, présentent quelques fentes d’où coulent des larmes qui s’infiltrent dans la montagne. Leur cours se dirige vers cette vallée où elles donnent naissance à l’Achéron, au Styx et au Phlégéthon : enfin, elles tombent encore dans les cercles les plus bas de cet empire, où elles deviennent la source impure du Cocyte. Tu verras plus tard quel est cet autre fleuve. » Je répondis : « Mais si ce fleuve tombe de la terre, comment ne le vois-je qu’ici ? » Mon guide reprit : « Tu sais que ce royaume est d’une forme arrondie. Quoique tu aies pénétré bien avant, tu as toujours marché sur la gauche, pour éviter de tomber dans le plus profond de l’abîme, et tu n’es pas encore arrivé au point placé sous celui où tu as commencé à descendre : ne montre donc pas un visage étonné, s’il est des choses que tu ne puisses pas encore comprendre. — Mais, ô maître ! dis-je, où se trouvent le Phlégéton et le Léthé ? tu ne parles pas de ce dernier, et tu dis que l’autre provient de cette pluie. » Virgile répondit : « Toutes tes questions me sont agréables ; mais dans le fleuve bouillonnant tu aurais dû reconnaître le Phlégéthon, ce qui aurait dissipé l’un de tes doutes. Tu verras aussi le Léthé, mais loin de cette fosse : c’est là que vont se purifier les âmes qui se sont repenties, et dont Dieu a remis la faute. Maintenant il est temps de quitter le bord du bois. Suis-moi ; ces rives qui amortissent les flammes et leur action ardente offrent un chemin assez facile. »