La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant III

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 11-13).
… « Nous sommes arrivés aux lieux dont je t’ai parlé… » (P. 11.)


CHANT TROISIÈME



P ar moi l’on va dans la cité des larmes ; par moi l’on va dans l’abîme des douleurs ; par moi l’on va parmi les races criminelles. La justice anima mon sublime créateur : je suis l’ouvrage de la divine puissance, de la haute sagesse et du premier amour ; rien ne fut créé avant moi, que les substances éternelles, et moi je dure éternellement. Ô vous qui entrez, laissez toute espérance ! »

Telles sont les paroles que je vis tracées en caractères noirs au-dessus d’une porte. Je dis alors : « Mon maître, ces paroles sont terribles. » Il me répondit avec un ton d’assurance : « Il faut renoncer ici à toute défiance, il faut bannir toute lâcheté ; nous sommes arrivés aux lieux dont je t’ai parlé ; tu y verras les ombres plaintives qui ont perdu la connaissance de la béatitude. » En même temps mon guide me prit par la main d’un air riant, qui me rendit mon courage, et il m’introduisit dans les mystères de l’abîme.

Là, des soupirs, des plaintes, des gémissements profonds se répandaient sous un ciel qui n’est éclairé d’aucune étoile. Un premier mouvement de pitié m’arracha des larmes. Mille langages divers, des cris de désespoir et de rage, d’affreux hurlements, des voix rauques ou retentissantes, accompagnés du choc tumultueux des mains, produisaient un bruit impétueux dont ce brouillard perpétuel est agité, comme le sable est soulevé par le vent de la tempête. Et moi qui avais la tête ceinte d’un voile d’incertitude et d’erreur, je m’écriai : « Ô mon maître ! qu’entends-je ? quel est ce peuple d’infortunés vaincus par la douleur ? — Voilà, me répondit-il, quel est le sort des âmes malheureuses de ceux qui vécurent sans vice et sans vertu. Elles sont confondues avec les anges indignes qui, dans leur égoïsme, ne furent ni fidèles ni rebelles à Dieu. Ces âmes que le ciel chassa pour ne rien perdre de sa pureté, ne sont pas précipitées dans les gouffres infernaux, parce que les coupables qui les habitent pourraient tirer vanité d’une telle compagnie. — Ô maître ! dis-je ensuite, quelle est la douleur cuisante qui leur fait jeter de tels cris ? » Il me répondit : « Tu vas l’apprendre en peu de mots. Ces esprits n’ont pas l’espoir de la mort, et leur destinée obscure est si avilie, qu’ils sont envieux même d’un sort plus terrible. Le monde n’a gardé aucun souvenir de leur existence ; la miséricorde et la justice les dédaignent. Ne parlons plus d’eux ; mais regarde et passe. »

Je vis alors un grand nombre d’âmes (je n’aurais jamais cru que la mort eût dévoré tant de victimes) se précipiter en foule à la suite d’un étendard emporté en tournant, comme indigné du moindre retard. Je cherchai à reconnaître une de ces âmes, et je vis celui qui fit, par lâcheté, le grand refus. Je ne doutai pas que cette foule ne fût celle de ces hommes inertes qui ne sont agréables ni à Dieu ni à ses ennemis. Ces malheureux, qui ne furent jamais vivants, étaient nus, et piqués sans cesse par des insectes et des guêpes. Le sang confondu avec leurs larmes tombait à leurs pieds, où il était recueilli par des vers affamés.

Je me hasardai à regarder encore, et j’aperçus plus loin une autre multitude d’âmes au bord d’un grand fleuve. « Maître, dis-je à mon guide, apprends-moi quelles sont ces autres ombres que je discerne à l’aide du faible jour qui nous éclaire, et quelle loi les force à se presser de traverser ce fleuve. — Je t’en instruirai, répondit-il, lorsque nous aurons atteint le

L’Infernal Caron, roulant ses yeux enflammés… frappe de sa rame les plus lentes à se mouvoir
(L’Enfer, chant III, Page 13.)


formidable Achéron. » Craignant d’être devenu importun, et baissant les yeux avec respect, je m’abstins de parler davantage, jusqu’au moment où nous arrivâmes à la rive.

Nous vîmes alors paraître un vieillard à cheveux blancs, monté sur une barque ; il criait : « Malheur à vous, âmes dépravées, n’espérez jamais de revoir le ciel ; je viens pour vous mener à l’autre rive, dans la région des ténèbres, au milieu des flammes et des glaces éternelles : et toi, homme vivant, qui te présentes ici, éloigne-toi de ceux qui sont morts. » Il ajouta, voyant que je ne m’éloignais pas : « C’est par un autre chemin, et non à ce port, que tu peux traverser cette onde ; il faut qu’une barque plus légère le conduise sur l’autre bord. — Caron, dit alors mon guide, ne résiste pas : on le veut ainsi, là où l’on peut tout ce que l’on veut ; ne demande rien de plus. »

À ces mots, le visage barbu de ce nocher du marais fétide perdit les traces de la colère qui avait chargé ses yeux de flammes menaçantes. Mais les âmes nues et harassées qui avaient entendu les paroles dures de Caron, changèrent de couleur et grincèrent des dents ; elles blasphémaient Dieu, elles maudissaient leurs parents, les enfants de leurs enfants, l’espèce humaine, le lieu, le temps de leur naissance ; ensuite elles se réunirent, en versant des larmes, au bord du fleuve terrible où est attendu tout homme qui ne craint pas Dieu. L’infernal Caron, roulant ses yeux enflammés, les rassemble toutes, et frappe de sa rame les plus lentes à se mouvoir.

Tels que dans l’automne les feuilles tombent des arbres l’une après l’autre, tant que les branches n’ont pas rendu à la terre toutes leurs dépouilles, les fils impies d’Adam se jettent dans la barque un à un, au moindre signe du pilote, semblables à l’oiseau que trompe la ruse de l’oiseleur. Ainsi les ombres s’embarquent sur l’onde noire ; et, avant qu’elles soient descendues à l’autre bord, une autre foule s’est déjà rassemblée sur la première rive. « Mon fils, me dit mon guide bienfaisant, ceux qui meurent dans la colère de Dieu arrivent ici, de tous les pays de la terre. Ils sont tourmentés du besoin de traverser le fleuve, parce que la justice divine les aiguillonne, et que leur crainte se change en désir. Jamais une âme vertueuse n’a passé ici ; et si Caron t’a voulu repousser, tu dois deviner quel est le motif de ses menaces. »

Virgile cessa de parler : le sombre royaume trembla si fortement, que le souvenir de cette commotion couvre encore mon esprit de sueur. Il s’éleva sur cette terre de larmes un vent mêlé d’éclairs qui me fit perdre tout sentiment, et je tombai comme un homme que le sommeil accable.