La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant I

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 3-6).
… Je m’égarai dans une forêt… (P. 3.)


CHANT PREMIER



A u milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m’égarai dans une forêt obscure : ah ! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l’appui secourable que j’y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s’offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j’entrai dans cette forêt, tant j’étais accablé de terreur, quand j’abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d’une colline où se terminait la vallée qui m’avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l’astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s’affaiblit la crainte qui m’avait glacé le cœur pendant la nuit où j’étais si digne de pitié. Tel que celui qui, sorti des profondeurs de la mer, se tourne, suffoqué d’effroi, vers cet élément périlleux, osant le contempler, mon esprit, qui n’était pas encore assez rassuré, se tournait vers le lieu que je venais de franchir, lieu terrible qui voue à l’infamie ceux qui ne craignent pas de s’y arrêter. Reposé de ma fatigue, je continuai de gravir la montagne déserte, de manière que le pied droit était le plus bas. Et voilà que, tout à coup,


… Tout à coup, une panthère m’apparaît… (P. 4.)


une panthère agile et tachetée de diverses couleurs apparaît devant mes yeux, et s’oppose avec tant d’obstination à mon passage, que plusieurs fois je me retournai pour prendre la fuite.

Le jour avait commencé à renaître, le soleil s’élevait entouré des mêmes étoiles qui l’accompagnaient au moment où l’amour divin créa cet œuvre sublime. Le charme de la saison, la fraîcheur du matin m’avaient bien fait espérer la peau brillante de la panthère. Cependant une nouvelle frayeur me saisit à l’apparition d’un lion horrible : il semblait courir sur moi, à travers l’air épouvanté, portant la tête haute, et paraissant pressé d’une faim dévorante. En même temps une louve avide, d’une maigreur repoussante, et souillée encore des traces de ses fureurs, en fixant sur moi ses yeux qui lançaient la terreur, me fit perdre l’espoir de franchir la colline.

Semblable à celui que la soif de l’argent tourmente, et qui, s’il vient à perdre ses richesses, ne cesse, dans sa douleur, de faire entendre des sanglots, je m’affligeais profondément en voyant la louve impitoyable s’avancer à ma rencontre et me repousser insensiblement là où se tait l’astre du jour. Je reculais précipitamment vers la vallée ténébreuse, lorsque je distinguai devant moi un personnage à qui un long silence paraissait avoir ôté l’usage de la voix. En l’apercevant dans cet immense désert, je lui criai : « Prends pitié de moi, qui que tu sois, ombre ou homme véritable. » Il me répondit : « Je ne suis plus un homme, je l’ai été. Mes parents furent Lombards, et Mantouans de patrie. Je puis dire que je suis né sous le règne de Jules-César, quoiqu’il n’ait été revêtu de la dictature que longtemps après ma naissance, et j’ai vécu à Rome sous l’empire bienfaisant d’Auguste, quand on adorait encore des dieux faux et trompeurs. J’ai été poète, et j’ai chanté le pieux fils d’Anchise, qui a fui loin de Troie, après que la flamme eut dévoré le superbe Illion Mais toi, pourquoi retournes-tu vers cette fatale forêt ? pourquoi ne franchis-tu pas ce mont délicieux qui est le principe et la cause des joies de la terre ? — Es-tu donc, lui dis-je en rougissant de l’état de crainte où il m’avait surpris, es-tu ce Virgile,


Vois-tu cette bête sanguinaire… (P. 5.)


cette source qui répand des flots d’une harmonieuse poésie ? Ô flambeau, ô gloire des autres poètes, puissent mes longues études et l’amour passionné avec lequel j’ai cherché tes vers me protéger auprès de toi ! Tu es mon maître, tu es mon modèle ; à toi seul je dois ce style noble qui a pu honorer mon nom. Vois-tu cette bête sanguinaire dont je fuis les approches ? secours moi, illustre sage, sa férocité m’épouvante. »

Virgile, me voyant verser des larmes, répondit : « Si tu veux sortir de ce lieu sauvage, il faut suivre une autre route. Cette louve qui t’effraye empêche qu’on ne s’engage dans ce chemin. Elle dévore à la fin ceux qui s’obstinent à y pénétrer. Insatiable de sa nature, plus elle trouve de proies à déchirer, plus la faim la dévore. Elle s’accouple avec un grand nombre d’animaux, et il en est un plus grand nombre encore dont elle ne dédaignerait pas les caresses immondes : mais bientôt paraîtra le Lévrier qui doit exterminer cette louve sans pitié. Il ne sera pas nourri de l’ambition de posséder des terres et des richesses ; il ne s’alimentera que de sagesse, de bienfaisance et de courage. Né entre Feltro et Feltre, il sera le sauveur de l’Italie épuisée qui vit, pour sa gloire, mourir de leurs honorables blessures la vierge Camille, Turnus, Nisus et Euryale. Il poursuivra la louve, jusqu’à ce qu’il l’ait rejetée dans l’abîme des pleurs, d’où l’envie l’a vomie sur la terre. Pour ton avantage, suis-moi donc, je serai ton guide : je te ferai sortir de ce lieu terrible ; je te conduirai à travers le royaume éternel, où tu entendras les accents du désespoir, où tu verras le supplice de ces anciens coupables qui invoquent à grands cris une seconde mort : tu visiteras ensuite ceux qui vivent satisfaits au milieu des flammes, parce qu’ils espèrent jouir, quand le ciel le permettra, d’une divine béatitude. Si tu veux monter au séjour des ombres bienheureuses, une âme plus digne que moi de cet honneur te protégera dans ce glorieux voyage. À mon départ, je te laisserai auprès d’elle. Le souverain qui règne sur les mondes ne veut pas que je serve de guide dans son empire, parce que je n’ai pas connu la foi véritable. Sa puissance s’étend sur toutes les parties de l’univers ; mais c’est dans le ciel qu’il fixe son séjour. C’est là que tu dois admirer sa capitale et son trône : heureux ceux qu’il appelle jusqu’à lui ! »

Alors je parlai ainsi : « Ô poète ! je te le demande au nom de ce Dieu que tu n’as pas connu, aide-moi à fuir cette forêt et d’autres lieux plus funestes ; accompagne-moi dans ces régions dont tu m’as entretenu ; fais que je voie ceux que tu dis plongés dans un si profond désespoir, et conduis-moi jusqu’à la porte confiée à saint Pierre. »

Virgile alors se mit en marche, et je suivis ses pas.