Un poëte, jeune incrédule à qui je lisais quelques fragments de cet ouvrage, m’interrompit en me disant : « Vous placez votre fable épique dans le monde invisible ; ne craignez-vous pas d’avoir méconnu l’esprit de notre siècle ? » Voici à peu près ce que je lui répondis :

La plus forte tête métaphysique dont se glorifie l’Europe savante, Newton, découvrait les lois de l’attraction, et il commentait les livres de saint Jean ; il pesait les mondes dans sa main, et il allait demander à l’Apocalypse le complément de la science.

La plus forte tête métaphysique qui ait abordé le problème générateur, Kant, déclarait qu’il n’existait pas de métaphysique [1] ; pour affirmer quelque vérité qui ne fût point une illusion du monde phénoménal, il s’adressait au libre arbitre, il s’adressait à la conscience humaine, il remplaçait le savoir par la croyance, il disait comme l’Évangile : Dieu est en vous !

Daniel expliquait les songes, et sans doute vous riez de Daniel ! Cassini a été plus sérieux : il s’est servi des cycles du prophète, pour faire faire un pas immense à l’astronomie transcendante !

Prenez garde, notre siècle est étroit, mais il y a place pour Dieu, et les recherches mêmes d’une érudition impie ne font souvent qu’agrandir cette place : je n’en voudrais pour preuve que le fameux livre de Dupuis sur l’Origine de tous les cultes. Dupuis croit anéantir la religion en s’efforçant d’en retrouver quelques traces sous les allégories du génie antique : le bélier d’Ammon discrédite à ses yeux l’agneau de Bethléem ; la blessure d’Adonis ôte pour lui toute sa valeur au sang du Calvaire ; la boîte de Pandore l’empêche de diviniser l’espérance ; la couleuvre de Zoroastre l’empêche de croire au serpent de Moïse. Il s’étonne que Madeleine ose pleurer, après les femmes de Byblos ; il ne veut pas que la Rome de Saint-Pierre ait des religieuses, parce que la Rome des Césars avait des vestales ; il signale les plus légers rapports de notre culte avec les cultes qui l’ont précédé, il confronte l’église avec tous les temples ; il poursuit partout le plagiat divin. Certes, il connaissait bien mal l’esprit du christianisme, cette science de l’expiation, cette espérance qui fait de la tombe le berceau du ciel, cette grande loi qui seule peut mettre d’accord toutes les antinomies du monde civilisé ; il connaissait bien mal l’esprit du christianisme, celui qui s’armait contre sa doctrine de pareilles ressemblances, si souvent invoquées par plusieurs Pères de l’Église eux-mêmes. La puissance du sacrifice volontaire n’a été ignorée d’aucun mystagogue, les racines secrètes de notre dogme sont partout. Ce bienfait de l’éternité a dû commencer avec le temps ; l’attente de la réhabilitation a dû suivre immédiatement la chute ; et pendant que l’Éden fermait ses portes à l’homme tombé, la miséricorde divine lui ouvrait les siennes. La rédemption était un secret de famille qu’Adam transmettait à sa postérité avec la parole, et dont le polythéisme, en y mêlant ses erreurs, devenait lui-même le confident. L’antériorité du symbole ne détruit pas le fait, elle le confirme ; mais l’auteur de l’Origine de tous les cultes ne s’est point aperçu de sa méprise…. Singulière intelligence qui ne veut pas que des fables solaires soient un emblème anticipé du soleil divin !… Singulière intelligence qui trouve la croyance à la Trinité absurde, parce qu’elle est universelle, qui appelle la venue de Jésus-Christ une chimère, parce que tous les peuples de la terre en ont eu le pressentiment, et qui proscrit l’Évangile, parce qu’il ressemble quelquefois au Phédon ! Prenez garde !… La science, aujourd’hui, est forcée de se rallier de toutes parts aux enseignements de l’inspiration religieuse. Si le naturaliste pénètre dans les profondeurs du globe, c’est pour y apercevoir les six jours de la création moïsiaque gravés, couche par couche, sur le granit. Si l’archéologue interroge lés sphinx de Thèbes, c’est pour que leur réponse réhabilite la chronologie sacrée. Si la physique découvre le système des ondulations, c’est pour absoudre la Genèse d’avoir fait de la substance lumineuse un être créé avant le soleil. Si la phrénologie explore le crâne humain, c’est pour retrouver les trois fils de Noé dans les trois races qui se sont partagé la terre : on dirait que le génie, en expiation de quelque ancien blasphème, ne peut remuer aucun mystère sans-en faire sortir le Dieu des chrétiens !

Ne nous étonnons pas de cette subite révolution. L’incrédulité n’est qu’une halte plus ou moins funeste de l’esprit humain, qui reprend bientôt sa marche vers le but marqué. L’homme est placé dans une création finie ; mais il porte en lui quelque chose d’infini et d’incréé, sa ressemblance avec son Créateur ; et il puise dans cette ressemblance certaines intuitions, certaines formes originaires et virtuelles, certaines lois nécessaires antérieures à toute expérience. L’école allemande a dit : Il faut l’infini pour être — Les idées innées de Platon, l’harmonie préétablie de Leibnitz, la vision en Dieu de Mallebranche, les théories du temps et de l’espace du solitaire de Kœnisberg, déjà entrevues par saint Augustin [2] ne sont que des commentaires de cette phrase de la Bible : — Dieu fit l’homme à son image. — Ces mots renferment un abîme que toutes les philosophies, à leur insu, ont cherché à sonder vainement.

Les successeurs de Kant n’ont pas reculé devant les profondeurs de cet abîme. Accusant leur maître de timidité dans ses abstractions, ils ont voulu faire un pas de plus dans l’inconnu ; et tandis que Schilling spiritualise la substance et la forme [3], tandis qu’il considère Dieu comme le centre d’un cercle dont la création est la périphérie, tandis qu’il élève jusqu’à l’âme universelle les forces divinisées de la matière ; Fichte, au contraire, fait sortir du seul rayonnement de notre âme toutes les apparences de l’univers ; il force le moi humain à devenir créateur et à travailler sans cesse sur le réseau de phénomènes dont il s’est enveloppé. Dans ces deux systèmes d’unité absolue, tout vestige de dualisme achève de disparaître. Les deux termes opposés du grand problème, le sujet et l’objet, le moi et le non-moi, cherchent à s’anéantir réciproquement : entre ces deux irréconciliables lutteurs, c’est à qui restera seul maître sar le champ de bataille de l’idéal.

À côté de ces magnifiques et quelquefois dangereuses théories, qu’on pourrait appeler le mysticisme de l’intelligence, se développe, chez quelques écrivains contemporains, le mysticisme du Cœur : Ici le philosophe se change en inspiré ; le démon de Soeràte cherche à s’élever aux contemplations de Sainte-Thérèse ; les prodiges de la science font place au » miracles de la prière ; au Dieu-Univers de Schelling succèdent ; les mondes merveilleux de Swedenborg ; aux nombres harmoniques de Kepler, les nombres mystiques des adeptes de M. de Saint-Martin.

Ces théosophes admettent le pouvoir sans limite de la foi religieuse et croient retrouver des emblèmes surnaturels dans tous les phénomènes de la création. Ils s’emparent des célèbres expériences de Cladni sur les vibrations sonores, pour montrer comment le nombre et le mouvement réunis peuvent enfanter la forme ; ils considèrent la lumière comme un intermédiaire entre la matière et l’esprit ; ils expliquent les phénomènes de la folie et ceux du somnambulisme naturel dont personne ne doute, par des concentrations phosphoriques qui ont lieu dans l’organe Cérébral divisé en sept lobes mystérieux ; ils s’appuient sur quelques découvertes récentes de la chimie moderne, pour ne voir, dans les éléments atomiques des corps, que des différences numériques admises autrefois par les Pythagoriciens ; ils prennent le christianisme pour la base unique de toute vraie philosophie ; ils ont leur initiation comme les prêtres égyptiens, leur seconde vue comme les pâtres écossais ; ils demandent quelquefois à la vie présente une vision extatique de l’existence à venir, et ils considèrent l’âme humaine comme une sorte de pythonisse sainte, toujours prête à évoquer les merveilles de ce monde invisible, dans lequel j’ai osé placer la fable de mon épopée.

Pourquoi le poète serait-il plus timide que le théosophe et le métaphysicien ? En faisant de la muse une initiée mystique, j’ai rouvert pour elle les régions où le Dante, Milton et Klopstock l’avaient déjà conduite. Car, chose digne d’être remarquée, le merveilleux, qui n’est qu’un accessoire dans les épopées antique, devient, presque toujours, pour le poëte épique moderne, le sujet même de ses chants. Une religion toute spiritualiste le commande.

L’alliance des deux mondes, comme on l’a souvent fait observer, était facile aux poètes du paganisme. Leur Olympe ne dépassait pas la région des nuages ; la ceinture de Vénus était faite à la taille d’Hélène, et la lance des héros atteignait facilement les immortels. Mais chez les modernes, les choses ne sont pas ainsi : le sanctuaire divin s’ouvre à une plus grande hauteur, la terre disparaît devant l’immensité des cieux ; aucune fable humaine ne peut s’élever au niveau de Jéhova ; et, désespérant de franchir la distance qui sépare les deux mondes, le poète l’anéantit. Il se place, de plein vol, dans le merveilleux ; il ne regarde qu’avec l’œil de la foi ; il ne croit qu’aux réalités de l’inconnu, il ne chante que ce qu’il voit dans son âme. Cette phrase devenue si vulgaire : — Les vers sont la langue des dieux, — renferme, surtout pour nous, toute une poétique. Où manque l’image, manque la lumière ; où n’est pas le nombre, n’est pas la vie. Mais pour que la pensée du poète participe de la puissance du verbe divin, pour qu’elle puisse enfanter un monde, il faut qu’elle plane de bien loin sur la région du sensible. Toute grande représentation artistique doit avoir l’idéal pour point de départ ; toute création véritable doit prendre naissance dans l’infini.

Il faut, dira-t-on, que cet idéal s’enveloppe de formes individuelles ; il faut que la grandeur d’une œuvre ne nuise pas à son intérêt. Sans doute, mais une civilisation ne peut se transformer sans que tout se transforme avec elle. Autant la liberté diffère du destin et la Providence de la fatalité, autant la poésie moderne diffère de la poésie antique ; et les changements qu’elle a subis sont encore bien plus marqués dans les détails que dans l’ensemble de ses compositions [4]. Elle cherche à pénétrer plus profondément dans la signification intime des événements et des choses, à mieux comprendre la prière, à mieux sympathiser avec la douleur. L’avenir n’a pas assez de secrets pour sa rêverie ; le ciel étoile n’a pas assez de lueurs pour ses tableaux. Le génie des émotions lui apparaît environné de symboles. Sa pensée est plus contemplative, son style plus empreint des mélodies de l’âme et de l’univers. Partout le sentiment appelle la métaphore, partout l’expression se revêt et se colore de l’image : on dirait que tous les objets de la nature viennent s’unir dans ses chants à cette même parole dont ils sont autrefois sortis [5].

Quelquefois le sens métaphorique s’agrandit ; le schéma littéraire passe de l’expression dans quelques parties de la fable elle-même. L’Adamastor du Camoens, le myrte du fantôme d’Armide, le cyprès de Clorinde dans la Jérusalem délivrée, sont des figures, des archétypes poétiques dont aucun objet réel n’a fourni le modèle ; créations exceptionnelles de l’art, douées de traits aussi caractéristiques que tout ce qui marche et vit sous nos yeux, existences à part qui n’ont pas besoin d’avoir leur degré marqué sur l’échelle des êtres. Le génie a soufflé sur l’image, l’image a vécu.

Elle a vécu, parce qu’elle était belle ! L’instinct du beau, cette conscience de l’artiste, ne doit jamais l’abandonner. Le beau est une manifestation de la pensée divine ; et l’art, en se vouant à son culte, devient, pour ainsi dire, l’auxiliaire des sentiments religieux. Je ne sais quel philosophe ayant appris que le fils d’Agrippine avait fait transporter l’Apollon du Belvédère dans une des salles du palais d or, s’étonnait que la contemplation de ce marbre n’eût pas changé l’âme de Néron.

On trouvera dans cet ouvrage peu d’allusions aux intérêts passagers qui nous travaillent. L’inspiration, en se mêlant à la politique, se dépouille presque toujours de sa sérénité. Elle doit savoir s’isoler de cette curiosité vulgaire qui s’attache aux événements contemporains. La Poésie, c’est la couronne d’Hiéron : son or ne souffre point d’alliage ; c’est le diamant du lapidaire, on l’estime à sa pureté.

Mais en me séparant de toutes les passions du siècle, je ne me suis pas séparé de toutes ses pensées : j’ai fait de mon drame mystique un hymne à l’espérance. L’esprit du moyen-âge avait suffi pour remplir les trois abîmes creusés parle Dante. Le réformateur Milton avait fait de son Satan un factieux gigantesque armé contre la monarchie du ciel. L’âme rêveuse de Klopstock avait pleuré avec saint Jean et Marie au pied delà croix ; elle avait conduit, à l’heure suprême, la planète Adamida devant le soleil, pour qu’il ne vît pas mourir le Sauveur des hommes. J’ai osé sonder de plus profondes ténèbres !

Préoccupé de l’immense amour de Jésus-Christ pour ses créatures ; absorbé dans la contemplation de son sacrifice, j’ai cru voir, pour me servir des expressions de saint Chrysostome, le fils de Dieu briser les portes d’airain de l’enfer, afin que ce lieu ne fût plus qu’une prison mal assurée, (…). J’ai cru voir, pour parler comme saint François de Salles, la grande victime souffrir en même temps pour les hommes et pour les anges ; j’ai cru voir, avec Origène, le sang théandrique baigner à la fois les régions célestes, terrestres et inférieures. J’ai fait de la force expiatrice une seconde âme universelle ; j’ai supposé la rédemption plus puissante que toutes les iniquités ; j’ai supposé que l’archange prévaricateur n’avait pu donner à l’édifice du mal l’éternité pour ciment. Je dis, j’ai supposé, parce que je ne veux point qu’on se méprenne sur la signification de mon œuvre. Je n’ignore pas que les paroles de saint Chrysostôme ont été différemment interprétées par l’Église ; je n’ignore pas qu’une opinion d’Origène, puisée dans les théogonies indiennes, s’anéantit devant le jugement des conciles, et je hasarde comme une simple fiction ce qu’il enseignait comme une vérité. Les entraves de la réalité n’existent point pour la poésie ; sa liberté fait sa grandeur, et, comme je le dis dans mon épigraphe, la lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve. Une vue de l’imagination n’est pas une croyance ; une invention épique ne peut en aucune manière porter atteinte à l’inviolable autorité du dogme. Et lorsque le poëte, dans un élan d’espérance, ose dépasser les limites de la clémence suprême et demander un dernier miracle à l’amour divin, le chrétien se prosterne avec respect devant le mystère le plus redoutable du catholicisme.


  1. Madame de Staël disait de Kant : Il a fait comme Curtius, il s’est jeté dans le gouffre de l’abstraction pour le combler.
  2. Kant dit : Le temps est subjectif et, a priori, il est la forme de notre sens interne. Saint Augustin dit : C’est en toi-même, ô mon esprit, que je mesure le temps, et CE QUE je mesure, à proprement parler, c’est l’impression que les choses font en toi.
  3. Quelques critiques ont accusé Schelling de panthéisme ; ils se sont trompés : dans Spinosa, tout est Dieu ; dans Schelling, Dieu est tout.
  4. Les grandes fables tragiques de l’antiquité ne perdent presque rien de leur intérêt, lorsqu’on les transporte sur notre théâtre, pourvu qu’on modifie puissamment l’expression des sentiments de leurs personnages.
  5. Il n’est pas besoin de dire que dans cette définition de la poésie, l’auteur de cet ouvrage ne songe nullement â lui-même, mais seulement à l’art ; il parle de la poésie moderne en général, telle qu’elle s’est révélée au génie des Jules Lefèvre, des Alfred de Vigny, des Alexandre Guiraud ; telle qu’elle nous apparaît dans les Méditations de Lamartine ou les Prismes de Rességuier, dans les Orientales de Victor Hugo ou les recueils d’Emile Deschamps.