◄  Chant XI
Chant douzième — Le Dernier miracle

 
Lys trempé de lumière, ô blanche poésie !
Quand le soleil, le soir, ainsi qu’un roi d’Asie,
Disparaît lentement sous le dais enflammé
Que de ses fleurs de feu lui-même il a semé ;
O blanche poésie ! ouvre-moi tes calices.
Que de ton frais encens j’aspire les délices ;
Et que, durant la nuit, de doux parfums voilé,
M’apparaisse en ton sein tout le Ciel étoile.
Poésie, aigle immense, oh ! dérobe à la terre
De ton vol infini l’éblouissant mystère ;
Ravis-moi ; contemplons, de la hauteur des airs,
Ce monde mis à nu sous un de tes éclairs.
Traversons tous les deux sur tes ailes de flamme,
Sans être foudroyés, l’orage ardent de l’âme.
Trompons les pas du temps, et viens fixer mes yeux
Sur l’immortalité, ce soleil de tes cieux !!

Poésie, ô printemps qu’un séraphin ramène !
Printemps harmonieux de la pensée humaine ;
Oh ! laisse dans notre âme ouverte à tes couleurs,
Chanter autant d’oiseaux que tes prés ont de fleurs.


Pour nous verser leur miel, invite à tes corbeilles
Le radieux essaim de toutes tes abeilles :
Féconde à ta rosée et tes rayons amis,
Tous les germes d’extase en nos cœurs endormis.

Amante de quinze ans, ô jeune poésie !
Viens dénouer sur moi tes cheveux d’ambroisie.
A l’heure où sur mon luth la volupté s’endort,
Sous tes baisers fleuris berce mes songes d’or.
Comme deux gouttes d’ambre en leur rencontre heureuse
Formons de nos deux cœurs une perle amoureuse,
Et sur la couche où l’homme arrive pâle et seul,
Que tes voiles pourprés soient mon vivant linceul.

Poésie, ô bel arbre ! arbre aux feuilles sacrées !
Verse sur mes langueurs tes ombres inspirées.
Quand la clarté s’enfuit du terrestre séjour,
A ton sommet changeant conserve-moi le jour.
De tes baumes divins parfume ma souffrance.
Que mes jours, grain par grain, rosaire d’espérance,
Avec tes visions et tes songes flottants,
Se suspendent légers à tes rameaux chantants.

Poésie, ange saint, force, flamme première !
De la foi qui nous luit fraternelle lumière ;
Illumine ma nuit à ton regard vainqueur ;
Sois le buisson ardent rallumé dans mon cœur,
La parole éternelle, et viens à ton oracle
De ma création compléter le miracle.
Partage, en t’échappant de ton berceau de feu,
Le souffle de la vie avec l’esprit de Dieu.




Le Fils, lien d’amour, Dieu des douleurs sublimes,
Qui créa le pardon avant qu’il fût des crimes ;
Holocauste vaincu, Rédempteur terrassé ;
Relevant le regard qu’il tenait abaissé,
A travers le chaos et la nuit agrandie
Cherche le-Père au fond des abîmes de vie.
Et prosterné : « — Ma force a trahi ma ferveur :
« Il fallait à l’enfer Jéhova pour sauveur.
« Ma charité n’a pu suffire à l’anathème
« De ce feu primitif allumé par vous-même :
« Et j’ai tremblé, fléchi, d’épouvante assiégé,
« Comme le mont Sina de vos foudres chargé.

« O nuit sombre !!! étendu sur ma couche jalouse,
« Je n’ai pu de rayons parer ton front d’épouse ;
« Et laver, dans des pleurs aux enfers inconnus,
« La malédiction qui souille tes pieds nus !
« Tes pieds qui m’ont trahi, tes pieds de criminelle,
« Qui se sont déchirés à la ronce éternelle.
« O triste fiancée ! oh ! pour mon ciel natal,
« Transformant ton suaire en voile nuptial,
« Je n’ai pu sur mon cœur ressusciter tes charmes,
« Te montrer le soleil se levant sous mes larmes !
« Te cacher dans mon sein aux baisers de la mort ;
« Et t’emportant d’un vol jusqu’aux pieds du Dieu fort,
« Passant aux doigts aimés l’anneau de la prière,
« Te présenter pour fille à l’amour de mon père.

« Je n’ai pu triompher… mais dans le feu maudit
« Si l’espérance une heure avec moi descendit ;
« Seigneur, si mon regard vint rallumer encore
« Sur des fronts ténébreux ce divin météore ;

« Tandis que loin de vous votre nouveau rival
« Essayait sur son front la royauté du mal,
« Si je vins le combattre, et glaner quelques âmes
« Dans son champ de douleurs et sa moisson de flammes ;
« Et si, comme David descendant du Carmel,
« Aux Saül de l’enfer j’ouvris un jour le Ciel ;
« Irai-je maintenant, brisé dans ma puissance,
« Élargir cet enfer de toute mon absence !
« Oter la goutte d’eau de ses feux ravivés ;
« Ajouter un blasphème aux cris des réprouvés ;
« D’un fiel inattendu tromper leur soif avide ;
« Refermer en fuyant mes deux bras sur le vide ;
« Et remontant sans eux vers votre firmament,
« Les repousser du pied au fond de leur tourment ?
« Non, je veux me punir de n’avoir pu, mon père,
« Élever mon amour jusqu’à votre colère.
« Je veux dans les efforts de mon infirmité,
« A consoler l’abîme user l’éternité…

« Adieu ! champs de l’éther, berceaux, ondes mystiques,
« Belle Jérusalem, la cité des cantiques,
« Où les petits enfants chantent leur hymnes encor,
« Noël du firmament devant la crèche d’or !
« Où les vierges du Ciel me préparent les voiles,
« Les beaux voiles tissus des rayons des étoiles ;
« Où Sémida m’attend pour lui rendre un époux.
« Adieu ! doux Séraphins ! et vous, ma mère, vous
« Dont l’âme a défailli dans ce dernier mystère,
« Vous qui m’aviez déjà tant pleuré sur la terre !
« Vous reine des martyrs, dont le cœur gémissant
« Fut aux pieds de la croix submergé dans mon sang ;
« La plus inconsolable entre les filles d’Eve,

« Vous qui portiez au flanc la douleur comme un glaive,
« Qui renfermiez au plus profond dé votre sein
« Mes heures d’agonie en souffrances sans fin,
« Quand vous vîntes, la nuit, de ma tête divine
« Détacher par lambeaux la couronne d’épine ;
« Et la montrant sanglante aux anges du Seigneur,
« Pour ne plus la quitter, vous l’enfoncer au cœur ;
« Quand vous vîntes chercher la grotte mortuaire,
« Où la mort ne devait garder que mon suaire ;
« Conduire jusqu’à moi l’apôtre bien-aimé ;
« Ensevelir mon corps de vos pleurs embaumé ;
« Et l’essuyant ensemble avec vos chevelures,
« Mourir autant de fois qu’il portait de blessures.
« O reine des martyrs ! pleurez, pleurez encor ;
« Le trépas d’aujourd’hui n’aura point de Thabor !!
« Frappez ce sein meurtri que tant de douleur navre.
« Pour soulever le roc roulé sur mon cadavre,
« Quel ange descendrait, ou pour briser les sceaux
« Que l’enfer en triomphe apposa sur mes os ?
« Le sépulcre où je suis ne s’ouvre plus, ma mère !
« Mes cheveux en orage agitent sa poussière ;
« Elle souille mon front, elle aveugle mes yeux ;
« Le Fils ne voit plus rien du côté de vos cieux.
« Le Fils n’entend plus rien que ses pleurs de victime
« S’épanchant goutte à goutte et pleuvant dans l’abîme,
<> Et sa croix gémissante, et dont l’arbre penché
« A secoué le Dieu comme un fruit desséché.
« Le sépulcre où je suis ne s’ouvre plus, ma mère !! »



Ainsi parlait le Fils ; et cependant le Père
Écoutait, loin de lui, dans le fond de l’éther,

Enveloppé des feux d’un formidable éclair ;
Tel qu’aux rochers d’Horeb les yeux de son grand-prêtre
Dans le buisson ardent le virent apparaître.
Cette flamme terrible en tourbillon vivant
Montait, comme agitée aux souffles d’un grand vent.
Des mots cachés, pareils à ceux dont un prophète
Du roi de Babylone épouvantait la fête,
Rampaient à sa surface, et passaient tournoyant
Dans la vive blancheur de l’éclair ondoyant ;
Et jamais le Très-Haut, dans sa toute-puissance,
N’avait d’un feu semblable empreint sa triple essence.
L’aigle apocalyptique en a baissé les yeux ;
Et sur ses griffes d’or, courant de cieux en deux,
Le lion de Saint-Marc de sa large crinière
Hérisse avec terreur les anneaux de lumière.
Des anges de la mort les ténébreux essaims,
Sans en attendre l’ordre, ont fui le saint des saints ;
Craignant de disparaître à l’œil qui les regarde,
Et que Dieu dévoilé ne consume sa garde.

Quand le Vésuve voit sur son sein de géant
De sa lave fluide ondoyer l’Océan,
Et comme en deux miroirs, brûler sa double image
Dans la mer sans vaisseaux et les cieux sans nuage ;
Lorsqu’il courbe dans l’air, qu’il tourmente à long bruit.
Son écharpe rougeâtre, arc-en-ciel de la nuit ;
Et que sa tête en feu dans l’onde au loin grondante
Baigne avec majesté sa chevelure ardente ;
Et qu’il tord, dans son sein, ses entrailles d’éclairs
En travail d’un orage à déplacer les mers.
Lorsque d’un grand linceul de cendre il enveloppe
Ainsi qu’un trépassé la belle Parthénope,
Et que, sous ses pieds noirs, court un feu souterrain,

De l’Atlas aux vieux monts berceaux neigeux du Rhin ;
Naples prête l’oreille au volcan solitaire,
Qui tient le sort d’un monde en son brûlant cratère :
La fête a suspendu son charme commencé !
Sur l’herbe de Paestum les danses ont cessé.
Avec les chants éclos au cœur de Cimarose,
Le rossignol se tait dans l’ombre du melrose ;
Tous les enchantements se voilent de pâleur
Sous les beaux citronniers qui referment leur fleur,
Où Virgile amoureux baignait dans la rosée
Les tableaux transparents de son frais Elysée ;
Dans ces climats rêveurs, dans cet air embaumé,
Où tout s’oublie, hormis le bonheur d’être, aimé ;
Où la nature est reine, où, comme une autre aurore,
Déroulant dans la nuit ses vagues de phosphore,
Couverte d’alcyons, la mer vient déposer
Sur les fleurs du rivage un lumineux baiser,
Et s’endort mollement sur cette blonde arène,
Tombeau mélodieux d’une antique syrène.
Ainsi le ciel se tait, ainsi l’archange attend,
Pâle et muet autour du prodige éclatant ;
Ignorant s’il va voir, sous l’arrêt implacable,
Cesser l’ordre éternel, changer l’ère immuable.

Bientôt sur les trépieds, sur les vives splendeurs
Qui de la Trinité ceignent les profondeurs,
Un nuage descend, comme en nos jours funèbres
Nous cachons nos autels sous un deuil de ténèbres.
Il descend ; mais de Dieu l’arrêt encor voilé,
Dans ce nuage noir ne s’est point révélé.

On entend sous l’éclair qui ne cesse de luire,


Au loin, de cieux en cieux, un ouragan bruire.
Aigle sombre, son vol bat la mer d« cristal,
Mais dans cet ouragan n’est point l’arrêt fatal.

Les chars guerriers, ainsi qu’à cette heure de crime
Où Satan des enfers creusait en lui l’abîme,
Par leurs noms de combat s’appellent à la fois ;
Mais le décret de Dieu n’est point dans cette voix.

Enfin l’ardent éclair, la colonne enflammée,
Où l’essence première habite renfermée,
S’ébranle, s’élargit, étend son vol de feu,
Et dans ce vol terrible est le décret de Dieu.
L’immensité pâlit aux flammes qu’il projette,
Et loin de ses rayons le. Ciel entier se jette.
Les plus puissants esprits, à ce feu redouté
Craignent de voir mourir leur immortalité.
L’éclair grandit toujours ; il a touché la sphère
Où flotte du chaos la brumeuse atmosphère ;
Le noir chaos recule, et son ange effrayé,
Cherchant les cieux d’un vol à demi foudroyé,
Fuit et laisse tomber la douteuse couronne
Dont son front lumineux dans la nuit s’environne.

L’éclair grandit toujours ; et le chaos fumant
En est enveloppé comme d’un vêtement.
Ce n’est plus la colombe, architecte des.mondes,
Qui lui soufflant six jours ses haleines fécondes,
Dans cet obscur berceau de la terre et des mers
En face du néant bâtissait l’univers.
Il brûle, il engloutit ces régions, vaine ombre,
Où n’est point descendu le compas ni le nombre ;

Où, parmi lès vapeurs de leurs flots inconstants,
L’espace vient mourir sur le tombeau du temps.
Il dévore et la nuit et son peuple d’atomes,
Et des astres éteints les nuageux fantômes,
Et l’éternel combat d’éléments révoltés,
Et le germe infécond des globes avortés.

Telle aux bords africains, rapide et foudroyante,
Descend du ciel en feu la trombe tournoyante.)
Des cèdres qu’elle arrache, elle s’arme en volant ;
Ouvre à la caravane un sépulcre brûlant.
Le sol tremble et gémit, le roc bondit et roule ;
Colosse démoli, l’éléphant-roi s’écroule.
On voit s’évanouir dans ses noirs tourbillons,
L’alkondi gigantesque avec ses nids d’aiglons.
Étonnés de tenter une route inconnue,
Les boas étouffeurs vont ramper dans la nue ;
Et près des grands oiseaux épouvantés comme eux,
Se roulent dans la trombe en orbes venimeux.
Elle tonne et grossit sa flamme intarissable.
Les dieux d’airain, ravis à leurs tombeaux de sable,
Se fondent dans ses feux ; taureau, sphinx ou serpent,
L’olympe immonde en flots de lave se répand.
Entre ses bras puissants qui brisent leurs colonnes,
Elle a déraciné les vieilles Babylones
Du sol où, pour jamais sous la poudre caché,
Leur cadavre éternel croyait s’être couché.
L’ombre des Pharaons, sous son vol se réveille ;
Le dronte dans son sein tourne comme une abeille ;
Et du Nil absorbé plus d’un monstre fumant
Dans la trombe invincible a changé d’élément.

L’éclair grandit toujours ; il n’est point de barrière


Qui retarde un instant son ardente carrière,
Qui ne s’évanouisse aux feux dont il a lui ;
Et le chaos n’est plus entre l’enfer et lui.
De l’abîme ébranlé dans ses royaumes sombres
Le chaos protecteur n’abrite plus les ombres,
Il a péri lui-même, et ce bouclier vain
Laisse l’enfer à nu devant l’éclair divin.
0 des tourments sans fin lamentable domaine !
Les échos affaiblis d’aucune langue humaine
Rediront-ils jamais ton épouvantement,
Quand descendit vers toi ce nouveau jugement ?

Dieu pour ces luttes solennelles,
N’a point armé tous ses chemins
Des flamboyantes-sentinelles
Qui portaient la guerre en leurs mains,
Lorsque dans leur chute unanime
L’ange maudit et ses pareils,
Foudroyés d’abîme en abîme,
Couvraient de la nuit de leur crime
Le diadème des soleils.

Il n’a point levé tous les voiles
Des arsenaux de sa fureur ;
D’aucune ceinture d’étoiles
Ses flancs n’empruntent la terreur.
Il vole sans l’étendard sombre
Aux anges de la mort commis ;
Sans les chars semés d’yeux sans nombre,
Qui vont choisir à travers l’ombre,
Et consumer ses ennemis.

Sans le pavillon des ténèbres

Que la nuit jetait sous ses pas ;
Sans les mille clairons funèbres
Sonnant l’universel trépas,
A l’heure où quittant leur orbite
Les astres se disaient adieu ;
Où comme un oiseau qui palpite,
La création décrépite,
Mourait entre les doigts de Dieu.

Il vient seul ; comme sous le tremble
Un chasseur furtif vient s’asseoir,
Pour surprendre un doux nid qui tremble
Flottant dans les souffles du soir.
Percé de l’antique anathème,
L’enfer fuit sous l’éclair vainqueur ;
Comme fuit à son jour suprême,
Un pâle guerrier qui blasphème,
Emportant une flèche au cœur.

Idaméel lui seul ne fuit pas… agrandie,
Sa chevelure flotte en immense incendie :
Il se dresse géant sous ce manteau de feu,
Pour élever son front jusqu’à l’éclair de Dieu ;
Des dangers du combat nul n’a pu le convaincre.
Excepté l’Eternel on sent qu’il peut tout vaincre !
De ses treize cités, en avant de leurs tours,
Trois lignes de volcans hérissent les contours ;
Il arme contre Dieu jusqu’à l’air qu’il respire,
Il croit à son regard pour sauver son empire :
Fier, immobile et tel, sur le roc déchiré,
Qu’un débris de Balbeck par la foudre éclairé.
Il cherche dans son sein des cris, des mots de flamme,


Un blasphème qui soit le spectre de son âme,
Et ces pensers, plus forts que l’orage et le fer,
Dont un seul lui suffit pour briser Lucifer.
La mort et le péché, gardiens de ses royaumes,
Famille dont Satan lui légua les fantômes,
L’entourent, demandant si l’on va leur livrer
Sur les pas de leur maître un monde à dévorer.

« Viens, dit-il ; me voici debout sous ta colère.
« Mon trône m’a placé plus près de ton tonnerre ;
« Et mon bandeau de roi dont le tien est jaloux,
« Jette assez de rayons pour diriger tes coups.
« Que veux-tu ? manque-t-il quelque anneau de souffrance
« Aux fers qui sur nos bras ont rivé ta vengeance ?
« Viens compter tous nos maux, comme seul et caché
« L’avare compte l’or à ses mains attaché.
« Quand la création, sans demander à naître,
« S’échappa, tout en pleurs, des abîmes de l’être,
« Son hymne universel fut un cri de douleur,
« Montant et descendant des soleils à la fleur.
« Le mal infecta l’air dont s’abreuvaient les mondes,
« Et tu laissas tomber leurs rênes vagabondes.
« Ton ouvrage orphelin de toi fut rejeté,
« Comme un fruit monstrueux qu’une femme a porté.
« Et lorsque je voulus, moi, Dieu par mon génie,
« De mon globe natal retarder l’agonie,
« Et sous un ciel plus doux, un air plus transparent,
« Redonner la jeunesse à mon berceau mourant ;
« Toi, jaloux de mon œuvre et de ma résistance,
« Au disque du soleil tu gravas ma sentence ;
« Tu vainquis Sémida, l’univers a péri.
« Mais pour d’autres combats l’abîme m’a mûri.

« J’ai hâte de te voir dans mon enfer descendre !
« La lutte de ce jour va balayer sa cendre.
« Ma force de la tienne enfin va s’approcher,
« Après plus de mille ans perdus à te chercher.
« Si Satan terrassé fut ton titre de gloire,
« Je tiens ma royauté de la même victoire.
« A toute ta hauteur sa chute me grandit ;
« Mes mains ont rajeuni le sceptre du maudit ;
« Ce sceptre, usé par lui contre la race humaine,
« A changé de victime en passant à ma haine ;
« Ce sceptre s’est levé pour de plus grands défis ;
« Lucifer vainquit l’homme et j’ai vaincu ton fils.
« J’ai, plus haut que sa croix plaçant mon diadème,
« Commencé par ton fils à te vaincre toi-même.
« Défaite irrévocable ! indélébile affront !!!
« Au fardeau que je porte il a brisé ton front.
« Il n’a pu te haïr comme moi ; sa faiblesse
« Nous a bien révélé l’enfant de ta vieillesse !
« Benjamin, qui croyait, chargé de tes leçons,
« Dans ma fertile Égypte acheter mes moissons ;
« Et donner son amour en échange des gerbes
« Dont mes mains ont lié tous les épis superbes !!!
« Viens voir ce qu’il a su garder de ses splendeurs.
« Viens voir ce que je fais de tes ambassadeurs !
« Et du grand sphinx sur lui les hideuses morsures ;
« Ta honte ruisselant de toutes ses blessures.
« Viens voir, lorsqu’il montait dans l’empire du mal,’
« Du calvaire terrestre au calvaire infernal,
« Tout ce que nos fureurs, tout ce que nos calices
« Avaient mis de distance entre ces deux supplices ;
« Et quelles mains dressaient l’échelle des douleurs ;
« Et quels tourments germaient sous chacun de ses pleurs


Quels serpents s’enlaçaient au lourd bandeau d’épines,
Leurs baisers venimeux sur ses lèvres divines ;
Et la lance en mes mains, la lance au feu vainqueur,
Allumant mon triomphe aux fibres de son cœur.
Viens… »

                     Et déjà l’éclair de l’essence première,
Comme un dais, sur le gouffre, élargit sa lumière ;
Et l’œil d’Idaméel, défiant son ardeur,
A pu, d’un seul regard, sonder sa profondeur.
Qu’y voit-il ?… on ne sait… C’est l’arcane sublime !
Le dernier mot de Dieu lorsqu’il parle à l’abîme !
Et le monarque tremble, et ce front couronné,
Balthazar de l’enfer, se voile prosterné.
Sur sa lèvre d’airain toute révolte expire.
La sentence flambloie aux murs de son empiré.
Lucifer près de lui, sur le sol douloureux
S’agenouille… le Christ vient se placer entre eux,
Et poser, consacrant l’heure où tout se consomme,
Une main sur l’archange et l’autre main sur l’homme !
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Mais l’éclair infini, tout-puissant, éternel,
Même aux pieds du Sauveur dévore Idaméel ;
Il dévore avec lui, tel qu’une tombe ardente,
Les deux amants pleurés par la muse du Dante ;
Il dévore avec lui le grand sphinx et la mort,
Et Satan protégé par mille ans de remord.
En vain le peuple entier du lamentable gouffre
Redemande l’horreur de ses cercueils de soufre,

Et ses pleurs de glaçons, et ses chapes de fer…
Ainsi que le chaos a disparu l’enfer.
De cette région noire, maudite, impure,
Il ne reste plus rien, que la grande figure
Du Christ, dont les soupirs tant de fois triomphants,
N’ont conquis que la mort pour ses nouveaux enfants.
Inexorables feux ! brûlantes funérailles !!!

Alors qu’un pélican s’est ouvert les entrailles
Pour nourrir ses petits, quelquefois un chasseur
S’approche, et les lui prend sous le sang de son cœur.
L’oiseau blessé se dresse, et veut suivre dans l’ombre
Sa famille qui fuit aux mains du chasseur sombre.
Mais la blessure est large, et regardant le ciel,
L’holocauste mourant ne peut quitter l’autel.
Et sur le même roc, victime inachevée,
Son sang baigne le nid où n’est plus sa couvée,
Et s’arrête, glacé par le froid des douleurs,
Pour achever après de s’écouler en pleurs.
Et cependant ses chairs pouvaient longtemps suffire
A les nourrir en paix du paternel martyre,
Tous ces fils bien-aimés, qui venaient, tour à tour,
Lui dévorer le cœur avec des cris d’amour !
Oh ! voyez comme il souffre, à présent qu’il demeure
Tout seul, sans les enfants qu’en longs sanglots il pleure ;
Comme il souffre loin d’eux de ce tourments perdus,
De toute cette mort qui ne les nourrit plus ! -
Pour la première fois il sent dans son flanc vide,
Sur chaque fibre à nu courir leur bec avide.
Ses entrailles de père, inutile festin,
Comme un serpent coupé se tordent dans son sein.
Si du rivage ému le vent plaintif apporte


De ses petits captifs une plainte plus forte,
Son œil brille, il tressaille, écoute avidement ;
Il croit qu’on les ramène à son embrassement !
Il croit les ressaisir, et son rouge plumage
Se hérisse de joie avec un bruit sauvage,
Pour les couvrir, afin qu’ils puissent aujourd’hui
Apprendre, sous sa mort, à mourir comme lui.
Mais ils ne viennent pas…. O victime abusée !
Recouche-toi loin d’eux sur ton aile brisée ;
Sans écouter les pas du chasseur qui s’enfuit,
Sans tressaillir d’espoir au vent froid de la nuit.
Et demain, quand du jour les teintes purpurines
Viendront illuminer sur tes herbes marines
Ce sang, que l’agonie à peine peut tarir,
Referme sur ton cœur tes ailes pour mourir.
Cache, même au soleil, ta blessure profonde :
Ton martyre est trop saint pour les regards du monde !
Il voudrait, triste oiseau, te comprendre, et son œil
De tes trésors d’amour profanerait le deuil !!!

Mais bien plus lamentable est la haute victime,
Qui, ne pouvant mourir de son œuvre sublime,
Reste les flancs ouverts comme l’oiseau martyr,
Privé de ses enfants qu’on vient d’anéantir.
O sacrifice vain ! ô Rédempteur stérile !
Combien pesait alors ce calvaire inutile !
Oh ! combien grandissaient vos tourments superflus !
Combien vos bras sanglants laissaient tomber d’élus,
Que ne rattachait plus votre sainte espérance
Au lourd cercle épineux du bandeau de souffrance !!!
Vous criâtes alors : — Moi, le fils bien-aimé,
« Je reste où fut l’enfer : tout n’est pas consommé !…

« Père, j’attends ; j’attends sans remonter encore,
« Et sous ta volonté je me tais et j’adore. »

Le ciel vers vous, le ciel et tous ses habitants
Se penchèrent, et puis pleurèrent bien longtemps
Sur le grand jugement du Très-Haut ; et puis Eve,
Comme se réveillant d’un formidable rêve,
Dit sur le sein d’Abel : — Vous me l’aviez donné,
Seigneur, qu’avez-vous fait de mon fils premier-né ? —
Abel dit à son tour : — Seigneur, c’était mon frère ! —
Mais il ne parla pas pour consoler sa mère.



Les prophètes voilés gémissaient… Sémida
Que l’éclair en passant de ses feux inonda,
Avec Idaméel avait senti son âme
Et se perdre et mourir dans l’invincible flamme.
Ses larmes éteignaient les mystiques trépieds ;
Ses cheveux d’or voilaient la pâleur de ses pieds,
Et couvrant à demi la triste bienheureuse,
Ne laissaient qu’entrevoir sa beauté douloureuse.
On croyait contempler, sous ce voile flottant,
Le front décoloré du marbre pénitent,
A qui le grand sculpteur, sous sa main surhumaine,
A donné pour gémir l’âme de Madeleine.

« Idaméel ! Idaméel !
« Oh ! pourquoi suis-je remontée ?
« Dans ton dernier regard ma vie était restée ;
« Je n’avais emporté que l’espoir dans le ciel.
« Je préparais déjà ton vêtement de gloire ;
« Je voyais déjà fuir la nuit jalouse et noire,
« Devant les splendeurs du réveil.
 

« Mon âme se perdait ravie en ton image ;
« Plus heureuse que l’aigle en passant d’un nuage,
« Aux embrassements du soleil.
« Nous vivons dans l’amour mieux que dans la lumière ;
« Et je t’ai vu mourir… sans moi !
« Que ferai-je à présent de mon ciel funéraire ?
« J’étais venue à Dieu pour lui parler de toi ;
« Pour lui dire : — Mon cœur souffre une peine étrange ;
« Vos cieux me cachent le bonheur ;
« Vous ne séparez pas les deux ailes d’un ange,
« Et vous nous séparez, Seigneur ! —
« J’étais venue à Dieu, pour lui dire : — Je pleure,
« Et je l’aime ; l’espoir l’avait fait mon époux ; ’
« Notre immortalité ne veut qu’une demeure :
« Être aimé c’est avoir sa place près de vous.
« Au pied du mont Arar où nous nous rencontrâmes,
« Il m’appelait, et je l’ai fui !…
« En me créant, Seigneur, me fîtes-vous deux âmes,
« Une pour vous, l’autre pour lui ? —
« J’étais venue à Dieu, pour prier et t’attendre,
« Pour t’attendre à genoux sous ses regards sacrés,
« Comme un petit enfant près d’une mère tendre,
« Attend ses frères égarés ;
« Pour lui chanter les doux cantiques
« De l’exil où nous étions deux ;
« Les anges m’écoutaient ; je me tenais près d’eux,
« Et j’enseignais ton nom aux lyres prophétiques ;
« Afin que ce grand nom, éteint au livre d’or,
« Reparût sous mes pleurs plus radieux encor ;
« Afin de te garder une place bénie
« Parmi les purs enfants de la paix infinie.
« Leur extase n’est plus mon sort.
« Ah ! sans pouvoir mourir moi-même,

« Je sentirai toujours, sous mon beau diadème,
« Passer dans mes cheveux le souffle de la mort.
« Et je verrai pour moi se défleurir les charmes
C « De l’inaltérable séjour ;
« Et je ne saurai plus jamais d’où vient le jour ;
« Et tous les lys du Ciel pleureront de mes larmes ;
« lit mon éternité passera sans l’amour !
« L’amour, le chaste amour, extase belle et sainte,
« De l’Éden de notre âme éblouissante fleur,
« Étoile au cercle d’or de ma couronne, éteinte
• « Dans les ombres de ma douleur !
« Car près d’Idaméel Dieu ne m’a pas voulue ;
« Pardonnez-moi, Seigneur, je ne suis plus élue !!…
» Depuis qu’il n’avait pas le sien,
« J’avais prié pour lui comme un ange gardien ;
« Et je l’ai vu mourir, et tout mon ciel s’efface ;
« Et vous lui destiniez la tombe en le créant !
« N’avez-vous pu, Seigneur, puiser que le néant
« Dans les trésors de votre grâce ?
« Et les mêmes soleils s’allument pour nos yeux !
« L’orageux saint des saints a gardé sa colombe ;
« Votre droite n’a pas fait chanceler les cieux,
« Quand la gauche jetait tant d’âmes à la tombe !
« Tant d’âmes reprises deux fois
« Des bras ensanglantés de l’éternelle croix !
« Car votre fils lui-même, en sa tendresse immense,
« Osait recommencer le douloureux chemin ;
« Vous avez jusque dans sa main
« Brisé son sceptre de clémence ;
« Arraché de son front son titre de Sauveur,
« Consumé son manteau de Messie en vos flammes ;
« Et pour arrêter sa ferveur,

« Fait marcher ses pieds nus sur la cendre des âmes !
« Il combattait la mort, et vous la couronnes :
« De la couronne expiatoire ;
« Il voulait sur son cœur ses élus nouveau-nés,
« Vous jetez dans ses bras le néant pour victoire ;
« Et sa croix maintenant, arbre silencieux,
« Ne couvre qu’un tombeau plus large que vos cieux ! »

Alors du saint des saints qui se dévoile, et brille,
Sortent ces mots… « Pourquoi murmurez-vous, ma fille ?
« Le dernier cri du Fils jusqu’à nous est monté.
« Sa croix, sur une tombe, est l’immortalité !
« Pourquoi, vous confiant à la vaine apparence,
« Croyez-vous vos regards plutôt que l’espérance ? »
Et déjà remontait, plein de pardons cachés,
Le formidable éclair vers les élus penchés.
Il s’ouvre, et l’on entend, comme un appel sublime,
Faisant sept fois le tour du lumineux abîme.
Une autre voix, semblable au chant plein de douceur
D’un ange qui s’éveille en appelant sa sœur.
Et l’on suit dans son vol cette musique errante,
Comme l’aile d’un cygne et vierge et transparente ;
Tendre comme un soupir de l’amour, exhalé
Vers l’amour qui l’attend de mystère voilé ;
Pure comme l’encens d’un beau lys bleu qui prie,
Courbé sur la fontaine aux bois de Samarie.
Elle monte, et s’étend pareille aux grandes eaux ;
Embrasse l’infini d’harmonieux réseaux,
Et chaque fleur écoute, en la sainte vallée,
Ces accords inconnus, mélodie étoilée.
Et l’extase et la paix, pour mieux entendre encor,
Ont sur le même autel croisé leurs ailes d’or.


O prodige !… du fond de ces gouffres sonores
On a vu s’élancer en flottantes aurores,
Tout un monde d’élus sans cesse renaissant :
Chaque note s’envole, ange resplendissant.
Et ces notes, ces chants, ce concert séraphique,
C’est la voix du Seigneur, puissante et pacifique,
Ressuscitant, aux yeux de son peuple ébloui,
Tout ce qui dans ses feux s’était évanoui.
Innombrables essaims, phalanges rajeunies,
Flots purs d’un océan d’extase et d’harmonies ;
Peuplades d’immortels, que ne compterait pas
Toute l’immensité des nombres d’ici-bas.
Gloire !!! le sein de Dieu n’est qu’un foyer de vie
Où rien ne se consume, où tout se purifie.
Gloire !! ’. chaque être en lui prend un éclat pareil
A l’albatros planant dans le matin vermeil.
Gloire !!! ce ne sont plus ces formes désolées,
Des ombres de leur âme incessamment voilées ;
Ces cris blasphémateurs ; ces fronts aux plis brûlants,
Des foudres du Très-Haut labourés dix mille ans ;
Ces cœurs désespérés, sépulcres noirs de crime,
Dont le Christ tout entier n’a pu combler l’abîme ; ~
Dont la flamme divine est venue engloutir
Dans son orbe infini l’incertain repentir.
Ce sont de blancs esprits, des formes en prière,
Croisant sur leur sein pur leurs deux mains de lumière ;
Des cœurs resplendissants, des fronts dignes du Ciel,
Portant dans leur sourire un bonheur immortel ;
De suaves soupirs, une voix douce et tendre,
Que sans mourir d’amour l’on ne pourrait entendre.
O transport ! ô pardon ! triomphe de pitié !

De la création la plus vaste moitié,
Cette mauvaise part de l’archange rebelle,
Retrempée à sa source en sort pure comme elle :
Elle brille et renaît pour un bonheur sans fin.
L’ange tombé reprend les traits du séraphin ;
La grâce a sur son front dévoré l’anathème.
O famille nouvelle et cependant la même !
Miracle du Dieu fort au Calvaire ajouté ;
Miracle qui remplit toute la trinité !!!
Un monde n’était plus, un monde recommence.
Blanchi, transfiguré dans ce creuset immense,
Dans cet éclair sauveur, inextinguible feu,
L’enfer en ciel brillant jaillit du cœur de Dieu ;
De ce sein créateur que tant d’amour sillonne,
Gouffre où la vie en feu dans tous ses flots bouillonne,
Agitant l’infini comme un flux et reflux,
Orage rédempteur d’archanges et d’élus !!!
Il s’étend, il s’accroît, il jaillit, il s’épanche.
Les splendeurs, s’entourant d’une auréole blanche,
Semblables aux lueurs dont l’aurore en naissant
Effleure le coteau de neige éblouissant ;
Les trônes, déployant leur royauté suprême.,
Puissants et grands encore à côté de Dieu même ;
Les chérubins guerriers, sentinelles des cieux,
Qui rallument leur glaive à l’éclair de leurs yeux ;
Les vertus, écartant leur manteau d’hyacinthe
Pour laisser voir leur cœur, miroir de la loi sainte ;
Et les beaux séraphins, en triomphe élancés,
Que le cygne éternel dans ses chants a bercés ;
Rois de la grande lyre, anges de poésie,
Ouvrant pour Jéhova leurs lèvres d’ambroisie :
Tout ce peuple d’esprits, ardent, illimité,

Ce mystique univers delà mort racheté ; .
Tous ces nouveaux enfants de la vie éternelle,
Dans l’azur incréé fiers de baigner leur aile,
Reconnus par l’amour, par l’extase applaudis,
Nouant d’autres hymens dans les cieux agrandis ;
Et louant le Seigneur, et sortis de ses flammes,
Et sur un même autel brûlant toutes leurs âmes,
Autour, du saint des saints volent étincelants :
Comme autour d’un flambeau des phalènes brillants,
Comme une vision douce et blanche se lève
Sur le sommeil fleuri d’un bel enfant qui rêve ;
Comme autour de l’amra, jeune arbre au fruit vermeil,
L’amoureux colibri vole en cercle au soleil,
Enlace chaque fleur du réseau d’étincelles,
Qu’allument en passant les joyaux de ses ailes,
Ou semble s’endormir transparent, et fixé
Dans un rayon du jour par son vol éclipsé.

C’en est fait, le triomphe a remplacé la lutte.
Des générations le fleuve, dans sa chute,
Jusqu’au gouffre éternel roula précipité :
Des générations le fleuve est remonté !!!
Tel, tombé de si haut dans l’abîme qui fume,
Tout le Niagara remonte en ciel d’écume ;
Il échappe à la nuit qui vient de l’absorber,
Il remonte plus grand qu’on ne l’a vu tomber.
Prismes superposés, vaste amas de mirages,
Joignant le gouffre aux cieux et la roche aux nuages ;
Babel de visions dont se peuplent les airs ;
Brouillards dont la lumière a fait un univers.
L’œil compte, en poursuivant les radieux fantômes,
Autant de diamants que le fleuve a d’atomes.
Dans l’éblouissement de ces rayons épars,

Il voit surgir, passer, flotter de toutes parts
(Ébauches qu’en leur vol la fantaisie achève,
Architecte changeant de son humide rêve),
Des forêts aux rameaux ruisselants, dont Ophir
Semble avoir coloré les feuilles de saphir ;
Et de beaux coursiers bleus qui s’élancent limpides,
Avec le grand collier de leurs perles liquides ;
Et des soldats de brume, en légers tourbillons,
Des feux de l’arc-en-ciel armant leurs bataillons ;
Et des fleurs de cristal, et de pâles trophées,
Et les cercles tournants de la danse des fées ;
Et les gnomes d’opale, et les psylles trompeurs
Prêtant leurs cheveux d’or aux franges des vapeurs.

O bienfait plus puissant qu’autrefois la parole !
La fleur du Paradis, en doublant sa corolle ;
Enivre chastement d’un parfum enchanté
L’homme et l’ange complets pour la félicité.
Un saphir plus ardent luit aux célestes voûtes.
Chaque âme s’éblouit de la splendeur de toutes.
Jéhova !!! grand artiste à notre encens offert
Qui pour doubler ton œuvre en retranches l’enfer !
Bienfaiteur qui guéris la blessure cruelle
Que la mort avait faite à l’âme universelle !!!
Jadis tu fis de rien ton univers géant,
Mais le mal est plus loin du jour que le néant ;
La résurrection est plus que la naissance.
Tu n’avais en créant qu’essayé ta puissance ;
Tu n’avais que jeté le premier fondement
D’une œuvre dont ce jour est le couronnement.
Tu n’avais, moissonneur, que préparé le chaume
Pour le plus bel épi de ton flottant royaume : .
Sois béni ! .. toute chute a remonté vers toi ;

Tu peux dire à présent. Mon ouvrage c’est moi.
Tu fais voir qu’il était un but à la souffrance :
Terme le plus lointain du vol de l’espérance,
Donnant pour point d’appui le pardon absolu
A l’âme rachetée, à l’être réélu.
L’enfer bornait le Ciel ; le mal le bien suprême :
Je crois voir l’infini se compléter lui-même.
Tu peux, triomphateur, repliant tes drapeaux,
Plus qu’après les six jours rentrer dans ton repos.
Oui, ton dernier bienfait n’est voilé d’aucune ombre :
Ce bienfait est le mot des énigmes sans nombre ;
II explique le temps, l’homme, l’éternité,
Il t’explique toi-même en ta divinité.
Ce bienfait apparut à l’œil des Zoroastres,
Écrit pour l’avenir sur la clarté des astres ;
Et je comprends ensemble et la cause et l’effet,
Alors que je t’admire à travers ce bienfait.



Éloïm le premier, dont l’amour les contemple,
De la Jérusalem céleste ouvrit le temple
Aux adorations des nouveaux rachetés.
Les astres, proclamant leurs noms ressuscites,
Du fond de l’infini pour les voir accoururent.
Des arsenaux divins les foudres disparurent,
Ou transformés d’eux-même en ineffable don,
Devinrent des soleils rayonnant de pardon.
Aux saints frémissements des transports qu’ils éprouvent,
Tous les cœurs séparés pour jamais se retrouvent.
Chaque ange heureux embrasse, aux pieds du Tout-Puissant,
Ce qu’il perdit coupable et revoit innocent.
Lucifer triomphant vient, libre de ses voiles,
Éclairer les cieux même à son bandeau d’étoiles.

Eve contre son sein a pressé deux Abel ;
Sémida chante et suit le vol d’Idaméel.
Chastes époux qu’enfin le même ciel rassemble,
Comme deux eiders blancs qui voyagent ensemble,
Ils traversent l’azur des orbes lumineux.
Devant la sainteté des ineffables nœuds,
Cléophanor se lève, et sa voix paternelle
Dominant tous les chants de la fête éternelle :
« Je n’ai pu sur l’Arar ensemble vous bénir ;
« La terre n’avait pas d’autel pour vous unir,
« Mes enfants… et les cieux étaient la basilique
« Où devait s"achever votre hymen symbolique.
« Toi, ma fille, si grande au moment du trépas,
« Eve des derniers jours qui ne succomba pas !
« D’un mortel tout-puissant adorée et servie,
« Aux foudres d’Éloïm quand tu donnais ta vie,
« Ton martyre fécond renfermait dans son sein
« Un prodige nouveau plus immense et plus saint.
« Et déjà de l’exil où gémissaient, tant d’âmes,
« Ta palme en s’allumant faisait pâlir les flammes.
« Car du Dieu créateur doux et puissant bienfait,
« LA FEMME a dû guérir le mal qu’elle avait fait.
« Car autant que les cieux, éternelle et profonde,
« Un âme, en ses vertus, peut racheter un inonde !
« Oui, de deux infinis lien mystérieux,
« Tu fus prédestinée à ton sort glorieux.
« Oh ! ma fille ! c’est toi, c’est toi qui, la première,
« Osas plaindre la nuit, au sein de la lumière ;
« Tu vins vers le Sauveur, tu sondas en esprit
« L’abîme de clémence au cœur de Jésus-Christ.
« Quoique voilé de pleurs durant nos blanches fêtes,
« Ton regard vit plus loin que l’œil de nos prophètes.
« Ainsi qu’à ta guirlande, emblème de douleur,

« A l’arbre des enfers l’espérance eut sa fleur.
« Et dans les champs si beaux de la sphère étoilée,
« La récolte de Dieu par l’amour fut doublée. »
Il dit… Le vol léger des deux époux bénis
Se perd dans le Seigneur qui les a réunis.
Leurs cœurs sont embaumés de bonheur et de myrrhe ;
Dans ces cœurs transparents le firmament se mire,
£t n’y rencontre pas un seul amour moins pur
Que les feux constellant sa coupole d’azur.



Cieux, chantez ! car du fond de l’œuvre expiatoire
Le Fils qui manquait seul à la sainte victoire,
Remonte vers le Père ; il vient, Emmanuel,
Prendre la place vide au sein de l’Éternel.
Les heures d’agonie à son front resplendissent,
Les sept palais divins d’eux-mêmes s’agrandissent.
Il monte au premier ciel par de vivants chemins,
Échelle de soleils échappés de ses mains ;
Et chacun des degrés que l’infini seul compte,
Rayonne de splendeur moins que le pied qui monte.
Oh ! qui commencera l’hymne du Fils vainqueur ?
La mère immaculée ayant sa harpe au cœur.


MARIE.


« Gloire au triomphateur ! Gloire à l’agneau fidèle !
Il vient revivre en moi, sur mon sein maternel.
Quand chaque mère avait son premier-né près d’elle,
Qu’il manquait, sans mon fils, de bonheur dans le Ciel !
Je veux, comme une vigne en fleurs, après l’orage,
Répandre doucement la fraîcheur et l’ombrage
Sur les pieds fatigués de mon unique

enfant.
Je veux qu’environné de sa grande famille,
Le regard de sa mère brille,
Comme une. vive étoile à son front triomphant. »



Et le fils remontait ; et l’hymne de délice
Des fleurs du second ciel enivre le calice.
Salomon, de Saba reçut moins de présents,
Que le plus humble lys n’envoie au Christ d’encens.
D’une rosée en feu l’hyacinthe étincelle ;
Le baume du diphise en filets d’or ruisselle ;
L’hélianthe, s’ouvrant dans toute sa beauté,
A d’un fleuron de plus orné sa royauté ;
Et LA GLOIRE DU MONDE enlace ses spirales
Aux groupes embaumés des roses sidérales,
Qui tournent vers le jour venu d’Emmanuel
Leur beau calice où dort une perle de miel.
Les anges de la mort dans ces splendeurs nouvelles
Viennent laver le deuil étendu sur leurs ailes,
Et chantent pour le Fils, quand l’ineffable bain
Retrempe de clartés leur corps de chérubin.


LES ANGES DE LA MORT.


« Gloire ! le sang divin marque toutes les âmes ;
Sa pourpre vient blanchir le front du réprouvé.
Son torrent rédempteur éteint la mer de flammes ;
Au déluge de sang tout l’abîme est lavé.
Quand l’éternelle mort, sous tant de funérailles,
Portait stérilement un monde en ses entrailles,
Le Fils aidé du Père y plongea son bras fort ;
Et cherchant, jusqu’au fond de leurs replis, sa proie,
De ce bras vivant qui foudroie,

Reprit l’enfer au sein marâtre de la mort. »



Et le Christ remontait ; il monte, il monte encore !
Et du troisième ciel c’est la plus belle aurore.
Comme d’un seul carquois les traits au loin lancés,
Ses familles d’élus, volant à flots pressés,
Prosternaient à ses pieds la paix qui les inonde,
Simples comme la fleur, immenses comme un monde ;
Et de la charité l’ange toujours priant
.Tétait à pleines mains ses palmes d’Orient.
Et les petits enfants, têtes blondes écloses
D’un matin s’envolaient de leurs touffes de roses ;
Et parmi les saints rois, leur chœur passait flottant,
Nid d’alouette au fond des blés mûris chantant.


LES PETITS-ENFANTS.


« Gloire à l’enfant Jésus, à ce jour que sur terre
L’archange Gabriel nous avait tant promis,
Lorsqu’il vint, dans la nuit, sur ce dernier mystère
Entr’ouvrir notre cœur et nos yeux endormis.
Gloire à toi, doux Jésus ! nouveau-né de Marie !
Nous sommes un bouton de ta tige fleurie.
Nous tous, dans nos berceaux portés à l’enfant-roi -,
Petits oiseaux, bénis pour chanter tes louanges ;
Feux cachés sous l’aile des anges ;
Lucioles du ciel pour briller devant toi. »



Et le Christ remontait ; et le vol des cantiques
Rallumait, en passant, tous les joyaux mystiques
Du quatrième ciel, et ses arcs éclatants

Comme un croissant qui tremble au front brun des sultans,
Portiques de saphirs dont la chaîne s’allonge
Jusqu’où de l’Éternel l’œil sans limites plonge ;
Cintres où vient briller, dans son séjour natal,
Comme douze astres d’or, l’urim sacerdotal.
L’urim où tant de rois, sur l’épliod du grand-prêtre,
Regardaient à genoux l’invisible apparaître ;
Et serpenter l’oracle aux veines de l’onyx,
Et le sort caché luire aux feux du sardonyx.
Livre où Joad faisait passer, en mots de flamme,
Tout l’avenir vibrant aux échos de son âme.
Livre ouvert pour le juste en toute sa clarté,
Mais que l’œil du méchant couvrait d’obscurité.
Le dieu vainqueur passait sous ses arcs magnifiques,
Ceint du bandeau pourpré des princes séraphiques.
Ayant brisé la coupe où son orgueil a bu,
Idaméel, lion de la grande tribu,
Se lève ; sa pensée et rajeunie et pure,
Flamboie à son beau front avec sa chevelure ;
Signe phosphorescent de puissance-et de foi,
Couronne du génie à sa tête de roi.


IDAMÉEL.


« Gloire ! je puis chanter l’ineffable délire,
L’extase de l’amour qui me sert de remord.
L’hymne d’Idaméel ne brise plus la lyre,
Le nom d’Idaméel ne donne plus la mort.
Nombreuses nations, dont j’étais le prophète,
Nulle de vous ne manque à l’angélique fête
Qu’aux élus du pardon donne l’éternité.
Miracle lumineux que tout regard contemple.
Quand Dieu vous montre dans son temple,

Pour miracle plus grand mon cœur ressuscité ! »



Et le cinquième ciel, sur la route bénie,
Ouvrait au (ils vainqueur sa sphère d’harmonie.
Où, comme sept esprits de Dieu même exhalés,
Flottent dans leur berceau les chœurs des sons ailés :
Coupole qui frémit radieuse et chantante ;
Cloche infinie, aux mains du Seigneur palpitante ;
Orgue que font vibrer les souffles tout-puissants ; -
Comme, aux nuits de Noël, chante à travers l’encens
Ce grand dôme, moins près des humains que de l’ange,
Qu’à la hauteur de Rome éleva Michel-Ange.
Et l’amante, bercée en son enchantement,
Sur les prés embaumés qu’inondent mollement
Les fleurs de l’ibéride et de la blanche vigne,
Neige du Paradis où dort son vol de cygne ;
L’amante de sa voix vient unir la douceur
Au chant des séraphins qui lui disent : — Ma sœur ! —


MADELEINE.


« Gloire ! et que du combat notre hymne te repose !
Ta bien-aimée attend, viens, tu l’admireras ;
Viens, nous parfumerons d’amour tes pieds de rose,
Et sur le cœur qui veille, agneau, tu dormiras.
Ton front est sorti blanc et vermeil de l’épreuve.
Dénouant à genoux sa ceinture de veuve,
Jérusalem se baigne en des flots de fraîcheur ;
Enlace à ses cheveux la perle immaculée,
Et dans la céleste vallée,
Jette à tes lys en deuil des soleils de blancheur. »




Et le Christ, à plein vol, au sixième ciel passe.
L’hymne de Madeleine a brillé dans l’espace,
Reflet mystérieux du regard bien-aimé,
Plus que les Chérubins du cortège enflammé.
Chaque âme a son accord, chaque cri son extase ;
Tout pleur sort diamant de l’amour qui l’embrase.
Salut, Emmanuel ! Emmanuel ! printemps
De l’année éternelle aux parvis éclatants ;
Tout l’Eden, effeuillant ses mystiques corbeilles,
Comme un bel arbre en fleurs sur un essaim d’abeilles,
Répète Emmanuel ! avec tes chants d’amour,
Des délices du ciel ce grand nom fait le tour !
S’illumine en passant des feux de l’auréole,
Comme, sous un éclair, un jeune aigle qui vole ;
Et de ce vol immense, arc-en-ciel triomphal,
Couvre l’arche, voguant sur la mer de cristal.
A travers les palmiers consacrés aux prophètes,
A travers tous les chœurs des immortelles fêtes,
De phalange en phalange et d’autel en autel,
L’immensité répond au nom d’Emmanuel.
Il éclate adoré de lumière en lumière :
Ame des encensoirs où flotte la prière,
Chanté sur le kinnor, jeté de ciel en ciel,
Des clairons de l’archange aux sept voix du Nébel ;
Nom toujours plus sacré, nom toujours plus sublime.
De la crèche à la croix, de la croix à l’abîme,
Et de l’abîme au saint des saints, où son essor
A chaque ascension rapporte un monde encor.
Et comme ivre de joie, a ce nouveau baptême,
L’orbe de l’infini tournoyant sur lui-même,
Chante et fait ondoyer sa ceinture de feu,
Zodiaque éternel plein des signes de Dieu.

Et Lucifer, paré de ses splendeurs natales,
Debout sur les saphirs, qu’on a jetés pour dalles
Aux degrés du lieu saint, rend à sa harpe d’or
De ses hymnes perdus l’harmonieux trésor.


LUCIFER.


« Gloire ! ma jeune voix n’a plus de chants funèbres,
Je reprends aujourd’hui l’hozanna commencé
Avant que sur mon cœur, épris de ses ténèbres,
L’enfer de dix mille ans, jour à jour, eût passé.
Leur souvenir se perd dans mon hymne d’extase.
La place où fut l’abîme à la croix sert de base :
Arbre qui jusqu’à nous, de douleur en douleur,
A travers l’infini vint plonger sa racine ;
Et qui devant Dieu seul incline
Ses grands rameaux d’élus dont l’archange est la fleur. »



Et le Fils, comme après le terrestre calvaire,
Vient s’asseoir pacifique à la droite du Père ;
Et colombe de feu, l’Esprit éblouissant,
Au triangle incréé du Père au Fils descend.


ÉLOÏM.


Magnifique présent ! brillante renaissance !
L’ange n’est plus jaloux de l’homme racheté.
Ton peuple, ô Jéhova ! doit à la triple essence
Du salut des enfers toute la majesté.
Et dans l’immensité gracieuse et fleurie,
Il n’est plus d’exilés qui pleurent la patrie !
Tes deux créations n’ont qu’un même jardin :
Comme deux lotus bleus sous l’onde cristalline,

       Deux aurores sur la colline,
Deux orients jetés dans le céleste Éden !


SÉMIDA.


Mon rêve est accompli… Sainte métamorphose !!!
De ma vie, ô Seigneur, tu me rends la moitié.
Le bûcher des douleurs a son apothéose ;
.le lisais l’avenir écrit dans ta pitié !
J’enlevais, dans l’espoir qu’on appelait démence,
La borne où ta justice arrêtait ta clémence.
Je devançais le vol de cet hymne au saint lieu ;
J’agrandissais le jour que ton regard colore ;
Dans mon cœur je sentais éclore
Le beau lys du pardon sous l’haleine de Dieu.


LE CYGNE DU CIEL.


Et Jacob entouré de ses vignes fécondes,
Vient compter tous ses fils au seuil de ta maison.
Ton nouvel univers n’a que des cieux pour mondes ;
L’âme de l’infini n’a qu’un seul horizon !
Et tu ne choisis plus dans ta belle famille,
Qui, comme un sable d’or, sous ton trône fourmille ;
Et tu te réjouis dans ton sein paternel,
Lorsque, ébloui d’amour, se fixant sur toi-même,
Ton œil au triangle suprême
En lettres de soleils lit : SALUT ÉTERNEL.



FIN.