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Chant quatrième — Idaméel

 
Monté, d’un seul élan, jusqu’au faîte du crime,
Idaméel alors régnait au sombre abîme ;
Idaméel, prophète et roi triomphateur,
Des troupeaux de la nuit formidable pasteur ;
Et dont la main forgea, la trempant de bitume,
Sa houlette d’airain sur l’infernale enclume.
Homme, il dompta l’archange, et du poids des damnés
Écrasa les démons à servir condamnés. ;
Il les subjugua tous. Pour eux, au noir empire,
L’air est plus dévorant depuis qu’il le respire ;
L’océan de colère a des flots plus enflés,
La terre de la mort des rocs plus désolés ;
Et, voulant que la haine y trouve plus de flamme,
Il jette à tout bûcher une part de son âme.
Dans cette âme en ruine un monde se mouvait
Sous ses cheveux flottants son grand front s’élevait,
Tout pareil à ces fronts dont un siècle s’étonne,
Qui portent la pensée ainsi qu’une couronne :
Couronne qu’en tremblant souvent nous adorons !

Diadème montrant des foudres pour fleurons !
Sur la terre, autrefois, qu’il souleva de voiles,
Lorsqu’il interrogeait le char aux sept étoiles !
Oh ! quel rêve, égarant ce nouveau Lucifer,
Ébaucha, sous le Ciel, son âme pour l’enfer ?
Ce fut l’orgueil… Son cœur, dont l’orgueil est la vie,
Est fait d’un seul rocher sur qui l’enfer s’appuie !
Et son regard toujours semble opposer, plus fier,
A l’éternelle nuit un éternel éclair !
On sent, de son destin pénétrant le mystère,
Qu’il fallait ce regard pour voir mourir la terre.
On sent, l’œil sur le sien, qu’avant le grand adieu
Cet homme, face à face, a dû combattre Dieu !
Et que, pour accomplir jadis un tel naufrage,
Un souffle surhumain a traversé l’orage !
Nul artiste jamais n’aurait rêvé plus beau
Un ange de la mort posé sur un tombeau
Aux neuf cercles maudits, tout le craint et l’adore ;
Chaque fleur des enfers sous son œil veut éclore.
Il a pris, pour lui seul, aux Séraphins tombés,
Aux anges ses sujets, sous son sceptre courbés,
Ce qu’ils avaient gardé de leur ancienne gloire ;
II a pris aux vaincus son manteau de victoire.
Mais cette beauté voile un génie infernal
Qui peut tout ce qu’il veut, et ne veut que le mal ;
Cette fausse beauté, fascinant privilège,
Ressemble au grand oiseau blanc, plus blanc que la neige,
Qui de l’Himalaya vient raser le contour :
On le croirait un cygne, et ce n’est qu’un vautour.

Ce roi, des monts tonnants renouvelle les laves.
Dieu n’a pas plus d’élus qu’Idaméel d’esclaves !

Chaque jour son regard fait les dénombrements
Des damnés, peuple immense à compter par tourments.
Minotaure superbe errant de crainte en crainte,,
Seul, il sait les détours du brûlant labyrinthe.
Il connaît tout poison à ; ses fils apporté ;
Il connaît tes secrets de leur songe agité.
Dirigeant les fléaux, sondant les sépultures,
Il a refait, trois fois, le code des tortures ;
Mais, réglait les tourments d’ans leur infinité,
Il cache à tous le sien qu’il n’a pas inventé !
A son front menaçant nul m’en peut voir la marque :
L’orgueil absorbe tout sur ce front de monarque.
Devant ses noirs sujets roi toujours plus puissant,
La pourpre du manteau leur dérobe le sang ;
Et lorsque, à son tour, Dieu brise ce fort athlète.
La hauteur du combat leur cache la défaite !

Dans l’empire des pleurs, tel est Idaméel ;
Ses pieds se sont promis d’escalader le Ciel.
Tel est Idaméel, roi vainqueur de l’archange.
Le maître avait changé dans l’ombre où rien ne change ;
Dans cette ombre où naguère un combat éclatant
D’une seconde chute avait marqué Satan.

Quelquefois un vaisseau signale au loin la trombe,
Qui lui creusait déjà sa tournoyante tombe.
Il ne recule point, et son hardi compas,
De la lutte qui vient mesure tous les pas.
Il ne recule point, il a vu d’autres guerres ;
Il démasque, à la fois, ses trois rangs de tonnerres,
Et, contre les périls de l’orage ennemi,
S’arme d’un autre orage en son sein endormi.

Bientôt, plus près de lui, la trombe tourbillonne.
Diminuant la mer pour bâtir sa colonne,
Le prodige terrible, en ses humides flancs,
Élargit les fureurs de ses orbes roulants.
Il envahit l’espace, et ses ondes hautaines
Du navire, à ses pieds, voient ramper les antennes.
Mais le navire tonne, et le géant marin
Reçoit au cœur le choc de cent globes d’airain.
Chaque boulet lancé sur la trombe écumeuse,
Privant d’un arc-en-ciel sa ceinture brumeuse,
Disperse dans les airs son magique appareil :
D’un voile de fumée il la cache au soleil,
Et le long de ses flancs, par vingt blessures blanches,
Fait écouler sa vie en larges avalanches.
Et toujours le vaisseau verse, à coup plus pressé,
Sa foudre intarissable à l’ennemi blessé.
De la trombe, à grand brait, s’écroule enfin la masse ;
Le fond de l’Océan remonte à sa surface,
Et son sein paternel dans ses flots bleus reprend
Sa gigantesque fille épanchée en torrent.
C’est ainsi que l’enfer, après la grande lutte,
De Satan dans son ombre avait caché la chute ;
Et, tel que le vaisseau vainqueur du haut écueil,
Idaméel voguait sous le vent de l’orgueil.

Mais, parfois égaré dans de sombres alarmes,
Et portant dans ses yeux des abîmes de larmes,
On voyait, pâle et seul, le triste souverain
Parcourir du regard, sur trois tables d’airain,
Sa grande histoire à lui que l’enfer ne peut lire,
Que sa main, jour à jour, voulut jadis écrire,
Pour l’emporter après, n’importe dans quel lieu :

Seul débris de son âme épargné par le feu.
Oh ! quels espoirs détruits, quelles blondes pensées
En hydres sur son cœur maintenant enlacées !
Que de trésors de pleurs dans ces lignes cachés !
Que de morts éternels sur cet airain couchés !
Son œil ne peut compter, aux pages infernales,
Tous les spectres vengeurs sortis de ces annales :
Ministres d’épouvante évoqués pour punir,
Actions d’un passé qui créa l’avenir !
Oh ! pour Idaméel, lugubres, imposantes,
Que ces pages de fer à lire sont pesantes !
Aujourd’hui son regard y cherche ton nom seul,
Comme un joyau caché dans les plis d’un linceul,
Sémida, Sémida ! toi, jeune ange charmante !
Toi, du roi de la nuit, ô radieuse amante,
Dont ces tables d’airain lui montrent déroulés
Les beaux jours d’innocence avec les siens mêlés !
Toi qui brillas jadis sur ses sentiers funèbres,
Sans ouvrir au soleil son âme de ténèbres ;
Son âme révoltée et que l’orgueil perdit,
Où l’amour brûle encor comme le feu maudit..
Jeune sainte !… pour toi quel orageux hommage !
Que de cendres du cœur autour de ton image !
Il croit qu’en tourmentant ce stérile chaos,
Un monde, plein de toi, sortira de ses flots :
Création à lui, création suprême,
Montrant ce qu’est l’amour d’un damné, quand il aime.
Quelquefois il voudrait, bien plus amant que roi,
Aller combattre Dieu pour ne vaincre que toi ;
Dans ses bras frémissants emporter sa victoire ;
Regagnant, à plein vol, la nuit profonde et noire,
Reparaître aux enfers avec ce cher fardeau ;

Nouer à tes cheveux l’or du royal bandeau ;
Et, posant sur ton front une main souveraine,
Dire : —A genoux, maudits ! cet ange est votre reine ! —
Mais quelquefois ton nom, sur ce bronze gravé,
Jette un second enfer au sein du réprouvé.

« O Sémida ! dit-il, du fond de mon veuvage,
« Que je hais de ton ciel le lumineux servage !
« Jamais ton dieu sous lui n’a pu me voir plier,
« Et mon genou d’airain ne sait pas supplier !
« Tandis qu’on te voyait pleurer et te soumettre,.
« En tombant dans ces feus je m’en rendais le maître !
« Près de tan Éloïm, sois heureuse sans moi ; .
« L’enfer que j’ai conquis me console de toi.
« Mon regard sur ce livre aime à compter encore
« Tous les pas que je fis vers la nuit sans, aurore,
« Avant que ton trépas, triste et dernier revers,
« Avec toi dans la tombe entraînât l’univers.
« Sois heureuse sans moi, fille inconstante d’Eve !
« Et toi qui, pour nous deux, ainsi qu’un double rêve,
« As créé de ta main le ciel et les enfers,
« Tyran que j’épouvante en agitant mes fers ;
« Toi qui pouvais courber les creux et non mon âme,
« Pour triompher de moi tu vainquis une femme.
« Je vis sous ton courroux la terre s’engloutir ;
« Parce que j’y régnais tu vins l’anéantir.
« Mais je ne crains plus rien de toi, maître adorable !
« Ton amour, par bonheur, fit l’enfer plus durable,
« Et mon trône, à présent, de haine cimenté,
« Comme le tien pour base a pris l’éternité.
« Sur ce trône orageux je suis monté sublime,
« Tout aspergé du sang et des pleurs de l’abîme :

« A son prince vieilli l’enfer m’a préféré.
« Réprouvé « ans vigueur, démon dégénéré,
« Rien n’avertissait plus ici de sa présence ;
« Je savais mieux haïr, c’était là ma puissance.
« Tout ce qui te maudit m’a choisi pour son roi ;
« Adam tomba sous lui, Satan croule sous moi :
« Retour juste et terrible, irrévocable échange,
« De son jardin brûlant j’ai dépouillé l’archange,
« Et, du tout de sa gloire enfin précipité,
« La vengeance du monde est dans ma royauté.
« Que Lucifer vaincu t’invoque dans la poudre- !
« Que son cœur, rencontrant le remords sous ma foudre,
« Te demande aujourd’hui sa grâce ou le trépas !
« Étrange adorateur que tu n’attendais pas !!…
« Moi, je n’ai qu’un seul cri, c’est un cri de blasphème ;
« En tel lieu que je sois, je suis toujours le même ! .
« Salut, ardente nuit qui remplaces nos jours !
« Tous nos soleils sont morts, tes feux vivront toujours.
« Antres plus embrasés qu’un volcan du Pélore !
« Hydres que mon sourire aux enfers fait éclore !
« Noirs palais, lacs de soufre, océans dont les flots
« Battent d’un choc tonnant les portes du chaos !
« Rochers où le vautour voit flamboyer son aire !
« Forêts de dragonniers qu’écharpa le tonnerre !
« Régions de malheur, sol de pleurs imprégné,
« Sombre et seul univers où Dieu n’ait pas régné,
« Salut !… Trop à l’étroit jadis dans mon empire,
« A mon sceptre aujourd’hui l’infini peut suffire !! »

Il dit, et dans l’horreur de ce feu corrosif,
Un long pli sinueux sur son front convulsif
Le dément… Dans la nuit où Dieu le précipite,

Le gouffre de son âme est l’enfer qu’il habite : .
Mais il n’y règne pas. Source de châtiments,
C’est un autre infini rempli par ses tourments !

*


Un démon s’élevait entre les plus sinistres
De ceux que le monarque avait pris pour ministres :
C’était le sphinx, le sphinx multiple et colossal,
Du suzerain funèbre insidieux vassal ;
Perdu dans les détours de son oblique route,
L’emblème de l’énigme et le démon du doute ;
Et qu’autrefois l’abîme au gré de son désir,
Vomit à la lumière afin de l’obscurcir.
Quand l’Égypte oubliant ses splendeurs disparues,
Pour avoir plus de dieux dételait ses charrues,
Devant le temple immonde il eut sa part d’encens,
Monstre d’airain au seuil des monstres mugissants.
Des tombeaux de Luxor constante sentinelle,
Gardien de la mort, plus mystérieux qu’elle,
Il étonna le monde, et la Grèce mille ans
S’effraya des secrets qu’il couvait sous ses flancs.
Troubler le cœur de l’homme était sa seule étude ;
La foi sous son regard mourait d’incertitude ;
Et le soleil lui-même, en sa course arrêté,
Semblait en l’écoutant douter de sa clarté.
Il lutta contre OEdipe, autre funeste emblème,
Marqué d’obscurités comme le sphinx lui-même.
Dans les murs de Karnack, des dieux morts sous son œil
Il dorait la momie ou sculptait le cercueil.
Athée à triple forme, aigle, lion et femme,
Bronze qui palpitait sans se chercher une âme,

Il s’écriait alors : — « L’infini n’est qu’un nom !
« Je suis la seule voix qui fait parler Memnon.
« Pourquoi prier, pourquoi, vous insensés, vous sages,
« Envoyer au néant vos éternels messages ?
« De tant d’astres épars Dieu n’est point le lien.
« Les cieux sont un rideau qui ne vous cache rien.
« Jamais rien de réel n’habita vos royaumes ;
« Vous n’avez en tout lieu que le choix des fantômes.
« Et cent mille autres sphinx, dont je deviens jaloux,
« Vous disent triomphants : — Mortels, que savez-vous ?
« Le doute est le seul dieu dont la voix leur réponde ;
« Car les vents du chaos ont soufflé sur le monde.
« O poètes ! pourquoi faire mentir vos vers ?
« Ce rêve tournoyant qu’on nomme l’univers,
« Vous parle mon langage, et sa grande ombre errante
« Attache à tous les cœurs l’énigme dévorante.
« Assemblage confus d’atomes imparfaits,-
« Cet enfant du hasard en a pris tous les traits.
« Si pour contempler l’homme on quitte la nature,
« L’énigme déplacée en devient plus obscure.
« Et ma multiple forme, au sourire moqueur,
« Est moins inexplicable encor que votre cœur,
« Que ce cœur inconstant, mystère qui vous lasse,
« Tantôt flamme ondoyante et tantôt roc de glace ;
« Fruit d’un ver sillonné, fleur douteuse du soir
« Qui parmi ses parfums laisse envoler l’espoir ;
« Phare aux reflets trompeurs ; sombre écueil sous la brume,
« Et que les passions couvrent de leur écume ;
« Autel changeant de dieux à chaque pas du temps ;
« Creuset où tout devient poussière en peu d’instants ;
« Mon regard étonné voit, s’il veut y descendre,
« S’évanouir dans l’air ce problème de cendre. » —

Et depuis ce moment le sphinx n’a pas changé,
Il doute de l’enfer où Dieu l’a replongé !

Il vient vers le monarque et dit : — « L’anniversaire
« Du jour où tu vainquis Satan ton adversaire,
« Approche, et tout l’empire attend, en ce moment,
« La fête consacrée à ton avènement.
« Tes ordres, mi des rois, pour cette fête insigne ? »
Le roi me répond pas, se lève et fait un signe ;
Et soudain, la moitié de l’empire des pleurs,
Dépouillant pour neuf jours ses rougeâtres couleurs,
Se revêt de palais, de clartés et d’ombrages,
Des gouffres ténébreux éblouissants mirages.
La voix d’Idaméel, verbe jouissant du mal,
A créé pour neuf jours un Éden infernal,
Dont sa main chassera la foule désunie,
Avec un glaive ardent, la fête étant unie !
Là se déploie au loin, dans.toute sa hauteur
Et superbe aux regards, l’âme du créateur ;
L’âme du sombre Maître en son œuvre venue,
Splendide et forte et grande et de Dieu seul connue ;
Et qui pouvait répandre, en secouant ses fers,
Assez d’enchantements pour parer les enfers.
Mais ces enchantements, ce monde qu’elle invente,
Renferment dans leur sein des germes d’épouvante,
Des semences de mort dont l’éternelle nuit
Dans son air sépulcral verra mûrir le fruit.

Fière de sa beauté qu’elle montre à l’aurore,
Ainsi Constantinople, en reine du Bosphore,
De son front couronné de coupoles d’étain
Allume l’incendie aux flammes du matin,


Le voyageur s’arrête, il contemple en silence
L’image des sept tours que Marmara balance ;
Et par delà ses flots l’Olympe radieux,
Mont sublime qu’Homère emporta chez les Dieux ;
Et ces champs de cyprès, semés de blanches tombes,
Où le cygne se mêle au vol bleu des.colombes ;
Ces ’marbres, ces granits, ces bronzes dentelés,
Ces kiosques transparents de « verdure voilés ;
Ces dômes colorés, tout baignés de tanière
Et courbant dans l’air pur leurs arcs-en-ciel de pierre ;
La fontaine mauresque et le concert flottant
Des caïques pourprés sur le golfe éclatant ;
Jardins, vergers, palais, ondoyant labyrinthe,
Que presse le soleil de sa brûlante étreinte ;
Tout l’éblouissement du luxe oriental ;
Trèfles, croissants vermeils et globes de métal,
Se mirant dans les flots comme un groupe d’étoiles ;
Murs pailletés d’argent ainsi que de grands voiles ;
Phares multipliés, terrasses en festons ;
Arabesques courant sur l’émail des frontons ;
Bazars où s’ombrageant du palmier des collines,
Fumant leurs pipes d’ambre au son des mandolines,
Sur leur front dédaigneux les filles d’Yémen
Gardent de la beauté le type surhumain ;
Et les hauts minarets dominant les platanes
Qui jettent leur fraîcheur aux amours des sultanes ;
Et le sérail montant de degrés en degrés
Avec ses flèches d’or -et ses balcons dorés ;
Constantinople enfin !!! sous des berceaux de rose
S’éveillant au matin, pour son apothéose.
Reine de l’Orient, qui doit sa royauté,
Ainsi qu’une odalisque, à sa seule beauté.

Nous montrant dans son sein des monts, des mers profondes,
Lien resplendissant qui réunit trois mondes ;
Ville de feux taillée aux flancs d’un grand saphir ;
Vaisseau que berce à l’ancre un éternel zéphyr !
Riche apparition, magnifique spectacle
Dont la terre deux fois n’a pas vu le miracle !…
Mais ces murs, ces jardins, tout ce luxe enchanté,
Renferment les muets de la fatalité ;
Et ces sombres sultans que leur garde dépose,
Dont le divan d’azur sur un sépulcre pose.
La coupe du banquet s’y couronne de sang.
La peste, fécondée aux rayons du croissant,
Y voit sous des lambeaux croupir la multitude,
Au fond des lazarets et de la servitude.
Sur ce sol diaphane, orné de palais d’or,
Aux bras du meurtre impur la débauche s’endort,
Élevant ses vapeurs, sous le frais sycomore,
Comme le lac fumant où tressaille Gomorrhe.
De la flotte au sérail, du bazar à la tour,
Le Despotisme ouvrant ses ailes de vautour,
Assombrit de terreur l’éclat de ce rivage.
Dans ce grand nid de fleurs il couve l’esclavage,
Ou se dresse, écrasant son stupide troupeau,
Ainsi qu’un dieu d’airain debout sur un tombeau ;
Et l’aga vient mêler des corbeilles de têtes
Aux fruits de l’oranger que l’on verse à ses fêtes :
Fêtes que le sultan ironique et cruel,
Ordonne en souriant ainsi qu’Idaméel.

Bientôt des réprouvés l’orgie en feu commence.
Elle agrandit au loin son cercle de démence,
Et les treize cités que l’enfer réunit,

Dressant sur les rochers leur spectre de granit,
S’émeuvent ; et chacune, en la fête ondoyante,
Vomit, de ses vieux flancs, quelque pompe effrayante.
Et chaque nation cherché en son souvenir,
Quelle infernale joie elle lui doit fournir.
L’Inde y conduit ses dieux, dans leurs métamorphoses
Écrasant sous leur char des femmes et des roses.
Le Mexique sanglant chante, et cède à grand bruit
Sa fête du soleil à l’éternelle nuit.
Axum y voit passer, pompe abyssinienne,
Ses vierges se voilant sous des masques d’hyène.
Le Nord vient y jeter, profond comme une mer,
Le crâne où s’enivrait son vieux géant Ymer.
La Gaule a rallumé ses fêtes anciennes,
Ses forêts qu’un moment l’enfer préfère aux siennes,
Tant on voit voler, tels que de rouges oiseaux,
De larves en fureur sous leurs flottants arceaux.
Le panier d’Irminsul que l’Eubage promène,
Y porte, au lieu de fleurs, une moisson humaine,
Un beau groupe d’enfants, tribut vermeil posé
Sur le tronc dévorant d’un grand chêne embrasé.

Approche, antique Grèce ! et viens ceindre d’acanthes
La folle nudité de tes belles bacchantes,
Qui, le thyrse à la main et les seins frémissants,
Allaitent dans leurs bras deux léopards naissants.
Et toi, Rome ! qu’au fond de tout crime on retrouve ;
Toi ! dont le cœur fut fait du bronze de ta louve,
Ouvre ton cirque immense et viens, viens à ton tour,
Déshonorant ensemble et la mort et l’amour,
Livrer aux histrions les flancs nus de tes femmes ;
Tandis qu’on voit jaillir sur les couples infâmes

Le sang de tes captifs, le sang, moins vil que toi,
Des peuples que les feux dorment au peuple-roi.
Ces pompes-et ces jeux., tout chargés d’anathèmes,
Sont dignes de l’enfer en demeurant, les mêmes.
Mélange sans pareil, colosse de débris ;
Fleuve ressuscitant mille fleuves taris ;
Effroyable chaos de tant de saturnales,
Que l’abîme impuissant emprunte à nos annales.
Fête unique et multiple, hydre au bond dévorant !
Chaque veine du monstre a du sang différent ;
Et ce sang, redoublant son impure énergie,
Court des membres au cœur de la hideuse orgie ;
Anime sa fureur, et partout déchaînés
Fourmillent sous leurs pas les plaisirs des damnés.

Du vertige égaré sœur folle et tournoyante,
La ronde aux mille bras les emportait bruyante ;
Et, de ses bonds poudreux aveugla les regards,
Soulevait le poids lourd de leurs cheveux épars.
Fantômes enivrés, à leurs plaisirs en proie,
Leur danse ressemblait, dans sa farouche joie,
A celle que formaient sur un rocher fameux,
Des Grecques à l’œil cave et souriait comme eux,
Quand, se lançant au fond eu gouffre qui murmure,
Leur chute de la ronde y marquait la mesure ;
Quand, son fils dans ses bras, chacune en s’y brisant,
Ajoutait à l’horreur du cercle décroissant.
Les accords que rendaient les topes foudroyées,
Sur le sein des démons dans la fête appuyées,
Rappelaient ces refrains que soupire à midi,
Sous l’œil du maître, aux champs, le nègre abâtardi.

Et leurs amours, hurlant au fond de leur repaire,
Ressemblaient aux amours du bourreau de Tibère,
Lorsqu’il donnait, la loi sévère l’exigeant,
Un long baiser horrible aux filles de Séjan,
Dont la mort n’eût osé, dans toute sa puissance,
Toucher, sur l’échafaud, la robe d’innocence ;
Et que, funèbre amant, il devait violer,
Afin que sans remords il pût les étrangler.

Et pourtant dans son temple environné de flammes,
Panthéon de plaisirs, où les dieux sont infâmes,
L’orgie allait croissant, et toujours sans repos,
De sa lugubre joie agitait les drapeaux.
L’éternel désespoir redouble de folie.
Et d’enfer en enfer, la fête multiplie,
En s’épanouissant, son luxe et ses couleurs :
C’est le mancenillier ouvrant toutes ses fleurs.
Elle vole et rugit immense, universelle ;
Comme un tigre joyeux chaque antre la recèle.
La fête est sous les rocs, la fête est sur les monts ;
Elle vogue, en chantant, sur le lac des démons,
Pareille à ce vaisseau, brillant sur l’onde amère,
Où vint chanter Néron prêt à noyer sa mère :
Cent volcans allumés lui servent de flambeaux.
La fête, renaissant de tombeaux en tombeaux,
Comme un fleuve écumeux descend dans les abîmes,
Rejaillit, en hurlant, jusqu’aux plus hautes cimes.
Ouragan de délire, elle courbe, en passant,
Les bois de dragonniers sous le choc gémissant.
Elle éclate, elle éveille, au plus noir de ses ombres,
La primitive nuit qui dort sous les ifs sombres ;
Et sous le mont lointain qui le tient enchaîné,

Le remords de Satan en est importuné.
On la voit, dans l’horreur de ses profonds royaumes,
Nouer et dénouer sa chaîne de fantômes.
Gnomides à l’œil vert ! sorcières aux flancs nus !
Elle ouvre à vos amours des sabbats inconnus.
L’Égypte en ses fléaux eut moins de sauterelles
Qu’on ne voit de dragons et d’aspioles frêles
Dont le vol dans les airs siffle comme des dards,
Se balancer aux plis de ses grands étendards.
Des têtes, aux regards pleins de flammes haineuses,
Agitant pesamment deux ailes membraneuses,
Croisent, d’un vol confus, leurs vagues tourbillons,
Comme un nocturne essaim de larges papillons.
La fête s’en empare, elle entraîne dociles
Ses nécromans, ses nains, ses vampires, ses psylles,
Ses larves dont le nombre à chaque instant s’accroît.
C’est un rêve inouï dans l’abîme à l’étroit ;
C’est le bruit insensé de la trombe sonore,
L’élan prodigieux du coursier de Lénore.
Elle attelle à ses chars ses stellions ailés ;
Heurte du noir chaos les bords démantelés ;
Ébranle, en agitant les plis de sa ceinture,
Des piliers sulfureux la haute architecture ;
Aux chapiteaux d’airain dans son vol se suspend,
Se roule au front des tours comme un rouge serpent ;
Ou, parant de festons la hideuse patrie,
Étend sur neuf enfers sa guirlande fleurie.

L’énorme éléphant blanc qu’adore Bénarès,
Regrettant ses bambous et ses vastes forêts,
Fatigué des respects du roi qui le contemple,
Quelquefois en fureur déracine son temple.

Il se jette au milieu des pâles spectateurs,
Le dieu lance dans l’air tous ses adorateurs,
Et de ses bonds puissants promenant la tempête,
Sous ses pieds révérés il écrase sa fête.
Et voilà que foulant les plaisirs sous leurs pas,
Convives monstrueux que l’on n’attendait pas,
Ces animaux géants, inconnus à nos plages,
Rois du globe avant l’homme, au vieux berceau des âges,
Ces animaux, empreints de malédiction,
Que le Très-Haut bannit de la création,
Nés peut-être, jadis, du commerce adultère
De Satan s’unissant aux germes de la terre,
Et qui dans les enfers se sont acclimatés,
Arrivent demandant leur part de voluptés.
Les ichtyosaurus sortent de la mer Morte ;
Les mamouths, lourds fardeaux du rocher qui les porte,
S’élancent tous ensemble, épouvantant les jeux
Des peuples dispersés par leur groupe orageux.
Descendu des grands monts, sans que nul bras le dompte,
Aux salles du banquet entre le mastodonte ;
La mort, pour l’effrayer, agite en vain sa faux.
Sous les mille frontons de ses arcs triomphaux,
Idaméel voit fuir sa fête qu’on insulte :
Mais l’ombre de sa main apaise le tumulte.

*


Poètes nonchalants de lotus couronnés,
Autour du roi maudit, l’élite des damnés
Raconte dans ses chants quelque amoureux mystère,
Quelque ancien souvenir émané de la terre ;
Comme au temps où Clémence, au pied des ormes verts,

Mêlait quatre fleurs d’or à la moisson des vers,
Et, pour les luths rêveurs brisant la cornemuse,
Mûrissait d’un regard l’épi blond de la muse.

— J’aimais Virginia, dit l’un ; pour l’obtenir,
J’appelai Lucifer toujours prêt à venir.
Il me dit : — Elle a pris le voile à Sainte-Claire ;
Si je l’amène ici, quel sera mon salaire ? —
Ma vie et mes vingt ans. — Non. — Mon éternité,
Mon âme de chrétien… — Le pacte est arrêté. —
A l’œuvre donc ; je veux savoir ce qu’une femme
Peut donner de bonheur pour nous payer notre âme. —
L’appel cabalistique aussitôt commença,
Et l’esprit en fuyant sur mes cheveux glissa.

Des sons d’une douceur ineffable, infinie,
Nuançaient le silence à leur faible harmonie ;
Et je sentais mon cœur se fondre en écoutant,
Écho mélodieux de ce concert flottant !
Lorsqu’à travers l’azur de mes vitraux gothiques,
Aux soupirs vaporeux des notes extatiques,
Une forme brilla, blanche dans le lointain,
Comme un trait lumineux sur le front du matin.
Elle approche, en laissant des sillons d’étincelles ;
Les accords voltigeants la portent sur leurs ailes.
C’était Virginia, pure, et contre un mortel
Enveloppant son cœur des voiles de l’autel,
Virginia, conquise au prix de mes deux mondes !
Un front pâle de sainte, orné de boucles blondes,
Et qui pâlit encor sous le feu dévorant
Du regard enchanté qu’elle suit en pleurant.
« Oh ! grâce, j’appartiens au Seigneur et je pleure.

« L’esprit qui me guidait s’est trompé de demeuré,
« Dit-elle, beau jeune homme au front si gracieux !
« Car la tienne n’est pas sur la route des cieux.
« Si le sommeil m’abuse à ses vagues mensonges,
« Respecte en t’éloignant la pudeur de mes songes.
« Mes jours d’un feu divin rayonnent embellis ;
« Et j’ai trempé mon âme au calice d’un lys.
« Grâce, et pitié ! détruis ce charme de puissance
« Qui te rend dans mon cœur plus fort que l’innocence.
« Vois ! les astres là-haut brillent silencieux ;
« Le Ciel ouvre sur nous ses innombrables yeux,
« Qui dans l’ombre attendris, laissent sur ma prière,
« Comme des pleurs d’amour ruisseler leur lumière.
« Tout mon sein les recueille, et dans mon chaste effroi,
« Mes yeux vont à leur tour les répandre sur toi.
« Tu m’aimes… que mon âme à la tienne asservie
« Ne trouve pas la mort aux sources de la vie ;
« Ne laisse pas l’amour, ce feu surnaturel,
« Ce premier-né de Dieu, nous enlever le ciel.
« Colombe qui descends des voûtes éternelles,
« L’éclair de ton regard a consumé mes ailes ;
« Et c’est en vain, pleurant leur fragile trésor,
« Que je tombe à genoux pour m’envoler encor.
« Le jour qu’autour de moi répandait ma couronne
« S’est éteint de lui-même, et ta nuit m’environne ;
« Oh ! quel ange viendra luire sur mon chemin !
« Pour remonter vers Dieu qui me tendra la main ? »
Et comme elle parlait, je vis, autre victime,
Mon crucifix d’airain se pencher vers mon crime ;
Et laisser pénétrer, pour en être vainqueur,
Le sang de ses deux bras, goutte à goutte, à mon cœur.
Virginia !!! Ce sang est moins fort que ses charmes !

Sous mes ardents baisers sèchent toutes ses larmes.
Son sourire s’éveille et, lys beau de fraîcheur,
Une teinte de rose erre sur sa blancheur ;
Et sa pudeur palpite, et la colombe heureuse
Se confiant alors à son aile amoureuse,
Prend son vol de bonheur dans un air embaumé,
Ciel profane et brûlant à l’archange fermé.
Elle plane et se perd avec toutes ses flammes
Dans un soupir d’amour qui réunit deux âmes,
Sur mon sein en extase elle vient se poser…
Mais tout l’enfer s’allume à son premier baiser.
Le sol fuit… Des démons la ronde sépulcrale,
Orage sulfureux, foudroyante spirale,
Cortège nuptial envoyé des tombeaux,
Prête à la douce nuit ses spectres pour flambeaux ;
Et berce notre hymen dans une trombe ardente
Semblable au tourbillon des deux amants du Dante.—

*


Ainsi sont racontés les amours du maudit.
Pour parler à son tour Néron se lève et dit :
— Je donnais un festin, moi, grand par ma clémence.
Un esclave brûlait dans chaque torche immense,
Nourrissant de ses chairs son sépulcre de feu,
Pour distraire l’ennui d’un jour de demi-dieu ;
Tandis que l’air, au gré d’une captive noire,
Soupirait en passant dans des orgues d’ivoire.
La salle du banquet en ce pompeux séjour
Tournait, comme la terre, à chaque heure du jour ;
Et pour laisser pleuvoir les roses sans feuillage,
L’or massif du plafond s’ouvrait comme un nuage.

« Des fleurs, dis-je, des fleurs, pour mon festin joyeux ;
« Les campagnes de Rome attristeront nos yeux
« Demain ; n’épargnons pas le bouton près d’éclore.
« Couvrons d’un deuil royal tout l’empire de Flore ! »
Puis du salon doré je sortis en riant.
Le narcisse, le lys aimé de l’Orient,
Les œillets enflammés, l’orgueilleuse amaranthe,
Semblaient tomber du ciel en rosée odorante.
—Gloire, gloire à César qui nous fait d’heureux jours ! —
Le déluge de fleurs tombait, tombait toujours ;
Il tombait… l’assemblée à la fin s’épouvante
De ce plaisir nouveau que mon génie invente.
L’ivresse au front de feu s’interroge et pâlit :
— Des fleurs ! — Et secouant la pourpre de son lit,
N’aperçoit déjà plus sous leur chute ondoyante
L’hémicycle argenté de la table bruyante ;
Ni les trépieds d’agathe et d’or éblouissants,
Ni les vases pétris de cinname et d’encens.
On ne voit dominer dans la profonde salle
Que de Néron absent l’image colossale.
Ces fleurs, filles du jour, qui changent de destin,
Éteignent, dans leur vol, les flambeaux du festin ;
Et le laissent plongé dans une nuit profonde,
Premier aveuglement des.voluptés du monde.
On s’élance, on se dresse, et les jeunes Romains
Promènent sur les murs de convulsives mains.
L’or, le marbre, l’airain partout les environne ;
Le flot diapré monte et touche à leur couronne.
O plaisirs de Néron ! ô fête de douleurs !…
On s’embrasse en pleurant dans l’orage de fleurs !
A leurs sanglots, du lac gardé par les édiles,
Répond le cri plaintif des trois cents crocodiles ;

Et mon rire funèbre, et les rugissements
Des grands tigres choisis pour mes amusements.
Image du sépulcre où Pompéia repose,
Le volcan parfumé, de ses laves de rose
Leur jette incessamment les voltigeants débris :
Le sol manque à leurs pas et l’air manque à leurs cris.
Immobile et muet dans l’homicide enceinte,
Ne pouvant soulever son tombeau d’hyacinthe,
L’un désespère et meurt ; l’autre expire accablé
Sous le poids amoureux du myrte amoncelé.
Le lys, des chastes fronts virginale parure,
Couvre de sa pudeur la courtisane impure ;
Il trompe lentement son douloureux effort, .
Et l’immortelle en deuil a fleuri pour la mort.
En vain leur agonie un instant se ranime,
Chaque fleur en tombant étouffe sa victime.
Tout périt… tout s’apaise… et la rose et l’iris,
Aux sons voluptueux des hymnes de Paris,
Pleuvent jusqu’à l’instant où l’aurore nouvelle
Luit sur cette moisson, fraîche et douce comme elle,
Dont les boutons naissants, avant de se flétrir,
Aux premiers feux du jour achèvent de s’ouvrir !… —

*


Après ce chant romain, un cavalier d’Espagne
Que sa gloire galante aux enfers accompagne,
Se lève… — Il n’est pas vrai qu’un marbre voyageur
M’ait porté parmi vous tel qu’un esprit vengeur :
Don Juan au cœur noble, à l’ardente paupière,
N’a point trouvé la mort entre deux bras de pierre ; .
Et Satan sut choisir un autre ambassadeur

Plus digne de mon nom que ce froid Commandeur.
Écoutez ! .. J’entendais souvent la sérénade
Chanter Esméralflor, duchesse de Grenade,
Plus belle, disait-on, que tout ce qu’on aima,
Des rochers de Xérès aux bois du Xarama :
Perle de volupté, diamant où l’Asie
Aurait mis moins de feux que notre Andalousie.
Je partis de Madrid, traversant la Sierra,
Pour admirer ce front beau comme l’Alhambra,
Pour juger, à mon tour, l’amoureuse merveille.
J’arrive… Esméralflor était morte la veille.
Le catafalque noir fit cabrer mon cheval ;
Les vieux moines, pieds nus, de Saint-Jacques du Val
Disaient : — Elle est au Ciel, regardant Dieu sans voile. —
La fleur pour m’échapper se changeait en étoile ;
Et la ville pleurait, et moi de ce séjour
Je sortis tout pensif, seul, au tomber du jour.

La nuit vint : sur un roc dont Grenade est voisine,
Un élégant palais de coupe sarrazine
Dormait ; et le Daro, fleuve uniforme et lent,
Baignait d’un flot plaintif ses pieds de marbre blanc.
J’entrai d’un pas distrait… Des flammes voltigeantes,
Sous les cintres dorés, se poursuivaient changeantes ;
Des jets d’eau parfumés, arcs-en-ciel roses, bleus,
Et courbant sur mon front leur éclat nébuleux,
Dans des bassins d’onyx, après l’élan rapide,
Retombaient divisés en poussière limpide.
Sous des gazes d’azur, partout demi-voilés,
L’amour entrelaçait les bronzes ciselés ;
Et partout il semblait que des plafonds mauresques
Raphaël, dans un rêve, eût dessiné les fresques.


Là, sur un marbre assise à l’angle d’un grand mur,
Comme un tableau frappé d’un large clair-obscur,
Le sein nu, m’apparut une femme étonnante,
Et belle, et tour à tour ou sombre ou rayonnante.
Un cercle de pavots pressait son front hautain ;
Au lieu de la basquine, aux plis noirs, de satin,
Elle laissait flotter la tunique azurée
Qu’attachait mollement sa ceinture nacrée.
Sous ses agiles doigts venaient s’entremêler
De longs fils transparents qu’elle faisait voler :
Et comme un tisserand, sans s’incliner à peine,
Elle tramait le lin sur un métier d’ébène.
Ses cheveux sur son col tombaient comme la nuit.
« Ce vil travail, lui dis-je, à tant de beauté nuit.
« N’as-tu pas tes cheveux, voluptueuses tresses,
« Pour entourer l’amour d’un réseau de caresses !
« Que fais-tu de ces fils qui volent sous ta main ? »
— Peut-être, me dit-elle, est-ce un voile d’hymen. —
Et je la vis sourire et s’enfuir, blanche fée,
De son tissu de lin me laissant le trophée.

J’allai… je m’enfonçai de jardin en jardin,
Dans un bois tout rempli des songes de l’Éden.
Mille arbres toujours verts y versaient en ombrage
Leur immortalité de fleurs et de feuillage ;
Sous ses rameaux penchés, de leurs vagues concerts
D’invisibles oiseaux alanguissaient les airs.
La lune se levait, les brises étaient douces,
Mes pieds glissaient rêveurs sur la moire des mousses ;
De branche en branche, autour de mes pas amoureux,
L’esprit des fleurs flottait en réseaux vaporeux.
Et là, dans les détours d’une profonde ailée,

Agitant dans ses mains une hache étoilée,
Je revis cette femme étrange ! Elle chantait ;
Sur l’écorce d’un pin sa hache s’abattait,
Et puis en longs débris en divisait la tige,
Aux refrains de ce chant, romance du vertige.
« Pourquoi me fuir, lui dis-je, ô bel ange égaré ?
« L’heure est mystérieuse et l’amour est sacré.
« J’aime à sentir, ainsi que des branches de saules,
« Plier sous mes baisers d’ondoyantes épaules.
« Que fais-tu dans ce bois, loin de ton ciel natal ! »
— Peut-être, me dit-elle, est-ce un lit nuptial ! —
Et je la vis sourire et s’enfuir… Je m’élance…
Tout à coup, des grands bois déchirant le silence,
Un ouragan se lève et semble, déchaîné,
M’emporter sur un sol froid, chauve, décharné :
Cimetière désert dont les portes ouvertes
N’entendaient pas trembler les longues herbes vertes.
Sur les murs lézardés, en foule, s’agitaient
Des ombres qu’à mes yeux nuls corps n’y projetaient ;
Tous les oiseaux de l’ombre y faisaient leurs demeures.
Sur un cadran de fer où n’étaient pas les heures,
Une main lente et noire, au bruit sourd des autans,
Tournait, tournait, tournait, sans y marquer le temps.
Et la femme inconnue apparaissait plus belle,
Sous le portail croulant d’une morne chapelle ;
Et, murmurant tout bas un air de trépassé,
Sous une bêche d’or creusait le sol glacé.
Moi, je m’approchai d’elle, et nous nous regardâmes.
« J’aime comme Satan à séduire les femmes,
« Je n’essuyai jamais le caprice d’un non,
« Lui dis-je, et mon regard t’a révélé mon nom !
« Que fais-tu dans ce lieu, ma changeante colombe ? »

« La bière et le linceul sont prêts, j’ouvre la tombe !
« Je suis Esméralflor ; j’ai pu, quelques instants,
« Quitter, pour t’éprouver, l’enfer ou je t’attends.
« Le démon l’a permis, et pendant qu’on me pleure,
« Mon cadavre a repris mon âme pour une heure.
« Contraindre mes désirs n’était pas ma vertu ;
« Cette heure m’appartient, me la demandes-tu ?
« Es-tu ce don Juan, dont l’ardente inconstance
« Donne à la volupté ce qu’il a d’existence,
« Et qui, parmi les fleurs couronne de son front,
« Doit un jour voir éclore un hymne de Byron ?
« Regarde ! je suis belle, et sous ses doigts difformes
« La mort n’a point blessé le pur contour des formes :
« Elle a laissé leur charme à mes embrassements.
« Mon œil avait des feux qui tuaient mes amants ;
« Et, fièvre de mes sens, cette lave embrasée
« En passant aux enfers ne s’est pas apaisée !… »
Je ne répondis point… Je baisai ses genoux,
Et mon trépas ne fut qu’un dernier rendez-vous !!! —

*


Ces récits ajoutaient aux plaisirs de la fête.
Devant Idaméel, et monarque et prophète,
S’incline avec respect le grand sphinx. « Roi, dit-il,
« Quand nous nous racontons les heures de l’exil,
« N’as-tu rien à nous dire ! Au fond de ta mémoire .
« N’as-tu pas conservé quelque splendide histoire ?
« Nous serions curieux de l’entendre de toi.
« La parole est puissante en ta bouche de roi !
« Nous sommes attentifs et l’assemblée est haute,

« Les convives ici sont dignes de leur hôte.
« Tu les connais, tu sais qu’ils dédaignent les jeux,
« Et que la voix du maître, en son charme orageux,
« Leur plaît plus que le cri des tigres dans l’arène,
« Ou que des mots d’amour de la plus jeune reine. »
Ainsi parla le sphinx, et l’on battit des mains,
Comme la foule autour des empereurs romains.

Trois cents filles de rois, jeune troupe choisie,
Qu’aux flammes de l’enfer jeta la molle Asie,
S’approchant à la fois et tombant à genoux,
Souillèrent la prière avec des mots si doux,
Qu’Idaméel sentit passer presque un sourire
Sur sa lèvre glacée où veillait la grande ire.
« Dans cette fête, amis, nul ne court de hasard.
« Dieu n’est pas sur les murs comme chez Balthazar.
« Vous venez aux plaisirs, enseignes déployées ;
« Les roses du banquet ne sont pas foudroyées,
« Et ne le cèdent pas à celles que Néron,
« Alors qu’il brûlait Rome, enlaçait à son front.
« Car je veille… et je veux de ma faveur constante
« Donner à tout mon peuple une marque éclatante.
« Je veux, pour consacrer la paix d’un jour serein,
« Livrer à vos regards mes trois tables d’airain,
« Ce livre, monument et d’amour et de haine,
« Qui du roi des enfers garde l’histoire humaine.
« Et vous n’y lirez pas d’un œil indifférent
« Les jours que j’ai vécus sous le soleil mourant,
« Lorsque je réchauffais sa couronne à la mienne,
« Lorsque j’usais ma vie à conserver la sienne ; .
« Et que l’ombre de Dieu par degrés remplissait
« L’espace qu’en tombant chaque peuple laissait.

« Ombre toujours jalouse, ombre toujours avide,
« Aux lieux où je régnais faisant partout le vide.
« Peuples, vous y verrez si mon sceptre de fer
« Osa frapper sans titre aux portes de l’enfer ;
« Et si je n’avais pas, prêt à changer de trône,
« De l’un à l’autre pôle élargi ma couronne.
« Soyez donc attentifs, et que. tout embaumés,
« Les bras voluptueux de nos trois cents aimés
« Apportent au milieu des fêtes populaires,
« De mon livre d’airain les pages séculaires ! »

Lorsqu’au lever du jour, un pâtre veut chercher
Le dictame croissant aux fentes du rocher ;
Sur la pente des monts sillonnés d’avalanches,
Il se fait précéder de six chevrettes blanches :
Et l’agile troupeau, par son instinct guidé,
Découvre en bondissant le trésor demandé.
Ainsi l’on voit courir, joyeuses et légères,
Vers le livre d’airain les jeunes messagères.
Les voilà… leurs pieds blancs ont laissé sur le sol
Comme un reflet lointain de neige, et leur beau col
Balançant doucement leur tête enchanteresse,
Répand dans l’air le nard caché sous chaque tresse.
Déesses ou démons, sultanes ou péris,
Les voilà : sur leurs bras de longs anneaux fleuris
Fixent la pesanteur des tables colossales
Qui brisent, en passant, l’architrave des salles,
Et qu’un large autel d’or, de parfums inondé,
Reçoit avec respect, par trois démons gardé.
Alors Idaméel, sur.les pages antiques
Fait planer les éclairs de ses yeux prophétiques,
Et le nuage obscur, qui de deuil les couvrait,


Se déchire, et l’histoire inconnue apparaît.
« — Lisez, peuples ! et, si des triples caractères
« Votre œil ne peut toujours pénétrer les mystères,
« Le grand sphinx attentif vous les expliquera ;
« Mais nul sur ce sujet ne m’interrogera !
« J’ai dit. » — Et répondant par un bruit de tempête,
Les applaudissements font chanceler la fête.
Idaméel debout ramène son manteau
Sur son front d’empereur, et le noir chapiteau
D’une colonne grecque à demi renversée
Lui sert à reposer le poids de sa pensée.
Il ne soupçonne pas, le sombre souverain !
Que, lorsque ses sujets sur les tables d’airain
De son cœur douloureux vont remuer la cendre,
Le Christ du haut du ciel commence de descendre.
Il ne soupçonne pas ce grand secret !… Le sphinx
Tient ouvert sur le livre immense un œil de lynx.
La fête aux cris ardents devient silencieuse.
Et les trois cents aimés, guirlande gracieuse,
Autour du vieil airain se penchent mollement,
Et du cercle enchanté s’approchant lentement,
L’enfer vient, à travers leur chevelure blonde,
Lire ce livre écrit aux derniers jours du monde.