La Dissolution du Reichstag et la Politique électorale en Allemagne

La Dissolution du Reichstag et la Politique électorale en Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 669-680).
LA
DISSOLUTION DU REICHSTAG
ET LA
POLITIOUE ÉLECTORALE EN ALLEMAGNE

Il y a des assemblées qui peuvent tout se permettre ; elles amassent impunément des charbons sur leur tête. Il en est d’autres qui sont tenues de court : on ne leur passe rien et leurs moindres peccadilles sont considérées comme des crimes irrémissibles. L’histoire dira un jour qu’en 1886 le gouvernement allemand sentit le besoin d’augmenter son effectif de paix, qu’à cet effet un projet de loi fut présenté au Reichstag, et que le Reichstag fut dissous, quoi qu’il eût accordé tout ce qu’on lui demandait, à cela près qu’on le sommait de voter la loi pour sept ans et qu’il ne voulait s’engager que pour trois ans. L’historien qui racontera cet événement aura peine à l’expliquer; il ne comprendra pas la prodigieuse différence qu’on peut mettre dans certains cas entre un septennat et un triennat indéfiniment renouvelable, et il sera tenté d’en conclure que certains gouvernemens ont l’humeur dure, épineuse, qu’ils préfèrent un procès douteux a« meilleur des accommodemens.

A vrai dire, les catholiques et les progressistes dont se composait la majorité du Reichstag avaient fait grise mine au projet de loi qu’on leur présentait. Ils s’étaient résignés de mauvaise grâce à un accroissement de l’effectif de paix dont ils ne sentaient pas la nécessité. On leur déclarait que l’Allemagne était en danger; ils demeuraient incrédules. Ils estimaient que l’Allemagne est de force à se défendre victorieusement contre celui de ses voisins qui aurait l’audace de l’attaquer, qu’elle n’a pas d’autres hasards à courir que les risques d’une coalition, et le gouvernement lui-même leur donnait l’assurance que, par son habileté, il avait pourvu, paré à tout, qu’aucune coalition n’était à craindre. Aussi se croyaient-ils autorisés à ne pas prendre au sérieux les dangers qu’on leur signalait. Ils savaient que toutes les fois qu’on désire obtenir de leur docilité chagrine quelque grand sacrifice et une augmentation des charges publiques, on a soin de peindre le diable sur la muraille. Ce diable ne les effrayait point; ils lisaient dans ses yeux la douceur de ses intentions très pacifiques. Cependant ils s’étaient résolus à tout accorder, à ne refuser « ni un homme ni un gros. » Ils se réservaient seulement le droit d’examiner de nouveau la question dans trois ans. A peine leur réponse fut-elle connue, on leur donna lecture d’un décret de dissolution rédigé d’avance. Ce coup de théâtre ne les étonna point; ils avaient prévu leur sort. Avant de lancer sa foudre, M. de Bismarck la leur avait montrée, il avait pris plaisir à la promener sur leurs têtes.

La presse conservatrice de Prusse n’est pas toujours bien informée ; elle s’abuse quelquefois sur les desseins du chancelier de l’empire. Il y a quelques semaines, plus d’une feuille officieuse de Berlin annonçait ouvertement ou à mots couverts que si le Reichstag votait le projet de loi pour trois ans, on réussirait peut-être à s’entendre, qu’on ne se brouillerait pas sur une question d’années, que l’éternat est un principe, que le septennat n’en est pas un, qu’on trouverait les termes d’un accommodement. Ces journaux mal renseignés ou très perfides ne tardèrent pas à se raviser; ils acquirent la certitude que M. de Bismarck ne se prêterait à aucune concession, qu’il ne démordrait pas de son septennat, et ils découvrirent du même coup que le septennat est un principe aussi bien que l’éternat. Personne ne voulant céder, la crise parut inévitable.

Les députés ne se faisaient aucune illusion; ils étaient intimement convaincus que depuis longtemps M. de Bismarck cherchait une occasion de les mettre à pied, de les renvoyer devant leurs électeurs, que c’était un point résolu dans son esprit. — « Je crois, disait M. Bamberger dans la séance qui précéda le vote, que la situation de l’Europe offre aujourd’hui plus de garanties de paix qu’il y a quelques mois; mais plus on réussira à garantir la paix extérieure, plus on agira violemment contre le Reichstag, non que le chancelier de l’empire veuille le supprimer, mais il veut le tenir à sa discrétion ; il entend n’avoir affaire qu’à un Reichstag souple et docile, qui accepte la responsabilité de toutes les dépendes qu’il juge utiles ou nécessaires. Le chancelier poursuit ce projet depuis vingt ans, il emploie pour arriver à ses fins tous les moyens que lui suggère sa diplomatie inventive et il continuera cette guerre jusqu’à ce que sa volonté soit accomplie... Il y a quelques semaines déjà, ajoutait l’orateur, j’ai dit à mes amis : Nous serons dissous à propos de la loi militaire, et on entend faire de cette question une plate-forme électorale. » M. Bamberger avait été bon prophète et la discussion n’était pas encore ouverte que tous ses amis lui donnaient raison. Aussi le dénoûment de ces mémorables débats était-il connu d’avance, et, comme l’a dit un journal allemand, tous les discours étaient prononcés par les fenêtres; c’était aux électeurs des villes et des campagnes qu’on s’adressait, que, de part et d’autre, on exposait ses argumens, comme si la campagne électorale eût été déjà commencée : — « Je regrette, messieurs, disait le prince-chancelier en s’excusant de prendre pour la troisième ou la quatrième fois la parole, je regrette d’abuser de vos momens quand vos jours sont si rigoureusement comptés. » C’était la mot du destin et les condamnés n’ont point tenté d’aller en appel.

Il arrive un âge où les désirs s’apaisent, où l’esprit se modère, où l’on compte davantage avec l’opinion, comme avec les inconstances de la fortune et avec les lois communes de la vie. C’est l’âge où les grands hommes d’état, qui jadis avaient étonné le monde par l’audace de leurs entreprises et de leurs ambitions, se persuadent qu’ils furent toujours des hommes de paix, des justes méconnus, longtemps persécutés par les injustes passions de leurs ennemis. Depuis qu’il est en possession « des objets litigieux, » le chancelier de l’empire allemand, saturé de gloire, s’occupe de conserver le grand édifice qu’il a construit de ses puissantes mains et de le protéger contre tous les accidens possibles. Il a pris le rôle de modérateur des événemens ; en plus d’une rencontre et tout récemment, dans les affaires d’Orient, il a mérité ce titre « d’avocat de la paix » qu’il revendiquait l’autre jour devant le Reichstag. Quand il revient dans ses discours sur l’histoire de son glorieux passé, il s’attache à prouver à l’Europe qu’il fut toujours modéré dans ses désirs comme dans son bonheur, qu’il n’a jamais jeté sur le monde et sur ses voisins que des regards pacifiques, que ce sont les aventures qui sont venues le chercher, qu’il s’est vu forcé malgré lui de relever le gant que lui jetaient des ambitieux et des brouillons.

Dans ses derniers démêlés avec le Reichstag, M. de Bismarck a parlé plus d’une fois de son goût pour les compromis; mais ses adversaires sont des intransigeans, dont l’obstination le désole. Il ne demande qu’à s’accorder, il a horreur des conflits, on le réduit à la nécessité de se défendre. « Je n’aspire qu’à être le député de Meppen, lui disait l’autre jour M. Windihorst, qu’il accusait de convoiter sa place. — À cette ambition, répliqua-t-il, vous ajoutez le désir de me tracasser et de m’ennuyer. » On aurait pu croire qu’il n’a jamais molesté les catholiques, que c’est M. Windthorst qui a inventé le Kulturkampf. Mais quand M. de Bismarck prêche la paix, c’est toujours sur un ton belliqueux, et sa façon de se défendre est d’attaquer. Jamais il ne l’avait pris de plus haut que dans les dernières séances avec cette majorité qu’il s’occupait moins de convertir que d’humilier. « Le peuple s’est trompé quand il vous a envoyés ici… La confiance que nous avions en vous a été jadis plus grande, elle a diminué de jour en jour, elle a reçu la plus vive atteinte quand nous avons reconnu qu’il pouvait se former dans cette assemblée une majorité polonaise contre les intérêts allemands. Dès lors, j’ai abandonné tout espoir de m’entendre plus longtemps avec vous. Nous aurions dû vous dissoudre plus tôt pour cause de polonisme, nous n’aurions pas eu affaire plus tard à votre bulgarisme ; mais j’ai patienté. » Ce qui signifie : Je guettais l’occasion, je l’ai trouvée, elle me paraît bonne, je ne la manquerai pas.

La dissolution du Reichstag est le prononcé d’un jugement de divorce pour cause d’incompatibilité d’humeurs. Il ne s’était rien passé de grave entre les deux conjoints, on ne pouvait s’accuser ni d’infidélité ni de trahison ; mais les rapports étaient difficiles, pénibles, tendus, on avait beaucoup d’aigreur l’un pour l’autre. Politique étrangère ou politique intérieure, le chancelier de l’empire et la majorité conduite par M. Windthorst et M. Richter ne s’entendaient sur rien. On raconte que, sous le règne de Charles II, quand les quakers réclamèrent le privilège d’être crus en justice sur leur parole et de n’être point astreints au serment, le chancelier d’Angleterre, qui ne se piquait pas de politesse, mais qui avait l’humeur débonnaire et indulgente, leur parla ainsi : « Mes amis, Jupiter exigea un jour que toutes les bêtes de somme vinssent se faire ferrer. Les ânes lui représentèrent que leur loi ne le permettait pas. — Eh bien ! dit Jupiter, on ne vous ferrera point ; mais au premier faux pas que vous ferez, vous aurez cent coups d’étrivières. » M. de Bismarck est moins tolérant que ce chancelier d’Angleterre ; il exige que tout le monde indistinctement se laisse ferrer, et son Reichstag ayant refusé de se prêter à cette cérémonie, il s’adresse aux électeurs pour en avoir un autre.

M. de Bismarck a toujours eu des difficultés avec ses parlemens ; mais, jusqu’ici, ils s’étaient fait une loi de ne pas discuter sa politique étrangère. Ils respectaient trop son génie pour ne pas lui donner carte blanche, ils s’abstenaient même de le questionner. Le Reichstag qui vient d’être dissous s’était montré moins discret et moins respectueux. Dans ces dernières années, M. de Bismarck a dérouté plus d’une fois les Allemands par les brusques évolutions de sa diplomatie, où ils croyaient voir des incohérences de conduite. Ils n’ont pas toujours pénétré les mystères de sa haute sagesse et de son savant opportunisme, qui n’aime pas à s’expliquer. Jadis, il avait su trouver dans une liaison étroite avec la Russie la meilleure garantie de ses succès et de sa liberté d’action. Du jour où le prince Gortchakof, en 1875, intervint en notre faveur, les liens se relâchèrent, l’amitié confiante fit place à l’amitié défiante et soupçonneuse, et les Russes ont pu s’en apercevoir au congrès de Berlin. Dès lors, il a paru travailler à l’isolement de la Russie ; la France, qui cherchait sa sûreté dans l’amitié de l’Angleterre, ne l’inquiétait point, et l’accord qu’il conclut avec l’Autriche en 1879 était, selon ses propres expressions, « une convention de préservation mutuelle contre l’humeur inquiète et batailleuse du grand empire de l’Est. »

Cette politique antirusse fut tempérée par l’esprit pacificateur de l’empereur Guillaume, qui s’entend à verser de l’huile sur les plaies et qui, fidèle à ses vieilles amitiés comme aux traditions de sa famille, a su conserver intactes ses relations personnelles avec la maison impériale de Russie. Dans un moment où les choses semblaient se gâter, où la presse russe se déchaînait contre l’ingratitude de l’Allemagne, l’empereur s’émut, écrivit à son neveu, lui demanda une entrevue, et ils se virent à Alexandrovo. On a prétendu que M. de Bismarck blâma cette entrevue, dont il redoutait les conséquences, ou qu’il affecta de la blâmer, qu’il supplia l’empereur de retarder son départ, qu’il l’adjura de ne pas blesser le sentiment national allemand en allant sur le territoire russe. Que pouvait craindre M. de Bismarck? Il sait mieux que personne que le grand bon sens et la bonne grâce de l’empereur Guillaume n’ont jamais rien compromis.

Les grands hommes d’état sacrifient leurs fantaisies et leurs passions aux intérêts dont ils ont la garde. L’an dernier, quand les affaires de Bulgarie mirent en danger la paix de l’Europe, quand la Russie, poussée à bout, parut résolue à venger son affront, M. de Bismarck put craindre que le tsar Alexandre III, triomphant de ses préjugés, n’allât chercher au-delà des Vosges l’ami et l’allié qu’on ne trouvait pas ailleurs et qu’il ne s’établît une dangereuse solidarité entre les intérêts russes et français. Il conjura ce péril en faisant volte-face ; il en revint à la politique de l’empereur, qu’il avait eu l’air de désapprouver. Selon le mot du poète :


Comme un amant qui retire
Chaque jour son cou du nœud,


il se dégagea doucement des obligations qu’il avait paru contracter envers l’Autriche. En 1879, deux souverains s’étaient rencontrés à Alexandrovo; en 1886, deux chanceliers conférèrent à Franzensbad. De ce jour, on était en voie d’accommodement; des paroles ou des lettres furent échangées. En examinant de près les derniers discours de M. de Bismarck, de subtils diplomates, qui se flattent de lire entre les lignes, ont cru pouvoir inférer de son langage et de certaines déclarations, qu’il a répétées avec insistance, que si l’Allemagne, contre toute vraisemblance, était attaquée par son voisin de l’ouest, la Russie resterait neutre ; que si elle était l’agresseur ou qu’elle eût des alliés, la Russie se réserverait sa liberté d’action. M. de Bismarck ne conclut que des accords casuels, où il y a des si et des mais, et nous ne pensons pas que le cabinet de Saint-Pétersbourg soit disposé pour le moment à en signer d’autres.

On se rappelle la grande émotion qu’avaient excitée, dans toute l’Allemagne, les affaires de Bulgarie, et avec quelle vivacité nombre de journaux épousèrent la cause d’un jeune prince allemand qu’on avait encouragé dans ses entreprises, dans ses espérances, et qu’on abandonnait subitement à sa funeste destinée. Le sentiment national en était froissé. Les feuilles officieuses avaient souvent répété aux Allemands que leur alliance intime avec l’Autriche les mettait en état de faire la loi à l’Europe, et ils apprenaient avec une pénible surprise que, pour prévenir des complications ou des combinaisons qu’on semblait redouter, il fallait user de complaisance envers la Russie et laisser l’Orient à sa discrétion.

Ces étonnemens et ces plaintes irritèrent profondément le chancelier, et son irritation ne s’est pas calmée, puisqu’il n’a pas cru déroger à sa dignité en lisant au Reichstag quelques-uns des articles qui l’avaient le plus chagriné et qu’il empruntait indifféremment aux feuilles qu’inspire M. Richter et à celle que dirige M. Windthorst. Il accusa ces journaux d’avoir tout fait pour précipiter l’Allemagne dans une guerre contre la Russie; il compara tout Allemand qui s’apitoie sur le sort du prince Alexandre et mène à grand bruit son deuil « au comédien qui versait sur le sort d’Hécube de vraies larmes artificielles et dont Hamlet disait : Que lui est Hécube pour qu’il pleure ainsi sur elle ?» — « Que nous sont les Bulgares? s’écria-t-il. Si je leur sacrifiais l’amitié du gouvernement russe, je mériterais d’être accusé de haute trahison. Que nous importent les affaires d’Orient? Y avons-nous des intérêts?.. A Dieu ne plaise que je vous accorde le triennat ! Dans trois ans d’ici quand il s’agirait de renouveler votre engagement, vous m’imposeriez peut-être la condition de déclarer la guerre à la Russie. MM. Windthorst et Richter étaient en droit de lui répondre : « Les journaux à qui vous dites vos secrets, et où de temps à autre vous daignez écrire vous-même, changent quelquefois de langage et varient leur style. Vous nous reprochez de n’être pas aujourd’hui de votre avis ; en avez-vous toujours été ? »

Si le chancelier de l’empire et les chefs de la majorité du Reichstag sont en désaccord depuis quelques mois touchant la politique étrangère, ce sont surtout les questions constitutionnelles qui les divisent, et bien habile serait l’arbitre qui réussirait à accommoder leurs différends en matière de politique intérieure. M. de Bismarck n’a jamais dissimulé l’horreur que lui inspire le régime parlementaire et l’effroi qu’il ressent à la pensée qu’un jour, sous le futur règne, l’Allemagne pourrait avoir un gouvernement semblable à celui du royaume-uni. L’omnipotence royale a pour lui le caractère d’un dogme. Quand un souverain accorde une charte à ses peuples, cette concession est toujours conditionnelle il renonce volontairement à quelques-uns de ses droits pour les remettre à une assemblée, qu’il autorise à voter les lois et les impôts; ces droits lui seront conservés aussi longtemps qu’elle en fera un usage très modéré et que sa contenance sera très modeste. Si elle vient à s’oublier, à parler trop haut, on lui donne impérieusement des leçons d’humilité, et si elle ne les écoute pas, on tire d’un portefeuille rouge un décret de dissolution. C’est le seul compromis qu’on ait à lui proposer. Lorsque des députés ont des dissentimens avec leur maître, on les place dans l’alternative de se soumettre ou de se démettre, et le souverain rentre provisoirement en possession de son omnipotence. quant à l’appel au peuple, il consiste, en Angleterre et dans d’autres pays, à consulter les électeurs pour se régler sur leur avis. En Allemagne, leur réponse n’est tenue pour sérieuse que lorsqu’elle est telle qu’on la désire. — « Quel que soit le résultat des nouvelles élections, disait M. Richter, si le nouveau Reichstag exécute les volontés du chancelier, tout sera pour le mieux, et, dans le cas contraire, les choses n’en iront pas plus mal, car il dira à la nouvelle majorité ce qu’il nous a dit à nous-mêmes : Le peuple s’est trompé en vous envoyant ici. » Le véritable appel au peuple consiste à consulter la Pythie jusqu’à ce qu’elle dise ce que Philippe veut lui faire dire, et cela Cuit presque toujours par arriver. La Pythie se lasse, Philippe ne se lasse jamais.

M. de Bismarck n’est pas, en principe, l’ennemi des assemblées délibérantes; il les croit utiles et même nécessaires; cet homme de génie est trop de son siècle pour s’imaginer que, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, un gouvernement absolu puisse subsister longtemps sans partager avec un corps élu le fardeau des responsabilités. «Il est bon, disait-il tout récemment, que la monarchie soit tempérée par la liberté de la presse et par les discussions d’un parlement. Les parlemens et Id presse peuvent rendre les rois attentifs à quelques-unes de leurs erreurs, mais leur pouvoir ne doit pas aller plus loin, sous peine d’empiéter sur le pouvoir exécutif, qui n’appartient qu’au souverain. » Le droit de remontrance et les lits de justice, voilà la meilleure des constitutions. Les catholiques et les progressistes le soupçonnent de vouloir remanier la charte impériale qu’il a faite lui-même et qui lui a coûté tant de veilles et de sueurs; il pense sérieusement, dit-on, à supprimer le Reichstag, à le remplacer par une délégation des parlemens des états confédérés. «Vous nous aviez donné jadis la liberté du commerce, lui disait M. Richter, vous nous l’avez ôtée. Vous avez fait des lois pour protéger l’état contre les empiétemens de l’église, et vous retirez ces lois l’une après l’autre. Vous nous aviez donné le suffrage universel et le scrutin secret, et vous projetez de nous les reprendre. Vous êtes comme Saturne un de ces pères qui dévorent leurs enfans. » Le Reichstag est la représentation vivante de l’unité de l’Allemagne ; quoi qu’on en dise, M. de Bismarck n’aura garde d’y toucher. Mais toutes les fois qu’une assemblée se permettra d’avoir une volonté propre et de se constituer juge des grands intérêts du pays, il lui dira : « Qui êtes-vous pour nous juger et quelle autorité a votre verdict ? Vous n’avez jamais donné à mon cœur aucune joie ni aucune lumière à mon esprit. Qui êtes-vous pour critiquer nos réformes économiques ? Ne sommes-nous pas plus intéressés que vous à la prospérité de l’Allemagne ? Qui êtes-vous pour amender des projets de loi approuvés par le grand état-major? Où sont vos épaulettes? » On a dit que la défiance est l’âme du gouvernement constitutionnel. La défiance parlementaire est aux yeux de M. de Bismarck le péché contre le Saint-Esprit, le seul qui ne se puisse pardonner.

Ses ennemis l’accusent encore de n’avoir dissous le Reichstag que parce qu’il désespérait de lui faire voter les monopoles de l’alcool et du tabac qu’il juge nécessaires à la prospérité de l’empire. M. de Bismarck a décidé depuis longtemps que celui qui donne est tôt ou tard le maître de celui qui reçoit, que l’empire allemand ne sera définitivement fondé que le jour où il aura conquis à jamais son indépendance financière et disposera de ressources assez abondantes pour pouvoir se passer des subsides que lui allouent chaque année les états confédérés : après avoir été à leur charge, il leur accordera à son tour des subventions, des primes de fidélité ; après avoir vécu d’aumônes, il deviendra le grand dispensateur des grâces et des revenus. — « Le chancelier de l’empire, disait M. Richter dans la séance du 13 janvier, considère le Reichstag comme une machine qui doit travailler sans frottemens à lui procurer tout l’argent dont il prétend avoir besoin. Un gouvernement absolu n’oserait prendre sur sa responsabilité l’accroissement indéfini des charges publiques ; il se fait couvrir par les représentans du peuple afin que tout l’odieux de ses mesures retombe sur eux. Vous voulez de l’argent, c’est pour cela que vous pensez à nous dissoudre. Il en fut de même après la dissolution de 1878; la loi contre les socialistes ne fut qu’un prétexte. Le monopole de l’alcool, le monopole du tabac, ne sont pas morts. Le chancelier n’abandonne jamais aucune de ses idées; il en remet l’exécution à des conjonctures plus favorables. »

Depuis la dissolution du Reichstag, M. de Bismarck a eu l’occasion de s’expliquer devant la chambre des députés de Prusse sur les projets que lui attribuent ses adversaires : il a qualifié leurs imputations de manœuvres électorales, et, du même coup, il a répété une fois encore que tout progressiste est un ennemi de la couronne, un révolutionnaire déguisé, un cryptorépublicain. — « Le chancelier de l’empire, lui a répliqué M. Richter, qui ne reste jamais court, confond souvent la fidélité à l’empire avec la fidélité à sa personne, reichstreu und bismarcktreu. Il range aujourd’hui M. Windthorst et le parti du centre parmi les ennemis de l’état; autrefois il négociait avec eux pour assurer le triomphe de ses réformes économiques. Il avance, il soutient que la conduite des partis d’opposition met la couronne en danger. Le seul danger qui la menace est l’excès de votre puissance. Si le Reichstag était à vos ordres, personne n’oserait vous destituer et la couronne perdrait le plus important, le plus précieux de ses droits : celui de choisir librement ses ministres. »

Selon toute apparence, M. de Bismarck a été bien inspiré dans le choix de son moment, de son occasion, du terrain où il se propose de livrer sa grande bataille. Plus que toute autre question, le septennat militaire lui offre beaucoup de chances d’être écouté de l’électeur, du petit homme, comme il l’appelle. Sa situation serait encore meilleure si les catholiques et les progressistes avaient rejeté l’augmentation du contingent ou élevé des chicanes sur les chiffres ou sollicité un rabais. Ils n’ont refusé « ni un homme ni un gros ; » mais on n’est pas tenu de ménager ses adversaires, et la politique électorale ne connaît pas les scrupules. Il sera facile de persuader à plus d’un électeur des villes ou des campagnes que les chefs de la majorité du Reichstag n’ont accordé que ce qu’ils n’osaient pas refuser, que dans le fond leur concession est dérisoire, qu’ils se réservaient le droit de la retirer dans trois ans, que tout occupés de créer des embarras au chancelier, ils sont médiocrement touchés des hasards que peut courir l’empire allemand, que leur patriotisme est suspect, que s’il ne tenait qu’à eux, l’Allemagne serait bientôt la proie de ses ennemis. C’est à une armée impériale qu’elle est redevable de ses grandeurs ; malheur à elle si, dans une heure d’aveuglement, elle confiait la garde de ses destinées à une armée parlementaire !

La question du septennat militaire procure aussi au chancelier l’avantage de faire intervenir le souverain dans la lutte électorale. Les libéraux lui reprochent d’abuser de cette auguste intervention. — « M. Richter, disait-il le 24 janvier à la chambre des députés de Prusse, regarde comme une inconvenance de mêler le nom du roi à nos débats. S’il était conséquent, il nous interdirait d’invoquer ici le texte de la constitution, car le nom du roi y revient souvent et ses attributions y sont énumérées tout au long. Nous défendre de vous parler de lui, c’est souhaiter que la puissance royale tombe en oubli. Dans certains pays de l’Asie orientale, on cache le souverain à son peuple ; mais chez nous, en Prusse, le roi est un homme puissant avec qui chacun doit compter, et quand vous nous demandez de vous en parler le moins possible, c’est pour vous mettre à l’aise. »

L’empereur Guillaume n’est pas toujours disposé à intervenir dans les débats de la politique courante. Certaines questions lui importent moins qu’à son chancelier, et il apprécie beaucoup plus que lui les douceurs de la paix et de la politique tranquille. Mais s’agit-il de l’armée, son cœur s’émeut et il élève la voix : elle est sa chose, elle est son bien ; c’est lui qui l’a faite et qui l’a conduite à la victoire. Quand il reçut la députation de la chambre des seigneurs, qui lui apportait un compliment de condoléance sur le malheureux vote du Reichstag, il déclara que ce déplorable incident lui avait causé une profonde douleur : « Dites-le partout, a-t-il ajouté, je suis profondément affligé, et ma seule consolation est d’espérer que les choses iront mieux à l’avenir; mais votre démarche m’a soulagé le cœur, et je vous remercie du fond de l’âme. » Les libéraux ne peuvent se dissimuler que le manifeste de l’empereur produira une vive sensation. Quand un souverain, chargé d’ans et de gloire, crie à son peuple : « Ne touchez pas à mon épée, à l’épée de Sadowa et de Sedan! » — Ce cri trouve de l’écho, et lorsqu’il affirme que le septennat militaire est nécessaire à la conservation de la paix, il faut être un progressiste endurci dans son péché pour refuser de l’en croire.

M. de Bismarck dispose aujourd’hui d’alliés, de précieux auxiliaires, qui lui manquaient autrefois. La Bavière avait un roi d’humeur sombre et farouche, qui fuyait les hommes, se dérobait au monde. Pour préserver de tout accident fâcheux ses tristes plaisirs et son mélancolique repos, il avait autorisé ses ministres à se plier, en toute rencontre, aux volontés et aux désirs d’un suzerain qu’il aimait peu. Mais ce solitaire ne se mêlait de rien; il n’usait jamais de son autorité personnelle pour réconcilier son peuple avec le nouvel état de choses, pour lui faire goûter ses assujettissemens. Il se tenait sur la réserve; il ne gênait pas, il aidait encore moins. Le roi Louis II n’est plus, et, dès son avènement, le prince régent de Bavière a donné au gouvernement impérial des garanties de son zèle et de sa complaisance. Quand il s’est rendu à Berlin, il a harangué les députés de l’Allemagne du sud, il les a exhortés à voter le septennat, il leur a parlé, plus poliment sans doute, mais avec autant d’insistance que l’aurait fait M. de Bismarck lui-même. Désormais, le chancelier de l’empire peut se flatter de trouver à Munich de l’appui, du secours, un grand empressement à lui être agréable, un prince qui s’emploiera de grand cœur à assouplir la fierté bavaroise. Le chancelier le sait bien, et, dans un de ses derniers discours, il demandait ironiquement à M. Windthorst si les chefs du parti du centre comptaient toujours sur la Bavière, si les électeurs de ce royaume ne leur ménageaient pas quelque cruelle surprise.

M. de Bismarck espère aussi tirer quelque assistance d’un autre allié, d’un souverain bien plus considérable, beaucoup plus puissant que le prince régent de Bavière. Il compte se servir de ses bonnes relations avec le Vatican pour embarrasser et diviser le parti catholique. Le chancelier n’est pas infaillible; mais, quand il fait des fautes, il sait les réparer. Il a commis jadis une très grave imprudence en s’attaquant à l’église. M. Thiers disait de lui : « M. de Bismarck se trompe, il prend les guêpes pour des abeilles. » Les colères et les rancunes des guêpes sont redoutables, et il a souvent maudit cet essaim irrité qui voltigeait autour de lui, le harcelait sans cesse, l’inquiétait par son aigre bourdonnement, le désolait par ses cuisantes piqûres. De son propre aveu, il a commis une autre faute le jour où il faillit se brouiller avec l’Espagne pour la question des Carolines, qu’il considère aujourd’hui comme une vétille, une vraie misère, eine Lumperei. Mais quand il recourut à la médiation du pape Léon XIII pour apaiser cette fâcheuse querelle, il fit un coup de maître. Le saint-père s’est montré fort sensible à un tel hommage, venant de si haut. On le nourrit souvent d’un pain d’absinthe et d’amertume; ce fruit lui a paru plein de douceur.

Le discours du trône qui a été lu le 15 janvier à l’ouverture de la session du parlement prussien annonçait une nouvelle révision des lois ecclésiastiques, de ces lois de combat et de colère qui ont produit des effets tout contraires à ceux qu’on espérait. « Ce discours contient la plus belle des promesses, disait le Moniteur de Rome. Si le futur projet de loi répond entièrement à ces déclarations, comme nous avons des raisons de le croire, la paix n’est pas loin d’être faite. » Si le chef de l’église est satisfait, M. Windthorst a-t-il le droit de se déclarer mécontent? M. de Bismarck affirmait l’autre jour à la chambre des députés de Prusse que le souverain pontife désavouait l’opposition catholique, que les électeurs en seraient avertis avant le 21 février. On prétend que le gouvernement impérial est en possession d’une note émanée du Vatican, par laquelle Léon XIII recommande au clergé catholique de s’abstenir de toute agitation électorale. Si le saint-père est vraiment disposé à intervenir, à s’interposer, on peut être certain qu’il n’aura garde de se départir de cette discrétion circonspecte dont il a donné tant de preuves. Mais si discrète que soit sa note, elle sera une bonne carte dans le jeu du chancelier, et M. Windthorst aura besoin de toute son autorité, de toute sa prudence, de sa dextérité consommée pour conjurer les défections et les défaillances, pour fortifier les indécis, les timorés, pour maintenir dans son parti cette discipline qui lui a valu tant de victoires.

Grands et petits moyens, M. de Bismarck ne négligera rien pour que les électeurs votent selon ses volontés. L’Europe est mise à une dure épreuve. L’année commençait bien, on annonçait une reprise des affaires ; il faut renoncer à cette espérance, et les industriels, les manufacturiers allemands en sont aussi chagrinés que les nôtres. Jusqu’au 21 février, les feuilles officieuses abonderont en nouvelles alarmantes. Si l’Allemagne venait à s’inquiéter sérieusement, on aurait bientôt fait de la calmer ; on lui dirait ce que disent les mères à leur enfant mutin à qui elles ont fait peur du loup : « Ne criez point ; s’il vient, nous le tuerons ! »

Pour comprendre toute l’importance qu’attache le chancelier de l’empire aux élections du 21 février, il faut penser au mot prophétique de M. Eugène Richter. M. de Bismarck se préoccupe de l’avenir, comme il convient aux hommes d’état qui entendent veiller eux-mêmes jusqu’à la fin sur les destinées de leur pays et sur l’œuvre de leurs mains. — « Prendre pour plate-forme électorale le renvoi de M. de Bismarck n’aurait pas le moindre sens, lisait-on l’autre jour dans le journal de M. Richter, car chacun sait que l’empereur Guillaume ne congédiera jamais le chancelier actuel ; mais si nous avons un changement de souverain pendant la prochaine période législative, le nouvel empereur aura une décision à prendre. » Qu’un jour M. de Bismarck dispose de la majorité du Reichstag, il pourra braver toutes les chances, tous les hasards d’un changement de règne, et ses jaloux, ses envieux devront s’y résigner, il sera hors d’atteinte. Pour remporter cette victoire qui lui tient au cœur, il se sert de beaucoup de choses, de beaucoup de gens et surtout de la France. C’est un honneur qu’elle n’avait point recherché, qu’elle déclinerait volontiers. Mais il faut savoir se rendre quelques services entre voisins. Nous avons droit à un dédommagement, et puisque le chancelier déclare que, dans le fond, il ne nous veut point de mal, il serait juste qu’avant peu il trouvât quelque occasion de nous témoigner sa gratitude.


G. VALBERT.