La Disette du bois d’œuvre — De la réserve des chênes d’avenir

La disette du bois d’œuvre - De la réserve des chênes d’avenir
Ch. Broilliard


LA DISETTE
DU BOIS D'OEUVRE

DE LA RESERVE DES CHÊNES D'AVENIR

Parmi les biens naturels mis à la disposition de l’homme sur la terre, le bois est l’un des plus importans. Les métaux, les pierres, les charbons de terre, sont très inégalement distribués à la surface du globe, font complètement défaut en certaines régions, et enfin ne se reproduisent pas. Tout au contraire les végétaux renaissent à mesure qu’ils sont consommés ; mais parmi ces derniers le bois et l’herbe seuls se rencontrent partout sur la terre habitée : c’est qu’ils nous sont indispensables. Quelques exceptions, comme l’Islande, qui nia d’autres bois que les arbres jetés sur ses rivages par les courans marins, ne font que confirmer cette remarque. L’eau, que la nature distribue aussi en tout lieu et qu’elle y renouvelle sans cesse par le mécanisme admirable de l’évaporation et de la pluie, l’eau seule est plus nécessaire encore que l’herbe et le bois. Des rapports intimes et nombreux relient d’ailleurs la distribution naturelle des plantes à celle des eaux.

C’est par l’intermédiaire des animaux, domestiques ou sauvages, que l’herbe, devenue chair, profite à l’homme. C’est directement au contraire qu’il utilise le bois, non-seulement pour se chauffer, mais pour se loger et pour fabriquer des instrumens de tout genre. Ce fait a été mis en lumière et étudié par nombre d’esprits sérieux. Bernard Palissy disait il y a trois cents ans : « J’ai voulu quelquefois mettre par estât les arts qui cesseroient alors qu’il n’y auroit plus de bois ; mais quand j’en eus escript un grand nombre, je n’en sceus jamais trouver la fin à mon escript, et, ayant tout considéré, je trouvai qu’il n’y en avoit pas un seul qui se peust exercer sans bois. » Et, constatant la diminution graduelle des forêts sous l’influence de la civilisation, il ajoutait : « Quand tous les bois auront été coupés, il faudra que tous les arts cessent, et que les artisans s’en aillent paistre l’herbe, comme fit Nabuchodonosor. » Si les peuples avaient pris garde à ces avertissemens, si de notre temps surtout l’esprit d’épargne et le soin de l’avenir avaient conduit à respecter les forêts, nous n’aurions guère à nous en occuper aujourd’hui que pour les exploiter, et nous pourrions en user largement. Par malheur il n’en a pas toujours été ainsi. Les besoins de bois d’œuvre ont progressé avec le temps, et la production en a diminué. Il n’est plus à craindre que les artisans soient réduits à « paistre l’herbe, » de nos jours on ne meurt plus de faim ; mais la population peut diminuer, et l’accroissement naturel de la richesse générale peut être ralenti par bien des causes. L’une des plus graves, parmi les causes matérielles, serait la privation du bois d’œuvre, indispensable en grande masse à une société industrielle comme la nôtre. On oublie trop que le bois, surtout le bois d’œuvre, est un bien naturel limité par le temps nécessaire à sa croissance. Il suffit à l’herbe d’un été pour mûrir ; c’est un siècle ou deux qu’il faut aux grands arbres de nos forêts : ils constituent par là même, comme par le caractère de matière première commune, une production soumise à des lois toutes spéciales. Ainsi d’abord il faut reconnaître que, plus on consomme de bois, moins on en produit. C’est là un fait très important, qui prend de jour en jour des proportions nouvelles, et tend à se généraliser sur notre globe ; nous voudrions le mettre en lumière, montrer comment il se réalise en France, indiquer les dangers qu’il entraîne, et étudier les mesures qu’il convient de prendre pour y parer. L’une des premières et des plus nécessaires serait certainement la réserve des chênes d’avenir.


I

Dans toutes les forêts de l’état, dans tous les bois des communes et des établissemens publics, les chênes ne doivent être abattus que quand ils sont mûrs, c’est-à-dire lorsqu’ils ne peuvent prospérer encore pendant une période d’une trentaine d’années. Tel est, à la lettre près, le principe formulé par Colbert dans l’ordonnance des eaux et forêts de 1669, qui en imposait l’application aux coupes de taillis. Cette règle a été maintenue par l’ordonnance du 1er août 1827 pour l’exécution du code forestier. C’est aujourd’hui encore le meilleur moyen d’assurer à la France au siècle prochain les bois les plus précieux et les plus nécessaires à sa prospérité, des produits qu’elle aurait à chercher dans le monde entier et qu’elle pourrait trouver en quantité suffisante sur son propre territoire, mais nulle part ailleurs. Pour peu que l’on veuille prendre soin de l’avenir, on doit moins que jamais se dispenser de faire une application stricte et générale de cette règle.

Depuis la fin du siècle dernier, la propriété forestière a subi en France une transformation complète. Jusqu’alors, la production du bois d’œuvre en excédait la consommation ; c’est le contraire aujourd’hui. Les forêts de mainmorte et la plupart des bois des simples particuliers étaient généralement aménagés et exploités en vue du simple usufruit. Depuis trois quarts de siècle, la propriété et l’exploitation des forêts sont devenues l’objet de spéculations qui anéantissent la production des arbres de futaie ; chaque jour, le nombre et les dimensions en diminuent ; encore un peu, et dans les bois des particuliers les gros arbres auront disparu. Dans les bois des communes, le même fait se produit plus lentement, mais en s’accusant de plus en plus à chaque nouvelle coupe, à chaque nouveau quart de siècle. Quant aux forêts de l’état, la surface, surtout celle qui produit le bois d’œuvre le plus précieux, va sans cesse en se réduisant par des aliénations successives. Il en est de même de la provision de gros bois qu’elles contiennent ; au commencement du siècle, dans les anciennes forêts royales et dans toutes les bonnes forêts provenant du clergé, les chênes de 3 mètres de tour étaient communs, tandis qu’aujourd’hui ils sont excessivement rares. En même temps les besoins de bois d’œuvre, autrefois à peu près stationnaires, se développent avec une incroyable rapidité. La consommation a plus que doublé depuis cinquante ans, et dès à présent la France achète à l’étranger plus de bois d’œuvre qu’elle n’en produit[1].

Dans toute l’Europe, la consommation et la production des gros bois suivent une progression semblable. L’Angleterre, à peu près dépourvue de grands arbres en dehors des vieux chênes qu’elle conserve précieusement dans ses parcs, l’Angleterre importe annuellement deux fois autant de bois que la France, et ses colonies ne lui en fournissent que la moindre partie[2]. Comme elle, à peu près déboisées, la Belgique et la Hollande demandent aussi des bois d’œuvre à toutes les parties du monde. L’Allemagne du nord est riche en forêts ; mais depuis un demi-siècle elle exploite ses bois très jeunes, souvent même avant l’âge de cent ans, et déjà elle en arrive à acheter des bois d’œuvre à la France elle-même. L’Autriche met à l’enchère ses forêts, livrées à la hache depuis l’établissement des chemins de fer ; des exploitans étrangers coupent à blanc dans les massifs, naguère inaccessibles, de la Croatie et de l’Esclavonie ; c’est de là que se déverse sur Trieste, après avoir remonté la Save et franchi les Alpes-Juliennes, la plus grande quantité des bois de chêne que l’Europe occidentale emploie à la fabrication des futailles. Ces forêts de chêne et de hêtre, situées en plaine ou sur des coteaux, n’ont point une immense étendue, c’est quelques centaines de mille hectares qu’elles occupent ; elles appartiennent pour la plupart à des particuliers et sont restées jusqu’à présent sans valeur. Il y a cinq ans seulement, l’une de ces magnifiques futaies, formée d’arbres gigantesques, a été vendue à une société d’exploitation au prix minime de 220 francs l’hectare. Ces forêts disparaissent ainsi rapidement dès que le bois sur pied y prend quelque valeur. Les contrées formant en Europe la zone méditerranéenne, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, sont à peu près déboisées ; la civilisation romaine y a détruit les forêts, et dans leurs montagnes le roc se montre nu aux lieux que couvrait autrefois une riche végétation. Pour ne donner qu’un exemple de ce déboisement, nous citerons le massif du mont Etna, en Sicile, dont l’histoire est bien connue[3]. L’Etna, que les Romains avaient décoré du titre mérité de nemorosa. portait dans sa zone moyenne une magnifique forêt de 100,000 hectares ; c’étaient des chênes, des châtaigniers, des hêtres, des bouleaux et des pins sylvestres. Les derniers lambeaux de cette verte ceinture disparaissent rapidement, non point surtout, comme on pourrait le croire, sous la lave du volcan, mais bien sous la hache avide des bûcherons et la dent des bestiaux. Cette dévastation a commencé au XVIe siècle, et aujourd’hui la production forestière est à peu près anéantie sur ce sol volcanique, parfaitement et exclusivement apte à cette culture. L’Italie entière, hérissée de montagnes, n’a plus d’ailleurs que 500,000 hectares de forêts délabrées pour ses 25 millions d’habitans. Les plaines de la Russie centrale, dont les forêts sont exploitées de longue date et appauvries par des abus de tout genre, ont d’autant plus besoin de bois d’œuvre qu’elles sont dépourvues de pierres ; l’industrie et les chemins de fer, qui commencent à y pénétrer, menacent de les dépouiller rapidement des arbres qui leur restent. Là non-seulement ils les emploient comme bois d’œuvre, mais souvent même c’est le bois qui sert à chauffer les machines ; ainsi sur le Volga les bateaux à vapeur n’ont pas d’autre moyen de chauffage. Les pays Scandinaves, la Norvège, la Suède et la Finlande, semblent avoir pris la charge d’approvisionner en bois résineux tous les rivages de l’Atlantique. Non-seulement ils fournissent à la France et à l’Angleterre des bois par millions de mètres cubes, mais à Rio de Janeiro l’on construit avec des épicéas de Norvège ; l’Australie même reçoit parfois du bois de ce pays, situé à ses antipodes : aussi le nord de l’Europe a doublé en dix ans ses exportations en bois d’œuvre, et il coupe sans mesure. En ces régions froides, la végétation forestière est lente, et la production ligneuse très réduite ; la consommation locale du bois sous toutes ses formes, chauffage, constructions, clôtures, instrumens, emplois agricoles et industriels, est en même temps énorme, à tel point qu’en Norvège le sol produit peut-être à surface égale cinq fois moins de bois qu’en France, tandis que par tête d’habitant on en consomme au moins cinq fois plus. Aussi reconnaît-on à l’administration centrale des forêts en Norvège que les exploitations ont atteint la limite du possible et l’ont même probablement dépassée. De même, en Suède, l’état des forêts est tel que, lors de l’exposition de 1867, M. de Ljungberg, s’appuyant sur les documens officiels, appréciait ainsi les faits : « la valeur du bois exporté est aujourd’hui l’équivalent de toutes les exportations que faisait la Suède il y a quinze ans ; mais, vu la méthode actuelle d’exploitation des forêts, cette exportation si considérable n’est plus en harmonie avec leur existence dans l’avenir. »

En dehors de l’Europe, il n’est pas probable que nous trouvions jamais de grandes ressources en produits ligneux. Que se passe-t-il par exemple en Amérique, la partie du monde la plus riche en bois ? Dans l’Amérique du Nord, les Américains seuls suffiront certainement bientôt à exploiter et à consommer tous les bois de cette région. L’Angleterre reçoit encore de ses possessions d’Amérique du bois d’œuvre pour une centaine de millions chaque année. Déjà cependant la ville de Chicago, née d’hier, qui compte aujourd’hui 300,000 habitans et qui forme sur le lac Michigan un emporium plus important que Marseille sur la Méditerranée, tire du Canada plus de bois que nous n’en importons en France de tous les pays, c’est-à-dire plus que la moitié de toute la quantité de bois d’œuvre que nous consommons. Elle l’envoie aux états de la prairie, qui en sont dépourvus, à l’Illinois, à l’Indiana, et dans un rayon chaque année plus étendu ; puis le Saint-Laurent transporte encore bien d’autres bois du Canada à destination de New-York et de tout le littoral oriental des États-Unis. Une chaire d’économie forestière se fonde en ce moment même à Lafayette-College, en Pensylvanie, preuve que l’approvisionnement du pays en bois préoccupe déjà les états le plus anciennement peuplés. Dans l’Amérique du Sud, l’immense forêt du Brésil, qui s’étend au centre du continent, depuis les Amazones jusqu’au Paraguay, ne donne absolument aucun bois à l’étranger ; les villes brésiliennes du rivage de l’Atlantique n’en tirent même aucun produit. Le climat de cette région tropicale et la situation continentale de la forêt la rendent inaccessible au commerce. D’ailleurs dans ces forêts des tropiques les bonnes essences sont rares et le plus souvent disséminées au milieu de bois sans aucune utilité technique. D’autre part, l’étendue et la richesse de cette masse de forêts diminuent rapidement, et même sans que les bois en soient utilisés. La province de Minas-Geraës, dans le bassin du San-Francisco, est aujourd’hui complètement déboisée, à tel point que l’exploitation des mines de fer y a cessé faute de bois. Plus loin dans l’intérieur, les planteurs de café ont pris l’habitude d’incendier des surfaces considérables qu’ils cultivent pendant quelques années jusqu’à épuisement de la fertilité donnée au sol par la forêt ; alors ils abandonnent la plantation, et s’enfoncent plus avant en appliquant le même procédé. Aussi le Matto-Grosso (la grande forêt) semble-t-il destiné à disparaître sans même que ses bois aient figuré sur le marché du monde.

La diminution générale des bois d’œuvre a été constatée d’ailleurs par une voix des plus autorisées. « Il est incontestable, disait M. Thiers à la tribune française le 22 janvier 1870, il est incontestable que les bois de construction disparaissent partout en France comme ailleurs. C’est ce qui justifie parfaitement M. le ministre de l’intérieur, qui s’est opposé à une époque antérieure à l’aliénation des forêts. » Il n’y a donc pas à se le dissimuler ; à quelque point de vue qu’on envisage les faits, on arrive à la même conclusion : c’est la disette qui nous menace, ou du moins que nous léguerons à nos enfans. En Europe, le XIXe siècle aura suffi pour ruiner les forêts. Ce n’est pas qu’elles auront disparu ; la plupart seront simplement devenues des broussailles ; elles ne se rétabliront que lorsqu’elles auront été soustraites à l’action de l’homme. « Il semble, écrivait-on récemment dans une brochure remarquable[4] dont l’auteur a cru devoir rester inconnu, il semble que les sociétés humaines, parvenues à une civilisation qui se précipite dans sa marche, ne veulent plus ralentir le pas, qu’elles finissent par arriver à l’anéantissement des forêts, berceau de leur existence, et que ce fait se produit vers les temps où ces sociétés elles-mêmes ont accompli, sur les points du globe que leur avait assignés la Providence, la mission temporaire et limitée qui est la grande loi de toutes les nations. » En France, il dépend de nous encore de reculer cette date fatale. Saurons-nous recourir aux moyens nécessaires ? Entre tous les bois, c’est le chêne dont la privation se fera sentir de la manière la plus pénible pour nous. Chacun sait que ce bois, par ses dimensions, sa force, sa durée, et surtout par l’ensemble des qualités qui le distinguent, est propre à tous les usages. Sa constitution physiologique permet d’expliquer ces qualités diverses. Chacune des couches annuelles du bois de chêne étant formée d’une zone interne où dominent de gros vaisseaux vides et d’une zone externe composée principalement de tissu fibreux bien plein, cet ensemble non homogène est élastique et peut se dessécher à fond. De nombreux rayons médullaires divisent ce bois du centre de l’arbre jusqu’à l’écorce, le rendent apte à la fente, forment ces miroirs qui résistent si bien sur les parquets nacrés, et font des arbres où ils sont largement développés les plus beaux bois d’ébénisterie. Tandis que dans chaque arbre les couches extérieures, produit de la végétation des dernières années, ne sont encore que du bois tendre, de l’aubier, ainsi appelé à cause de sa teinte blanchâtre, la partie ancienne, le cœur, lignifiée avec le temps (une seconde fois pour ainsi dire), devient ce qu’on appelle ajuste titre du bois parfait, fort et durable. Les acides propres, comme le tannin, et la matière gommeuse qui imprègne le bois de certains chênes ajoutent singulièrement à sa durée. Il n’est pas jusqu’à la forme variable de l’arbre, tantôt droite et tantôt courbe, qui ne soit pour lui un mérite spécial. Les bois droits ne sont jamais rares, et les bois courbans sont très recherchés, notamment pour la construction des vaisseaux. Si l’on considère en outre que chacune des qualités du bois de chêne est plus ou moins développée, prédominante, suivant le climat, le sol, l’état de massif ou d’isolement dans lequel a vécu l’arbre, il est facile de comprendre comment ce bois peut convenir à presque tous les emplois. Il sert aussi bien comme bois de travail aux différens métiers, la menuiserie, l’ébénisterie, la tonnellerie, le charronnage, etc., que comme bois de construction dans les bâtimens, les navires, les chemins de fer ; il est même maints usages, comme la fabrication des futailles, dans lesquels il n’est que très imparfaitement remplacé par d’autres matériaux. C’est surtout au chêne gaulois que sont dévolus ces avantages. A nos chênes, rouvre et pédoncule[5], qui se retrouvent à peu près partout en France, de l’ouest à l’est et du sud au nord, nul autre chêne n’est équivalent, ni en Afrique, ni en Amérique. Les chênes d’Afrique, nerveux à l’excès, se travaillent difficilement, sont très exposés à se déjeter et à se fendre. Les chênes d’Amérique sont moins durs, moins solides et d’un grain moins fin que les nôtres ; ils sont aussi plus sensibles aux alternatives de sécheresse et d’humidité. L’aire d’habitation de nos deux principaux chênes, formant deux races d’une même espèce, est limitée à l’Europe, en y comprenant l’Asie-Mineure, comme le faisaient les anciens géographes ; encore est-ce seulement dans l’Europe centrale que l’espèce se développe bien, qu’elle possède toutes ses qualités, et la contrée la plus riche en forêts aptes à produire du chêne est toujours la France. Cet arbre est un présent magnifique dont la nature nous a gratifiés ; la culture spéciale que nous pouvons en faire serait pour nous, comme celle de la vigne, une source d’immenses richesses.

La Gaule, à l’époque où elle fut conquise par les Romains, il y a de cela dix générations de chênes, avait, du Rhin aux Pyrénées, 40 millions d’hectares de forêts. Les bois couvraient ainsi les deux tiers de notre territoire ; c’était trop pour la prospérité du pays. Aujourd’hui, sur les 54 millions d’hectares qui restent à la France[6], Corse comprise, on ne compte guère que 8 millions d’hectares boisés, un septième de l’étendue totale ; c’est peu pour nos besoins. Il importe donc beaucoup d’en tirer le meilleur parti possible, c’est-à-dire d’économiser, de respecter, de mettre en réserve les bois d’avenir ; mais la plus grande étendue des forêts appartient maintenant à de simples particuliers, libres d’user et d’abuser, et dont le propre n’est point « le long espoir et les vastes pensées. » La portion gérée par l’état, comprenant son domaine forestier ainsi que celui des communes et des établissemens publics, n’est plus guère que de 3 millions d’hectares[7].

Ces forêts constituent des taillis simples, des taillis sous futaie et des futaies. Les taillis sont des bois exploités très jeunes, d’ordinaire entre dix et quarante ans, de manière qu’ils se reproduisent par rejets de souches. On distingue les taillis simples, dans lesquels il ne se fait pas de réserves, et les taillis sous futaie, dans lesquels on laisse debout à chaque exploitation des arbres de réserve, appelés parfois arbres de futaie, d’où le nom de taillis sous futaie. Ces arbres réservés sont principalement des chênes, et on leur donne les noms de baliveaux de l’âge (du taillis), de modernes ou d’anciens suivant leur âge. Les futaies proprement dites ou futaies pleines sont des forêts qui s’exploitent en général à un âge avancé, entre cent et deux cents ans, et qui se reproduisent uniquement par la semence. Les arbres résineux, qui ne produisent pas de rejets débouchés, ne peuvent former que des futaies.

C’est principalement le taillis sous futaie, — il forme la grande masse de nos forêts de bois feuillus, — qui peut donner des chênes de fortes dimensions. On conçoit dès lors que l’application suivie du principe posé par Colbert suffirait à multiplier la quantité de ces produits qui sera disponible au commencement et surtout pendant le cours du siècle à venir, et tout porte à croire que dans trente ans, dans cinquante ans, le commerce, l’agriculture et l’industrie réclameront à tout prix le million annuel de mètres cubes de gros chênes que nous pouvons encore leur ménager. Il est assez facile de se rendre compte de la quantité de ces bois nécessaire aux principales branches de la consommation. Négligeons, si l’on veut, la construction des maisons ; bien qu’il y entre une proportion énorme de bois, elle n’exige absolument du chêne de première qualité qu’à titre à peu près exceptionnel. On évaluait, il y a vingt ans, l’entretien annuel de notre marine militaire à 80,000 mètres cubes de chêne en grume (bois ronds). Notre marine marchande en réclame de 100,000 à 120,000. Il est permis d’estimer que le matériel roulant de nos chemins de fer en absorbe déjà au moins 50,000. Nos mines, qui emploient aussi du chêne dans leur matériel, leurs constructions et le revêtement des puits, en usent encore une grande quantité. On a évalué à 30,000 mètres cubes le volume, très variable d’ailleurs, nécessaire autrefois à l’artillerie et au génie. Quelque élevés que soient ces chiffres, il est cependant une industrie qui, à elle seule, réclame en France autant de bois de chêne que toutes ces branches de la consommation prises ensemble : c’est la production et le commerce des vins.

Le vin ne se fait et ne se transporte guère que dans du chêne, et la France est le plus grand vignoble du monde. Elle produit depuis quelques années de 50 à 70 millions d’hectolitres de vin, que les chemins de fer et les canaux distribuent maintenant sur tous les points du pays ; elle exporte à l’étranger, tant en vin qu’en eau-de-vie, une partie du produit de ses vignes, d’une valeur de 300 millions de francs par année ; c’est déjà le dixième de toutes les exportations françaises. Et nous sommes au début du nouvel état commercial créé par la vapeur, qui donne au marché des vins une extension sans limites. Eh bien ! c’est ici surtout que la rareté du chêne devient une entrave pénible, onéreuse, déplorable. Le merrain, ces petites planchettes dont on fait les pipes, les barriques, les feuillettes, les fûts de tout genre, ne peut être fabriqué qu’avec de gros arbres, et les plus gros sont de beaucoup les meilleurs pour ce genre de débit. Or le merrain que nous produisons est déjà bien loin de suffire à nos besoins ; il y a une dizaine d’années, jusqu’à 1857, nous n’achetions encore à l’étranger en moyenne qu’une vingtaine de millions de pièces de merrain. Députe lors, la progression a été rapide : en 1866, nous avons importé en excès sur une exportation relativement insignifiante 63 millions de merrains, évalués à 45 millions de francs. C’est surtout à l’Autriche que nous demandons ce bois, et les forêts qui le fournissent sont principalement celles des confins militaires du bassin de la Save, où l’industrie commence à prendre pied. La quantité de bois de chêne exigée pour donner ce merrain est cinq ou six fois plus grande que l’approvisionnement de notre flotte militaire ; elle n’est pas en effet moins de 400,000 mètres cubes, et il faut y ajouter la quantité des merrains indigènes. Eh bien ! toute cette masse de bois, les terrains pauvres qui se rencontrent çà et là dans les plaines de France, en Sologne et ailleurs, les hauteurs couronnant les collines dont les versans portent nos vignes, enfin les parties basses et stériles de nos montagnes, pourraient nous la fournir à titre à peu près gratuit. Quel avantage pour notre industrie viticole et le commerce des vins !

Essayons maintenant d’évaluer la quantité totale des gros bois de chêne réclamés en France par la consommation : — 500,000 mètres cubes au moins pour la fabrication des merrains, 200,000 pour les besoins de nos deux marines, 50,000 pour le matériel roulant des chemins de fer, des volumes également considérables pour l’exploitation des mines et pour les besoins de l’artillerie et du génie, enfin une quantité très notable pour toutes les autres branches de l’industrie et de l’agriculture ; — on arrive ainsi à un total de plus de 1 million de mètres cubes, bois ronds. Et il faut remarquer qu’il ne s’agit ici que du chêne ou exceptionnellement d’autres essences quelque peu aptes aux mêmes usages, comme le châtaignier pour la fabrication des futailles, l’orme rouge dans les constructions navales, le frêne dans le matériel des chemins de fer, le mélèze et le cœur de pin dans quelques autres emplois. Les bois de chêne de qualité inférieure ne sont pas compris dans cette évaluation, non plus que ceux de grosseur moyenne, tels par exemple que les bois servant à faire des traverses de chemin de fer.

Depuis un tiers de siècle, le prix du chêne a doublé ; ainsi le merrain, qui à l’importation coûtait 30 centimes la pièce en 1826, valait 70 cent, en 1866. Pendant la même période, nos achats en bois d’œuvre de toute nature à l’étranger ont triplé en quantité et septuplé en valeur, en passant de 20 millions à 150 millions de francs, nombres représentant les excédans des importations sur les exportations. En même temps la production du fer se développait avec une étonnante rapidité ; en 35 ans, la quantité de fonte produite en France s’est élevée de 500,000 à 1,200,000 tonnes. L’emploi de la houille et du fer ne ralentira donc pas la progression de nos besoins en bois d’œuvre. Depuis dix ans surtout, la substitution du fer au bois dans les constructions et l’industrie se fait dans une grande proportion ; en dix ans seulement, de 1857 à 1866, l’excédant de nos importations en bois d’œuvre de toute nature a doublé en passant de 75 à 150 millions, et les importations en bois de chêne se sont élevées à elles seules de 15 à 45 millions de francs. Des faits semblables s’observent chez les autres nations, et ils sont une conséquence naturelle du développement rapide du commerce et de l’industrie. Cependant ce mouvement remarquable n’est qu’à son début ; à moins qu’il ne s’arrête, il y a lieu de présumer qu’au commencement du siècle prochain le prix du bois d’œuvre aura doublé une fois encore, et qu’il nous manquera en France au moins un million de mètres cubes de chênes de fortes dimensions. L’Angleterre en est aujourd’hui à peu près au point où nous en serons dans trente ans, et déjà le prix du chêne y est beaucoup plus élevé qu’en France. L’Angleterre est riche néanmoins ; c’est qu’elle a sa houille, son fer et sa colossale industrie ; elle a sa marine de commerce, dont la nôtre n’approche ni par le tonnage des navires, ni par le nombre des transports ; enfin le marché du monde entier lui est ouvert, et il y reste encore des bois à vendre. Dans trente ans, trouverons-nous à l’étranger les chênes que nous lui demanderons à tout prix ? Si l’on rencontre encore du bois sur pied dans les pays déserts, on l’y exploite vite au temps où nous sommes, et il ne s’y reproduit pas. Un million de mètres cubes de gros chênes ! se représente-t-on ce que c’est et les conditions nécessaires pour que cette quantité se trouve tous les ans disponible ? C’est le chêne qui suffirait pour faire de Marseille à Dunkerque un parquet de 20 mètres de largeur, et dans leur état actuel les débris des forêts de toute la Gaule ne peuvent le donner.

En même temps que le chêne manquera en France, il fera de plus en plus défaut à toutes les nations industrielles, et le prix s’en élèvera sans autre limite que l’insuffisance de la richesse générale. C’est ainsi que la production des bois d’œuvre cessera bientôt d’être une question locale ou même spéciale à chaque état : elle tend de jour en jour à devenir une question européenne.


II

L’enseignement qui résulte de ces faits est facile à déduire. Aussi longtemps que l’étranger pourra nous fournir les bois qui nous sont nécessaires, nous devons nous garder de sacrifier à nos besoins du moment des produits encore imparfaits, et qui naturellement doivent être réservés pour l’avenir. Ce ne sera du reste là pour la génération actuelle qu’une faible privation, souvent même plus apparente que réelle. Le revenu des propriétaires de forêts en sera momentanément quelque peu diminué, mais au grand avantage de la propriété elle-même. On ne réussira pas moins à satisfaire les besoins du pays en bois d’œuvre. En effet, les petits bois sont toujours offerts sur le marché français en quantité suffisante et parfois même avec excès ; la modicité des prix, les difficultés qu’on trouve souvent à s’en défaire, le prouvent de reste. Un fait remarquable d’ailleurs, c’est qu’à côté de notre énorme importation de gros bois d’œuvre nous en exportons régulièrement une quantité notable de petits. Les bois moyens n’ont qu’une utilité relative à la rareté des gros bois[8]. Ces derniers seuls ont une importance de premier ordre. S’ils sont nerveux, ils fournissent des pièces rares, recherchées pour les constructions de tout genre ; s’ils sont tendres, ils donnent des planches minces, dites sciages fins, réclamées par l’ébénisterie et la menuiserie de luxe. En raison de l’écorce, de l’aubier, du cœur et des autres causes de déchet inévitables dans le débit, les chênes, en même temps qu’ils gagnent en grosseur avec l’âge, gagnent beaucoup aussi en utilité et en valeur ; le déchet diminue à mesure que le diamètre augmente. Ainsi, dans le cas où l’épaisseur totale de l’écorce ou de l’aubier est de A centimètres, le calcul montre que le bois réellement utile n’est guère, dans une bille de 30 centimètres de diamètre, que la moitié du volume total, et dans une bille de 45 centimètres que les deux tiers environ ; avec un diamètre de 60 centimètres, il s’élève aux trois quarts, et quand le diamètre est de 75 centimètres, le bois parfait forme les quatre cinquièmes du volume de la bille. Dans le débit en merrain, le déchet, qui dans les plus beaux arbres est déjà de 40 à 45 pour 100, près de la moitié, peut s’élever jusqu’à 75 et 80 dans les bois de dimensions moyennes, c’est-à-dire que les trois quarts ou les quatre cinquièmes du volume des billes tombent alors en bois de feu. Les sciages de choix pour bois de wagons, bordages et autres emplois n’admettent pas le cœur, qui dans le bois débité est exposé à éclater en se séparant de la pièce dont il fait partie ; mais dans les chênes le cœur forme habituellement une ligne flexueuse, d’où résulte, quand on l’enlève, un énorme déchet dans les bois de dimensions simplement moyennes, soit ceux de 40 à 60 centimètres de diamètre à hauteur d’homme.

Le prix du chêne augmente avec la grosseur, et montre d’une manière évidente l’avantage que présentent les gros arbres. En effet, non-seulement ceux-ci sont primés partout, mais on peut constater que la valeur du stère ou mètre cube est à peu près proportionnelle au diamètre de l’arbre (30 francs dans les arbres de 40 centimètres de diamètre, 60 francs dans ceux de 80, et ainsi de suite). En certains cas même, les bois qui présentent tout à la fois une très bonne qualité et de belles dimensions atteignent des prix bien plus élevés. Par exemple, les puits des houillères du département du Nord, traversant des couches de terrain perméables, sont revêtus de forts madriers de chêne parfaitement assemblés ; ce revêtement est destiné à maintenir les terres et à s’opposer au suintement de l’eau, qui les entraînerait et ruinerait le puits de mine, affouillé sur toute la hauteur de ses parois. Il s’agit ici d’assurer l’exploitation et de garantir la vie des ouvriers ; aussi exige-t-on du chêne de première qualité. Les sols riches du département en fournissent une part. La petite forêt domaniale de Saint-Amand, par exemple, assise sur des terrains très fertiles connus dans le pays sous le nom de boues de Saint-Amand, donne des chênes qui, dans ces conditions tout exceptionnelles, atteignent à l’âge de cent ans jusqu’à 1 mètre de diamètre. Ils sont aussi précieux pour l’industrie des mines que pour la marine de l’état ; mais les arbres conservés au-delà du premier siècle de leur existence sont peu nombreux dans cette forêt comme dans tant d’autres. Les revêtemens des seuls puits de mine du département du Nord consomment d’ailleurs chaque année environ 5,000 mètres cubes de chêne des plus fortes dimensions, qu’il leur faut à tout prix. Ces bois, qu’on va chercher jusqu’en Auvergne, n’ont plus de prix régulier ; on doit passer par les conditions du détenteur, qui jouit ainsi d’un vrai monopole. Ce fait suffit pour indiquer l’augmentation énorme de valeur qui correspond à l’accroissement du diamètre. Si donc on abat des chênes d’avenir, la perte est considérable à tous égards. Que nos chênes au contraire soient conservés jusqu’à complète maturité[9], nos forêts s’enrichiront rapidement, et bientôt, dans trente ans, cinquante au plus, elles offriront une réserve inestimable. Dans les futaies où le chêne est mélangé à diverses essences, c’est cet arbre qui doit déterminer la révolution, c’est-à-dire le temps qu’embrasse le cercle complet des exploitations de la forêt. En un taillis divisé en vingt coupes, qui viennent successivement en tour d’exploitation chaque année, la révolution est de vingt ans. Dans une futaie, c’est l’âge auquel il convient d’exploiter les massifs qui détermine la durée de la révolution. Dans la forêt de Bellême par exemple, cet âge est celui de deux cents ans ; la révolution est donc ici fixée à deux cents ans, de manière que l’exploitation du massif revienne tous les deux siècles sur le même point. Cette forêt, qui appartient à l’état, se trouve dans l’Orne, entre Mortagne et Bellême ; elle couvre, sur une étendue de 2,444 hectares, une colline sablonneuse qui sépare le bocage du Perche des riches plaines du Maine. Les chênes et les hêtres, qui croissent en mélange dans la forêt de Bellême jusqu’à la fin de la révolution, y atteignent vers l’âge de deux cents ans 35 ou 40 mètres de hauteur. Ces vieux massifs donnent un matériel d’une très grande richesse ; ainsi au canton Pont-à-la-Dame, les exploitations rendent à l’hectare 630 mètres cubes, moitié chêne, moitié hêtre, d’une valeur moyenne de 25,000 francs.

Lors de l’exploitation des massifs, il est parfois très utile, surtout dans les futaies irrégulières, où des bois d’âges divers sont entremêlés, de conserver comme réserves dans les coupes définitives[10] les chênes capables de prospérer pendant une trentaine d’années au moins, quelle que soit leur grosseur. Ce n’est pas seulement aux arbres placés sur les lisières ou sur le bord des chemins que devra s’appliquer cette mesure, c’est à tous ceux qui ont encore avec un fût sain une cime bien vivante, quelle que soit leur place dans la forêt. On n’a jamais à craindre ici de tomber dans l’excès. Ces sujets d’avenir sont généralement trop rares ; si par hasard sur certains points ils sont nombreux, l’exploitation du massif est probablement prématurée, et le bénéfice résultant du maintien des chênes d’avenir compense amplement le dommage causé au recrû par leur présence. Pour assurer la bonne végétation de ces chênes, isolés après avoir crû en massif, il convient de prendre quelques soins. C’est d’abord de ne faire passer les arbres de l’état de massif à l’état de complet isolement que peu à peu, à l’aide de plusieurs coupes et en une période assez longue, dix, quinze, vingt années, ou plus encore ; c’est surtout d’émonder le plus tôt possible les branches gourmandes qui se produisent le long des fûts, déplacent le courant principal de la sève, et amènent la mort des branches supérieures de la cime : cet élagage doit être fait rez-tronc et répété quand les branches gourmandes se reproduisent ; c’est enfin de ne procéder à la coupe définitive des arbres voisins que quand le sol est bien recouvert à nouveau par un jeune massif. Les plus beaux chênes de nos futaies ont été autrefois réservés de la sorte. On en voit encore de magnifiques spécimens, âgés de trois à quatre cents ans et mesurant de 1 à 2 mètres de diamètre, dans la plupart de nos futaies de chêne : dans la grande forêt de Haguenau, en Alsace, dans la jolie petite forêt de Bourse et dans la curieuse forêt de Perseigne, toutes deux situées auprès d’Alençon, dans celle de Bagnolet et autres des environs de Moulins. Il est même quelques-uns de ces ! arbres qui ont reçu un nom connu des populations, comme le chêne Saint-Louis à Bellême et le chêne Louis XIV dans la forêt de Blois.

Il serait facile de se rendre compte approximativement pour chaque forêt, pour chaque centre de production, des résultats que peut donner cette réserve générale des chênes d’avenir dans les futaies. Si par exemple, dans une futaie de 800 hectares exploitée à la révolution de cent soixante ans, on trouvait en moyenne une dizaine de chênes à réserver par hectare, il y en aurait cinquante à garder chaque année ; dans trente ans, chacun de ces arbres ayant grossi, on pourrait alors, c’est-à-dire précisément à l’époque menacée de pénurie, disposer d’une partie de ces bois de première utilité, dont le volume total pour cinquante chênes serait de 150, 200, 250 mètres cubes peut-être. Ceci représenterait pour 800 hectares un quart de mètre cube par hectare. Pour nos 200,000 ou 300,000 hectares de futaies de chênes, ce serait déjà de 50,000 à 75,000 mètres cubes à précompter sur le déficit annuel de 1 million dont nous sommes menacés ; mais ce n’est là qu’un chiffre beaucoup trop faible, car dans nos futaies irrégulières il y a souvent bien plus de dix chênes à réserver par hectare ; puis ces arbres ont en général un avenir de plus de trente années, et le volume qu’ils auraient à maturité dépasserait souvent le chiffre de 3, 4 ou 5 mètres cubes. En réalité, c’est d’au moins 100,000 mètres cubes par an que l’avenir bénéficierait, grâce à une légère économie dans le présent. On dira peut-être : Ce n’est là que de l’épargne. — Oui, c’est de l’épargne ; mais la production ne peut être développée qu’à ce prix. Dans les futaies mêmes, le bénéfice de la réserve des chênes ne se bornerait point d’ailleurs aux résultats indiqués plus haut. En dehors des coupes de régénération, qui donnent les produits principaux, on trouve en effet fréquemment dans le reste de la forêt des réserves de chênes d’âge moyen, de 40 à 60 centimètres de diamètre ; à coup sûr, en réservant tous les chênes d’avenir dans les coupes définitives, on ne sera pas tenté de les faire exploiter dans les coupes d’éclaircie, et l’avantage que nous avons signalé se reproduira ici en se multipliant. C’est ainsi que dans un système d’économie les résultats s’enchaînent, se complètent l’un par l’autre et concourent tous au but.

Cependant les ressources que peut donner la réserve des chênes en croissance seraient bien moindres dans les futaies pleines que dans les forêts soumises à d’autres modes de traitement. Nous n’avons plus guère de futaies de chênes que dans le centre et l’ouest de la France ; les principales se trouvent dans le Bourbonnais, le Blésois, la Touraine, l’Anjou, le Maine et le Perche, puis encore, mais mélangées de hêtres très abondans, en Normandie, dans les environs de Paris et dans la région des Vosges. Ce sont des forêts qui de longue date ont fait partie du domaine royal, et en somme l’étendue en est assez restreinte. Si sur certain point, dans la grande forêt du Tronçais (Allier), l’on trouve encore des futaies de chênes âgées d’un siècle et demi, sous lesquelles on peut faire une promenade de 7 à 8 kilomètres, comme depuis le Pavillon jusqu’au village de Richehout, c’est là un des derniers restes des antiques futaies de notre pays, un monument unique aujourd’hui en France.

Depuis quelques années à peine, on a entrepris de convertir les taillis en futaie pleine dans un grand nombre de forêts du domaine de l’état. Cette conversion s’obtient en remplaçant les taillis à exploiter, formés principalement de rejets sur souches, de cépées donnant du bois de feu tous les vingt-cinq ou trente ans, par de jeunes futaies composées de brins de semence, de sujets de franc pied destinés à fournir des bois d’œuvre quand ils auront cent ou deux cents ans d’âge. On rencontre nécessairement, en coupant les taillis pour la dernière fois, beaucoup de chênes réservés dans les exploitations antérieures, des baliveaux de différens âges, mais généralement éloignés de leur maturité ; il est clair qu’on doit les laisser encore debout, quelque dommage qu’ils puissent causer aux semis, parce que l’avenir de ces arbres est bien plus assuré que celui des jeunes brins. Ces chênes à conserver demandent à peu près les mêmes soins que les arbres réservés dans les futaies. L’isolement leur est moins défavorable, parce qu’ils ont la cime et les racines plus développées, le fût moins allongé.

Quels résultats pourra donner cette réserve, nécessairement nombreuse ? La moitié des taillis appartenant à l’état est déjà en conversion sur une étendue de 270,000 hectares, et le surplus y entrera prochainement. La conversion exige toute une révolution de futaie, peut-être cent cinquante ans en moyenne. Appliquée bientôt dans ces conditions à 400,000 ou 500,000 hectares, cette opération comportera des coupes définitives qui parcourront chaque année à peu près la cent cinquantième partie de l’étendue, soit environ 3,000 hectares. Que cette réserve nous permette de recueillir dans une trentaine d’années sur chaque hectare parcouru six ou sept chênes d’un volume de 3 mètres cubes l’un, ce serait un supplément annuel de 60,000 stères de gros chênes. Ici encore le même esprit d’économie s’appliquerait naturellement aux coupes d’amélioration et autres de tout genre, et le résultat serait d’autant plus sensible. Si l’on remarque que tous les chiffres indiqués ci-dessus pour les arbres à conserver sont très faibles, il est facile d’entrevoir quelle richesse peut donner dans l’avenir cette réserve des chênes effectuée seulement dans les futaies et dans les taillis en conversion. C’est par centaines de mille mètres cubes qu’il faut l’évaluer, et il ne serait pas impossible qu’elle s’élevât dans quarante ou cinquante ans au chiffre annuel que représentent aujourd’hui nos importations de merrain.

Le traitement le plus généralement appliqué en France aux forêts d’essences feuillues est celui du taillis sous futaie. Nos taillis sont le principal et précieux champ de production où s’élaborent nos chênes. Dans les forêts soumises au régime forestier, l’étendue en est triple de celle des futaies de bois feuillus, dont la plupart sont d’ailleurs formées de hêtres. De plus les forêts de chênes que possèdent les particuliers sont traitées presque exclusivement en taillis. Si faible que puisse être la quantité de gros chênes fournie par nos taillis sous futaie, il est hors de doute qu’ils donnent la majeure partie du bois d’œuvre de chêne produit en France. Il nous importe donc, avant tout, d’augmenter et d’améliorer ce genre de production. Le taillis sous futaie présente deux avantages : il permet l’éducation des chênes à l’état isolé, d’où résulte, en même temps qu’une large cime, un développement rapide, et par suite un bois nerveux ; il comporte encore l’exploitation de chaque arbre au terme de sa maturité individuelle, âge très variable avec les différens sujets. A coup sûr, les vices inhérens à ce régime l’emportent souvent sur ces avantages précieux ; c’est là une raison de plus pour tirer de ceux-ci tout le parti possible. La première règle à suivre est de réserver indifféremment tous les chênes d’avenir, à moins qu’ils ne s’entravent dans leur végétation, ce qui n’a lieu que lorsque les cimes sont pressées l’une contre l’autre, à moins que, leur couvert étant insuffisant pour le sol, il ne soit préférable de remplacer un certain nombre de chênes par des hêtres, à moins aussi qu’un fût extrêmement court ne les rende peu propres à donner du bois d’œuvre. Il n’y a pas à se préoccuper de la perte que le couvert des chênes réservés peut occasionner dans la production du sous-bois ; la valeur du bois d’œuvre de chêne est souvent plus du quintuple de celle des bois de feu. Quant à la reproduction du taillis même, ou plus exactement quant à la perpétuité de la forêt ainsi traitée en taillis sous futaie, elle est parfaitement assurée par une réserve très nombreuse, à une condition cependant, mais à une seule : c’est que la révolution du taillis soit assez longue pour que les arbres de réserve aient un fût allongé et des cimes élevées, ce qui suffit pour atténuer l’influence nuisible de leur couvert. Dans ce cas, les semis ne font pas défaut lors des exploitations, et ils contribuent d’une manière heureuse à perpétuer le sous-bois et la réserve. On peut même ajouter que, plus grand est le nombre des arbres de réserve, plus les rejets de souches sont rares et malingres dans le sous-bois, plus facilement par suite les brins de semence se maintiennent sur les points découverts par l’exploitation des vieux arbres.

La rareté des baliveaux dans nos taillis est due, on peut donc l’affirmer, à la rareté des arbres de réserve ; l’une et l’autre ne datent que du commencement de ce siècle. Le remède à ce mal, ainsi que la meilleure précaution à prendre contre la disette de bois d’œuvre, est de conserver précieusement les chênes qui se trouvent encore dans nos taillis. Cette réserve, même admise en principe, rencontre des obstacles fréquens dans le besoin des propriétaires, de plus elle présente dans l’exécution des difficultés réelles. Les gardes que l’on emploie pour marquer les arbres sont en général trop disposés à livrer à l’exploitation tout arbre voisin d’un autre déjà marqué, bien que les cimes ne se touchent pas ; ils laisseraient tomber de même tous les plus gros arbres par la seule raison qu’ils sont plus gros que les autres ; enfin, fatigués et sans cesse détournés des cimes vers les pieds par leur besogne, ils éprouvent bientôt la plus grande difficulté à bien voir les arbres auprès desquels ils passent. D’autre part, le balivage terminé, lorsque l’agent qui dirige cette opération a entendu répéter pendant trois, quatre heures, ou plus encore, l’appel monotone des arbres conservés, dont les gardes disent pour chacun l’essence et la classe, il croit être certain que la réserve est nombreuse. Cependant elle l’est souvent moins qu’elle n’aurait pu l’être, parce que beaucoup d’arbres bien venans ont été abandonnés par inadvertance. C’est là un reproche à faire au régime du taillis sous futaie ; il est difficile d’y éviter les omissions.

La réserve peut d’ailleurs être nombreuse, mais mal composée ; c’est ce qui arrive toutes les fois qu’elle porte principalement sur de tout jeunes baliveaux, de l’âge du taillis, en négligeant des arbres moyens et surtout des chênes déjà gros, les plus précieux de tous, car ils approchent de la maturité. En fait, à combien de forestiers n’est-il pas arrivé, en parcourant une coupe exploitée qu’ils ont balivée quelques mois auparavant, de regretter l’abandon de certains arbres gisans sur le sol, et d’éprouver à la vue de réserves rares ou trop jeunes une impression contraire à celle que leur avait laissée l’opération du balivage ! C’est que cette opération dans les coupes de taillis est aussi difficile qu’importante. Il faut y procéder lentement, en se rendant bien compte de l’avenir de chaque arbre, sans se préoccuper de l’estimation des arbres à exploiter, qui peut se faire ensuite et à part. Ainsi conduite, la marque des arbres à réserver est sans doute un long travail, mais c’est le point capital du traitement de nos taillis.

Les plus grandes de nos forêts situées en dehors des régions montagneuses sont encore soumises à ce mode de traitement. La forêt d’Orléans, qui s’étendait, il y a deux siècles, sur 70,000 hectares, qui en couvre maintenant encore 32,000, offre un exemple frappant des mauvais résultats que donne le taillis sous futaie appliqué trop longtemps sans esprit d’économie. Appauvrie de longue date, puis donnée en notre siècle à la couronne, qui y laissa continuer le traitement antérieur, elle est de nos jours tellement dépourvue d’arbres de futaie, que la restauration en présente de grandes difficultés. L’administration forestière entreprend de la convertir en futaie pleine ; c’est le plus sûr moyen de rendre à la production des bois d’œuvre ce sol analogue aux terrains de la Sologne, ingrat pour la culture agricole et parfaitement apte à la production du chêne. La forêt de Chaux, massif de 20,000 hectares situé dans la grande vallée de la Saône, aux portes de la ville de Dôle, est également traitée de temps immémorial en taillis sous futaie. Elle recouvre au milieu d’une plaine fertile une nappe d’alluvions sablonneuses et caillouteuses qui se refusent à donner des céréales, mais produisent de très bons chênes. Là encore, comme à Rambouillet, comme dans la plupart de ces forêts aujourd’hui en taillis et qui semblent providentiellement jetées au milieu des plaines pour y produire des bois que les voies de terre et d’eau distribuent à tout le pays, une réserve très nombreuse en gros arbres est indispensable pour enrichir et même pour conserver la forêt.

En dehors des bois de l’état, naturellement destinés au régime de la futaie, en dehors des bois appartenant aux particuliers, sur la statistique desquels on n’a que de vagues données, les communes et les établissemens publics possèdent en France une grande étendue de bonnes forêts. La distribution des forêts communales est très remarquable : la région de l’ouest en est dépourvue ; à peu près aussi riche que la région de l’est en bois de particuliers, elle n’a pas de forêts communales. Les exceptions sont insignifiantes à part une seule, celle des Pyrénées : dans les Pyrénées, la Montagne-Noire et les Landes, il se trouve environ 200,000 hectares de bois communaux ; ce n’est pas même la dixième partie de la masse, qui est rejetée tout entière à l’est du méridien de Paris, limite pour ainsi dire mathématique du domaine forestier des communes. Ce fait a sans doute des causes tenant à notre histoire plus encore qu’à la situation, car, tout en remarquant que les forêts communales se trouvent confinées loin du littoral de l’Atlantique et dans la partie montagneuse de notre pays, on ne peut s’empêcher de constater que c’est surtout dans la vieille France qu’elles font défaut. Les plus riches de beaucoup sont d’ailleurs celles des provinces les plus récemment acquises, la Bourgogne, la Franche-Comté, la Lorraine. Quoi qu’il en soit de l’histoire de ces forêts, obscure encore comme celle des biens communaux en général et celle des communes elles-mêmes, le plus grand nombre en est soumis au régime du taillis, et restera indéfiniment traité en taillis sous futaie. Une bonne moitié de ces forêts, 1 million d’hectares peut-être, est apte à produire des chênes de belles dimensions. Si, comme le prescrit l’ordonnance réglementaire du code forestier, la réserve de tous les sujets capables de prospérer jusqu’à la révolution suivante vient à y être mise en pratique d’une manière suivie, quelle quantité de bois d’œuvre est-il possible d’en attendre ? Il est certain qu’on peut réserver lors de chaque exploitation quelques chênes en plus qu’on ne l’a fait en général depuis cinquante ans. Que ce soit par exemple sur chaque hectare cinq arbres âgés au moins d’une centaine d’années, de ceux qu’on appelle des anciens, on disposerait dans vingt-cinq ans de 500,000 mètres cubes de gros bois d’œuvre de chêne en excédant sur la production annuelle ; mais pour réaliser dans vingt-cinq ans cet excédant annuel d’une valeur approximative de 25 millions de francs, il faut d’ici là consentir à une épargne également annuelle de 12 millions[11]. Veut-on consentir à cette épargne, dont la valeur serait ainsi doublée, peut-être triplée ou quadruplée par suite de l’accroissement des prix d’ici à vingt-cinq ans ? Là est toute la question.

Il faut un siècle et demi, parfois plus encore, pour produire un chêne et l’amener à maturité ; c’est là un fait qu’on oublie trop souvent. N’est-on pas venu affirmer à la tribune du sénat, il y a quelques années, que nos chênes arrivent à cent ans au terme extrême de leur vie, « à leur ultime vieillesse, » et que, si dans certains cas on peut en conserver de plus vieux, c’est à titre de simple expérience ? Non, il ne s’agit point ici d’expérimenter, il s’agit de prévenir une disette menaçante. Nous pouvons remédier à cet appauvrissement, car la France possède encore plusieurs millions d’hectares de forêts aptes à produire du chêne, peuplées d’arbres en croissance dont il suffit d’attendre l’exploitation trente, quarante ou cinquante ans. Cette réserve des arbres de grosseur moyenne est plus urgente, sinon plus nécessaire, que celle des arbres plus jeunes destinés à servir aux besoins du pays dans un avenir éloigné. Ainsi ce qu’il importe de conserver, ce sont les chênes anciens d’abord, puis ceux d’âge moyen, en dernier lieu seulement les jeunes baliveaux, et cela sans aucune limite du nombre des arbres ou de la surface couverte par leurs cimes.


III

En France, les propriétaires particuliers possèdent une étendue de forêts beaucoup plus grande que l’état et les communes, 5 millions d’hectares environ, tandis que 3 millions seulement restent propriété publique. Les départemens du Lot, de la Dordogne, des Côtes-du-Nord, n’ont absolument que des bois de particuliers ; celui de la Nièvre en est pour ainsi dire couvert. Le département du Var et l’arrondissement de Grasse, qui forment une des régions les plus boisées de France, possèdent 250,000 hectares de forêts qui sont propriétés privées. Les sables de la Sologne, des environs de Paris et de toute la région comprise entre la Creuse et la Somme sont en partie couverts de forêts appartenant à des particuliers. Ceux-ci possèdent en outre beaucoup d’arbres isolés qui occupent une surface considérable. En Bretagne notamment, les bois dits de haie ou de fossé, qui forment la clôture des héritages, fournissent à la marine une quantité notable de pièces importantes. Ces forêts et ces bois sont pour leurs propriétaires un excellent placement de fonds, un des plus faciles, des mieux assurés, qui fonctionne à la manière des intérêts composés et à un taux assez élevé. La valeur des forêts que les particuliers vendent et achètent se détermine en effet ordinairement en capitalisant le revenu à un taux voisin de 4 pour 100. L’éducation des bois d’œuvre permet d’ailleurs le plus souvent d’accroître encore le revenu de ces forêts tout en restant dans les conditions du taux admis dans la localité. Pour se convaincre de ce dernier fait, il suffit de comparer, en partant des prix actuels, la valeur d’un chêne de 50 ans à celle de l’arbre de 75, celle-ci à celle de l’arbre de 100 ans, ainsi de suite, sans oublier que dans une trentaine d’années, à moins d’une ruine générale, le prix du mètre cube de gros chêne aura probablement doublé. Aux prix actuels, la valeur des chênes réservés dans beaucoup de taillis sous futaie s’accroît encore au taux de 4 pour 100 de 75 à 100 ans. Il en est ainsi quand l’arbre, qui a une valeur de 20 francs à 75 ans, en vaut 53 à l’âge de 100 ans, ou en général quand le rapport de la dernière valeur à la première dépasse 2 1/2. Un grand nombre de propriétaires de bois ne s’en doutent guère et exploitent non-seulement par besoin, mais encore par ignorance, un nombre immense d’arbres trop jeunes ; mais en raison du prix que les chênes auront dans trente ans on peut dire que dans la plupart des taillis sous futaie on place en réalité à 4 en conservant des chênes âgés aujourd’hui de cent ans.

Dans la plupart des cas, les propriétaires obtiendraient de leurs taillis sous futaie des résultats meilleurs encore en portant les révolutions de vingt à vingt-cinq ans ou de vingt-cinq à trente. Les arbres y prendraient un plus beau fût, d’une longueur suffisante en général pour être classés dans la grosse charpente, et les sous-bois donneraient beaucoup de petits bois d’œuvre, des perches, des étançons, auxquels le développement des exploitations houillères procure une belle valeur. Il est difficile de bien se représenter le changement énorme que produit dans les taillis sous futaie une durée de cinq ans ajoutée à une courte révolution. Quant au taillis de trente ans comparé à celui de vingt, c’est comme une forêt différente. Ce dernier peut former encore un taillis impénétrable, tandis que sous l’autre on se promène aisément à cheval. Si grands que soient ces avantages pour les propriétaires particuliers, ils ne suffiront pas néanmoins pour assurer la conservation de beaucoup d’arbres. C’est que, toutes les fois qu’il s’agit de conserver des bois déjà entrés en valeur, il y a un sacrifice de jouissance immédiate à faire au profit d’un avenir éloigné.

Pour élever des chênes de fortes dimensions, il est en effet trois conditions indispensables. La première est le terrain. Le chêne exige des sols qui conviennent ordinairement à l’agriculture, et il faut au moins une surface d’un hectare pour produire annuellement 1 mètre cube 1/2 de gros chênes. Ceci peut surprendre à première vue, quand on sait que la production ligneuse d’un massif s’élève fréquemment à 4, 5 ou 6 mètres cubes par an ; mais il faut voir comment se décomposent ces produits, dont la nature est très différente, et quelle portion en revient au bois d’œuvre de fortes dimensions. Ce serait déjà un très beau résultat que de trouver en moyenne sur chaque hectare d’une futaie, vers l’âge de cent cinquante ans, cinquante chênes de 0m,80 de diamètre à la base et 12 ou 14 mètres de hauteur de fût. Cependant ces cinquante fûts ne représenteraient guère que 200 ou 250 mètres cubes de bois d’œuvre, et, pour peu qu’ils aient des parties viciées, on voit que la production du chêne sain et de fortes dimensions serait à peine de 1 mètre cube l/2 par hectare et par an. On obtient en outre, il est vrai, 3 ou 4 mètres cubes d’autres produits, tels que branchages, chênes de plus faibles dimensions et surtout bois d’autres essences mélangées au chêne. L’étendue de terrain nécessaire à la production de premier choix est donc très considérable, et cependant c’est la moindre difficulté que rencontre ce genre de culture. La preuve, nous l’avons dans l’étendue des forêts qui nous restent encore, 8 millions d’hectares que l’on défriche peu, dont une moitié pourrait produire de beaux chênes, et qui, loin d’en fournir 6 millions de mètres cubes, n’en donne probablement pas même la dixième partie. La production des gros bois exige en second lieu un fort capital. Le taux de cette production peut descendre en effet à 3, à 2 pour 100, et plus bas encore, quand les bois approchent de la maturité. Dans le cas où le taux n’est plus que de 2 pour 100, les valeurs employées à produire celle d’un mètre cube de bois sont égales à cinquante fois la valeur de ce même mètre cube. Néanmoins, comme on sait que ce placement a lieu à intérêts composés, pour de longues années, de la manière la plus sûre et en valeurs qui gagnent toujours, on est forcé de reconnaître que c’est en fin de compte un des meilleurs placemens possibles. D’où vient donc, quand la propriété foncière en général trouve tant d’amateurs qui y placent leurs capitaux à 3 pour 100, que les propriétaires de forêts consentent si rarement à laisser fonctionner la valeur des arbres sur pied seulement jusqu’à ce même taux ? Cela résulte du temps nécessaire au développement des futaies. Quel compte faire en effet du meilleur des placemens, si l’on ne peut espérer vivre encore à l’échéance ? Or il faut toujours compter par vingt-cinq ou trente années au moins quand on est en présence d’un chêne à conserver. C’est là pour les simples particuliers la cause première et fondamentale de l’exploitation prématurée des bois d’œuvre. Pour l’homme isolé, l’avenir, c’est le lendemain. Il est trop éphémère pour que son propre intérêt l’amène à cultiver suivant les lois naturelles le chêne, dont la durée est cinq fois plus grande que sa vie.

C’est donc seulement aux êtres impérissables, aux communes et à l’état, que sont naturellement dévolus la culture des gros bois d’œuvre et les principaux avantages de la propriété forestière. Les communes et les établissement publics possèdent encore en France plus de 2 millions d’hectares de forêts. Perpétuelle comme l’état, dont elle est l’élément organique, la commune trouve dans les forêts une propriété d’un excellent rapport. Quelles sont en effet les communes possédant des revenus réels et durables en dehors de l’impôt, sinon les communes propriétaires de forêts ? Quelles sont parmi celles-ci les communes riches, sinon, sauf quelques exceptions, celles qui sont restées propriétaires de futaies ? La comparaison des communes de l’ouest, privées de propriétés forestières, avec celles de l’est, qui en sont pourvues, des communes de la plaine possédant des taillis avec celles de la montagne propriétaires de futaies, suffit à l’établir. La plupart des communes situées dans les vallées des Vosges ou sur les plateaux du Jura possèdent des forêts d’une étendue souvent assez faible, mais constituées en futaie. Le revenu dépasse ordinairement 50 francs par hectare, et les villages qui jouissent de 10,000 francs de rente fournis par leurs futaies sont communs dans ces montagnes. Les routes et les fontaines s’y distinguent par leur beauté ; les bâtimens publics sont nombreux, bien entretenus, souvent même construits avec luxe ; dans le département des Vosges, ce sont surtout des maisons d’école, dans celui du Doubs des églises monumentales. L’arrondissement de Pontarlier, dont le chef-lieu a 5,000 habitans, possède 13,000 hectares de forêts communales, qui donnent un revenu annuel de 1 million de francs. Ces faits éloquens, il est facile de les expliquer. La commune n’a ni activité propre, ni esprit de suite dans son administration, ni économie dans la gestion de ses affaires. Les propriétés qui lui conviennent sont surtout des biens naturels, produisant sans l’intervention de l’homme et donnant des produits constans et toujours recherchés : des eaux, des carrières, des pâturages, des bois. Si en outre la production s’améliore d’elle-même et gagne en valeur avec le temps, ainsi que cela se voit pour les forêts, ces biens constitueront pour les communes une source merveilleuse de revenus. La forêt est tout à la fois l’agent naturel et l’instrument de la production. Qu’on s’abstienne d’y toucher, qu’on la défende, qu’on la garde seulement (à cette tâche, un homme suffit souvent pour 500 hectares), le sol s’améliore, les bois se développent, et le propriétaire, s’il a su les attendre, n’a qu’à récolter les plus riches produits. On pourrait aisément citer des communes dont les revenus en bois ont doublé, triplé et parfois décuplé depuis une trentaine d’années, leurs futaies ayant trouvé un débouché facile et une faveur toujours croissante sur le marché. Les futaies deviennent ainsi pour les communes une vraie poule aux œufs d’or. Ceci peut se réaliser également pour les taillis dans une large mesure. Combien de taillis sous futaie communaux qui aujourd’hui ne rapportent guère que 1,000 francs par hectare tous les vingt-cinq ans, et qui donneraient régulièrement de 2,000 à 3,000 fr., si l’on voulait bien à chaque exploitation conserver tous les chênes modernes, tous les anciens surtout, et plus encore les « vieilles écorces » capables de prospérer pendant une révolution ! C’est, dit-on, placer à 3, à 2, à 11/2 pour 100 ; mais est-ce bien ainsi que tant de communes ont placé, il y a vingt-cinq ou trente ans, en conservant dans leurs taillis sous futaie des chênes anciens ou de vieilles écorces, quand la valeur du mètre cube de gros chêne, qui alors était de 30 francs, est de 50 aujourd’hui ? Par le fait, le placement n’a-t-il pas été réalisé à 4, à 5, ou plus encore ? Dans l’avenir, il sera soutenu de même par l’accroissement des prix ; n’aurait-il lieu d’ailleurs qu’au taux le plus faible, il serait encore excellent pour la commune par cela même qu’il est pour elle à peu près le seul placement possible qui soit parfaitement assuré ; mais, pour que la commune obtienne de sa forêt un grand revenu[12], il faut qu’elle sache et qu’elle puisse attendre la maturité des produits. Grâce à la tutelle de l’état et à l’administration chargée de la gestion des forêts, les communes sont éclairées sur leur intérêt réel et permanent ; elles connaissent et connaîtront mieux de jour en jour la condition première de l’exploitation de leurs bois. Pourront-elles et voudront-elles néanmoins attendre les revenus naturels en sachant se contenter d’un usufruit restreint, dont il est si facile d’exagérer la jouissance en entamant le capital ? On ne peut guère l’espérer. Pressée sans cesse d’exécuter des travaux urgens, la génération actuelle ne saura que rarement s’arrêter à la juste limite de son droit, plus rarement encore s’imposer en vue de l’avenir une privation fructueuse. La commune ne voit point dans l’épargne son intérêt direct, comme le particulier qui économise pour lui-même ou pour ses propres enfans ; elle veut jouir prématurément du fonds commun sans crainte de l’épuiser. Les exemples de ce fait ne sont que trop nombreux. Les pâturages communaux des Alpes, les bois en broussailles des communes du midi, surmenés par les abus de jouissance jusqu’à la ruine même du sol, contrastent en maintes localités d’une manière frappante avec les pâturages et les bois voisins des particuliers, exploités au moins avec un certain ménagement. Si la commune trouve dans ses futaies un grand revenu, c’est le principal avantage et parfois le seul qu’elle en retire. Peu lui importe à elle, fraction isolée de la société, que les forêts soient encore, comme il importe tant à l’état, une source intarissable de richesse publique. Quel intérêt ont par exemple les communes du nord-est, propriétaires de forêts de chêne, à ce que le prix du merrain soit peu élevé à Bordeaux et à Cette ? Peut-on leur demander de conserver leurs chênes pour assurer dans l’avenir le développement du commerce des vins du midi ?

L’état ou la société qu’il représente est, à vrai dire, le propriétaire naturel et excellent des futaies ; c’est que pour lui seul aussi la futaie réserve tous ses avantages : elle lui donne tout à la fois un bon placement, un grand revenu et un puissant élément de prospérité générale. La forêt de Blois, qui est la futaie la plus régulière en même temps que la plus belle de nos forêts, — un parc vraiment royal par son étendue de 2,750 hectares, par son essence, le chêne, par ses massifs complets, par ses routes admirables, par sa situation au bord de la Loire qu’elle domine, et par les souvenirs qu’elle évoque à chaque pas, — fournit le meilleur exemple des produits que les futaies peuvent donner à l’état. Elle se trouve dans des conditions de fertilité tout à fait ordinaires, et ses produits ne sont que d’une qualité médiocre ; ils n’en donnent pas moins par hectare un revenu de 118 francs, représenté pour les quatre cinquièmes par le prix de deux mètres cubes de bois d’œuvre, qui se débitent en merrains destinés aux vins du pays. M. Léonce de Lavergne a évalué en moyenne à 100 francs par hectare et par an le revenu brut que peuvent donner les futaies en France, et à 25 fr. seulement celui que donnent les taillis. Quant au revenu net, il admet que pour l’obtenir il convient de déduire, dans les taillis, pour frais de garde, de gestion, d’entretien et d’impôt, un tiers environ du revenu brut ; dans les futaies, il suffit de retrancher une fraction beaucoup moindre[13]. Ces chiffres, inapplicables à chacune de nos forêts prise en particulier, donnent une idée assez vraie des résultats pour l’ensemble. Or, de tous les propriétaires, l’état est le plus apte à l’éducation des futaies, parce qu’il est impérissable, parce qu’il a plus que tout autre l’esprit de suite absolument nécessaire, et surtout parce qu’il est le représentant de la société, dont les besoins en bois d’œuvre ne peuvent être bien satisfaits par personne autre qu’elle-même. Il est facile d’en conclure que l’état est le propriétaire qui peut obtenir de ses forêts le plus grand revenu.

En fait, le produit des coupes opérées dans les forêts domaniales de 1858 à 1867 inclusivement a été en moyenne de 35,366,000 fr. ; cela représente pour 1,090,000 hectares un revenu annuel en bois, abstraction faite des autres produits assez importans d’ailleurs (4,633,000 fr.), de 32 francs par hectare. Il y a plusieurs remarques à faire sur ce chiffre. Nous devons constater d’abord qu’il est plus élevé que dans tout autre état européen, que la proportion des frais d’administration et d’entretien à déduire du produit brut est plus faible au contraire que partout ailleurs, car elle atteint à peine 20 pour 100, — qu’en déduisant cette fraction du produit brut total, s’élevant à 36 francs, on trouve que les forêts domaniales donnent par hectare au moins 29 fr. de produit net, ce qui est bien quelque chose, si l’on réfléchit qu’une grande étendue de ces forêts occupe des terrains de dernière qualité, et que ce produit net est à peu près double de celui que les particuliers obtiennent de leurs bois en France. Cependant il est clair que les forêts domaniales sont bien éloignées de fournir tout le revenu qu’il est possible d’en obtenir, puisqu’elles en donnent à peine aujourd’hui le tiers, et les mesures à prendre à cet égard se résument principalement dans l’esprit d’économie, dont la réserve des chênes est une des premières applications. En second lieu, le produit brut en argent des forêts domaniales n’était en moyenne de 1828 à 1837 inclusivement, pour 1,120,000 hectares que l’état possédait alors, que de 19 francs par hectare au lieu de 36 francs, chiffre actuel. La hausse des prix a-t-elle été la seule cause de cette augmentation de revenu ? D’une part, les forêts domaniales ont perdu depuis trente ans, par l’aliénation, environ 120,000 hectares de bonnes forêts productives, tandis que par la remise des dunes à l’administration des forêts et par l’annexion de nouveaux départemens elles ont gagné environ 90,000 hectares de terrains d’un faible produit ; d’autre part, l’ouverture de routes forestières et l’accroissement du chiffre des exploitations ont donné aux coupes une plus-value notable en dehors de l’accroissement naturel du prix des bois. Ces deux résultats contraires se balancent dans une certaine mesure, et l’on est en droit d’en conclure qu’en un tiers de siècle le revenu des forêts de l’état s’est accru de plus de moitié par suite de l’augmentation seule du prix des bois, qui a porté surtout sur les bois d’œuvre, et cette progression se maintiendra dans l’avenir.

Quant au placement des valeurs engagées dans ces propriétés, à quelles conditions a-t-il lieu ? En général, le taux des placemens est plus élevé dans les taillis que dans les futaies. Par exemple, si une forêt de 100 hectares exploitée en futaie donne un revenu annuel de 10,000 francs, comme elle représente peut-être en fonds et superficie une valeur de 500,000 francs, le taux du placement n’est alors que de 2 pour 100. Si au contraire cette forêt de 100 hectares, traitée en taillis sous futaie, ne donnait qu’un revenu annuel de 4,000 francs, la valeur du fonds et de la superficie se trouvant réduite à 100,000 francs par exemple, le taux serait de 4 pour 100. Il semble ainsi que dans le taillis et la futaie comparés le taux de placement varie en sens inverse du revenu ; mais cette conclusion ne serait pas exacte en ce qui concerne l’état. En effet, il faut d’abord tenir compte de l’augmentation probable des prix, qui porte surtout sur les bois d’œuvre, et qui peut accroître beaucoup le taux du placement dans les futaies. En outre, si l’abondance des bois de fortes dimensions influe sur le progrès de la richesse générale, la production des bois d’œuvre n’est-elle point pour le trésor une source indirecte de revenus considérables ? Le bon marché du chêne facilite et rend plus économique la distribution des vins ; or les droits de circulation et de débit, les contributions indirectes imposées sur les liquides, se chiffrent par centaines de millions. Et le développement des constructions navales, de quel intérêt n’est-il point pour l’état, pour le trésor même, qui paie directement les vaisseaux de guerre, qui accorde des primes à la grande pêche et des réductions de droits de douane aux importations par navires français ! Toutes les branches de la consommation du bois d’œuvre dans l’agriculture, les arts, l’industrie, multiplient donc indirectement les recettes du trésor, et ajoutent un appoint aux 30 ou 40 millions directement versés par les ventes des coupes de bois domaniaux et portés, souvent seuls et à tort, à l’actif du revenu des forêts de l’état. Est-ce alors 2, 5 ou 10 pour 100 de la valeur des bois sur pied que rapportent à l’état les valeurs engagées dans les futaies ou les réserves des taillis sous futaie, car ce sont les bois d’œuvre qui presque exclusivement contribuent à développer la production générale ? Personne ne peut le dire ; ces résultats ne s’estiment pas en chiffres, pas plus que les services rendus par l’armée, par la justice, par les travaux publics, par toutes les branches de l’administration ; mais ce qui est certain, c’est que, la relation entre le revenu direct et les valeurs engagées étant par exemple de 2 à 100, il serait inexact d’en conclure que les forêts ne rapportent que 2 pour 100 à l’état. Ce n’est cependant ni dans le revenu, ni dans le taux du placement que se trouve pour l’état la vraie raison d’élever des bois d’œuvre et principalement des chênes ; cette raison, c’est que le pays en a besoin, que personne ne peut en produire pour lui à meilleur compte que lui-même, et que nul propriétaire autre que l’état ne peut en créer en quantité suffisante.

Il y a là une exception singulière aux lois générales de la production. L’industrie privée obéit fidèlement à la loi de l’offre et de la demande ; plus les produits sont demandés, plus le prix s’en élève et plus elle en fabrique. Il en est tout autrement pour les bois d’œuvre ; plus on en demande, plus les propriétaires les exploitent prématurément, et plus la production diminue. C’est que le bois n’est pas un produit de l’industrie ; c’est un bien naturel, limité surtout par le temps ; la génération qui récolte les chênes n’est jamais celle qui les a vus naître, pas même celle qui les a conservés en se contentant de s’abriter à leur ombre. Le bois est soumis encore à d’autres lois particulières. La houille et les métaux par exemple s’épuisent fatalement avec le temps, mais c’est en raison seulement de l’usage qui en est fait, en raison directe de la consommation. Le présent ne peut être tenu qu’à ne point gaspiller ces biens ; ils ne seraient pas plus utiles dans cent ans qu’aujourd’hui, Quant au bois d’œuvre, il se reproduit et se développe, pourvu qu’on en use avec prévoyance ; si l’exploitation en est exagérée, il disparaît rapidement. Lorsque les gros bois, qui étaient fort utiles, commencent à faire défaut, on exploite les bois moyens, qui le sont moins, dont il faut un plus grand volume pour satisfaire aux mêmes besoins, et qui disparaissent plus vite. On arrive ainsi par une marche progressive et en peu de temps à la ruine des forêts.

Cette vérité est capitale, et il en résulte pour chaque génération le devoir de ne disposer que des bois mûrs, sous peine de léguer la misère à la génération qui la suit. La conservation des futaies constitue donc pour l’état non-seulement une grande richesse, mais encore l’accomplissement d’un devoir envers l’avenir. « Nous concevons, dit Augustin Thierry, la pensée d’un engagement qui nous lie pour ainsi dire envers les générations passées. L’intérêt de conserver notre liberté, notre bien-être, notre honneur national, nous apparaît alors comme un devoir ; le soin de ces choses nous devient plus cher quand nous nous sentons devant elles comme en présence d’un dépôt qui fut remis en nos mains sous la condition rigide de le faire valoir et de l’accroître. » Nous ne devons pas moins à nos descendans les bois que nos ancêtres nous ont légués, et si nous nous rendons bien compte de la solidarité des générations successives, nous arriverons à comprendre qu’en travaillant pour l’avenir on travaille encore pour soi. Ce n’est pas en ruinant la terre qu’une nation peut s’enrichir ; c’est à la seule condition d’user de ses biens avec mesure, d’en ménager la reproduction et d’en assurer le développement naturel.


CH. BROILLIARD.


  1. La valeur sur les ports et marchés des bois d’œuvre consommés en France était estimée en 1866 à 250 millions de francs, dont 150 représentaient le chiffre des importations, et 100 millions seulement la production intérieure (les bois exploités à l’intérieur étaient évalués sur pied à 40 millions). En 1820, la consommation n’était que de 125 millions, la production intérieure ayant peu varié, et les 10 millions d’importations d’alors représentant 25 millions aux prix actuels.
  2. Dans l’Inde, le gouvernement anglais a confié la conservation des forêts à une administration spéciale. Voyez à ce sujet les articles de M. J. Clavé dans la Revue du 1er mars 1860 et du 15 avril 1867.
  3. Voyez la Revue du 1er juillet 1865.
  4. Carte figurative de la répartition des forêts domaniales sur le sol de la France, Paris 1868.
  5. Ces chênes se distinguent facilement : le rouvre a le pétiole des feuilles assez long, et les glands au contraire sont portés sur un pédoncule court et robuste ; le pédoncule a les feuilles sessiles ou à peu près dépourvues de pétiole, tandis que les glands pendent à un pédoncule allongé et flexible. Ce dernier ne végète bien que dans les sols profonds et frais ; il donne les bois les plus nerveux, c’est-à-dire des bois forts, résistans, élastiques et durables. Le rouvre s’accommode de terrains bien moins riches et même pauvres ; il y produit un bois tendre, moins solide, mais facile à travailler et peu exposé à se déjeter ou à se fendre. Le nom de robur, que Pline lui a donné, conviendrait mieux en général au pédoncule ; mais Pline ne connaissait pas ce dernier, qui ne se trouve point en Italie.
  6. Cette surface et toutes les données de notre étude se rapportent à la France de 1870, telle qu’elle était constituée avant la perte de l’Alsace-Lorraine. Ce n’est qua dans plusieurs années qu’il serait possible de réunir les données établissant la production et la consommation de la France mutilée par la guerre. Elle a perdu par la cession de ces deux provinces environ 500,000 hectares de ses meilleures forêts, dont 150,000 à l’état, 250,000 aux communes et 100,000 aux particuliers. C’est en étendue la seizième partie de ses forêts ; mais sous le rapport de la production c’est au moins la huitième partie de sa richesse forestière.
  7. En 1868, les forêts de l’état représentaient 1,160,000 hectares, celles des communes et des établissemens publics 2,140,000 hectares, ce qui donne un total de 3,300,000 hectares, dont 1,300,000 en futaies, 1,700,000 en taillis sous futaie et 300,000 en taillis simples. On n’a pas retranché les vides, dont l’étendue dépasse 250,000 hectares. Les bois particuliers couvrant plus de 5 millions d’hectares.
  8. On classe ordinairement comme gros bois les arbres qui mesurent au moins 0m,70 de diamètre à hauteur d’homme, soit à 1m,30 du sol quand ils sont sur pied, ce qui correspond à peu près pour les chênes à 6 pieds de tour au milieu de la longueur du fût.
  9. On reconnaît la maturité du chêne aux caractères suivans : les pousses annuelles sont très courtes, le feuillage rare et d’un vert terne ; les feuilles apparaissent de bonne heure au printemps, et surtout elles jaunissent en automne avant les autres ; celles du sommet de l’arbre tombent plus tôt que celles des branches inférieures. La mort naturelle de quelques-unes des branches principales dans le haut de la cime indique que le chêne entre en retour. On dit alors qu’il se couronne ; le bois du cœur commence à s’altérer, l’âge de maturité est dépassé.
  10. On appelle coupe définitive la dernière des coupes destinées à produire la régénération d’un massif par la semence. Cette coupe, qui a pour objet de découvrir complètement les semis obtenus à la suite des coupes précédentes, dites coupes d’ensemencement et coupes secondaires, enlève le restant des arbres maintenus jusque-là au-dessus des jeunes semis pour leur conserver un abri protecteur.
  11. Voici comment on peut établir ces chiffres : sur 1 million d’hectares de forêts exploitées à la révolution de vingt-cinq ans, la coupe annuelle comprend 40,000 hectares. Épargne faite : par hectare, 5 chênes mesurant en moyenne 0m,55 de diamètre et 8 mètres de hauteur en bois d’œuvre, cubant chacun 1mc,500, au total 200,000 arbres, donc 300,000 mètres cubes, et, à 40 francs l’un, 12 millions de francs. Excédant disponible dans vingt-cinq ans : par hectare, 5 chênes mesurant en moyenne 0m,70 de diamètre et 8 mètres de hauteur en bois d’œuvre, cubant chacun 2mc,500, au total 200,000 arbres, donc 500,000 mètres cubes, et, à 50 francs l’un, 25 millions de francs.
  12. Dans les montagnes, telle commune ne peut tirer que de sa propre forêt ce qui est nécessaire à ses besoins en bois de feu, en bois de construction, en bois de travail. En effet, on descend facilement ces bols, tandis qu’on ne les remonte guère, et seule la forêt voisine qui domine le village est apte à les fournir. Alors c’est non plus un revenu que la commune attend de sa forêt, mais une utilité immédiate résultant de l’emploi direct des produits. Ce cas n’est pas rare, cependant il est à peu près limité maintenant aux hautes régions. Par suite du développement des voies de communication, de la facilité des échanges et du prix élevé des gros bois, la plupart des communes vendent aujourd’hui leurs coupes de bois pour se procurer un revenu qui devient bientôt l’objet principal des exploitations forestières.
  13. Voyez la Revue du 1er décembre 1855.