La Diplomatie anglaise et les affaires de Chine
Les affaires de Chine, que l’on croyait terminées par les traités conclus à Tien-tsin, sont entrées dans une phase nouvelle. Les représentans que la France et l’Angleterre ont envoyés à Pékin pour l’échange des ratifications ont été reçus à coups de canon ; les pavillons alliés ont essuyé à l’embouchure du Pei-ho un grave échec : au lieu d’une paix définitive, sur laquelle on fondait de grandes espérances pour l’avenir du commerce européen en Chine, c’est la guerre qui recommence. Il n’est pas besoin de faire ressortir les embarras d’une pareille lutte, engagée si loin contre un ennemi que nous n’avons plus malheureusement le droit de dédaigner. Il faut s’attendre à de nombreuses difficultés, à de lourdes dépenses, à des sacrifices de toute nature, avant que l’injure du Pei-ho soit vengée, et que les rapports avec le gouvernement chinois se trouvent rétablis dans les conditions de dignité et de sécurité que la diplomatie espérait avoir obtenues en 1858.
Cette question chinoise, qui a si longtemps passé pour un incident excentrique, atteint donc aujourd’hui les proportions d’un événement considérable. Il ne s’agit plus de la traiter légèrement, sous la forme d’impressions de voyage et comme l’accessoire des récits plus ou moins comiques dont les mœurs étranges de la Chine ont de tout temps fourni l’inépuisable matière. Après avoir mis en mouvement les ambassades et les escadres de l’Angleterre, de la France, de la Russie et des États-Unis, la question chinoise a produit un grand nombre de rapports et de dépêches diplomatiques ; elle a figuré avec éclat dans les discussions du parlement anglais, elle remplit enfin tout un blue-book. C’est dans ce document officiel, comprenant de 1857 à 1859 la correspondance de lord Elgin, qu’on peut l’étudier de la manière la plus complète et la plus sûre. Les difficultés ou, pour mieux dire, les extrêmes délicatesses des rapports à entretenir avec la Chine et son gouvernement s’y trouvent clairement indiquées ; les obstacles contre lesquels l’escadre anglaise s’est récemment heurtée devant le Pei-ho y sont prévus et annoncés dans les dépêches des mandarins. Il est donc nécessaire, pour bien comprendre la situation actuelle, de reprendre l’historique de l’expédition à la fois diplomatique et militaire de 1857. Nous avons déjà commencé ce travail d’après la relation du correspondant du Times[1] ; nous avons assisté avec M. Wingrove Cooke aux débuts de la campagne et au siège de Canton. Nous pouvons maintenant, à l’aide des dépêches de lord Elgin, poursuivre et compléter ce récit.
En France, quelques pages ont déjà été détachées du blue-book consacré aux affaires de Chine, et, selon l’usage, on a choisi celles qui devaient, à travers une traduction triviale et peu exacte, égayer le lecteur plutôt que l’éclairer. Cette publication a produit en Angleterre une impression toute différente. Depuis quelques années, les Anglais ont cessé de ne voir dans les hommes et les choses du Céleste-Empire que des motifs de narrations grotesques. Un pays qui fait avec eux d’immenses affaires, qui leur vend le thé et la soie, qui subventionne en quelque sorte, par ses achats d’opium et de tissus, le budget de l’Inde ainsi que les manufactures de la métropole, un tel pays leur semble très sérieux. Restaient quelques vieilles plaisanteries stéréotypées à l’adresse des soldats et des canons chinois ; depuis le combat du Pei-ho, elles ont perdu tout leur sel. Les Anglais ont lu la correspondance de lord Elgin avec la pensée d’y découvrir, par les discussions dont elle rend compte et dans les documens chinois qu’elle reproduit, les sentimens et les idées qui inspirent le gouvernement du Céleste-Empire dans la direction de sa politique étrangère. À la veille d’entreprendre une nouvelle guerre pour arriver enfin à la conclusion d’une paix plus solide, ils ont examiné avec soin ce qu’il serait utile de réclamer et possible d’obtenir sûrement. Cet examen a été plus favorable au gouvernement chinois qu’on ne le supposait au premier abord. La nécessité d’une campagne de guerre n’a pas été un seul moment en question : ni la Grande-Bretagne ni la France ne sauraient demeurer sous le coup de l’échec du Pei-ho, et leur prestige doit être rétabli à tout prix sur les côtes de Chine ; mais, ce point admis, on a reconnu que, dans le verdict à prononcer sur l’ensemble de ce grand procès international, on pouvait équitablement accorder aux Chinois le bénéfice des circonstances atténuantes. C’est ce que nous devons examiner à notre tour en feuilletant les pièces des récentes négociations. Lors même qu’un intérêt pratique et immédiat ne nous commanderait pas de porter notre attention sur cette correspondance, nous y serions engagés par un légitime sentiment de curiosité, car lord Elgin a eu soin d’annexer à ses communications non-seulement les notes qu’il a reçues des mandarins chargés de traiter avec lui, mais encore un certain nombre de documens qui ont été découverts dans les archives de Canton, et qui révèlent en partie les opinions et les résolutions secrètes du cabinet de Pékin au sujet des étrangers. Nous pouvons donc voir à l’œuvre les diplomates chinois, les entendre à la fois sur le théâtre des conférences et dans les coulisses, recueillir leurs conversations familières en même temps que leurs déclarations officielles, et nous former une idée à peu près juste de leur habileté et de leur sincérité. Il y a là pour les négociations ultérieures plus d’un enseignement utile, et pour le récit de la dernière campagne une série d’incidens et d’épisodes où l’on retrouve souvent l’amusante originalité du caractère chinois.
D’après les instructions de lord Clarendon, ministre des affaires étrangères, le premier soin de lord Elgin, dès son arrivée en Chine, devait être de se porter vers le golfe de Petchili, et d’ouvrir, sans délai des négociations directes avec le cabinet de Pékin, afin d’obtenir le redressement des griefs accumulés à Canton et de fixer les conditions jugées nécessaires pour la sécurité du commerce. L’ambassadeur anglais ne se conforma point à ces instructions. D’accord avec l’amiral sir Michael Seymour, il pensa qu’il valait mieux ne considérer, au début, la querelle de Canton que comme un incident particulier, purement local, n’engageant pas l’ensemble des relations avec le gouvernement chinois. Porter un ultimatum à Pékin, c’eût été, en cas de refus, provoquer immédiatement la guerre générale, ajourner les opérations contre Canton, où il était essentiel de frapper les premiers coups, et compromettre les intérêts commerciaux, que les instructions ministérielles recommandaient instamment de ménager. D’ailleurs l’ambassadeur français, le baron Gros, n’était pas encore arrivé dans les mers de Chine ; puis survinrent les événemens de l’Inde, qui détournèrent une partie des forces destinées à l’expédition. Rien n’était prêt pour une campagne dans le golfe du Petchili. Il fallait donc attendre.
La situation était en vérité plus que singulière. Au midi, la rivière de Canton était bloquée ; l’escadre anglaise canonnait et brûlait des centaines de jonques. C’était la guerre pleinement déclarée. Au nord, à Amoy, à Ning-po, à Shang-haï, Anglais et Chinois se livraient tranquillement au commerce, et échangeaient leurs marchandises. Quand on a la prétention d’apprendre aux Chinois le droit des gens, au moins faut-il l’appliquer soi-même. Or il semble que, dans la circonstance, l’Angleterre aurait dû commencer par amener les pavillons de ses consuls, en invitant ses nationaux à quitter le territoire ennemi ; puis elle eût exposé ses griefs, signifié ses conditions au gouvernement chinois, et cessé tous rapports jusqu’à ce qu’elle eût obtenu satisfaction par la diplomatie ou par les armes. Voilà le droit des gens ; mais ce n’était point le compte du commerce, qui trouvait plus avantageux de garder ses magasins ouverts sur les points où il ne se voyait pas inquiété. Nous n’avons pas à critiquer cette logique. On avouera cependant qu’en acceptant une anomalie aussi étrange, parce qu’elle était à leur profit, les belligérans européens s’interdisaient, dès l’origine, le droit d’imposer au Céleste-Empire l’adoption complète de leur code international et de leurs coutumes diplomatiques. Faciles et tolérans sur ce point, les Chinois pouvaient avoir sur d’autres questions leurs idées particulières, leurs préjugés nationaux, qu’il était peu équitable de censurer et de combattre de front par le seul motif qu’ils blessaient nos habitudes occidentales et nos intérêts. Cette distinction est très importante : la suite montrera qu’elle n’a pas été suffisamment observée lors de la négociation des traités.
Du reste, la difficulté de connaître en Chine le véritable état des choses était telle que les résidens européens ne s’accordaient même pas sur le degré de responsabilité qui devait peser sur le cabinet de Pékin quant à la rupture des bonnes relations à Canton. Les uns prétendaient que le gouvernement n’était point au courant de ce qui se passait au sud de l’empire, et que tout le mal venait du caractère hautain et querelleur du vice-roi. Les autres au contraire, ne pouvaient s’imaginer que ce mandarin eût spontanément adopté une politique aussi compromettante ; ils ne le considéraient que comme l’instrument docile de la volonté impériale et du parti qui, à Pékin, s’est prononcé de tout temps contre les étrangers. Placé entre ces deux avis, lord Elgin pensa que les instructions très positives de la cour dirigeaient la conduite de Yeh, mais que, par un procédé assez familier aux Chinois, on se réservait de désavouer et de disgracier le mandarin, s’il n’était pas de force à maintenir sa position contre les barbares. Cette opinion se trouva justifiée, après la prise de Canton, par les documens confidentiels saisis dans les archives et par la dégradation du vice-roi. Lord Elgin avait d’ailleurs sous les yeux, dès le mois de novembre 1857, la traduction d’un rapport qui avait été adressé par Yeh à l’empereur, et inséré dans la Gazette de Pékin. Par ce rapport, le mandarin s’excusait de n’avoir pu encore procéder dans la province de Canton à l’inspection annuelle des troupes. Il alléguait que les régimens avaient dû quitter leurs garnisons habituelles pour défendre la ville et occuper divers points menacés par les Anglais. Il ajournait donc à des temps plus calmes les revues et les manœuvres, et annonçait que, selon les prescriptions impériales, il ne manquerait pas de dégrader ou de destituer les officiers dont les troupes seraient mal exercées et impropres au service.
Le rapport cité par lord Elgin dans sa correspondance mérite attention, non-seulement parce qu’il fait connaître les préparatifs de résistance organisés par le vice-roi, mais encore parce qu’il jette quelques lumières sur l’administration intérieure de l’empire. On voit, par exemple, que chaque année l’empereur délègue un mandarin du grade le plus élevé pour inspecter les troupes dans les provinces, et que cette mission, conférée par décret spécial, est absolument identique à celle que remplissent en France les généraux inspecteurs. Pour les affaires militaires comme pour les affaires civiles, l’immense territoire de la Chine est placé sous le régime de la centralisation la plus absolue. Chaque fonctionnaire est responsable, et il ne s’agit pas ici de cette responsabilité légitime, naturelle, qui peut, dans certains cas, être couverte par l’imprévu ou par la force majeure ; c’est une responsabilité presque sauvage, fatalement condamnée à réussir dans l’exécution de tous les ordres transmis. L’officier sera dégradé si ses troupes se battent mal ; le vice-roi sera dégradé s’il n’a pas raison des Anglais. Il n’y a point d’excuse pour les revers ni de tempérament dans la peine. Loin d’honorer le courage malheureux, la volonté impériale écrase les vaincus ; la disgrâce, quelquefois le supplice est au bout du moindre échec : politique impitoyable, qui s’explique pourtant, sans se justifier, par les conditions mêmes du gouvernement chinois. Pour contenir sous la même loi trois cents millions de sujets, pour administrer tant de provinces plus grandes que des royaumes, il faut que l’empereur et ses ministres soient assurés d’une obéissance passive, et qu’ils comptent sur l’exécution immédiate de l’ordre une fois donné : les observations, les objections, les conseils même sont mal accueillis et taxés de révolte. Mais alors qu’arrive-t-il ? C’est que les fonctionnaires, moins peut-être par adulation que par crainte, envoient dans les momens critiques des rapports incomplets ou inexacts, dissimulent les petites difficultés, amoindrissent ou dénaturent les difficultés sérieuses, se décernent des triomphes diplomatiques et militaires imaginés pour l’entière satisfaction de leur cour, enfin saturent leurs dépêches de toutes les exagérations, de tous les mensonges que peut contenir un récit officiel. Telle est la conséquence de cet excès de responsabilité qui accable les mandarins, et l’on est ainsi amené à comprendre l’origine de la plupart des conflits qui depuis vingt ans ont éclaté entre le Céleste-Empire et les gouvernemens européens. La politique traditionnelle de Pékin commande, sinon d’exclure complètement les étrangers, du moins de les tenir à distance. Les mandarins s’y conforment le mieux qu’ils peuvent, et quand ils se voient débordés, ils n’ont garde de dénoncer leur faiblesse. Trompé par leurs rapports et conservant ses illusions, le cabinet impérial s’obstine dans le vieux système ; il repousse toute idée de concession aux exigences étrangères, et il ordonne la lutte. Les affaires s’agitent donc dans une sorte de cercle vicieux où s’accumulent les malentendus et les embarras. C’est ce qui s’est passé à Canton. Le vice-roi se faisait fort de dominer les barbares ; en présence des disgrâces infligées à ses prédécesseurs, cette prétention était de sa part une tactique d’intérêt personnel. Il avait rendu compte à Pékin des dernière événemens, mais en les réduisant à des proportions assez modestes. La cour lui répondit qu’il devait repousser les Anglais, et il essaya d’obéir aux ordres que ses propres rapports avaient inspirés.
Il était nécessaire d’insister sur ces détails intérieurs d’administration chinoise pour expliquer comment le cabinet de Pékin pouvait à la rigueur, sans manquer de logique, laisser les ports du nord ouverts au commerce pendant que la lutte s’envenimait à Canton entre les ambassadeurs étrangers et le vice-roi. À ses yeux, les incidens de Canton, dont il ne lui était guère permis d’apprécier à distance les proportions exactes ; paraissaient absolument semblables aux démêlés qui, à diverses époques, s’étaient produits dans cette ville et avaient eu des dénoûmens pacifiques. D’après les forfanteries de Yeh, qui, dans l’une de ses dépêches, représentait lord Elgin comme un échappé du Bengale, sauvé miraculeusement par les Français, puis se morfondant et poussant de longs soupirs sur la plage de Hong-kong, l’empereur devait supposer que l’affaire de Canton ne tarderait pas à s’arranger, et qu’il ne serait plus importuné d’un si infime détail. La prise de Canton n’eut pas même le pouvoir de l’arracher à ses incroyables illusions.
Lorsque les alliés se furent rendus maîtres de la ville (28 décembre 1857), les ambassadeurs songèrent à entamer les négociations et à se mettre directement en communication avec le cabinet de Pékin. C’est ici que commence réellement la campagne diplomatique. Lord Elgin et le baron Gros résolurent d’adresser au premier ministre une note développée, pour indiquer le but de leur mission et proposer les principales clauses des traités qu’ils désiraient conclure. Ces clauses intéressant non-seulement l’Angleterre et la France, mais encore les autres nations qui entretiennent des rapports avec la Chine, ils jugèrent qu’il serait à la fois convenable et utile de faire appel au concours des représentans de la Russie et des États-Unis, qui venaient d’arriver, munis comme eux de pleins pouvoirs. La correspondance échangée pendant le cours des négociations entre lord Elgin et les diplomates russe et américain expose sous son vrai jour la politique adoptée par les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Washington, politique qui, à première vue, avait semblé assez équivoque. On se figurait volontiers que la Russie triomphait secrètement des embarras de la France et de l’Angleterre, qu’elle appuyait le gouvernement chinois dans sa résistance, et que son représentant, le comte Poutiatine, n’était venu là que pour observer et gêner à l’occasion les manœuvres des alliés. Quant aux Américains on jugeait qu’ils étaient avant tout désireux de profiter de la circonstance pour accaparer les bénéfices du commerce au lieu et place de leurs rivaux les Anglais ; on les voyait comme à l’affût d’une bonne spéculation, et la présence de leur ministre, M. Reed, paraissait annoncer qu’ils entendaient bien, si les alliés obtenaient un traité, se présenter à leur suite, et recueillir à peu de frais les avantages de la campagne. Or ces suppositions étaient peu exactes. Sans aller jusqu’à déclarer la guerre à la Chine, la Russie et les États-Unis avaient, comme la France et l’Angleterre, certains comptes à régler avec cet étrange pays, et leurs vœux, inspirés par le sentiment de leur intérêt, étaient acquis très sincèrement à la cause des puissances alliées. Après avoir sollicité de Kiahkta, sur la frontière de Sibérie, son admission à Pékin et attendu vainement une réponse, le comte Poutiatine avait traversé toute l’Asie du nord et s’était présenté par mer à l’embouchure du Pei-ho. Là, il avait pu, non sans difficulté, expédier une nouvelle demande à Pékin ; mais, comme on avait assigné un délai de quinze jours pour la réponse et que les mandarins ne voulaient pas lui permettre de s’établir à terre, il était allé gîter à Shang-haï. Lors de son retour au Pei-ho, il apprit que l’on refusait de le recevoir dans la capitale, et que, dans tous les cas, la cérémonie du ko-tou était exigée des ambassadeurs étrangers admis à la cour. Que l’on juge si, après une pareille odyssée, le diplomate russe avait lieu d’être bien satisfait des Chinois ! Le ministre américain s’était tenu plus tranquille, mais il n’en pensait pas moins sur l’ensemble des relations avec le Céleste-Empire, et notamment sur la ville de Canton, où, peu d’années auparavant, un commodore s’était vu obligé d’envoyer pour son propre compte quelques bordées de sa frégate. L’un et l’autre accueillirent donc avec empressement l’ouverture qui leur était faite par les ambassadeurs pour concerter leurs efforts et agir en commun par la voie diplomatique, et ils déclarèrent que leurs instructions les engageaient à seconder les démarches des représentans de la Grande-Bretagne et de la France, en ne s’arrêtant que devant le cas de guerre. Voilà là vérité sur l’attitude des États-Unis et de la Russie.
Il fut ainsi convenu que les représentans des quatre puissances transmettraient simultanément leurs propositions au gouvernement impérial, sous l’adresse du premier ministre et par l’entremise du gouverneur-général des deux Kiangs et du gouverneur de Kiang-sou, province dans laquelle est située Shang-haï. Comme il n’y avait plus de vice-roi à Canton, ce mode de communication paraissait le plus facile. M. Oliphant, secrétaire de lord Elgin, et M. de Contades, secrétaire de l’ambassade française, furent chargés de porter les dépêches, dont la remise eut lieu à Sou-tchou, le 26 mars 1858, entre les mains du gouverneur, qui accueillit très poliment les envoyés européens, et promit d’expédier sans délai à Pékin les notes des plénipotentiaires. Nous avons sous les yeux le texte de la note de lord Elgin, en date du 11 février. Ce document marquant le premier pas des négociations engagées, il importe de le résumer et même d’en reproduire quelques extraits, qui feront connaître à la fois le sens et la forme des propositions présentées par l’ambassadeur anglais.
Après avoir rappelé les incidens survenus à Canton, les justes demandes de l’Angleterre et de la France, la correspondance échangée avec le vice-roi, les réponses dilatoires et évasives de ce haut fonctionnaire, lord Elgin annonçait au principal ministre de l’empereur que les alliés, se bornant à l’occupation militaire de Canton, s’abstiendraient pour le moment de reprendre les hostilités, et que les deux ambassadeurs allaient se rendre à Shang-haï, où ils seraient disposés à traiter avec un représentant dûment accrédité par l’empereur de Chine pour le règlement amiable de toutes les questions en litige. Puis, sans entrer dans les détails, il signalait les divers points qui lui paraissaient pouvoir former la base de sérieuses négociations : la révision des tarifs de douane et l’examen des droits de transit perçus à l’intérieur de l’empire, l’admission du commerce étranger dans un plus grand nombre de ports et dans les principaux fleuves, la répression de la piraterie et l’établissement sur les côtes d’une police efficace, à laquelle le gouvernement anglais offrait de prêter son concours. Lord Elgin ne disait pas un mot du trafic de l’opium, mais il mentionnait deux questions très importantes, à savoir l’admission des ministres étrangers à la cour de Pékin et le traitement des chrétiens.
« Il est probable, disait-il, que si Pékin, le siège du gouvernement impérial, avait été accessible aux ministres étrangers, selon l’usage qui prévaut parmi les grandes nations de l’Occident, les calamités qui ont récemment affligé Canton auraient été conjurées… Dans quelques parties de l’empire, les chrétiens sont soumis à un régime qui est contraire et aux intérêts de la civilisation et aux doctrines professées par les plus grands philosophes de la Chine. Cependant les chrétiens ne désirent que la faculté de vivre en paix et d’accomplir leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Pourquoi dès lors seraient-ils persécutés ? Si donc un délégué de l’empereur se présente à Shang-haï avant la fin de mars, muni de pleins pouvoirs non-seulement pour indemniser les sujets anglais des pertes qu’ils ont éprouvées et le gouvernement de la Grande-Bretagne des frais d’une guerre qu’il s’est vu obligé d’entreprendre, mais encore pour traiter sur les points indiqués plus haut, le soussigné l’accueillera avec les intentions les plus conciliantes et avec le sincère désir de s’entendre sur les combinaisons qui pourront rendre inutile tout nouveau recours à la force des armes, rétablir la bonne harmonie entre les grandes nations de l’Occident et la Chine, enfin permettre aux troupes alliées de se retirer de Canton. Si au contraire, à la date fixée, il ne se présente à Shang-haï aucun plénipotentiaire, ou si l’envoyé de l’empereur n’a que des pouvoirs insuffisans, ou encore si, muni des pouvoirs nécessaires, il refuse d’accéder à des propositions raisonnables, le soussigné se réserve expressément le droit de prendre, sans autre avis, ni délai, ni déclaration de guerre, telles mesures qu’il lui paraîtra convenable d’adopter pour obtenir satisfaction au nom de son gouvernement. »
C’était un ultimatum, mais les termes de cette note ouvraient en même temps une large porte à la conciliation. La note du baron Gros devait être à peu près identique, tout en faisant sans doute une part plus grande à la question religieuse, qui intéressait particulièrement la France. Sauf les conclusions comminatoires, les notes adressées au premier ministre par le comte Poutiatine et par M. Reed renfermaient les mêmes demandes. Dans le courant de mars 1858, lord Elgin et le baron Gros étaient à Shang-haï, attendant la réponse.
Cette réponse, datée du 21 mars, fut adressée, non par le premier ministre, mais collectivement par le gouverneur-général des deux Kiangs et par le gouverneur du Kiang-sou, qui, on l’a vu plus haut, avaient servi d’intermédiaires pour l’envoi à Pékin des notes remises par MM. Oliphant et de Contades. Voici le texte de la dépêche que ces deux mandarins écrivirent à lord Elgin :
« Nous nous sommes empressés de transmettre à Pékin, sous pli cacheté, la communication que votre excellence nous a envoyée pour le secrétaire d’état Yu-ching. Nous venons de recevoir du secrétaire d’état une dépêche ainsi conçue :
« J’ai lu la lettre que vous m’avez adressée et me suis mis au courant de toute l’affaire. Dans la neuvième lune de l’avant-dernière année (octobre 1856), les Anglais ont tiré le canon sur la ville de Canton ; ils ont bombardé et incendié les édifices publics et les maisons particulières, attaqué et escaladé les forts. La bourgeoisie et le peuple de la ville et des faubourgs ont entouré le palais de Yeh, en suppliant le vice-roi de faire une enquête et de prendre des mesures de sûreté. Cela est connu de tous les étrangers. L’enlèvement d’un ministre et l’occupation d’un de nos chefs-lieux de province sont des faits sans exemple dans l’histoire du passé ! Sa majesté l’empereur est magnanime et plein de prudence. Il a daigné, par décret, dégrader Yeh du poste de gouverneur-général des deux Kwangs à cause de sa mauvaise administration, et envoyer à Canton son excellence Houang, en qualité de commissaire impérial, pour examiner l’état des choses et décider impartialement. Il faut donc que le ministre anglais se rende à Canton pour y soumettre ses propositions. Nul commissaire impérial ne peut traiter d’affaires à Shang-haï. — Comme les règlemens du Céleste-Empire tracent à chaque fonctionnaire ses limites d’attributions, et que les serviteurs du gouvernement chinois doivent se conformer religieusement au principe qui leur interdit tous rapports avec les étrangers, il ne serait pas convenable que je répondisse en personne au ministre anglais. Veuillez donc lui faire part de tout ce que je viens de vous dire, et par ce moyen sa note ne demeurera pas sans réponse. »
« Nous remarquons qu’à la date où votre excellence écrivait de Canton, elle ignorait encore que sa majesté l’empereur avait envoyé un autre commissaire impérial en la personne de Houang, le nouveau gouverneur-général, pour se livrer à une enquête et pour prendre une décision sur l’ensemble des affaires. Nous nous empressons donc de vous informer que Houang est déjà en route pour Canton, afin que, d’après cet avis, vous puissiez suivre la marche qui est indiquée, et qui doit certainement aboutir à une solution amiable de toutes les difficultés. »
On risquerait de se tromper, si l’on voyait dans cette dépêche, si singulière qu’elle paraisse, un parti-pris d’impertinence. Il est tout à fait exact que, selon les idées chinoises, les communications avec les étrangers doivent passer par l’intermédiaire du vice-roi de Canton, qui est expressément investi à cet effet du titre de commissaire impérial. Du reste, comme on l’avait prévu, Yeh était dégradé « pour sa mauvaise administration ; » un autre commissaire était envoyé à Canton, plutôt comme un juge de paix chargé d’entendre les plaintes des étrangers que comme un négociateur ayant mission de traiter d’égal a égal avec un ambassadeur ; enfin l’empereur était si magnanime, qu’il continuait à tolérer la présence des Européens dans les ports, et que le bombardement de Canton n’avait retenti ni à Shang-haï, ni à Ning-po, où les mandarins se comportaient à l’égard des consuls comme si l’on était en pleine paix ! Comment expliquer cette série de contradictions ou de naïvetés ? Pour mener aussi légèrement une affaire aussi grave, le cabinet de Pékin ignorait-il ou feignait-il d’ignorer le véritable caractère des événemens de Canton ? Tout indique que sa méprise était sincère. En laissant à l’ancien gouverneur Pi-kwei l’administration de la ville, les alliés avaient épargné jusqu’à un certain point au gouvernement chinois les apparences de la défaite, et Pi-kwei ne se vantait certainement pas aux yeux de son souverain de la situation qu’il avait acceptée des vainqueurs ; aussi, après avoir reçu l’investiture des ambassadeurs anglais et français, ce même Pi-kwei était-il désigné par l’empereur pour remplir les fonctions de gouverneur-général jusqu’à l’arrivée du successeur de Yeh. On croyait donc à Pékin que la ville de Canton, quelque peu détériorée par les canons européens et occupée momentanément par une poignée de soldats barbares, n’avait point cessé de demeurer sous l’autorité impériale, et on supposait que l’humeur turbulente des étrangers devrait s’estimer plus que satisfaite par l’éclatante disgrâce d’un vice-roi. En résumé, la vérité n’était point connue à Pékin ; le cabinet impérial désirait que la querelle de Canton demeurât une affaire toute locale et fût réglée à Canton même. Voulant à tout prix éloigner du nord de l’empire, et particulièrement du voisinage de la capitale, les ministres étrangers, il accordait une concession qui, pour être dissimulée sous des formes par trop superbes, n’en était pas moins très importante, le désaveu et la déchéance de Yeh ; il se figurait que les choses ne seraient point poussées plus loin. Le premier ministre se trompait évidemment, mais il ne songeait pas à commettre envers lord Elgin le grave délit d’impertinence. D’un autre côté, l’ambassadeur anglais ne pouvait accepter une pareille réponse, qui s’accordait si peu avec les conditions de son ultimatum. Il la renvoya aux mandarins qui la lui avaient adressée, et il écrivit au premier ministre que son refus de correspondre directement avec lui, sous prétexte d’usages chinois, constituait une violation du traité de Nankin. Il annonçait en même temps qu’il allait se mettre en route pour le nord, où il serait mieux à portée d’entrer en communication avec les hauts fonctionnaires de la capitale. Approuvée et partagée non-seulement par l’ambassadeur français, mais encore par les ministres de Russie et des États-Unis, qui probablement avaient reçu des réponses aussi évasives, cette résolution fut sans délai mise à exécution, et au commencement d’avril 1858 les représentans des quatre puissances partirent de Shang-haï pour se rendre dans le golfe du Petchili, où ils comptaient, appuyés par la présence des escadres, reprendre les négociations.
Pendant que la diplomatie se transporte à toute vapeur vers le golfe du Petchili et affronte les parages les plus tourmentés de la mer de Chine, nous pouvons à loisir examiner les documens politiques et commerciaux que lord Elgin avait recueillis au début de sa mission, et qui pouvaient lui fournir d’utiles indications pour la discussion d’un nouveau traité. L’ambassadeur anglais s’était adressé aux consuls, aux chambres de commerce, aux chefs des grandes maisons établies dans les ports chinois, et de toutes parts on lui avait transmis avec empressement les détails les plus complets sur les diverses branches du négoce. C’était là en effet une occasion unique pour préparer le développement du trafic, déjà immense, que la Grande-Bretagne et l’Inde entretiennent avec la Chine. Sans refuser à l’Angleterre le mérite de préoccupations d’un autre ordre, sans contester la sincérité de son zèle pour la civilisation et pour la foi chrétienne, on peut dire qu’elle n’a jamais voulu, et avec raison, intervenir dans les affaires du Céleste-Empire qu’en vue de l’intérêt commercial, et qu’elle ne se soucierait nullement d’aller combattre si loin pour le triomphe d’une idée. Il s’agissait donc principalement pour lord Elgin d’obtenir des conditions plus favorables au commerce étranger, et d’agrandir la brèche que le traité de Nankin (1842) avait pratiquée dans la vieille muraille de Chine. Aussi fut-il littéralement assailli par une avalanche de rapports commerciaux et de mémoires statistiques que l’on trouvera en grande partie reproduits dans le blue-book.
En 1842, l’ensemble des transactions britanniques en Chine, y compris les échanges entre ce pays et l’Inde, représentait une valeur de 200 millions de francs. Ce chiffre, s’élevant graduellement, a atteint pendant ces dernières années 500 millions. Le progrès est donc très sensible ; cependant il n’a point répondu aux espérances que l’on avait conçues lors de la conclusion du traité de Nankin. Si le trafic illicite de l’opium s’est développé au profit de l’Inde, si les exportations du thé et des soies de la Chine pour l’Angleterre se sont accrues dans une forte proportion, les envois de la métropole en produits fabriqués, en tissus, n’ont pas obtenu le développement que l’on prévoyait. De là un grave mécompte industriel et même politique, car les entreprises et les guerres de la Grande-Bretagne en Asie ne sont autre chose qu’une incessante conquête de marchés nouveaux pour les manufactures. Il était difficile d’accuser le tarif chinois, qui, avec ses taxes de 5 pour 100 environ, est à coup sûr l’un des plus hospitaliers du monde. On s’en prit alors à la mauvaise foi des mandarins, à leurs exactions, aux taxes de transit irrégulièrement perçues à l’intérieur de l’empire sur les marchandises anglaises, aux coalitions des négocians indigènes, etc. Les documens recueillis par lord Elgin permettent de contrôler ces allégations, et jettent une vive lumière sur les destinées du commerce européen en Chine.
Au-dessus des difficultés accessoires et des entraves réglementaires, qui exercent assurément leur influence, il y a un fait général qui domine la condition du marché : c’est que le Céleste-Empire est lui-même une immense manufacture, merveilleusement organisée pour la production, possédant à la fois la matière première et une main-d’œuvre inépuisable, et compensant en partie par le bas prix du salaire ainsi que par le vaillant travail des ouvriers les avantages que l’industrie européenne doit à l’emploi des machines. Les fabricans anglais ont donc à lutter contre une concurrence très sérieuse, notamment pour la vente des tissus, et ces ardens partisans du free trade ne sauraient reprocher à leurs rivaux un résultat tout à fait conforme à la loi économique. Quant à la mauvaise foi et aux exactions des mandarins, l’argument est très contestable. L’un des consuls anglais déclare, dans un mémoire adressé à lord Elgin, que, sauf à Canton, où la situation a toujours été exceptionnelle, les fonctionnaires chinois ont exactement observé les clauses des traités, et même qu’ils ont accordé aux Européens certaines facilités qui n’avaient pas été expressément stipulées. Quelques mandarins ont favorisé la contrebande et fermé les yeux sur les transports d’opium ; mais ce ne sont pas apparemment les contrebandiers ni les marchands d’opium qui ont à se plaindre de ces actes de concussion, qu’ils récompensent et dont ils profitent aux dépens du gouvernement chinois. La perception de droits de transit à l’intérieur de l’empire, contrairement aux engagemens pris lors de la rédaction du tarif, donnerait lieu à des réclamations plus légitimes. Il paraît à peu près établi que ces taxes existent, bien que les consuls anglais n’aient jamais pu jusqu’ici en préciser le taux ni même découvrir les douanes ou s’effectue la perception ; mais, sur ce point encore, les Chinois ont une excuse puisée dans les habitudes de leur organisation financière. Les produits des douanes maritimes étant versés dans le trésor impérial, le gouvernement de Pékin peut à son gré décréter ou supprimer les taxes, et par conséquent tenir envers le commerce étranger, dans les ports, les engagemens que lui imposent les traités. Il n’en est plus de même pour les douanes intérieures. Chaque province a son budget spécial, qui doit à la fois suffire à ses dépenses ordinaires, et laisser à la disposition du gouvernement central une somme plus ou moins considérable pour les dépenses générales de l’empire. Les gouverneurs de provinces établissent donc les impôts qui sont jugés nécessaires, ils les augmentent ou les diminuent suivant les circonstances, ils règlent les tarifs de douane et de transit sur les frontières de leurs territoires, de telle sorte que l’administration siégeant à Pékin pourrait même ignorer la source des revenus sur lesquels on lui envoie la redevance annuelle. Exiger que dans un empire aussi vaste le pouvoir central entre dans tous les détails de dépenses et de recettes, qu’il se préoccupe des taxes perçues à la frontière de chaque province, ce serait en vérité demander l’impossible. Il est probable du reste que ces droits de transit s’appliquent aux marchandises chinoises comme aux marchandises étrangères, ce qui atténuerait beaucoup la gravité du reproche adressé à l’administration de l’empire. Enfin les négocians anglais se plaignent de la coalition des négocians indigènes, qui, favorisés par le système de restrictions, et se trouvant seuls maîtres du marché intérieur, dicteraient la loi aux Européens, feraient à volonté la hausse ou la baisse, et arriveraient ainsi à ressusciter sous une autre forme les abus que l’on avait voulu supprimer en abolissant, par le traité de 1842, la corporation des hanistes. Sans être poussée aussi loin que l’ont prétendu les négocians anglais, la reconstitution d’une sorte de commerce privilégié dans les ports est la conséquence même du régime particulier auquel demeurent soumises les transactions avec la Chine. Dès que la faculté d’effectuer les échanges est limitée à quelques ports seulement, les négocians indigènes établis dans ces ports jouissent, à l’égard du commerce européen, sinon d’un monopole absolu, du moins de l’avantage très réel que leur donnent la connaissance exacte des besoins intérieurs et leur position d’intermédiaires obligés, et il en sera ainsi, dans une mesure plus ou moins forte, tant que le Céleste-Empire ne sera pas complètement ouvert aux transactions directes avec les autres nations.
Tel est, en peu de mots, le résultat de l’enquête commerciale ordonnée par lord Elgin. Les accusations portées contre la mauvaise foi des Chinois tombent en grande partie devant le simple exposé des faits. Rien n’indique que systématiquement, de parti-pris, le cabinet de Pékin ait songé à annuler par des actes d’administration intérieure l’effet des concessions accordées en 1842. Tout porte à croire d’ailleurs qu’il se soucie fort peu soit du progrès, soit du ralentissement du commerce étranger, car, en présence des énormes chiffres de production et de consommation que les statisticiens pourraient accumuler au sujet de la Chine, les quantités de marchandises importées ou exportées sont tout à fait insignifiantes. Les caisses de thé et les balles de soie expédiées en Europe et en Amérique ne forment qu’une portion infiniment petite de la production totale ; l’introduction des tissus anglais n’influe en rien sur la condition des manufactures indigènes, et il ne paraît pas que le gouvernement de l’empire chinois ait à se débattre contre les exigences d’un parti prohibitioniste ou protectioniste. C’est une tradition politique qui règle son attitude vis-à-vis des étrangers : l’intérêt commercial n’a aucune importance à ses yeux ; mais ce qui n’est rien pour lui est tout ou presque tout pour les puissances étrangères qui frappent aux portes de la Chine, et lord Elgin trouvait dans l’enquête l’indication des points sur lesquels il devait particulièrement insister auprès du cabinet de Pékin dans l’intérêt des échanges. Réduction des droits de douane et de transit, et surtout ouverture de nouveaux ports, avec la faculté pour les étrangers de visiter les grands marchés échelonnés sur le cours du fleuve Yang-tse-kiang, voilà le programme qui lui était tracé. Si, conformément à l’invitation qu’il avait reçue, il était retourné à Canton pour y traiter avec le commissaire impérial nommé à la place de Yen, il eût obtenu probablement, et sans trop de difficulté, la révision des tarifs et l’admission des Européens dans quelques ports ; mais le droit de circuler en Chine et de remonter le Yang-tse-kiang eût été obstinément refusé, car cette question, si simple en apparence, se complique de détails qui intéressent les principes mêmes du gouvernement et la police de l’empire. La population étrangère qui va chercher fortune dans l’extrême Orient ne se compose pas uniquement de négocians paisibles qui, occupés des soins de leur négoce, ne songent qu’à acheter à bon marché et à vendre très cher, en obéissant d’ailleurs aux lois établies et aux prescriptions de leurs consuls ; il y a là aussi des aventuriers qui n’ont ni patrie ni consuls, et qui, du jour où ils auraient le champ libre, s’abattraient à l’intérieur du pays sous prétexte de commerce, troubleraient les habitudes des Chinois, feraient perdre la tête aux mandarins, et ne tarderaient pas à provoquer de graves désordres. Lord Elgin comprenait donc qu’il rencontrerait de nombreuses objections contre un changement aussi considérable, qu’il devrait, en retour des concessions demandées, offrir des garanties, et que, pour élargir le cercle des relations entre étrangers et Chinois, il fallait en même temps, à titre de sécurité mutuelle, étendre et régulariser les rapports diplomatiques. C’était à Pékin désormais, dans la capitale de l’empire, et non plus à Canton, au milieu d’une population turbulente et plusieurs fois bombardée, qu’il convenait de porter l’appréciation calme et souveraine des difficultés internationales. L’admission des ministres étrangers à la cour de Pékin semblait être la conséquence nécessaire de la nouvelle politique. Aussi lord Elgin voulait-il l’obtenir à tout prix. Examinons pourtant si les documens confidentiels trouvés dans les archives du vice-roi de Canton n’étaient point de nature à modifier ses premières impressions. Nous voici arrivés à la partie la plus curieuse et la plus instructive du blue-book. C’est un récit d’histoire chinoise, écrit par les Chinois.
En 1854, sir John Bowring, gouverneur de Hong-kong, et M.Mac-Lane, ministre des États-Unis, se rendirent dans le golfe du Petchili pour demander la révision des traités. L’insurrection chinoise étant alors à son apogée, ils crurent que le cabinet de Pékin se montrerait plus conciliant. Ils avaient du reste un motif très plausible pour tenter une démarche directe. Des difficultés s’étaient élevées à Shang-haï au sujet de la perception des droits de douane ; les représentations des consuls n’avaient pas été écoutées ; le vice-roi de Canton, Yeh, avait manifesté du mauvais vouloir. Sir John Bowring et M. Mac-Lane jugèrent donc qu’à l’occasion de ce grief, peu important au fond, ils pourraient, avec quelque chance de succès, reprendre l’ensemble de la question chinoise, et proposer de concert une série de conditions nouvelles, parmi lesquelles figuraient en première ligne l’admission des ambassadeurs étrangers à la cour de Pékin et l’ouverture des ports du Yang-tse-kiang. La plupart des dépêches secrètes échangées par les mandarins à propos de ce voyage des deux ministres au Petchili sont tombées entre les mains des vainqueurs de Canton, et ont été traduites par l’interprète anglais, M. Wade. Lord Elgin a donc pu connaître parfaitement le terrain sur lequel il allait s’engager.
La première pièce de cette curieuse correspondance est un rapport adressé à l’empereur par Hiang, gouverneur-général des deux Kiangs, qui rend compte, à la date du 24 juin, de ses efforts pour détourner M. Mac-Lane de se rendre à Tien-tsin. Hiang a fait observer au ministre américain qu’indépendamment de l’interdiction inscrite dans les traités, Tien-tsin est devenu inabordable, attendu que la population y a élevé d’immenses fortifications pour se défendre contre les rebelles, et qu’il y a là cent mille volontaires parfaitement disciplinés qui ne manqueraient pas de repousser violemment les étrangers[2]. Il a ensuite discuté de point en point et réfuté victorieusement les allégations de son adversaire, et lui a enjoint de retourner à Canton et d’y attendre la décision de Yeh, seul compétent pour examiner les demandes des barbares. C’est un moyen, ajoute Hiang, de gagner du temps et de tenir ces importuns à distance. Il conseille en même temps d’accorder la légère faveur qui est sollicitée pour l’application du tarif des douanes à Shang-haï ; de cette manière, les étrangers n’auront plus de prétexte pour reproduire leurs ridicules prétentions. L’empereur, par un décret spécial, approuve fort la conduite d’Hiang, et la compare avec avantage à l’indigne attitude d’un autre mandarin qui précédemment avait montré quelque penchant à accepter le concours des étrangers pour chasser les rebelles de Shang-haï. Pas de concession ! tel est le mot d’ordre. Mais voici que, le 20 août, Hiang se voit obligé d’annoncer à son souverain que non-seulement le ministre des États-Unis, mais encore le ministre anglais, se plaignant des procédés impolis du vice-roi de Canton, ont manifesté l’intention d’aller à Tien-tsin. « Ce n’est peut-être de la part de ces étrangers qu’une ruse pour nous contraindre d’accueillir leurs demandes. Je leur ai ordonné, avec une affectueuse insistance, de ne point partir, et leurs navires sont encore à l’ancre. Cependant je ne puis être sûr de ce qu’ils feront, le caractère des barbares est si mobile et si inconséquent !… » En effet, las de ne rien obtenir, les deux ministres se décidèrent à se rendre à Tien-tsin, et le 15 octobre 1854 ils arrivèrent à l’embouchure du Péi-ho.
Là, nous nous trouvons en présence de nouveaux personnages. Un mandarin civil et un général annoncent à l’empereur l’arrivée des étrangers et font le récit de leurs entrevues avec les interprètes des deux légations, MM. Parker et Medhurst. À les en croire, « ils ont vigoureusement tenu tête aux demandes impertinentes qui leur ont été soumises. Pénétrer dans le Yang-tse-kiang, ce serait violer les conventions adoptées de part et d’autre ; envoyer des ambassadeurs à Pékin ! à quoi bon ? pour discuter de simples intérêts de commerce qui peuvent être examinés de plus près dans les ports où les étrangers sont admis ? » Et d’ailleurs « l’enceinte impériale de la dynastie céleste est un lieu sacré que ne doit point profaner la présence des barbares ! » Cependant, tout en se targuant d’une invincible fermeté, tout en se vantant d’avoir renvoyé avec une verte semonce des dépêches conçues en termes irrespectueux et repoussé avec indignation un cadeau de vingt-six bouteilles de vin barbare, les deux mandarins paraissent ne pas être tout à fait à leur aise, et ils glissent dans chaque rapport, le plus souvent en post-scriptum, quelques conseils de modération et de clémence. Ces étrangers, disent-ils, sont évidemment des gens détestables, mais il serait peut-être bien de ne pas les pousser à bout. Si l’empereur daignait envoyer un haut dignitaire pour conférer avec les ministres, et si on leur accordait deux ou trois faveurs d’une importance minime, on les éloignerait sans doute, et l’on n’entendrait plus parler d’eux. — D’après ce modeste avis, l’empereur charge le dignitaire Tsoung-lun d’aller à Tien-tsin pour en finir, ce qui, au rapport des mandarins, cause aux barbares une joie inexprimable. Précisément le vent du nord souffle depuis plusieurs jours, il va bientôt geler, et ces étrangers ont une telle horreur du froid qu’ils seront enchantés de retourner vers le sud, surtout si on leur promet d’y examiner quelques-unes de leurs propositions. Tsoung-lun arrive, prend la direction des pourparlers, tient une conférence avec MM. Mac-Lane et Bowring, et adresse à sa cour des rapports absolument identiques, et pour le fond et pour la forme, à ceux des mandarins. « Ce sont des impertinens s’écrit-il ; quelques-unes de leurs propositions sont réellement injurieuses. Cependant, si on ne leur faisait pas une seule concession, ils s’en iraient mécontens et très aigris ; ils n’oseraient certainement pas se porter à des actes de violence, mais il faut penser que la révolte du sud n’est pas encore apaisée, et qu’il vaut mieux ne pas compliquer les affaires. Du reste, il est bon de se préparer à toute éventualité et de s’armer secrètement. Les barbares craignent les forts et insultent les faibles ; c’est leur caractère. » Après avoir exprimé cet avis, Tsoung-lun sollicite les instructions de l’empereur en lui envoyant toutes les pièces du débat, y compris les notes remises par les ministres.
Quelques jours après, un décret impérial, approuvant pleinement les propositions du mandarin, parvient à Tien-tsin. « Les demandes des barbares, lisons-nous dans ce document, sont insultantes et impertinentes à l’excès, on doit les repousser comme inconvenantes, article par article. Tout a été réglé par les traités. Le Yang-tse-kiang ne peut être ouvert. Ils veulent avoir la faculté de résider à Pékin et d’entreposer des marchandises à Tien-tsin ! C’est le comble de la folie : la capitale est une ville sainte !… Ils disent qu’à Shang-haï leur commerce a souffert par suite du voisinage des rebelles, et ils demandent une remise des droits de douane. Étrangers et sujets sont égaux devant notre justice, et nous éprouvons un sentiment particulier de bienveillance pour les gens qui viennent de loin. Nous serons disposé à faire la remise des droits, mais il faut que cette affaire soit examinée dans les provinces par les autorités compétentes, dont les rapports éclaireront notre décision. De même pour le tarif du thé à Canton, de même pour les querelles particulières qui se sont élevées dans quelques ports entre barbares et Chinois. Que Tsoung-lun et ses collègues donnent aux ministres étrangers ces diverses explications, comme si elles venaient de leur seule initiative ; qu’ils leur commandent de retourner à Canton. Si les ministres réclament contre la désignation de cette ville, on peut les autoriser à se mettre en rapport à Shang-haï avec le gouverneur-général Hiang. En tout cas, qu’ils se gardent bien de reparaître à Tien-tsin. On les y a cette fois accueillis par considération pour les fatigues qu’ils ont endurées sur mer ; mais, s’ils y reviennent, on n’aura point pour eux les mêmes égards… » Ce décret est reçu avec les marques de la plus vive émotion par les mandarins, qui, dans leur rapport du 10 novembre, remercient l’empereur de sa clémence, l’informent qu’ils ont obéi à ses instructions, et que MM. Mac-Lane et Bowring sont enfin partis. Tsoung-lun croit pouvoir affirmer à son souverain qu’au fond ces barbares tenaient par-dessus tout aux intérêts de leur commerce à Canton, à Shang-haï, dans le Yang-tse-Kiang, et que leurs autres demandes, telles que la résidence à Pékin, etc., n’étaient point sérieuses. Ils doivent donc être très satisfaits des promesses d’enquête qui leur ont été données. Cependant ces barbares sont si inconséquens, qu’il paraît nécessaire de prendre des précautions contre leurs projets insidieux, et d’exercer sur leurs manœuvres une grande vigilance.
À cette visite des ministres de l’Angleterre et des États-Unis se rattache un incident qui nous intéresse plus directement. Le secrétaire de la légation française, M. Klecszkowski, avait accompagné à Tien-tsin MM. Mac-Lane et Bowring. « Lors de notre entrevue, écrit le ponctuel Tsoung-lun, nous avons vu tout à coup apparaître un autre barbare qui nous a présenté sa carte de visite. C’était Klecszkowski, envoyé français. Il comprenait le chinois, et le parlait couramment. On a fixé un jour pour lui donner audience… Ces barbares sont si perfides que nous n’étions pas bien sûrs que celui-ci fût réellement un Français ; il n’était peut-être qu’un compère déguisé dans quelque intention perverse… » Le mandarin ajoute que M. Klecszkowski avait présenté une dépêche adressée aux ministres de Pékin, mais qu’on la lui avait renvoyée en l’invitant à s’expliquer verbalement sur l’objet de sa visite ; qu’enfin il réclamait par écrit la mise en liberté d’un Français arrêté dans la province du Chen-si ; copie de sa lettre était placée sous les yeux de l’empereur. — Il s’agissait sans doute de la mise en liberté d’un de nos missionnaires : Nous aurions voulu pouvoir à cette occasion connaître exactement ce que l’empereur et les mandarins pensent de la religion chrétienne ; malheureusement cette partie de la correspondance chinoise ne fournit à cet égard aucune explication. Dans un autre document saisi à Canton se trouvent quelques lignes sur les sectateurs de Jésus. Un mandarin admis à l’audience de l’empereur rend compte des questions qui lui ont été faites par son auguste interlocuteur. Interrogé sur les chrétiens, il a répondu que « cette secte ne recrute guère d’adhérens que dans le bas peuple, et ne compte dans son sein aucun lettré ; ses livres parlent d’un Jésus qui a été cloué sur une croix ; ils exhortent à la vertu et aux bonnes œuvres. En temps ordinaire, les chrétiens ne sont pas dangereux ; mais, comme il y a entre eux une grande unité de doctrine, il se pourrait, aux époques de trouble, qu’un chef intelligent sorti de leurs rangs entraînât le peuple et mît le trouble dans le pays. C’est ainsi que l’on a arrêté dans la province du Chen-si plusieurs individus qui professaient la doctrine du Seigneur du ciel, et que l’on soupçonnait de connivence avec les révoltés. » Ce lambeau de conversation suffit pour montrer que les persécutions dirigées en Chine contre les religions étrangères sont inspirées, non par un sentiment de fanatisme, mais par un intérêt de police.
Dès que MM. Mac-Lane et Bowring furent partis de Tien-tsin, le conseil de l’empire s’empressa d’adresser aux gouverneurs du littoral une circulaire confidentielle pour les tenir au courant de la situation, et pour les engager à examiner impartialement, sans faiblesse, les mesures de détail sur lesquelles le mandarin Tsoung-lun avait promis une décision. « Les barbares, disait cette circulaire, ne songent qu’à une chose : gagner de l’argent. Tout ce qu’ils veulent en courant ainsi de côté et d’autre, c’est d’augmenter leur commerce et de voir diminuer les droits de douane. En leur faisant quelques petites concessions, on leur fermera la bouche. » Du reste, les gouverneurs recevaient l’ordre de bien veiller, de tenir l’empereur informé de toutes les manœuvres des étrangers, et d’avoir l’œil sur M. Klecszkowski. Ainsi se termine la correspondance chinoise sur la tentative de 1854.
Mais les mandarins n’étaient pas au bout de leurs peines. En février 1856, le gouverneur de Shang-haï eut encore la triste mission d’annoncer que les ministres d’Angleterre et des États-Unis devaient se représenter prochainement pour solliciter la révision des traités. La chancellerie de Pékin se remit sans délai à l’œuvre et adressa, le 24 mars, au vice-roi de Canton Yeh des instructions dont il convient de citer au moins un extrait, parce qu’elles indiquent clairement le sens que le gouvernement chinois attachait aux traités conclus de 1842 à 1844, et qu’elles expliquent l’attitude politique du vice-roi envers les Européens jusqu’à la rupture définitive des rapports à Canton.
« Les traités qui ont ouvert les cinq ports contiennent une clause qui prévoit le cas où ils pourraient être révisés ; mais par cette clause nous avons seulement voulu dire que si l’expérience révélait des abus, des difficultés d’exécution, nous ne verrions pas d’objection à admettre quelques légers changemens. Nous n’avons jamais entendu que l’on dût modifier en quoi que ce fût les conditions fondamentales. Les demandes que ces barbares ont apportées il y a deux ans à Shang-haï et à Tien-tsin étaient tellement inadmissibles que nous les avons repoussées avec dédain. Les ministres étrangers eux-mêmes, convaincus de leur déraison, n’ont point cherché à prolonger le débat. Les voici maintenant qui vont à Shang-haï sous le prétexte que les façons d’agir du gouverneur de Canton ne leur paraissent plus tolérables ; mais les autorités de Shang-haï ne sont à aucun titre compétentes pour s’occuper de ces affaires : elles ne peuvent rien accorder, et leur refus aura pour résultat de pousser les barbares vers Tien-tsin, ce qui serait une violation plus grande encore du droit et des convenances. Il faut donc que Yeh prenne connaissance de tous les détails de cet incident et qu’il retienne les barbares. Si les changemens que ceux-ci désirent ne portent que sur des points peu essentiels, il pourra les examiner avec eux, puis nous en référer pour que ces changemens soient adoptés. Si on reproduit les extravagantes demandes présentées déjà il y a deux ans, il devra parler net, tout repousser et rompre les négociations. C’est à lui qu’il appartient de faire évanouir ces projets de voyage vers le nord ; il procédera adroitement, par un égal mélange de bienveillance et de menace. Qu’il ne se montre pas complètement inaccessible, de crainte que son refus de les recevoir ne fournisse aux barbares un prétexte de plainte. D’un autre côté, les autorités de Shang-haï répéteront aux consuls que toutes les affaires, concernant les cinq ports sont en dehors de leur juridiction, et regardent exclusivement le commissaire impérial résidant à Canton… Elles s’efforceront, par quelques paroles gracieuses, de persuader aux chefs barbares qu’ils doivent prendre la route de Canton, et couperont court à toute autre difficulté. Cela est très important. »
Les documens chinois qui viennent d’être analysés ou reproduits auront paru sans doute assez burlesques, mais ils sont en même temps fort instructifs. Ils montrent que les faits et gestes des Européens sont régulièrement portés à la connaissance du gouvernement central, que l’empereur en est informé et s’en occupe, car plus d’une fois son auguste pinceau a daigné surcharger d’annotations à l’encre rouge les dépêches des mandarins. Or on se figurait généralement que l’empereur, enfermé dans la triple muraille de son palais, demeurait étranger à la politique des barbares, et que les traités conclus de 1842 à 1844 n’avaient même jamais été placés sous ses yeux[3] : erreur grossière qui a pu, dans certaines circonstances, entraîner à de fausses démarches les diplomates européens. Il est vrai que si le cabinet de Pékin est instruit des principaux événemens qui se passent dans les ports, il ne peut guère les apprécier exactement d’après les comptes rendus que lui adressent les mandarins. Il est perpétuellement trompé, mystifié, et pour lui comme pour nous c’est un grand malheur. L’ignorance vraiment incroyable des Chinois sur tout ce qui se rattache aux nations étrangères, le respect des préjugés traditionnels, la crainte des disgrâces, empêchent les autorités provinciales de dire la vérité et de transmettre au gouvernement les fâcheuses nouvelles : d’où il résulte qu’à Pékin on continue à regarder les Européens comme une race inférieure en civilisation, turbulente, astucieuse, avide, qu’il faut tenir à distance. Du reste, l’empereur n’ordonne pas de malmener systématiquement ces barbares ni de leur manquer de foi, il a même pour eux des sentimens d’indulgence et des expressions paternelles ; quand il prescrit de rejeter leurs demandes, il invoque lui-même les traités, en désirant qu’on les observe strictement, mais sans concession nouvelle. Il recommande à ses mandarins d’employer, selon les circonstances, la douceur aussi bien que la menace. Il est convaincu qu’il est ainsi le plus clément, le plus hospitalier des souverains, et quand il se fâche, c’est qu’il ne comprend pas comment une petite poignée de marchands s’en vient à tout propos l’importuner de réclamations impertinentes ou futiles. On aperçoit cependant que, sans se l’avouer, il a un vague sentiment du danger qui peut un jour ou l’autre troubler sa quiétude. Quand des navires européens sont mouillés dans le golfe du Petchili, il tient à les éloigner au plus vite et à se débarrasser d’un voisinage désagréable. Voilà l’impression que nous produisons à Pékin, et certes ce ne sont pas les rapports des mandarins qui peuvent la modifier.
Sir John Bowring et M. Mac-Lane ont dû passer quelques bons momens quand ils ont lu, dans les rapports confidentiels d’Hiang, de Tsoung-lun et consorts, le récit de leur excursion à Tien-tsin en 1854. Il n’est pas besoin de dire qu’ils n’ont eu à subir ni les leçons de convenances, ni les injonctions hautaines, ni les rebuffades de ces fiers mandarins. Ils ont trouvé au contraire des Chinois fort polis, les saluant très civilement à mains jointes, leur offrant du thé et des gâteaux sucrés, protestant de leur amitié pour les Européens, puis discutant chaque proposition avec calme et promettant pour quelques points de donner satisfaction, enfin, quand il s’est agi du Yang-tse-kiang et de Pékin, levant les yeux au ciel, déclarant que c’était impossible, que jamais ils n’oseraient en parler à l’empereur, qu’ils risqueraient leur tête, et suppliant qu’on s’en tînt là. Comme les deux ministres n’avaient ni l’intention ni les moyens de pousser plus loin les choses, ils sont partis. Voilà probablement la scène très simple qui s’est passée à Tien-tsin. On a vu la parodie qu’ont su en tirer, pour les besoins de leur cause et pour le salut de leurs boutons rouges, les diplomates chinois, et il ne faut pas trop s’en étonner ; lorsqu’ils signaient ces rapports, où leurs éloquentes déclamations contre l’impertinence des barbares se terminaient en définitive par des propositions conciliantes, ils devaient se rappeler l’histoire de Ky-ing.
Ky-ing a été de 1842 à 1844 le grand négociateur de la Chine ; c’est lui qui a conclu les traités avec l’Angleterre, avec les États-Unis, avec la France. Les ministres étrangers ont vanté son habileté, sa finesse, ses façons aimables et courtoises. Ky-ing était devenu aux yeux de l’Europe un personnage considérable ; son nom symbolisait une politique nouvelle, bienveillante pour les étrangers, tolérante, libérale ; il représentait une sorte de jeune Chine. Dans son pays même, Ky-ing occupait une situation prépondérante, ses amis étaient tout-puissans à la cour, et l’empereur Tao-kwang lui savait gré d’avoir rendu le calme à sa vieillesse en arrêtant l’invasion des barbares. Au début du nouveau règne, on apprit que l’ancien commissaire impérial était tombé en disgrâce ; puis l’Europe, n’entendant plus parler de lui, l’oublia. En 1854, il méditait sans doute dans quelque emploi subalterne sur la grandeur et la décadence des mandarins, au moment même où les favoris Hiang et Tsoung-lun étaient à leur tour chargés de tenir tête aux ministres étrangers. Quel était donc son crime ? Il avait pactisé avec les Européens. Nous le verrons tout à l’heure reparaître en scène dans un rôle assez misérable et pour la dernière fois. Les Européens, dont il avait naguère si chaudement plaidé la cause, se détourneront de lui presque avec dégoût, et son nom, jusque-là respecté, sera livré au mépris et à l’injure. Un malheureux rapport signé de lui a été trouve dans une liasse des archives de Canton, et sur cette seule pièce on l’a condamné. S’il ne s’agissait que de la gloire de Ky-ing, l’incident n’aurait pour nous aucun intérêt ; mais précisément ce rapport et l’impression qu’il a produite donnent la mesure des graves erreurs d’appréciation qui ont cours sur les affaires de Chine, et indiquent fidèlement l’attitude qui est imposée même aux plus puissans mandarins dans leurs relations avec la cour.
Le rapport de Ky-ing, traduit dans les journaux d’après la version anglaise de M. Wade, a circulé dans toute l’Europe. Il exprime l’opinion du commissaire impérial sur les procédés qu’il faut employer envers les étrangers quand on traite avec eux ; il donne aussi quelques explications au sujet des habitudes européennes et de divers incidens qui se rattachent aux ambassades de la France et des États-Unis. À la première lecture, on est surpris des doctrines quelque peu cyniques du mandarin, et l’on s’indigne de voir un homme tel que lui parler de nous en termes méprisans, nous qualifier de barbares ignorans et grossiers, et répéter les banalités injurieuses qui nous sont d’ordinaire prodiguées dans les documens du Céleste-Empire ; on ne lui pardonne pas ou de nous connaître si mal ou de nous représenter comme des gens qu’il est tout à fait permis de tromper et de bafouer, sans que la chose tire à conséquence. En examinant de plus près ce curieux rapport et en cherchant à se rendre compte des circonstances dans lesquelles il a pu être adressé à l’empereur, on arrive à le comprendre tout autrement. C’était en 1850. Le parti hostile aux étrangers se relevait à Pékin ; Ky-ing sentait baisser son crédit. On l’accusait sans doute d’avoir trahi la cause de l’empire céleste en traitant avec l’étranger ; on accumulait contre lui mille griefs. Il avait dîné avec les barbares, il avait posé le pied sur leurs navires, rendu visite à leurs femmes, reçu leurs cadeaux ! Il avait toléré que la correspondance officielle avec les ambassadeurs fût écrite dans les termes d’une monstrueuse égalité ! Autant de crimes contre les lois et les usages de la Chine, autant de sacrilèges !… C’est à cela que répond indirectement le rapport de Ky-ing. Que l’on relise attentivement chaque paragraphe, et l’on trouvera qu’il s’accorde avec cette hypothèse. Les barbares aiment les grands dîners ; Ky-ing a dû, dans l’intérêt de sa mission, se conformer à leurs coutumes. S’il est allé à bord des navires, c’était par pur hasard. Les barbares font grand cas de leurs femmes, et ils pensent honorer leurs hôtes en les leur présentant. Lorsque Ky-ing s’est trouvé en face de Mme Parker et de Mme de Lagrené, il a été vraiment confondu ! Il a eu bien soin de déclarer qu’il ne pouvait recevoir de présens ; on s’est borné à lui offrir quelques bagatelles qu’il n’a réellement pas pu refuser. Sur la demande des ambassadeurs, il leur a donné son insignifiant portrait ! Quant au cérémonial, ces barbares aiment à s’affubler de titres pompeux auxquels ils n’ont aucun droit ; si l’on voulait rabattre leurs puériles prétentions et les soumettre au régime des peuples tributaires, ce seraient des altercations sans fin. Ils n’entendent rien aux convenances, et ils sont aussi entêtés qu’ignorans ! On n’a donc pas insisté sur ces petites questions d’étiquette : c’était le moyen d’obtenir gain de cause dans les débats sérieux, etc. — Voilà ce rapport, qui a toutes les apparences d’une apologie, d’un plaidoyer de Ky-ing. Compromis par ses relations avec nous, le mandarin s’empresse de nous renier, et, pour faire taire ses accusateurs, il enfle la voix contre les barbares. Il ne peut se défendre qu’en nous injuriant, et bien qu’il nous drape à la façon chinoise, nous ne saurions équitablement lui garder rancune. Il faut le plaindre d’en être réduit à ces expédiens pour se justifier ; il faut surtout plaindre l’empereur qui est condamné à- recevoir chaque jour de ses mandarins, qu’ils s’appellent Ky-ing, Yeh, Tsoung-lun ou Hiang, de pareils rapports. Quel gouvernement !
Il ne devait pas être indifférent à lord Elgin de connaître les pièces de ce dossier au moment même où il se rapprochait de Pékin. Il savait ainsi à quelles gens il aurait affaire, comment les Chinois apprécient les Européens et pratiquent la diplomatie ; d’après le récit des négociations de Tien-tsin en 1854, il pouvait pressentir l’effet que produiraient la plupart de ses propositions. Les archives de Canton lui avaient livré plusieurs scènes de l’incroyable comédie qui se joue très sérieusement à propos de l’Europe entre les mandarins et la cour. Il voyait clair dans cet imbroglio, où l’empereur de Chine apparaît comme une dupe auguste servie par la plus respectueuse et la plus complète mystification qui ait jamais été organisée autour d’un trône. Enfin il lui était facile de discerner, à travers ces bouffonneries, certaines idées, certains préjugés aussi solides que des principes, sur lesquels il devait s’attendre à rencontrer des obstacles presque invincibles et une résistance désespérée. Nous pouvons maintenant, après avoir fait comme lui cette curieuse étude, le rejoindre dans le golfe du Petchili.
Les plénipotentiaires d’Angleterre, de France, de Russie et des États-Unis arrivèrent le 20 avril 1858 à l’embouchure du fleuve Pei-ho. Dès le 24, lord Elgin fit transmettre au premier ministre, à Pékin, une dépêche dans laquelle, rappelant la communication qu’il lui avait déjà adressée de Shang-haï à la date du Il février, il réclamait l’envoi dans le délai de six jours d’un haut fonctionnaire dûment accrédité par l’empereur pour conclure un traité. Le 28 avril, on apporta une réponse de Taou, gouverneur-général du Petchili, annonçant qu’il venait d’être désigné conjointement avec deux autres mandarins pour suivre les négociations ; mais dans cette pièce le nom de la reine d’Angleterre n’était point écrit sur la même ligne que celui de l’empereur de Chine. Lord Elgin la renvoya donc, et le 30 il recevait une seconde édition de la lettre, édition très correcte cette fois et augmentée d’un post-scriptum qui rejetait sur le copiste l’inconvenance qui avait été relevée.
L’ambassadeur anglais voulut alors savoir si Taou et ses collègues avaient bien les pouvoirs diplomatiques nécessaires pour signer un traité, et il demanda une explication immédiate. Ce préliminaire donna lieu à une correspondance qui se prolongea jusqu’au 10 mai sans que l’on pût se mettre d’accord. Une rupture complète était déjà imminente, lorsque le 17 le comte Poutiatine annonça que, d’après une lettre qu’il venait de recevoir de Taou, l’empereur refusait formellement d’admettre à Pékin des ambassadeurs étrangers. Cet avis officieux leva toute incertitude. Le 20r lord Elgin signifia aux mandarins son intention de se rapprocher de la capitale, et les somma de livrer aux alliés les forts de Takou, qui commandent l’entrée du Pei-ho. Ces positions furent occupées le même jour après un combat de deux heures, et le 29 mai lord Elgin, le baron Gros, ainsi que M. Reed et le comte Poutiatine, avaient remonté le fleuve, jusqu’à Tien-tsin. Il n’est pas inutile de faire remarquer que la sommation de livrer les forts avait été communiquée aux ministres de Russie et des États-Unis, qui avaient donné leur approbation pleine et entière à l’attaque projetée, et qui profitèrent immédiatement de la brèche ouverte par les canons des alliés.
Le 23, après la prise des forts, Taou s’était empressé d’écrire à lord Elgin une lettre assez amicale. Il attribuait les hostilités à un malentendu, en ajoutant qu’il partait pour Pékin en toute hâte, afin de prendre les ordres de l’empereur, et que les navires anglais ne devaient pas aller plus avant. Quand les ambassadeurs furent à Tien-tsin, nouvelle dépêche de Taou, communiquant un décret impérial du 29 mai, par lequel Kouei-liang, principal secrétaire d’état, et Houa-shana, président des affaires civiles, étaient invités à se rendre à Tien-tsin pour s’entendre avec les étrangers. Ces deux dignitaires arrivèrent le 2 juin, et suivant l’usage ils envoyèrent aux ambassadeurs leurs cartes de visite, qui indiquaient tous leurs titres, et entre autres ceux de « plénipotentiaires investis de toute l’autorité nécessaire pour agir suivant les circonstances. » Une première entrevue eut lieu le 4 pour l’échange des pouvoirs : lord Elgin éleva encore quelques objections sur les termes du décret qui accréditait les mandarins ; il trouva la rédaction ambiguë, dit qu’il avait à réfléchir avant de commencer la négociation, et rompit brusquement la conférence, au grand désespoir des Chinois, qui firent tout au monde pour le retenir. Une discussion par écrit s’engagea bientôt après sur un autre détail : les mandarins n’étaient point munis du sceau impérial, et lord Elgin exigeait que, suivant les usages diplomatiques, ils fussent munis de cet instrument. Ces escarmouches durèrent plusieurs jours, le ministre anglais prenant, dès le début, un ton d’autorité contre lequel ses adversaires épuisaient vainement leurs bonnes et mauvaises raisons. Lord Elgin se défiait-il réellement de la sincérité des Chinois, et jugeait-il indispensable d’assurer dans les moindres détails la régularité des opérations ? Ou bien était-ce par tactique qu’il montrait tout d’abord une extrême raideur, afin de convaincre les mandarins qu’il ne se contenterait pas de vaines paroles, à l’exemple de ses trop faciles devanciers ? Chacun de ces deux motifs eut probablement sa part d’influence sur l’attitude de l’ambassadeur. Kouei-liang et Houa-shana protestèrent de nouveau de l’étendue suffisante de leurs pouvoirs ; ils répétèrent que, d’après la coutume de leur pays, la mission temporaire dont ils étaient chargés ne comportait point la possession du sceau impérial. Lord Elgin admit enfin les pouvoirs ainsi expliqués ; mais il insista pour le sceau, et le sceau fut envoyé de Pékin. Il faut dire, pour la justification des mandarins, qu’ils ne possèdent dans leur langue aucun terme qui rende exactement le sens attaché à la qualité, de plénipotentiaire, et les interprètes reconnaissent que l’on dut imaginer une combinaison de mots, c’est-à-dire forger une expression, pour donner satisfaction aux exigences de la diplomatie anglaise. La délégation de pleins pouvoirs entre les mains d’un sujet ne s’accorde pas avec le caractère divin de la souveraineté dans le Céleste-Empire. — En outre, disaient les mandarins, à quoi bon ces pleins pouvoirs, alors qu’il nous est facile, en quelques heures, de solliciter et de recevoir les instructions précises de l’empereur ? Pour vous, Européens, la situation est bien différente : vous êtes ici à dix mille lieues de vos souverains. — Les Chinois avaient donc besoin de faire violence à leurs principes de gouvernement, à leur langue, et presque au bon sens, pour se plier aux règles de notre diplomatie.
Sur ces entrefaites arriva à Tien-tsin le vieux Ky-ing. Il demanda une entrevue à lord Elgin par une lettre dans laquelle, sans autre titre que celui de vice-président honoraire d’un tribunal, il se disait chargé par l’empereur de s’occuper des affaires concernant les étrangers. Kouei-liang et son collègue avaient paru si tristement embourbés dès leurs premiers pas, que la cour de Pékin avait, en désespoir de cause, songé au malheureux Ky-ing, qui autrefois s’en était si bien tiré avec les barbares, et elle l’envoyait, fraîchement décoré d’un titre quelconque, au secours des commissaires impériaux. Lord Elgin pria ses deux interprètes, MM. Wade et Lay, de rendre visite au nouveau-venu, et de lui faire entendre poliment qu’on ne pouvait s’entretenir de négociations qu’avec les fonctionnaires expressément accrédités. Cette visite, racontée par les interprètes, fut comique et touchante. Ky-ing était logé dans une pauvre maison du faubourg de Tien-tsin. Il se précipita au-devant de ses visiteurs, les accabla de politesses, et voulut à toute force reconnaître M. Lay, qu’il voyait pour la première fois. — Nous sommes d’anciens amis, s’écriait-il ; nous nous sommes rencontrés à Nankin en 1842. — M. Lay lui répondit que c’était son père, et non pas lui, qui se trouvait à Nankin. — C’est incroyable comme vous lui ressemblez ! — Et, prenant à témoin un de ses domestiques : Voyez, n’est-ce pas tout le portrait de son père ? Eh bien ! je suis l’ami des deux générations ! — Et après cette première effusion il entraîna les interprètes dans l’intérieur de l’appartement. Quand ils furent seuls, il se mit à fondre en larmes, puis il raconta en détail ses infortunes, les accusations de trahison et de concussion portées contre lui, sa disgrâce, son emprisonnement, tout cela à cause de sa bienveillance pour les étrangers. — Et maintenant, ajouta-t-il, on m’envoie ici parce qu’on suppose que je pourrai arranger les affaires. Si je ne réussis pas, il y va de ma tête. L’empereur me l’a dit. Il faut absolument que je voie lord Elgin. — Il rappela ensuite les bons rapports qu’il avait toujours eus avec les Anglais. — Vous êtes une grande nation, une excellente nation, je n’ai pas craint de le déclarer à l’empereur. On vous a indignement traités. Le bon droit est pour vous. Récemment, pour cette affaire du sceau, vous avez eu raison d’insister, mille fois raison ! — Enfin, quand on en vint à toucher quelques mots des négociations pendantes, et que les interprètes lui demandèrent son avis, il ne trouva qu’une solution : — Allez-vous-en de Tien-tsin, vous et vos navires. Dès que vous aurez franchi la barre du fleuve, tout s’arrangera à merveille, je vous en réponds. — Quel triste rôle jouait là ce vieillard de soixante-douze ans, faisant la cour aux deux Anglais, les comblant de politesses et de flatteries, les suppliant presque à genoux de l’écouter, de le croire, de lui sauver la vie ! Pour M. Wade, qui avait traduit le fameux rapport sur l’art d’amadouer les barbares, la scène était probablement plus comique qu’émouvante : c’était la morale politique chinoise en action, représentée par un acteur émérite ; mais pour Ky-ing (le dénoûmenf l’a prouvé) il s’agissait bien d’un drame qui devait, à quelques jours de là, se terminer par une condamnation à mort et par un suicide. Il en était au quatrième acte, où le personnage, avant de tomber, se relève pour livrer au destin un dernier et brillant combat. Le 11 juin, Ky-ing, que son titre de vice-président honoraire n’avait pu introduire auprès de lord Elgin, reçut les pouvoirs de commissaire impérial, et se trouva dès lors régulièrement accrédité. Le 25 juin, il s’étranglait.
Cependant, même avant l’adjonction de Ky-ing, qui n’exerça qu’une influence très secondaire sur les négociations et dont nous ne parlerons plus, il y avait eu entre les commissaires impériaux et les ministres étrangers un commencement de discussion sur les articles des projets de traités. Le 6 juin, M. Lay, l’interprète de lord Elgin, avait eu une première conférence, d’abord avec Kouei-liang ; et Houa-shana, puis avec leurs secrétaires, pour préciser le sens des conditions posées dans la dépêche du 11 février, sur laquelle le cabinet de Pékin et ses plénipotentiaires avaient eu tout le temps de méditer. Ces conditions, parfaitement claires, furent successivement commentées par M. Lay, qui, arrivé à la clause de l’admission d’un ministre anglais dans la capitale, signala ce point comme étant le plus essentiel et le plus utile pour les deux nations. Il énuméra à ce sujet les griefs de l’Angleterre, s’étendit sur les événemens de Canton et sur l’insolence du vice-roi Yeh, raconta la prise de la ville par les forces alliées, qui, en ce moment encore, y tenaient garnison. Les Chinois parurent tout ébahis d’entendre ce que M. Lay leur disait de la situation de Canton ; ils déclarèrent (et certainement ils ne mentaient pas) que le gouverneur Pi-kwei n’avait pas ainsi exposé l’état des choses. Ils promirent que le gouvernement enverrait de nouvelles instructions pour régler les rapports entre les autorités chinoises et les consuls, de façon à empêcher à l’avenir toute complication ; mais, quant à la résidence d’un ministre à Pékin, ils se prononcèrent très formellement pour la négative. Jamais l’empereur n’y consentirait ; il aimerait mieux la guerre. M. Lay ne se montra nullement effrayé de cette éventualité, et il poursuivit son thème, en invoquant les nombreux argumens que l’on connaît. « Si la Chine était bien inspirée, ajouta-t-il, elle se ferait de la Grande-Bretagne une amie, et dans ce cas elle n’aurait rien à craindre d’autres puissances. La Grande-Bretagne est la plus influente des nations intéressées dans les affaires du Céleste-Empire. » Voilà de l’anglais tout pur. M. Lay était certes fort mal inspiré en parlant au nom de l’Angleterre un pareil langage, alors que la France était là : c’était pour le moins une inconvenance ; mais il ne s’attendait sans doute pas à l’indiscrétion maladroite d’un futur blue-book. Les Chinois semblèrent assez touchés de ce raisonnement, dont ils n’avaient point à apprécier la délicatesse, et l’un d’eux, nommé Pieou, qui prenait le plus souvent la parole, s’absenta un moment pour aller en conférer avec Kouei-liang. À son retour, il insista sur l’excellente idée de M. Lay, et demanda si dans le cas où l’on admettrait à Pékin un ministre anglais, il faudrait aussi recevoir des ministres de France, de Russie et des États-Unis. L’interprète ne put s’empêcher de lui répondre que les ministres des autres nations devraient être également admis à la cour, et il voulut bien démontrer que cette combinaison serait la meilleure. « Cependant, reprit le diplomate Pieou, pensez-y, la chose en vaut la peine : nous tiendrons ainsi les autres puissances en échec. Encore une idée ! Il serait bien que, sauf dans les grandes cérémonies, le ministre anglais et sa suite qui habiteraient Pékin s’habillassent en chinois. De cette façon, le peuple n’y verrait plus rien, d’alarmant. » M. Lay avoue, dans son rapport à lord Elgin, qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire en écoutant Pieou développer sa merveilleuse invention ; mais la séance durait depuis près de cinq heures, et il put ajourner la discussion de ce moyen.
Le lendemain 7 juin, M. Lay eut une entrevue avec Kouei-liang. C’était toujours cette maudite question de Pékin qui revenait sur le tapis. Le commissaire impérial la traita plus sérieusement que ne l’avait fait son secrétaire. Il pria, supplia l’interprète d’employer son influence pour le retrait d’une clause fatale pour la Chine. « Vous-même, lui dit-il, vous qui connaissez notre pays, je vous prends pour juge : n’est-ce point là une condition énorme, qui nous causerait d’immenses embarras ? » Et M. Lay ne put s’empêcher d’en convenir jusqu’à un certain point. Kouei-liang, croyant voir faiblir son adversaire, invoqua ses soixante-quatorze ans, se déclara perdu, dégradé, s’il consentait à une pareille proposition, sollicita instamment une transaction quelconque, ou tout au moins un ajournement. Quant aux autres articles, il dit les avoir examinés, et s’engagea à remettre le lendemain un mémorandum contenant ses observations.
Le mémorandum fut exactement communiqué le 9 à M. Lay, qui fut assez surpris d’y voir des solutions plus ou moins négatives en regard de presque toutes les clauses indiquées dans la dépêche du 11 février. Il semblait pourtant que, sauf l’admission à Pékin, l’ouverture du Yang-tse-kiang et l’indemnité de guerre, ces clauses avaient été presque acceptées dans les précédentes entrevues. Tout était donc à recommencer. Sous la pression des argumens anglais, Kouei-liang admit les cinq points suivans : l’emploi de la langue anglaise dans la correspondance officielle, la tolérance à accorder au christianisme, le concours des Anglais pour la répression de la piraterie, la révision des tarifs et règlemens de douane, l’ouverture du Yang-tse-kiang et la faculté de circulation dans les provinces avec passeport, et il s’engagea à écrire à lord Elgin une dépêche dans laquelle ces points seraient formellement concédés. Cette dépêche, qui devait être transmise le jour même, n’était pas encore prête le 10 au soir. M. Lay, qui avait passé plus de sept heures à l’attendre, finit par s’impatienter ; il déclara aux commissaires impériaux qu’il ne se laisserait pas plus longtemps berner par eux, qu’il prenait ces retards pour un refus, qu’il allait sur l’heure en rendre compte à son ambassadeur, que les Anglais marcheraient sur Pékin, etc., et il partit furieux. Il n’en fallut pas davantage pour que, dès le 11, lord Elgin reçût la dépêche des commissaires, qui accordaient et les cinq points et le reste, même la présence d’un ministre dans la capitale, même l’envoi d’un ambassadeur chinois en Angleterre, le tout suivi d’un petit post-scriptum annonçant une grande hâte d’en finir et exprimant l’espérance que, sitôt le traité conclu, les navires de guerre s’éloigneraient de Tien-tsin. Lord Elgin répondit qu’il était tout prêt à signer, et l’on fixa un jour, le 14 juin, pour la rédaction définitive des articles du traité.
Pendant que se passaient ces divers incidens entre l’ambassade anglaise et les commissaires impériaux, ceux-ci avaient à suivre les mêmes négociations avec l’ambassade française et à négocier également avec les ministres de Russie et des États-Unis. La Chine était donc seule contre quatre ! Se figure-t-on ces malheureux Chinois faisant tête à la fois à un Anglais, à un Français, à un Russe, à un Américain, tout meurtris des assauts que leur livraient les uns et les autres, étouffés dans les étreintes de ces prétendus amis, dont les mains étaient encore noires de poudre, et s’épuisant en luttes impuissantes pour couvrir la route de Pékin ! Ce n’est pas tout. Derrière eux était un empereur qu’il fallait, sous peine de disgrâce, rassurer par de faux rapports, et un tribunal prêt à les condamner comme traîtres ou malhabiles, s’ils succombaient. Les ministres de Russie et des États-Unis furent les premiers à dégager la situation. Ils obtinrent leurs traités, pendant que lord Elgin et le baron Gros discutaient encore ; mais leur rôle pacifique et leurs instructions leur avaient permis d’être moins raides, et ils n’insistaient pas sur la clause de l’admission des ministres à Pékin. Le 15, le comte Poutiatine annonçait à lord Elgin la signature de son traité par une dépêche très courtoise, où l’on remarque le passage suivant :
« C’est à votre excellence de décider maintenant du sort futur du gouvernement actuel, et il dépendra d’elle de mettre le frein indispensable au flot qui pourrait autrement inonder la Chine nouvellement ouverte et causer bien des désordres. Des concessions trop grandes qu’on exigerait d’un gouvernement si fortement ébranlé ne feraient que précipiter sa chute, laquelle n’amènerait que de nouvelles et bien plus graves difficultés. C’est le repos qui est nécessaire à la Chine et qui sera également profitable pour le commerce comme pour les intérêts généraux des autres états, qui certes ne désirent rien tant que de voir le gouvernement chinois arriver à la conviction que les concessions qu’il fait maintenant sont avant tout utiles pour lui-même. »
Le comte Poutiatine avait été informé par les Chinois des rudes épreuves que leur imposait le négociateur de l’Angleterre, et quand il parlait vaguement des concessions trop grandes qu’il serait imprudent et peu généreux d’exiger d’un gouvernement faible, il avait en vue cette clause de Pékin, dont lord Elgin persistait à faire la condition sine quâ non du futur traité. Sans doute il avait été prié par les commissaires impériaux, qui se raccrochaient à toutes les branches, d’intervenir officieusement dans ce périlleux débat ; peut-être aussi, jugeant de près l’état des choses, pensait-il réellement qu’en effet l’ambassadeur anglais allait trop loin, et que les relations européennes avec le Céleste-Empire seraient compromises plutôt que servies par des stipulations trop dures. À ce point de vue, ce n’était pas seulement dans l’intérêt de la Chine, c’était encore au profit de la Russie qu’il faisait appel à l’esprit de modération du plénipotentiaire britannique. Lord Elgin déclara, dans sa réponse, qu’il partageait complètement les opinions du comte Poutiatine, qu’il ne voulait que le bien des Chinois, et qu’en réclamant la faculté d’établir dans la capitale une représentation diplomatique, la France et l’Angleterre comptaient épargner à la Chine de nouveaux malheurs. Il était donc résolu à aller jusqu’au bout.
Quelques jours s’écoulèrent sans incident. Les commissaires impériaux attendaient de Pékin des instructions. Le 21 juin, ils écrivirent à lord Elgin qu’ils venaient de recevoir un décret impérial à l’effet de remettre en délibération plusieurs points qui soulevaient de graves objections. Après de grandes protestations d’amitié et de sincérité, ils insistaient particulièrement pour la révision de deux articles : l’admission des ministres dans la capitale et l’ouverture du Yang-tse-kiang aux navires étrangers. Le rédacteur des instructions avait probablement retrouvé dans son dossier le rapport où les mandarins avaient fait connaître que les barbares ont horreur du froid, et il s’empara avec empressement de cet argument nouveau pour le communiquer à Kouei-liang. On disait donc à lord Elgin que le nord de la Chine est un pays glacial, très humide, fort malsain, et que les étrangers ne pourraient jamais s’y acclimater. Il valait donc mieux que le gouvernement anglais ajournât à une autre occasion, si cela devenait nécessaire, l’envoi d’un ambassadeur à Pékin, et que lord Elgin ne s’exposât point aux fatigues de ce voyage. Quant à l’entrée des navires anglais dans le Yang-tse-kiang, ce serait une clause très préjudiciable pour le commerce chinois. Les Anglais faisant eux-mêmes leurs achats et leurs ventes, le trafic intermédiaire se trouverait anéanti, et le peuple ne pourrait plus vivre ; de là un mécontentement universel dont les conséquences seraient funestes. « Croyez-nous, écrivaient les commissaires, nous ne cherchons pas à plaisir les délais ni les réponses évasives. Nous voulons nous entendre avec vous, et nous craignons que dans l’avenir les conditions auxquelles vous attachez tant d’importance ne vous soient plus nuisibles qu’avantageuses. Et puis ne devons-nous pas prendre en considération le sentiment populaire ? »
Ce n’était pas là ce qu’attendait lord Elgin. Il croyait que, dès le 11 juin, tout était convenu, et qu’il ne restait plus qu’à rédiger en forme les articles du traité. Pour la seconde fois, il voyait se rompre entre les mains des Chinois le fil des négociations ; il recevait des dépêches contraires aux promesses verbales, il apercevait des symptômes plus ou moins marqués de rétractations et de faux-fuyans. Impatient et mécontent, il voulut mettre un terme à ce perpétuel va-et-vient de concessions et d’objections, et il riposta aux commissaires par une note très sèche, où il fixait d’autorité au 24 juin la signature du traité.
Le traité ne fut signé que le 26, après deux longues conférences dans lesquelles Kouei-liang et Houa-shana essayèrent encore de disputer le terrain pied à pied à M. Bruce, secrétaire de l’ambassade. Ils obtinrent par grâce quelques légers changemens de rédaction, et signèrent enfin de leurs mains tremblantes l’acte fatal. Le 30, ils annonçaient que l’empereur avait pris connaissance du traité ; mais lord Elgin déclara ne vouloir partir qu’avec l’assurance formelle de l’acceptation impériale. Il lui fut donné satisfaction le 4 juillet par l’envoi du décret qui approuvait les traités conclus avec les quatre puissances, et le 6, après avoir fait aux commissaires sa visite d’adieu dans le temple de l’Esprit-des-Vents, l’ambassadeur anglais s’éloignait de Tien-tsin.
On se souvient que la première conférence de M. Lay avec Kouei-liang avait eu lieu le 6 juin. Cinq jours après, la besogne était terminée, car le traité, signé le 26, contenait toutes les clauses qui avaient été imposées et subies dès le 11. On peut donc dire que lord Elgin avait mené les commissaires tambour battant, leur laissant à peine le temps de réfléchir et de respirer, repoussant durement et sèchement leurs observations, présentées toujours de la manière la plus convenable et la plus respectueuse, traitant ces mandarins de haut en bas, et manifestant presque à chaque minute une défiance qui, entre plénipotentiaires de pays européens, eût à bon droit été considérée comme injurieuse. Et l’on s’étonne que les Chinois, formalistes à l’excès, ne voient en nous que des gens déraisonnables, violens, impolis, des barbares ! S’il s’était agi simplement d’une réparation pécuniaire ou morale, d’une indemnité ou d’une excuse à exiger pour l’un de ces griefs qui, selon notre droit des gens, donnent à la partie lésée le droit de réclamer une satisfaction immédiate, l’attitude hautaine de l’ambassadeur anglais, les sommations à bref délai, la menace, l’action, tout eût été légitime ; mais là il s’agissait de bien autre chose, et lord Elgin en fait l’aveu. En transmettant à Londres le texte du traité de Tien-tsin, il écrit que les concessions obtenues ou plutôt imposées par la force et arrachées à la crainte « ne sont rien moins, aux yeux du gouvernement chinois, qu’une véritable révolution, et qu’elles impliquent l’abandon partiel des principes les plus sacrés sur lesquels repose la politique traditionnelle de l’empire. » Était-ce donc trop de cinq jours, de vingt jours même, pour accomplir une telle révolution ?
Aussi tout n’est pas encore fini. Après les négociations de Tien-tsin, nous avons celles de Shang-haï, et ce ne sont pas les moins importantes. Il avait été convenu que les plénipotentiaires anglais et chinois se rencontreraient de nouveau à Shang-haï pour y régler les questions de douane. Lord Elgin, revenant du Japon, où il était allé conclure un traité, se trouvait à Shang-haï le 2 septembre 1858. Les commissaires chinois n’étaient point encore arrivés ; en outre, les affaires allaient assez mal à Canton, où les alliés se plaignaient des mesures prises par le nouveau gouverneur-général Houang. On avait appris que les Chinois s’occupaient activement de relever les forts de Takou. Il circulait déjà quelques bruits vagues sur les mauvaises dispositions du cabinet de Pékin pour l’exécution du traité. Ce concours d’incidens et de rumeurs était, il faut le reconnaître, assez inquiétant. Lord Elgin écrivit aux commissaires impériaux et au gouverneur de la province plusieurs dépêches où son impatience et son mécontentement s’exprimaient en termes durs et menaçans. Il exigea et obtint la destitution de Houang ainsi que la publication d’une proclamation générale annonçant la signature du traité de paix ; il écrivit une note pour protester contre l’emploi du mot barbares appliqué aux étrangers dans un décret récemment rendu à Pékin (et en même temps, dans une dépêche à lord Malmesbury, alors ministre des affaires étrangères, il doutait beaucoup que la langue chinoise eût un autre mot pour désigner au peuple les étrangers). Bref, il ne négligeait aucune occasion de morigéner les commissaires ; il s’acharnait après eux ; il s’emparait du moindre fait pour leur écrire une leçon sur le respect dû aux traités. S’il se fût permis un pareil langage envers le ministre du plus petit prince d’Allemagne, on lui eût renvoyé ses dépêches. Les représentans de l’empereur de Chine, arrivés le 4l octobre à Shang-haï, burent le calice jusqu’à la lie. Ils se rendirent à tout ce qui leur était demandé, s’excusèrent du mieux qu’ils purent, et se montrèrent très concilians pour le règlement des affaires commerciales. Puis, le 22 octobre, ils adressèrent à lord Elgin la dépêche suivante :
« L’objet d’un traité est de maintenir la paix entre deux nations par un mutuel échange de bons procédés, de telle sorte que l’une des parties ne soit pas avantagée au détriment de l’autre : à cette condition, la bonne harmonie est durable.
« Lorsque nous avons conclu à Tien-tsin un traité avec votre excellence, des navires de guerre anglais étaient mouillés dans le port ; nous étions sous la pression de la force et en proie aux plus vives alarmes. Il fallait signer le traité sur l’heure, sans le moindre délai. Il n’y avait pas à délibérer ; nous n’avions qu’à accepter les conditions qui nous étaient imposées. Dans le nombre, il s’en trouvait quelques-unes qui causaient à la Chine un tort réel, et que le gouvernement de votre excellence aurait pu abandonner sans inconvénient ; mais, pressés comme nous l’étions alors, nous n’ayons point eu l’occasion favorable pour nous en expliquer franchement.
« A notre retour dans la capitale, l’empereur nous a ordonné de venir à Shang-haï pour nous entendre avec vous et discuter mûrement une question qui intéresse les deux pays.
« Votre excellence est convaincue de notre désir sincère d’assurer le maintien des relations amicales. Nos sentimens de droiture nous commandent de vous exposer en toute vérité ce qui nous froisse le plus. — L’article 3 du traité porte que « l’ambassadeur ou autre dignitaire représentant sa majesté la reine d’Angleterre peut résider d’une manière permanente dans la capitale ou s’y rendre pour une visite temporaire, au choix du gouvernement anglais. » L’emploi de l’expression ou, qui implique évidemment l’absence de décision, atteste la prudence et la haute sagesse de votre excellence, qui n’aurait jamais songé à prendre à l’égard de qui que ce fût une décision arbitraire et précipitée. — Ce point établi, nous devons vous dire que la population de la capitale se compose surtout d’hommes de la bannière, qui, n’étant jamais sortis des murs, n’ont aucune idée des sentimens ni des habitudes des autres régions. De même, les affaires que les fonctionnaires de tous grades ont à traiter dans la capitale sont exclusivement métropolitaines. Ces fonctionnaires ne savent rien des questions provinciales. Or les mœurs et les dispositions du peuple de Pékin diffèrent essentiellement de celles du sud et de l’est. Si donc des étrangers y résident, il arrivera certainement que leur présence et leurs mouvemens exciteront une vive surprise et créeront des malentendus ; le moindre incident donnera lieu à des querelles, et ce serait pour nous un grand dommage de voir, pour des motifs très futiles, s’élever entre nous de sérieuses discussions. Il faut songer que la Chine est en ce moment dans un grave état de crise, et si, comme il y aurait tout lieu de le craindre, la population était excitée et trompée au sujet de cette clause, nous nous trouverions en face de nouveaux élémens de troubles. L’on ne saurait évidemment réduire la Chine à de telles extrémités ! — Puisque désormais une paix perpétuelle a été convenue entre la Chine et la nation que représente votre excellence, nous devons nous efforcer en commun de ménager les intérêts de l’un et de l’autre pays…
« Chacun des articles du traité vous confère des avantages considérables, et l’empressement avec lequel sa majesté l’empereur a donné son assentiment atteste un extrême désir de bienveillance. Parmi ces articles, il en est un, concernant la résidence à Pékin, qui est très pénible pour la Chine, et comme il s’agit d’un privilège qui n’a été accordé ni aux Français, ni aux Américains, et qui n’est concédé qu’à votre pays, nous venons prier votre excellence d’examiner avec nous un mode de transaction qui permette de ne point exécuter cette clause. Si vous accueillez notre ouverture, l’empereur déléguera l’un des principaux secrétaires d’état ou un ministre pour résider dans les provinces, au lieu qu’il plaira au représentant de votre gouvernement de choisir pour résidence habituelle. Lorsque Nankin sera repris sur les rebelles, votre ambassadeur pourra, s’il le désire, faire choix de cette ville. Les différentes dispositions du traité doivent être fidèlement et a toujours observées ; en cas de violation de l’une d’elles, votre ambassadeur irait s’établir à titre permanent dans la capitale… »
Ainsi, comme on l’avait prévu, les commissaires impériaux venaient tenter à la dernière heure un suprême effort. Pour avoir un prétexte, ils avaient découvert dans le traité un mot, une pauvre conjonction dont le sens leur paraissait douteux, et sur cette base fragile, ils cherchaient à relever le débat. Lord Elgin leur répondit le 25 octobre en déclarant de la manière la plus absolue qu’il ne lui était plus permis de modifier les conditions du traité signé à Tien-tsin, il répéta que le gouvernement anglais demeurait maître d’avoir ou de n’avoir pas une ambassade permanente dans la capitale ; il s’attacha à démontrer que cette clause était fort avantageuse pour la Chine, et il ne trouva, pour repousser l’offre de transaction, que cette phrase peu courtoise, par laquelle se terminait sa note diplomatique : « Le soussigné estime qu’il ne serait pas au pouvoir de leurs excellences de lui proposer, pour garantie de la bonne foi du gouvernement impérial et du maintien de la paix, aucune condition qui fût équivalente à la résidence permanente d’un ministre anglais à Pékin. »
Les commissaires chinois revinrent encore à la charge par une seconde dépêche le 28 octobre. Acceptant comme définitive l’interprétation anglaise, ils s’appuyèrent, non plus sur une chicane de texte, mais sur les sentimens d’intérêt et de bienveillance que lord Elgin manifestait envers la Chine, pour le supplier d’obtenir de sa souveraine que l’exercice du droit de résidence permanente fut au moins suspendu. Écoutons-les plaider pour la dernière fois la cause de leur gouvernement et de leur pays :
« La justice et la droiture de votre excellence, ses intentions bienveillantes et amicales nous inspirent l’entière conviction qu’en exigeant la résidence de l’ambassadeur anglais à Pékin, vous n’avez nullement songé à porter préjudice à la Chine. Cependant nous répétons que la résidence permanente de ministres étrangers dans la capitale aurait pour la Chine des conséquences tellement désastreuses que les expressions nous manquent pour les qualifier. En résumé, dans l’état de trouble et de crise où se trouve aujourd’hui plongé notre pays, l’exécution de cette clause aurait pour résultat, nous le craignons, de faire perdre au gouvernement le respect du peuple, résultat dont nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de signaler avec plus de détails l’extrême gravité. Nous insistons donc de nouveau, et par note spéciale, sur ce sujet… Votre souveraine ne voudrait pas, en se montrant trop exigeante sur un point qui nous lèse si durement, augmenter nos embarras, et la Chine lui serait très reconnaissante de sa modération.
« Nous sommes animés de la plus entière bonne foi, et, s’il existe un moyen quelconque par lequel nous puissions, selon vous, marquer particulièrement notre sincérité, nous prions votre excellence de vouloir bien nous l’indiquer franchement : il n’est point de transaction équitable à laquelle nous ne soyons prêts à souscrire. Nous avons le ferme espoir que nous demeurerons toujours de part et d’autre animés des mêmes sentimens, et que nos deux pays verront se resserrer de plus en plus, à leur profit mutuel, les liens d’amitié qui les unissent. »
On s’étonnera peut-être du contraste que présentent ces dépêches avec les rapports dont les archives de Canton nous ont livré les copies. Ces mandarins, qui savent au besoin raisonner si juste et s’exprimer si dignement, sont-ils donc de la même race que ces misérables fonctionnaires qui, dans leur correspondance avec la cour de Pékin, nous paraissent si grotesques et si plats ? Il est permis de poser cette question. Ce sont pourtant bien les mêmes personnages, qui, selon les circonstances, selon les interlocuteurs, varient et leurs pensées et leur style. Lorsqu’ils s’adressent à l’empereur, la crainte de déplaire, la perspective de la disgrâce et l’extrême peine qu’ils se donnent pour inventer des explications, des excuses et des mensonges, les rendent parfois complètement stupides. Quand ils parlent à lord Elgin, et surtout quand la conversation s’engage à quelque distance de Pékin et hors de la portée d’une escadre anglaise, il semble qu’ils se retrouvent ; ce sont des lettrés, ce sont des hommes. Déjà lors des négociations de 1844, les ambassadeurs de France et des États-Unis avaient lu, non sans étonnement, de remarquables dépêches de Ky-ing, et ils s’étaient convaincus qu’il ne faut pas juger les Chinois sur quelques pièces ridicules qui sont d’ordinaire livrées à la risée des Européens avec une forte addition de couleur locale. Lord Elgin ne fut pas moins surpris lorsqu’il reçut les deux notes des commissaires impériaux. Il y avait dans ces notes un tel accent de sincérité et, à travers cette résignation au fait accompli, le désespoir d’une conviction si profonde, il y avait dans l’appel adressé à sa générosité un élan si irrésistible, qu’à la fin il se sentit ému. En présence de ces prières, de ces supplications persistantes pour la révision d’une clause, d’une seule clause du traité, il se prit à croire qu’il s’était peut-être lui-même aventuré trop loin ; il se rappela les conseils d’abord suspects du comte Poutiatine ; il examina avec plus de calme les résultats éventuels de la condition qu’il avait si durement imposée, et ces réflexions tardives lui inspirèrent un bon mouvement. Supprimer purement et simplement un article du traité et renoncer après coup au droit de résidence à Pékin, cela lui était impossible ; mais il annonça aux commissaires impériaux qu’il serait tenu compte de leurs ardens désirs ; il leur écrivit, et dans cette dépêche il quitta le ton rogue et hautain auquel il les avait jusque-là trop habitués. « Si l’ambassadeur qui doit venir l’année prochaine échanger les ratifications est convenablement accueilli dans votre capitale, et si l’ensemble du traité de Tien-tsin est strictement exécuté, j’intercéderai auprès de mon gouvernement pour que le ministre anglais accrédité en Chine reçoive l’ordre d’établir sa résidence habituelle et permanente ailleurs qu’à Pékin, où il se rendrait seulement à certaines époques périodiques ou toutes les fois qu’une affaire importante l’y appellerait. » C’était la seule transaction que, dans la position qu’il avait prise et après le traité signé, lord Elgin pût accorder aux commissaires, et il n’hésita plus à la proposer.
Nous n’avons pas les dépêches par lesquelles Kouei-liang et Houa-shana firent connaître à Pékin leur demi-succès. On les retrouvera peut-être un jour, et ce seront probablement des pièces curieuses. Les dignes mandarins, tournés vers leur soleil, n’auront pas manqué de s’épanouir dans la joie de leur triomphe, le premier, le seul qu’ils eussent remporté dans cette laborieuse campagne : ils auront envoyé au céleste empereur un magnifique bulletin ; mais si nous n’entendons pas les fanfares de la victoire, nous avons sous les yeux le rapport de l’ambassadeur anglais sur sa généreuse retraite. Au point où en étaient les choses, il fallait que lord Elgin se justifiât. Le traité de Tien-tsin était déjà connu à Londres et en Europe : il avait obtenu d’unanimes suffrages. On vantait l’habileté du négociateur, on analysait complaisamment chaque article, et en particulier celui qui stipulait la création d’un poste diplomatique à la cour de l’empereur de Chine. C’était là une clause décisive, inespérée, d’où devait sortir dans un avenir prochain l’alliance des deux civilisations et des deux races ! Comment annoncer et expliquer le mouvement de recul qui venait d’être opéré à Shang-haï ? Ne risquait-on pas de refroidir brusquement tout cet enthousiasme ? Aussi, dans la dépêche qu’il écrivit à lord Malmesbury le 5 novembre 1858, lord Elgin jugea nécessaire d’exposer longuement les graves motifs qui avaient inspiré sa conduite. « Il est certain, disait-il, que les Chinois éprouvent une répugnance presque invincible contre la présence permanente d’ambassadeurs étrangers à Pékin. Cette innovation blesse leurs principes politiques, leurs habitudes, leurs mœurs ; elle les alarme au plus haut degré, et il faut prendre garde de placer l’empereur dans l’alternative, ou de tenter une résistance désespérée, ou de subir passivement une condition qu’il considère, à tort ou à raison, comme la plus fatale qui puisse être imposée à l’empire. Il y avait à craindre qu’après la signature du traité de Tien-tsin, les commissaires impériaux ne fussent dégradés : cette crainte ne s’est pas réalisée ; mais si, après leurs dernières démarches auprès de moi, ils s’en étaient retournés à Pékin sans y rapporter la moindre concession, leur disgrâce eût été inévitable, et alors que fût-il advenu de l’exécution du traité ? Il a donc été sage de céder dans une certaine mesure. Du reste, le texte du traité est maintenu, notre droit demeure intact, et nous serons fondés à en user, si cela est nécessaire. La condition qui indispose tant les Chinois n’est expressément inscrite que dans le traité anglais ; les autres pays n’ont à s’en prévaloir qu’aux termes de la clause générale par laquelle ils se sont réservé le traitement de la nation la plus favorisée. S’ils établissaient des ambassades à Pékin, nous agirions immédiatement de même. En retour du bon vouloir que je leur ai montré, les commissaires m’ont accordé avec empressement l’autorisation de remonter le Yang-tse-kiang, bien que je n’en aie pas strictement le droit, les ratifications n’étant pas échangées, et je compte beaucoup sur l’effet moral de cette course dans les eaux intérieures de la Chine[4], etc. »
Telles étaient les considérations développées par lord Elgin pour justifier sa conduite. N’oublions pas un dernier argument, dont on reconnaîtra la provenance toute chinoise. On se souvient de la tendre sollicitude que les commissaires impériaux manifestaient pour la santé des Européens qui seraient condamnés à vivre à Pékin. Un climat si froid ! un air si malsain ! Ces raisons avaient été prises pour ce qu’elles valaient. Voici maintenant que lord Elgin s’en empare. Il dit à son tour que les hivers à Pékin sont très rudes ; d’après M. de Humboldt, le thermomètre baisse à 40 degrés (Fahrenheit) au-dessous de zéro, le fleuve Pei-ho est gelé, le golfe du Petchili est inabordable. Décidément le séjour de Pékin aurait peu d’agrémens pour un ambassadeur et sa famille ! Les mandarins, à bout de raisons, n’avaient pas mieux dit. Nous ne ferons pas au noble lord l’injure de comparer les dépêches qu’il écrit à son ministre avec celles qu’un mandarin écrit à l’empereur de Chine ; mais voyez la tyrannie des situations ! Ce n’est pas seulement à lord Malmesbury, c’est en même temps à un potentat non moins redoutable, plus exigeant et quelquefois aussi aveugle que celui qui trône à Pékin, c’est à l’opinion publique que l’ambassadeur adresse son rapport. Il comprend que son dernier acte pourra être mal apprécié et sévèrement critiqué ; il cherche partout des argumens, jusque dans les astres, et il accumule les preuves. — Lord Elgin ne se trompait pas ; approuvée par le gouvernement anglais, la concession de Shang-haï causa d’abord dans le pays un vif désappointement, et ceux-là seuls qui ont lu la correspondance récemment publiée ont pu se rendre compte des sentimens et des motifs qui ont déterminé ce dernier acte.
Nous venons de présenter, d’après les documens officiels, l’historique des négociations qui ont abouti au traité de Tien-tsin. Il n’y a eu de difficulté vraiment sérieuse que pour arracher aux commissaires impériaux le droit d’entretenir une ambassade permanente à Pékin. La plupart des autres points (et dans le nombre il en est de fort importans) paraissent avoir été concédés sans trop de résistance ; mais, sur cette question unique, les Chinois ont lutté jusqu’au dernier moment, et leurs suppliantes protestations râlaient encore pour ainsi dire après la signature du traité. Les instructions que l’ambassadeur anglais avait reçues de son gouvernement ne lui commandaient pas, en termes absolument impératifs, d’obtenir l’entrée dans la capitale ; cependant tout le monde regardait alors cette condition comme indispensable : on comptait qu’elle serait le prix de négociations confiées à des ambassadeurs extraordinaires, et, comme lord Elgin l’a répété maintes fois dans sa correspondance, c’était aussi bien dans l’intérêt du Céleste-Empire qu’au profit de l’Europe qu’on souhaitait l’établissement de rapports diplomatiques directs avec la cour de Pékin. On s’explique donc l’ardente obstination avec laquelle lord Elgin se montrait, dès son arrivée en Chine, résolu à exiger cette clause, qui devait être à ses yeux, comme aux yeux du public européen, le triomphe et l’honneur de sa mission ; mais à Tien-tsin on venait de lui remettre entre les mains de nouveaux documens qui pouvaient, à ce qu’il semble, jeter au moins quelques doutes dans son esprit. Les ridicules dépêches de mandarins qui avaient été trouvées dans les archives de Canton indiquaient nettement le caractère de la concession que l’on se proposait de demander aux Chinois. Lord Elgin savait maintenant, à n’en plus douter, qu’une immense question de principe, qu’un germe de révolution était renfermé dans cette formalité internationale, qui, selon nos idées, nous paraît si simple. Il lisait dans les dépêches de Canton que les mandarins, en 1854, avaient reculé d’épouvante devant une pareille proposition, qu’ils avaient osé à peine en parler à l’empereur, que la capitale, séjour du souverain céleste, est pour les Chinois un sol sacré, inviolable. Ce n’est pas tout : il avait auprès de lui des Anglais, connaissant depuis longtemps la Chine, qui n’approuvaient pas entièrement ses vues sur Pékin. Le consul de Shang-haï se hasardait à dire, dans l’un de ses rapports, que l’établissement d’une ambassade permanente à Pékin serait une affaire pleine de difficulté dans le présent, plus dangereuse encore pour l’avenir. Il demandait au moins que, pour commencer, pour battre le terrain, ou, comme nous dirions plus vulgairement, pour essuyer les plâtres de la nouvelle ambassade, on se bornât à envoyer un modeste chargé d’affaires, qui serait à la fois moins compromis et moins compromettant, parce qu’il exciterait peut-être moins d’alarmes, et que son humble grade exigerait moins d’égards et de considération personnelle. Bref, il est évident que le consul de Sharig-haï n’était point pour l’ambassade à Pékin, et s’il prend quelques détours, s’il cherche un expédient, c’est qu’il ne veut pas combattre de front l’opinion connue d’un lord, et que l’on trouve ailleurs qu’en Chine des subordonnés qui ne se soucient pas de rompre trop directement en visière à leurs supérieurs. N’avons-nous pas encore l’aveu implicite de l’interprète, M. Lay, qui, répondant à une pressante interpellation de Kouei-liang, ne pouvait s’empêcher de reconnaître que le commissaire impérial disait à peu près vrai lorsqu’il déclarait la proposition fatale pour la Chine ? En présence de ces documens, de ces indices multipliés, devant tout ce qu’il savait, voyait et entendait à Tien-tsin, comment lord Elgin n’a-t-il pas eu la pensée de s’arrêter à temps ? Le ministre russe et le ministre des États-Unis n’avaient point insisté pour cette clause, et leurs traités avaient été immédiatement signés. On n’a point publié le texte du traité français ; mais il résulte des déclarations de Kouei-liang et de lord Elgin qu’il n’y a point dans cet acte de stipulation spéciale pour la résidence permanente d’un ambassadeur à Pékin. Pourquoi donc lord Elgin était-il seul à s’obstiner contre la résistance des commissaires impériaux ? pourquoi assumait-il seul, au nom de l’Angleterre, une responsabilité dont ses collègues de France, de Russie et des États-Unis, ne croyaient point devoir se charger ? L’ambassadeur anglais a été accusé de faiblesse à cause de ses concessions de Shang-haï : il conviendrait plutôt de lui adresser le reproche contraire, à cause de ses exigences de Tien-tsin.
Il devait lui en coûter, cela est vrai, de renoncer à une partie essentielle de son programme, de détruire des espérances et de dissiper des illusions qu’il avait fait naître, de paraître reculer devant des Chinois ; mais quoi ! les bonnes raisons manquaient-elles pour justifier un peu plus de modération et de générosité vis-à-vis de ces mandarins à genoux ? Ne pouvait-on pas dire : — L’Europe désire l’extension et la sécurité de son commerce avec la Chine ? Déjà, depuis 1842, elle a plus que doublé le chiffre de ses anciennes transactions. Il a suffi pour cela de l’ouverture de quelques ports où les affaires se traitent facilement et beaucoup mieux que dans l’incorrigible ville de Canton ; on y fait même très commodément la contrebande, ce qui n’est pas indifférent à un certain nombre de négocians qui déclament, comme de raison, contre la déloyauté des Chinois et contre la violation des traités. Les mandarins y sont assez tolérans pour laisser circuler les Européens bien au-delà des étroites limites tracées par les conventions, témoins M. Milne, M. Fortune, et bien d’autres. On n’a même plus besoin de se déguiser en Chinois. Les relations très curieuses de ces voyageurs attestent que la population n’est pas mal disposée envers nous, et donnent à espérer que peu à peu, par la force de l’habitude et du voisinage, elle nous accueillera sans que les mandarins se gardent bien d’y rien voir, et surtout d’en rien dire. Il y a eu quelques avanies, des rixes, des meurtres même ; ce sont des malheurs à peu près inévitables, que n’empêchera aucun traité, et il faudrait savoir si, dans certains cas, la conduite indiscrète et brutale des Européens, notamment des Anglais, qui ont appris dans l’Inde la façon non pas de se concilier, mais de malmener et de battre les Asiatiques, n’aurait point provoqué ces déplorables incidens. Que faut-il donc pour améliorer notre situation en Chine ? Exiger l’ouverture de nouveaux ports sur la côte et sur le cours du Yang-tse-kiang, et déterminer avec précision les conditions de tarif. Avec cette extension des rapports directs, nous doublerons encore en dix ans nos transactions actuelles. S’il survient dans l’un des ports une difficulté, immédiatement quelques navires de guerre apparaîtront, et tout s’arrangera vite. Les steamers peuvent remonter le Yang-tse-kiang jusqu’à plus de 600 milles de l’embouchure ; une croisière établie sur le fleuve tiendra tout en respect. Certes, il eût été très désirable d’avoir une ambassade à Pékin ; mais décidément les Chinois n’en veulent pas. L’empereur se figure, à tort ou à raison, qu’en accédant à une pareille demande il perdrait son prestige, et mettrait son pays en révolution. On pouvait croire d’abord que ce n’étaient là que de mauvais prétextes ; aujourd’hui la lecture des archives confidentielles de Canton ne laisse plus de doute sur les convictions du gouvernement impérial à cet égard. On parviendrait cependant à arracher cette concession : à de certains momens, les diplomates chinois se voilent la face et signent tout. Mais après ? Si nos ambassadeurs étaient mal traités à Pékin, ou s’il éclatait une rupture entre nous et le gouvernement central (éventualités qui, dans l’état des esprits, seraient très probables), il nous faudrait faire la guerre, une guerre lointaine, coûteuse, exigeant beaucoup d’argent et beaucoup d’hommes. Il vaut mieux, à ce qu’il semble, ne pas nous exposer à de tels embarras, et suivre simplement la voie modeste, mais plus sûre, qu’ont tracée en 1842 sir Henry Pottinger, en 1844 MM. de Lagrené et Cushing, qui, eux aussi, auraient bien voulu résoudre le problème de l’entrée à Pékin. Il suffit de convaincre les Chinois que, si nous éprouvons sur un point quelconque du littoral ou sur les rives du Yang-tse-kiang, c’est-à-dire partout où ils sont abordables, la moindre avanie, ils recevront sur place une bonne correction ; cela sera facile et n’interrompra pas le commerce. N’avons-nous pas vu déjà les Chinois nous vendre à Shang-haï leur thé et leurs soies pendant que les boulets pleuvaient sur Canton ? En poussant l’empereur à bout pour l’affaire de Pékin, nous nous lançons dans l’inconnu, et nous risquons tout. — Voilà ce que l’on pouvait dire, pièces en main, pour rayer du projet de traité cette fameuse clause, et voilà malheureusement aussi ce que les derniers événemens se sont chargés de démontrer.
Mais, s’écriera-t-on, que deviennent au milieu de ces argumens prosaïques les intérêts de la civilisation et du christianisme ? Pour le christianisme, la réponse sera courte : on calomnie les missionnaires en laissant croire qu’ils appellent la force à l’aide de leurs courageuses prédications ; leurs chefs les plus sages n’ont jamais demandé d’autres soldats que les soldats de la foi, et ils préfèrent s’en remettre aux desseins de Dieu plutôt qu’à l’arbitrage des hommes pour étendre, en Chine comme ailleurs, le champ de leurs pacifiques conquêtes. Quant à la civilisation, on en est venu à abuser singulièrement de ce grand mot, et, que l’on y prenne garde, cet abus peut mener loin. Si notre siècle se montre très habile à inventer les engins de guerre, les canons rayés, les carabines portant à des milliers de mètres, il ne faudrait pas que, dans son empressement à essayer ces précieux instrumens de destruction, il se laissât fausser le jugement sur l’emploi légitime qu’on en peut faire. Les armes ont quelquefois porté la civilisation dans les terres sauvages, mais cet exemple ne saurait être applicable au Céleste-Empire. On a déjà bombardé une partie de la côte de Chine, et cela n’a point avancé beaucoup, la grande cause de notre civilisation. Les idées européennes ne pénétreront dans ce pays que par la paix, par le commerce, par le contact journalier et graduellement établi sur un plus grand nombre de points. Ce moyen paraîtra trop lent aux esprits impatiens qui, depuis quelques années, depuis quelques mois surtout, prêchent la croisade armée contre l’extrême Orient, et demandent presque chaque jour, quasi-officiellement, la tête de la Chine. Il est pourtant le plus sûr, et il est le seul qui convienne aux véritables intérêts de l’Europe. Nous avons pu, par quelques ouvertures, plonger nos regards dans l’intérieur de ce vaste empire, et qu’y avons-nous vu ? Un gouvernement imbu des préjugés les plus tenaces, une administration aussi corrompue qu’elle est lettrée, des mandarins tremblans au moindre signe du maître, une population laborieuse et intelligente, mais irréligieuse et peu morale, une insurrection formidable qui depuis dix ans a envahi les plus belles provinces, en un mot un tableau complet de décrépitude et de décadence. L’empire ne subsiste plus que par un reste de tradition. Quel avantage l’Europe trouverait-elle à précipiter la chute de ce vieil édifice en le sapant par la révolution et par la guerre ? Ses comptoirs déjà prospères, ses églises naissantes, ses consulats demeureraient écrasés sous les débris. Et, que l’on veuille y réfléchir, combien de temps, d’embarras, de sacrifices de toute nature ne coûterait pas l’immense entreprise d’une lutte en règle engagée au nom de la civilisation européenne contre la civilisation orientale ! Il faut donc laisser aux choses leur cours naturel, et garder, en l’améliorant par degrés, la position acquise, sans prétendre imposer toutes les règles de notre droit international, toutes nos idées et tous nos grands mots à un gouvernement qui, dans sa conviction sincère, risquerait le suicide en les subissant.
Ces réflexions sembleront peut-être tardives au moment où la France et l’Angleterre combinent à grands frais une expédition contre la Chine. Il eût été difficile de les exprimer plus tôt, la publication des documens qui les ont inspirées étant toute récente ; elles ne se trouvent pas d’ailleurs en contradiction avec la politique présente des deux gouvernemens alliés. Une escadre anglaise et une frégate française ont été repoussées de l’embouchure du Pei-ho. Nous devons venger notre pavillon et les quelques vaillans matelots qui sont tombés au pied des forts de Takou, comme si la nation entière avait été insultée et frappée. Ce n’est là qu’un sentiment très simple, un instinct de l’honneur, tel que l’éprouve toute âme européenne, et pourtant les Chinois auront bien de la peine à nous comprendre. Nous allons donc au Pei-ho, nous y apparaîtrons avec des forces relativement imposantes ; les drapeaux de la France et de l’Angleterre flotteront sur les forts chinois, ils reverront Tien-tsin, peut-être voudra-t-on les porter plus loin ! .. Mais cette guerre aboutira à de nouveaux traités, et alors il ne sera pas inutile de se souvenir, dans l’enivrement de la victoire et en face de mandarins éperdus, que, même en Chine, le droit de la force a ses limites, que le vainqueur est ténu d’avoir égard à la situation du vaincu, que la saine politique, d’accord avec l’honneur, conseille de ne point porter le coup mortel à l’ennemi qui demande grâce, enfin que l’on ne gagne rien à imposer à un gouvernement, quel qu’il soit, des conditions de paix qui le provoquent à une nouvelle guerre. C’est la conclusion que l’on peut tirer de la correspondance diplomatique de lord Elgin.
C. LAVOLLEE.
- ↑ Un Historiographe de la presse anglaise dans la dernière guerre de Chine, livraison du 15 juin 1859.
- ↑ Ce mensonge, qui, à ce qu’il paraît, fut trouvé fort adroit en 1854, a été répété cinq ans plus tard lors de la malheureuse affaire de Takou. C’était, au dire des Chinois, pour repousser les rebelles que les habitans de la côte avaient élevé les forts qui firent feu sur l’escadre de l’amiral Hope.
- ↑ Voir ce que nous avons dit à ce sujet dans l’Annuaire des Deux Mondes de 1857-58, page 894, en expliquant comment les textes originaux des traités ont pu être trouvés dans les archives de Canton, lors de la prise de la ville.
- ↑ Lord Elgin fit en effet ce voyage pendant les mois de novembre et de décembre. Il remonta, avec cinq navires de guerre, le cours du Yang-tse-kiang jusqu’à Han-tcheou, à 600 milles de la mer, bien au-delà de Nankin. Il a consacré une intéressante dépêche au récit de cette excursion pages 440 et suiv. du blue-book.