La Destruction de la Ligue, ou la Réduction de Paris/Texte entier

LA
DESTRUCTION
DE LA LIGUE,

OU LA
RÉDUCTION
DE PARIS,

PIÈCE NATIONALE
EN QUATRE ACTES.



À AMSTERDAM.



1782.



PRÉFACE



C’est à la poésie dramatique qu’il appartient d’animer l’histoire languissante & froide dans ses narrations ; de retracer avec précision & vérité les événemens les plus faits pour instruire les siecles futurs, en leur exposant les tableaux des calamités passées ; calamités toujours prêtes à renaître, & que les hommes ne pourront éviter qu’en rejetant les opinions absurdes de leurs ancêtres, & en gémissant sur leur aveuglement et leur frénésie. C’est un miroir immortel, où l’homme aperçoit combien il lui importe de dissiper l’erreur, toujours si funeste, & toujours si prompte à dominer la plus nombreuse portion du genre humain.

On a voulu peindre dans ce drame l’époque la plus désastreuse & la plus extraordinaire de nos annales. Jamais le fanatisme, dans aucun siecle, ne leva une tête plus hideuse & plus triomphante. La foule des événemens, le caractère des personnages, les combats opiniâtres de la politique & de la superstition, les talents, les erreurs, le courage et les crimes, tout fait tableau ; & ce tableau n’est pas indifférent à tracer. Il exposera, dans un jour évident, par quel singulier hasard est monté sur le trône de France, le père de la dynastie régnante.

On aimera, je crois, à contempler de quel orage fut agité & battu le tronc nu et dépouillé, qui, reverdissant depuis, a étendu ses branches & ses superbes rameaux sur plusieurs trônes de l’Europe : haute fortune qu’elle ne contemple aujourd’hui qu’avec des yeux jaloux. Mais à quoi tenoit-il alors que la France ne prît une autre forme & une toute autre combinaison ? Tous les esprits étoient ardens & fiers à l’excès, avaient une volonté forte et déterminée. Tous les bras étoient vigoureux et armés ; la force, l’opiniâtreté, l’enthousiasme, tout annonçoit la vie du corps politique. Pourquoi cette force immense ne fut-elle pas dirigée, dans ce siecle de barbarie, par des idées saines & des principes restaurateurs de la liberté ? Pourquoi un peuple a-t-il épuisé sa constance pour des chimeres, au lieu de conquérir des avantages réels, & qui étoient alors en sa puissance ?

Ainsi, par une opposition fatale et trop bien marquée dans l’histoire, le courage & les lumières ne se rencontrent jamais ensemble. L’intrépidité soutenue appartient à tel siècle, & ce n’est qu’une force aveugle qui se meut au hasard. Les idées politiques et justes naissent dans un autre siècle, & les bras sont énervés, amollis, les âmes foibles, dégradées, sans vigueur & sans caractere.

Les temps de nos guerres civiles sont ceux où, malgré le fanatisme, le philosophe aime à reconnoître du moins les âmes fortes, hardies, passionnées ; & il regrette alors que ces rares vertus de l’homme n’aient pas été appliquées avec plus de discernement à des causes vraiment grandes, patriotiques, & dignes de sa valeur.

Ainsi le fanatisme de ce siècle doit être doublement en horreur aux philosophes, en ce qu’il a corrompu ce qu’il y a souvent sur la terre de plus utile à un peuple opprimé & généreux ; la guerre civile. Nos voisins sont sortis triomphans avec la liberté, de ces mêmes guerres où s’agitaient leurs nobles courages. L’Angleterre, la Hollande, la Suisse, &c. ont racheté de leur sang les droits de l’humanité ; et nous, après tant d’efforts, de combats, lorsque ces mêmes convulsions révélaient la force des individus & le tempérament robuste de l’état, las, affaissés, retombant sur nous-mêmes, nous avons ployé sous le joug de Richelieu, vingt-deux ans, après tant d’exemples de fermeté et de constance. On s’étoit égorgé pendant trente-cinq ans pour des illusions ; & la nation, ayant l’épée au poing, ne sut ni connoître ni raisonner ses vrais intérêts politiques.

Remontons à l’origine de cette ligue fameuse qui pouvoit régénérer l’état, & ne fit que le troubler ; qui fut d’abord instituée par les plus sages motifs, & dégénéra par le fanatisme des prêtres ; qui eut de grands hommes & de véritables patriotes pour appui, & qui ensuite se perdit honteusement dans l’absurdité des querelles théologiques. Tâchons de découvrir ce que les historiens timides, prévenus ou adulateurs, ont craint d’exposer. À un certain éloignement, les vraies causes des événemens disparoissent, & l’on ne voit plus que les couleurs prédominantes qu’il a plu à certaines plumes trompées ou vénales de donner aux objets. Appuyons-nous sur les faits ; cherchons surtout quelle était alors la disposition d’esprit des peuples : elle laisse une empreinte visible, & la vérité nue a une énergie qui lui est personnelle.

L’administration paternelle de Louis XII fut malheureusement de courte durée. Malgré plusieurs fautes politiques, il laissa le royaume riche, bien cultivé ; & la culture est le gage le plus assuré de l’heureuse population. En jetant les yeux sur son successeur, ce bon roi, dont on doit bénir la mémoire, et qui se connaissoit en hommes, s’écrioit, en soupirant : Oh ! Nous travaillons en vain ; ce gros garçon nous gâtera tout. Il ne prophétisa que trop bien. François Ier n’eut aucune des qualités nécessaires pour gouverner un état. Il en eut même de funestes. Une bravoure déplacée, un esprit dissipateur, une présomption orgueilleuse, du goût pour une domination arbitraire, un faste prodigue, une avidité coupable séparèrent dès lors les intérêts du prince de ceux de ses peuples. Son amour pour les arts naissans tenoit plutôt à la passion du luxe qu’à celle de l’humanité. Ce ne sont pas, en effet, les tableaux, les statues, les palais, la musique, les vers & les chansons, jouissances particulières des exacteurs & des déprédateurs publics, qui établissent le bonheur d’une nation. Les écrivains eux-mêmes se sont trompés trop fréquemment à ces marques équivoques.

Mais la postérité de François Ier n’occupa le trône que pour en être l’opprobre. Quatre règnes détestables & successifs, marqués par tout ce que le crime et le vice ont de honteux & de funeste, écraserent le royaume ; & dans l’espace de quarante-deux ans, ce ne fut qu’un enchaînement de violences, de cruautés & de perfidies. La mollesse de Henri II & son abnégation devant la duchesse de Valentinois et ses favoris ; la puérile foiblesse de François II aux genoux des princes de Guise & de leurs créatures ; la férocité & la démence de Charles IX ;[1] les débauches infâmes de Henri III, ses viles superstitions, ses profusions immenses ; tous ces rois pervers dégraderent la majesté royale, la nation française & l’humanité. Ils offrent à la main équitable de l’histoire une physionomie propre à y graver la honte ; car elle doit une flétrissure particuliere à ces grands ennemis de la patrie, qui la déchirerent du haut de leur trône.

Catherine de Médicis avoit, pour étendre son autorité, d’un côté le poison, & de l’autre une troupe de filles galantes pour corrompre, énerver les princes de la cour, & attirer à elle tous les secrets. Elle cherchoit la pierre philosophale avec ses sorciers et ses souffleurs ; & non moins avide de fouler le peuple avec ses traitans Italiens, elle envoyoit le roi faire enregistrer au parlement les édits que cette infâme troupe avait fabriqués. Le roi alloit, avec une sorte d’intrépidité, affronter la haine & le mépris des peuples.

Les hommes sont bien patiens ; mais à la fin, quand ils sont trop outragés, ils se réveillent de leur léthargie, deviennent furieux, & réagissent contre un pouvoir tyrannique. Les désastres publics prouvent toujours que le gouvernement est très-mauvais. Tous les ordres de l’état, également mécontens, se souleverent presqu’à la fois. Voilà ce qui donna de la force & du caractere à la ligue naissante ; & je crois découvrir sa véritable origine dans l’extrême malheur des peuples. Différens prétextes échauffèrent sans doute les esprits ; mais tous parurent se réunir contre le trône. Les vrais motifs des guerres civiles ne furent pas la défense du catholicisme. Il faut lire, dans les écrits du tems, de quelle haine juste & violente on étoit animé contre les enfans de Catherine de Médicis, & les plaintes aiguës qu’on jetoit de toutes parts. Le peuple aperçut alors le duc de Guise, brave, généreux, magnanime, populaire, gémissant sur son oppression, le consolant, le soulageant ; on le vit comme le protecteur de la nation & le réclamateur de ses droits oubliés.

Il y avoit le parti des politiques, qui, pour être le moins nombreux, n’en avoit pas moins d’influence sur les esprits ; tous les protestans non fanatiques, tous ceux qui pensoient, furent de ce parti qui tendoit réellement à la réforme des vexations émanées du trône ; le duc d’Alençon se mit à la tête ; le roi de Navarre & le prince de Condé, réputés catholiques, se rangerent sous le même étendard ; plusieurs hommes vertueux, distingués par leurs lumieres, embrasserent ce parti, & notamment le sage & brave Lanoue, qui, d’après des conseils mûrement pesés, fit recommencer la guerre civile. De quelque maniere enfin que l’on envisage la ligue dans ses commencemens, on ne peut la considérer que comme un combat entre la tyrannie & la liberté.

La preuve la plus authentique, c’est qu’en un instant tout devint soldat en France, d’un bout du royaume à l’autre. Paysans, bourgeois, artisans, tous se jeterent avec ardeur dans cette guerre civile ; ce qui démontre que les hommes étoient parvenus à ce degré d’impatience de leurs maux, où, las de souffrir, ils tranchent leurs liens avec le glaive. On les vit échanger leur vie contre le seul espoir du soulagement.[2]

Quand vous verrez la tyrannie, l’anarchie n’est pas éloignée. Nous ferons quelques réflexions sur la guerre civile. C’est la plus affreuse de toutes, sans doute ; mais c’est la seule, peut-être, qui soit utile & quelquefois nécessaire. Quand un état est parvenu à un certain degré de dépravation & d’infortune, il est agité de mille maux intérieurs. La paix, qui est le plus grand bien, lui est échappée, & : cette paix ne peut plus être malheureusement que l’ouvrage de la guerre civile. Il faut alors la conquérir les armes à la main, pour rétablir l’équilibre. La nation qui sommeilloit dans une inaction molle, sentiment habituel de l’esclave, ne reprendra sa grandeur qu’en repassant par ces épreuves terribles, mais propres à la régénérer. Ce n’est qu’en tirant l’épée que le citoyen pourra jouir encore du privilege des loix ; privilege que le despote voudroit ensevelir dans un éternel silence.

Deux nations voisines & égales en force, qui se font la guerre, ne gagnent, après de longues secousses, qu’un épuisement mutuel. Elles se choquent d’une maniere toujours funeste ; elles sont dans l’impuissance de se fondre l’une dans l’autre, & la guerre conséquemment ne fait qu’accroître & irriter leurs blessures. L’auteur de l’Esprit des loix dit que la vie des états est comme celle des hommes. Deux nations armées se font donc des maux irréparables, & le sang est versé dans d’inutiles batailles. Mais la guerre civile est une espèce de fievre qui éloigne une dangereuse stupeur & raffermit souvent le principe de vie. Les intérêts de cette guerre sont toujours connus ; chaque esprit les discute, & après les attentats tyranniques, elle devient même inévitable, parce qu’elle rentre alors évidemment dans le cas de la défense naturelle, & que chacun est appellé à soutenir ses droits. Une criminelle neutralité devient même impossible aux citoyens. L’ambition, la folie, la vaine gloire des conventions de famille, des traités obscurs ou bizarres, des intérêts presque toujours étrangers aux peuples, font les autres guerres. La guerre civile dérive de la nécessité & du juste rigide ; le droit incontestable étant violé, la guerre réparatrice devient légitime, parce qu’il n’y a plus d’autres moyens pour la partie lésée. Cette guerre que j’appellerois[3] sacrée, est vraiment entreprise pour le salut de l’état. Quant aux suites, rarement sont-elles funestes à ce même état. Les nations sortent redoutables de ces débats intestins. Les lumieres politiques sont plus répandues, les bras plus fermes & plus exercés. La fureur & la violence de cette guerre la rendent même de courte durée ; elle ne connoît pas ces temporisations cruelles, dictées par des chefs tranquilles au fond de leurs cabinets ; elle ne connoît pas ces reprises qui éternisent les combats & font couler goutte à goutte le sang des hommes. Le sang coule à propos & élancé de veines généreuses ; la querelle est promptement vuidée ; l’état tombe, ou est réparé.

Voyez l’histoire : presque toutes les guerres civiles, en élevant les âmes, en fortifiant les courages, en répandant la vertu belliqueuse dans tous les esprits, en les échauffant pour la patrie, ont amené la liberté républicaine ; les loix étouffées renaissent parmi le bruit des armes. Chaque individu stipule hautement pour ses propres intérêts, & la nation armée pour la grande cause du rétablissement de ses droits, leve une tête florissante & en impose à ses voisins lorsqu’on la croit ensevelie sous ses ruines.

C’est ce qui est arrivé dans l’empire romain, en Angleterre, en Hollande, & dans tous les états qui jouissent aujourd’hui de quelque liberté ; c’est ce que nous ne tarderons pas à voir en Amérique, où se jettent les fondemens d’une république nouvelle & vaste, qui deviendra l’asyle du genre humain, foulé dans l’ancien monde.[4] Toutes ces secousses politiques ont produit par-tout des changemens heureux ; mais par une exception fatale, la France n’a point recueilli le fruit de ses longues discordes. C’étoit le moment pour elle, après tant d’instabilité, de prendre une forme permanente : elle étoit dans une crise où tout annonçoit la vigueur & la force ; mais les personnages de la guerre civile, & même les corps assemblés, en s’agitant de tant de manieres, ne surent point faire un seul pas vers la liberté. Indifférens, ou plutôt aveugles sur leurs intérêts, les peuples ne surent ni les connoître, ni les étudier, ni même les deviner par instinct ; instinct qui a appartenu aux nations les plus grossieres, capables des plus grandes choses dans des tems encore plus ténébreux. J’ai cherché vainement, dans les écrits de ce tems-là, si je ne rencontrerois pas quelque trait qui tendît à indiquer ces circonstances comme favorables pour opérer une révolution salutaire : l’éclipse de l’esprit humain à cet égard est totale & profonde ; tous ces écrivains se débattent entre des mots vuides de sens, oublient les privileges essentiels de l’homme, ne parlent que de la messe, & ne tremblent que pour elle.

Ces fameux états tenus à Blois, ces assemblées nationales, devant lesquelles s’anéantit la majesté royale, & qui dans leur solemnelle convocation auroient pu rétablir le royaume, en réprimant les abus les plus dominans, perdirent le tems en déplorables disputes ; au lieu de défendre les droits du peuple, ils s’occupèrent de la transsubstantiation & du concile de Trente. Il s’agissoit de la cause la plus noble, la plus importante, sans doute, de réparer les maux antiques, faits à la patrie. Ces idées furent à peine apperçues ou indiquées ; le misérable esprit de controverse gâta tout. Ils agiterent qu’il ne faisoit qu’une religion, puisqu’il n’y avoit au ciel qu’un Dieu. Ils parlèrent néanmoins, comme par hasard, de punir les traitans & les mignons, de supprimer tous les impôts arbitraires ; mais plus coupables que s’ils n’en eussent point parlé, ils abandonnerent ces grands objets si intéressans à examiner & à débattre. En lisant leurs cahiers, on croiroit être assis sur les bancs de sa Sorbonne & y entendre le jargon des ergoteurs, au lieu du langage des hommes d’état.

Le fier duc de Guise, l’idole de Paris, & qui avoit mérité cette idolâtrie par ses qualités héroïques & populaires, plein d’audace & de courage, touchant du pied les degrés du trône, mit à profit cette haine universelle contre Henri III, & fondée sur les plus grands motifs qu’une nation puisse avoir ; mais il méprisa trop son roi. Il n’apperçut ni sa haute fortune, ni toute la faveur du peuple ; il perdit l’occasion de régner sur la nation, qui déjà l’adoroit. Guise, content d’avoir avili le trône par la supériorité de son génie, temporisa ou dédaigna de s’y asseoir. Il emporta dans le tombeau, aux yeux du peuple, le nom d’un héros magnanime. On crut qu’il n’avoit pas voulu acheter une couronne par un crime qui lui auroit été si facile, & dont il auroit été absous par la voix publique, & peut-être même par la voix de la postérité.[5]

Le foible Henri III[6] pendant ce tems se montrant en public avec des petits chiens qu’il portoit pendus à son cou dans un panier, dépensant des sommes immenses pour des singes, des perroquets, des moines & des mignons, déjà tondu dans l’opinion publique & enfermé dans un couvent d’après le vœu général, non moins ridicule qu’odieux, répondit à son adversaire en le faisant assassiner. Il n’imagina pas d’autres moyens pour retenir la couronne qui chanceloit sur sa tête : mais ce fut pour lui un crime de plus, qui ne fit qu’augmenter l’exécration publique. Il parut avoir frappé son souverain : dès-lors le cri universel dirigea contre lui le couteau dont bientôt un jacobin lui ouvrit le flanc ; & la France entière, dans l’ivresse de la joie & de la vengeance, applaudit au régicide.[7]

Quelle leçon pour les rois prévaricateurs ! Les enfans de Catherine de Médicis, comme frappés de la malédiction des peuples, descendirent tous au tombeau avant le tems, & sans lignée. La mort moissonna dans leur jeune âge, & Charles IX, & Henri III, & les ducs d’Alençon & d’Anjou, & toute cette race de mauvais & d’indignes princes, qui n’eurent d’activité que pour le mal. La nation se regarda bientôt comme délivrée d’un fléau qui préparoit sa ruine entière. Tout retentissoit de cris d’alégresse ; c’étoit peut-être le moment, pendant cet interregne, de rétablir les droits de la nation. Elle étoit remise à elle-même ; elle ne connoissoit pas alors les vertus héroïques de Henri IV, qui étoit pour elle dans le plus grand éloignement. On avoit détesté la maison de Valois ; on n’aimoit guere plus la maison de Bourbon ; on la regardoit, disent tous les historiens, comme une branche égarée, perdue & bâtarde. Tous les vœux étoient pour les Guises qui étoient populaires & montroient du génie. Henri IV n’étoit aux yeux du peuple qu’un protestant qui renchériroit bientôt sur les attentats d’un roi catholique, & qui de plus détruiroit la messe dans Paris. Le sang des Guises existoit encore ; on le faisoit remonter jusqu’à Charlemagne, & ce sang versé sous ses yeux & pour sa cause sembloit devoir lui devenir encore plus cher. Mayenne avoit à venger ses deux freres tués à Blois. Seul reste de cette maison formidable, il ne figura point pour un chef de parti d’une manière ferme & décidée. En vain sa mère lui redemandoit ses fils massacrés ; en vain la veuve du duc & sa sœur crioient vengeance ; en vain la nation cessoit d’être royaliste : calme, irrésolu, modéré, il sembloit redouter d’être élu roi. N’ayant rien de commun avec le sang bouillant de ses frères, il n’étoit pas né pour se trouver dans cette grande crise de l’état.

Mayenne, avec plus de fermeté & d’audace, auroit pu mettre la couronne sur sa tête. Les ducs, les comtes, &c. la noblesse enfin étoit toute prête à se vendre. En donnant des gouvernemens, en prodiguant les places les plus éminentes aux plus ambitieux, en poussant le roi de Navarre à toute outrance, il est probable qu’il auroit réussi. Le jeune duc de Guise, son neveu, enfermé pour lors, n’auroit pas nui à ses desseins ; mais Mayenne, d’ailleurs habile capitaine, n’avoit point d’activité, & il ne connut pas le prix des momens.

La nation dans cette forte épreuve, pleine du sentiment de ses maux & douée du plus grand ressort, égara son courage, & ne sut point établir ni même proposer une forme de gouvernement qui éloignât les désastres passés, dont le peuple avoit fait une si longue & si cruelle expérience ; elle ne songea point à opposer une juste résistance à ce pouvoir énorme qui depuis Louis XII avoit foulé & avili l’état. Déplorable aveuglement du siècle ! fatale erreur ! La France ayant à choisir, à nommer son monarque, ne conçut aucune idée politique. Armée, forte, vigoureuse, couverte d’acier, elle se jeta dans le dédale épineux des disputes théologiques, & s’enfonçant dans ces routes tortueuses, elle oublia le fer qu’elle tenoit, & l’époque la plus heureuse & la plus rare pour dresser un contrat social.

Henri IV tira l’épée pour régner. Mais ce qui le justifie, c’est que la force alors répondoit à la force, & qu’il opposoit le glaive au glaive. Le succès du prétendant étoit plus que douteux. Ses droits, quoique légitimes, pouvoient être annullés par la volonté des peuples, par leur opiniâtre résistance, ou par le cours des événemens ; l’ascendant terrible de la religion, les anathêmes multipliés, & qui invitoient les poignards du fanatisme, pouvoient encore à leur défaut l’éloigner à jamais du trône. Il eût alors accepté bien volontiers toutes les conditions qu’on lui eût imposées. Il avoit de l’héroïsme ; il eût commandé avec joie à une nation libre : elle pouvoit, en lui mettant la couronne sur la tête, lui dicter un contrat généreux, qu’il eût signé avec noblesse. Mais que lui enjoignit-on ? Ce qui étoit le plus indifférent pour le gouvernement d’un état, de se faire catholique & d’entendre tous les jours la messe. Ce fut l’unique condition qu’on lui imposa ; & l’on crut alors avoir gagné un point de législation important, un gage éternel de la félicité publique. Les grands, plus habiles & plus lâches, vendirent à beaux deniers comptans leur servile obéissance, & ne songerent qu’à dresser des traités particuliers. Henri IV promit tout ce qu’on voulut[8], s’engagea à payer les sommes les plus fortes ; & chaque homme en place dans cette anarchie tumultueuse, ne suivant que des intérêts petits & sordides, parut méconnoître ou plutôt mépriser l’intérêt général.

Qu’arriva-t-il ? le déspotisme de Richelieu, contre la nature éternelle des choses, sortit du sein de ces guerres civiles ; il en sortit pour punir ce même peuple qui avoit eu le courage de s’armer, de mourir, & qui en combattant valeureusement pour des opinions stériles, n’avoit pas su composer un raisonnement utile.[9] Vingt-deux années après, Richelieu devoit régner ; ce Richelieu qui brisa la tête de ces mêmes grands qui s’étoient vendus, eux & leur postérité. Ce cardinal, avec l’audace d’un prêtre qui n’a ni patrie ni enfans, osa détruire tous les poids intermédiaires ; & Louis XIV, dont il applanit la trop superbe route, entra ensuite en bottes & le fouet à la main au milieu des dépositaires, des organes & des gardiens de nos loix (qui en l’absence des états généraux les suppléoient nécessairement). Il leur défendit jusqu’à des remontrances ; & depuis, quand ces corps de magistrature, vains simulacres de nos antiques libertés, & frappés du mépris royal, vinrent représenter humblement aux genoux du monarque ses vexations, ses injustices, ses erreurs, ses profusions, &c. le monarque répondit théologiquement, en les chassant de son palais : je ne dois aucun compte à la nation, je ne tiens ma couronne que de Dieu.

Arrêtons-nous ; & considérons présentement dans le peuple qui souffrit tant & qui ne gagna rien, examinons la force des préjugés de ce siecle, la lenteur des vraies connoissances, ce qu’occasionne l’abâtardissement des esprits & combien il est nécessaire qu’ils soient éclairés par les lumieres de la bienfaisante philosophie qui s’oppose de tout son pouvoir aux servitudes nationales. Tandis que, privé d’une utile clarté, ce peuple faisoit des prodiges de valeur qu’il auroit pu mieux employer, le cardinal Granvelle, appuyé de ce Philippe II, ennemi farouche de toute liberté civile, politique & religieuse, vouloit le surcharger encore du fardeau de l’inquisition, & il y tendoit les mains, souffrant de la famine & plongé dans les horreurs de la guerre. Et à quoi se bornoient les réclamations de ce peuple vaillant, à ce cri général & inconcevable, comment recevoir un hérétique dans le trône de saint Louis ?

Quelle étoit donc cette horreur invincible pour le protestantisme ? Le catholicisme avoit-il jamais établi les moindres libertés de ce peuple ? Au contraire, c’étoit un nouveau joug ultramontain & honteux, ajouté à tant d’autres. Le peuple ne songea ni au pacte social, ni à ses privileges, ni à ses franchises. Pour être roi de France, disoit-on alors, il est plus nécessaire d’être catholique que d’être homme. Tous les adhérens de Henri étoient traités de criminels de lese-majesté divine & humaine ; termes devenus depuis si familiers aux fanatiques de toutes les sectes.

Henri monta sur le trône après s’être battu en vrai soldat. Paris lui ouvrit ses portes, renonçant tout-à-coup à son ardente opiniâtreté & satisfait d’avoir défendu courageusement la transsubstantiation. La France devint sa conquête ; il en acheta des parties démembrées par la cupidité des grands qui les retinrent quelques années, & qui ne rougirent pas ensuite de les lui vendre, pour ainsi dire, une seconde fois. On ne voit pas sans surprise que leurs descendans aient osé appeller fidelité, amour, ce qui n’étoit alors qu’une avarice déguisée sous les dehors les moins trompeurs. Voyez les Mémoires du tems. Le bon Henri se trouva dans l’impuissance d’acquitter ses promesses, tant on lui avoit imposé de conditions pécuniaires & onéreuses. Il avoit déjà payé trente-deux millions à cette noblesse vénale & intéressée, qui lui avoit fait acheter sa respectueuse soumission.

Henri eut besoin, sans doute, des qualités d’un négociateur pour concilier les François, les Allemands, les Anglois, les Hollandois qui servoient dans son armée. Il avoit à étouffer l’envie & la jalousie de ces grands qui se façonnoient déjà à l’art du courtisan. Etablir l’union parmi tant de sujets de discorde, devenoit un ouvrage qui exigeoit une adresse peu commune ; il l’eut. Il pardonna, il oublia les injures passées ; il fut un bon roi sur le trône, parce qu’il avoit essuyé la mauvaise fortune, & qu’il avoit reçu la meilleure éducation, celle des revers. Il avoit souvent manqué du nécessaire ; il songea dans la suite à ceux qui en manquoient. Il fut trois ans prisonnier d’état ; il ne convertit point son autorité en despotisme. Il avoit hasardé sa vie dans les batailles ; il fut être clément après la victoire. Il avoit vu plus d’une fois le poignard levé sur son sein ; il respecta le sang des hommes.

S’il changea de religion, ce fut plus par politique que par conviction. Nous avons des témoignages non équivoques de sa façon de penser. En butte aux poignards des catholiques, outragé par les papes qui, connoissant bien leur siecle, lançoient du haut du Vatican ces foudres qui retentissoient alors dans toute l’Europe, décrié par ces frénétiques déclamateurs si éloquens pour le peuple, lassé de leurs violences & de leurs perfidies, il écrivoit à Corisande d’Andouin : tous ces assassins, tous ces empoisonneurs sont tous papistes, & vous êtes de cette religion ! J’aimerois mieux me faire Turc. Il exposa les raisons politiques de son changement à Elisabeth, reine d’Angleterre : il mandoit à Gabrielle d’Estrées, en parlant de son abjuration, c’est demain que je fais le saut périlleux.

Il est probable qu’en persévérant à n’embrasser d’autre systême que celui des combats, Henri IV auroit pu monter sur le trône sans faire abjuration. Les protestans alors eussent redoublé de zele, d’attachement & de courage ; ils ne se seroient pas refroidis ; & les catholiques, frappés bientôt de son héroïque constance, auroient eu un respect qu’ils n’eurent pas ; car ils attribuerent à l’intérêt le changement de Henri IV. Cet intérêt étoit trop fort en effet, pour qu’il ne laissât pas dans les esprits quelques doutes sur la sincérité de cette conversion. Ajoutons que ce prince vaillant auroit pu rendre par sa fermeté un éternel service à la France, en l’affranchissant du joug de Rome ; joug qu’il pouvoit briser avec l’épée de la victoire ; joug méprisable & non moins funeste, qui depuis alluma dans ce royaume tant de querelles absurdes & théologiques, l’opprobre de la raison, & la cause des plus longues & des plus inconcevables fureurs. La révocation de l’édit de Nantes, dont les fatales suites sont inappréciables, la persécution des réformés, les débats du jansénisme & du molinisme prolongés jusqu’à nos jours ; ces erreurs pitoyables & cruelles font gémir sur la nation Françoise qui, avilie & perdue dans ces questions ridicules, parut oublier tout le reste à la face de l’Europe qui n’est point encore revenue de son long étonnement. La religion protestante, étouffant dans l’origine ces guerres honteuses & déshonorantes, auroit conduit le royaume à un degré de liberté, de population & de force qui a passé chez nos voisins, devenus puissans par nos méprises.

On a beaucoup loué Henri IV, & l’admiration a été jusqu’à l’idolâtrie ; mais cette idolâtrie, née seulement depuis un demi-siecle, étoit fille du ressentiment qui vouloit créer une forte opposition avec le caractere des rois vivans. Il est toujours bon à une nation d’établir un fantôme qu’elle pare de toutes les vertus qu’elle voudroit inspirer à ses monarques ; c’est une convention adroite, utile & dès lors respectable. D’ailleurs, ce modele de la royauté sert de satire indirecte pour toutes malversations ; & les éloges publics, prodigués au roi défunt, deviennent de véritables leçons qui peuvent toucher l’esprit distrait des monarques & leur faire comprendre le vœu général. Gardons-nous donc d’affoiblir une opinion faite pour en imposer à ses successeurs & leur donner le seul frein qu’ils puissent recevoir aujourd’hui. Ils seront toujours assez grands, s’ils imitent Henri IV dans plusieurs de ses héroïques qualités.

C’est donc pour faire voir aux hommes combien des idées religieuses mal entendues entraînent d’erreurs politiques & nuisent à la félicité nationale, qu’on a entrepris ce drame, tableau fidèle des actions & des préjugés de nos ancêtres braves & trompés.

Ah, qu’il est insensé, ce zele abominable, jaloux d’un culte unique, attaquant les réfractaires par le fer & le feu, semant la division dans l’état & la discorde dans les familles ! & quelle piété sacrilege que celle qui foule aux pieds l’humanité & fait un crime même de la compassion ! L’homme le plus anti-philosophe pourra-t-il regarder jamais comme religieux François Ier, qui faisoit brûler les protestans à Paris, tandis qu’il les soutenoit, les soudoyoit en Allemagne & signoit des traités avec eux ? Mais les inconséquences monstrueuses sont les moindres traits qui caractérisent le fanatisme.

Qu’elle soit donc présentée sous ses véritables traits, cette vile & méprisable superstition ! C’est le seul moyen de préserver l’homme des erreurs multipliées où il est toujours prêt à retomber par cette pente qu’il a à faire parler le ciel, & à mêler les passions les plus atroces, telles que la haine, l’ambition & la vengeance, au sublime & pur intérêt de la religion, calme & compatissante par son auguste nature.

Il y avoit un monstre qui dominoit la race humaine, a dit Lucrece il y a près de deux mille ans. L’humanité dégradée se courboit devant son sceptre stupide ; il répandoit la terreur qui ne convient qu’aux esclaves ; il semblait cacher sa tête, & tonner du haut des régions de l’empirée ; mais il parut un homme qui, sans effroi, osa porter la vue sur ce monstre, & qui reconnut que c’était un vain fantôme. Cet homme étoit Epicure.

Malgré Epicure, le monstre a reparu triomphant dans plusieurs siecles : il se plaît dans les ténebres épaisses de la barbarie ; il redoute la moindre clarté, qu’il voudroit étouffer ; il est à craindre qu’il ne domine encore quelques parties de l’Europe. Ne le voit-on pas en ce moment relever sa tête hideuse en Espagne, & tenter d’y rétablir le trône infernal de la sainte inquisition ? N’a-t-il pas enchaîné tout récemment dans les cachots, & couvert d’une chemise ensoufrée, le vertueux Olavidès, pour avoir fait du bien aux hommes, pour avoir tenté d’apporter à son pays des idées utiles & saines ? N’a-t-il pas contredit en Pologne les principes de la liberté civile & religieuse ? Le glaive nu doit veiller dans la main du philosophe, toujours en sentinelle pour épier les approches & les tentatives du monstre, pour le poursuivre, le percer, lui faire sentir dans ses entrailles déchirées le fer qu’il redoute & qu’il mord en écumant de rage. Point de repos, point de trêve ; l’étendue des maux passés, les longues plaies non encore cicatrisées, faites à l’humanité, l’influence que des idées méprisables & même méprisées ont eue & ont encore sur plusieurs souverains de l’Europe ; l’espece de joug qu’ils portent en tremblant, & qu’ils n’osent secouer, par une suite de l’ancien vertige dont le monstre a frappé la terre entiere : tout doit engager l’écrivain à soutenir la massue en l’air, à la faire tomber à coups redoublés sur le fanatisme, qui de nos jours encore ne prend le langage du ciel que pour tromper ou opprimer les hommes.

Mais en le peignant sous ses horribles couleurs, en montrant dans un jour éclatant combien il a éloigné l’homme de sa véritable dignité & de ses plus chers intérêts, on n’a point prétendu faire rejaillir sur le culte incorruptible que tout homme doit à l’Être suprême, le mépris & le dédain que sa raison attache aux opinions dogmatiques. On ne se consoleroit pas d’avoir porté quelqu’atteinte à la morale évangélique, à la religion épurée faite pour parler à tous les esprits droits & à tous les cœurs sensibles. La beauté de cette religion débarrassée des ombres qui défiguroient sa face majestueuse, fera d’autant plus de progrès qu’elle sera mieux connue, & sa simplicité sera toujours le caractere de sa véritable grandeur. C’est à la philosophie qu’il appartient de la restituer dans son origine pure & sacrée. La philosophie exposera ses avantages réels ; le premier est de respecter les causes premieres, de ne point vouloir inutilement lever le voile qui les couvre, de démêler l’intention de la Divinité dans les principes évidens de la morale, d’adorer au lieu de murmurer. La religion apporte aux hommes l’idée de la vertu dans l’image du grand Être : elle crée au lieu de détruire, elle admire au lieu d’expliquer ; elle éleve l’ame en écartant les chimeres du hasard ; elle console le foible & soutient le juste, en leur montrant l’égalité des êtres & leur future perfection ; elle annonce enfin à l’univers les réparations d’un malheur passager, en lui dévoilant un Dieu vivant dans l’éternité. Les systêmes antireligieux se repoussent & se contredirent ; la religion unit les adorateurs de l’Être suprême, qui n’ont plus qu’une même pensée & une même espérance. La nature, sous l’aspect de la religion, est considérée comme un systême clair & simple, où l’ordre des choses a une base, où l’enchaînement & le but se manifestent, où l’inquiétude & l’agitation des esprits cessent, où l’âme appuyée sur l’espérance, voit une clarté qui la guide à travers les incertitudes qui fatiguent les autres hommes ; & tandis que toutes les opinions qui contredisent la connoissance & l’adoration de l’Être suprême, soulevées comme les flots d’une mer en furie, se précipitent dans un abyme qui les dérobe à nos regards ; le systême de la religion épurée, dont Socrate fut l’apôtre & le martyr, dont Marc-Aurele fut le pontife sur le trône du monde, dont Jean-Jacques Rousseau fut l’apologiste de nos jours, auguste & toujours égal, s’avance à travers les siècles, conquiert une multitude de sages prosélytes, parce qu’il a pour inébranlables appuis la foi qui convient à la foiblesse & à l’ignorance humaine, la charité qui unit les mortels & fait qu’ils se pardonnent, & l’espoir qui fortifie & agrandit le cœur de l’homme.

Séparateur


PERSONNAGES


HENRI IV.
SULLI.
BIRON.
MONTMORENCI.
LANGLOIS, quartenier, officier de ville.

HILAIRE pere, bourgeois notable de Paris.
Madame HILAIRE, sa femme.
HILAIRE fils.
Madame HILAIRE, mere d’Hilaire pere.

VARADE, recteur des jésuites, ligueur.
GUINCESTRE, curé de S. Barthelemi, lig.
AUBRY, curé de S. André des Arcs, ligueur.

TURIAF, ligueur.
HALFRENAS, ligueur.
MONTALIO, ligueur.
BUSSY-LE-CLERC, gouverneur de la Bastille.

ANROUX, ligueur subalterne.
LOUCHARD, ligueur subalterne.
Ligueurs subalternes
Satellites

LANCY, officier servant dans l’armée du roi.
Mlle. LANCY, sa fille.
Un Officier ami de Lancy.

Suisses à la solde de la ville.
Satellites de la ligue


L’action se passe à Paris les 21 et 22 mars 1594


LA
DESTRUCTION
DE LA LIGUE,
OU LA
RÉDUCTION DE PARIS,
Piece nationale

en quatre actes.



ACTE I


(Le théâtre représente une salle meublée dans le costume du tems : on y voit deux portes. L’une est fermée, l’autre est entr’ouverte. Cette derniere donne dans une autre chambre qu’on entrevoit. Ce logement fait partie de la maison d’Hilaire.)



Scène premiere

HILAIRE pere, HILAIRE fils.

(Hilaire pere s’avance par la porte à demi ouverte ; il est suivi de son fils. Il lui fait signe de ne pas faire du bruit. Ils marchent doucement ; leurs pas sont tremblans. Ils vont visiter en silence si la porte est bien fermée. Le pere prend son fils par la main, la serre avec tendresse, le regarde les larmes aux yeux, & lui dit d’une voix altérée & foible :)

Hilaire pere.

Ne faisons point de bruit, mon fils… Si l’on frappe, taisons-nous & gardons-nous bien d’ouvrir… Une foule de malheureux, presses par la famine, abandonnés au désespoir, errent de tous côtés. Les uns cherchent à ravir le pain de force ; les autres vous déchirent l’ame par leurs gémissements lamentables : & ce n’est qu’aux siens, dans ces momens extrêmes, que l’on doit quelque pitié… Si nous allions heurter à quelques portes, elles seroient de fer… Ô mon cher fils ! comment te trouves-tu ?… Tu me paraîs bien pâle… Prends, prends ce qui nous reste… à ton âge on supporte moins le besoin. Ne me désobéis pas, quand je t’ordonne de vivre.

Hilaire fils.

Ce n’est pas le besoin qui me tourmente, mon pere, mais l’ordre que vous me donnez de prendre sur votre part : portez à ma mere & laissez-moi… C’est vous, hélas ! que mon œil voit dépérir chaque jour : & vous voulez que je vive !

Hilaire pere.

N’augmente point nos douleurs… Si tu veux les appaiser, cede à ce que j’exige…

Hilaire fils.

Ô jour épouvantable ! Nous nous disputons tous trois à qui prendra le moins de nourriture ! Vous unissez votre autorité à celle de ma mere ; je vis, & vous mourez… Vous avez beau me le déguiser, je ne le vois que trop… Mon pere, je ne vous suis plus qu’à charge en cette maison…

Hilaire pere.

Toi, à charge, mon fils, toi ?

Hilaire fils.

Je dévore ce qui vous appartient, la subsistance de mon pere, de ma mere, & de celle encore qui vous a donné le jour… Ah ! je serois dénaturé si je restois plus longtems. Laissez-moi errer par la ville, y chercher des alimens… J’en trouverai.

Hilaire pere, se jetant dans les bras de son fils.

Non, mon fils, non, tu n’en trouveras point, & tu te précipiteras au-devant de la mort.

Hilaire fils.

Et elle nous dévorera ici lentement…

Hilaire pere.

Nous avons l’espérance… Notre fidele serviteur nous rapportera ce qu’il aura trouvé… Ne franchis point cette porte. Au-delà sont la rage & le désespoir ; reste avec nous, ta présence du moins nous console. (On entend un coup de marteau.) On frappe ; silence, mon fils. Ce n’est pas notre domestique, je n’entends point son signal… Retenons nos pas ; que tout soit muet & annonce une maison déserte.

Hilaire fils, prêtant une oreille attentive.

On redouble… Chaque coup me perce l’âme & me trouble d’effroi.

(Au-dehors de la porte une voix s’écrie :)

Ouvrez, par miséricorde ; ouvrez, au nom de dieu : ouvrez, je vous en conjure !

Hilaire fils, se dégageant des bras de son père, & voulant courir à la porte.

C’est sa voix… c’est elle… Ah, mon pere !

Hilaire fils, le retenant.

Paix, paix, mon fils… Que veux-tu faire ?

Hilaire fils.

Elle est là qui nous implore. C’est elle que je viens d’entendre… Lancy !… La laisserons-nous expirer de besoin à cette porte ?

Hilaire pere.

Quoi, la fille de ce traître ?

Hilaire fils.

C’étoit votre ami.

Hilaire pere.

Il ne l’est plus depuis qu’il sert le Béarnois. Son bras aide à l’homme qui nous assiege, nous affame…

Hilaire fils.

Sa fille est innocente ; victime & non complice, elle souffre de ces horribles calamités… Vous la trouviez autrefois si noble, si intéressante. N’est-elle plus votre filleule chérie ? Et puis, est-ce, dans ces cruelles extrêmités, un moment pour la haine ?

Hilaire pere.

Je ne la hais point, mon fils ; mais que puis-je pour elle ? Dois-je livrer à une étrangere notre dernier morceau ?

Hilaire fils.

Étrangere !… Elle souffre… Qu’elle partage avec nous. La providence nous en récompensera… Ne songez point à moi, mon pere ; je lui livre ma part…

Hilaire pere.

Imprudent ! tu ne sais pas tout ce qu’il m’en coûte. Non, tu dois vivre, parce que ta vie est la nôtre.

Hilaire fils, avec un cri douloureux.

Sa vie est aussi la mienne… Elle périroit là, lorsque j’aurois !… Non, non ; tous les tourmens de la faim ne m’obligeroient point… (On frappe encore, & la même voix se fait entendre.) Hilaire, Hilaire ! mon parrain, me laisserez-vous donc mourir sur le seuil de votre porte ?… Ouvrez, au nom de dieu… ouvrez… je vous en supplie…

Hilaire fils, se débarrassant de son père, qui ne le retient que faiblement, court vers la porte qu’il ouvre avec la plus grande action.

Vous allez entrer, chère Lancy ?… Venez, venez au milieu de nous.



Scène II.

HILAIRE pere, HILAIRE fils, Mlle. LANCY.
Hilaire fils, prenant dans ses bras Mlle. Lancy, et la soutenant dans sa foiblesse.

La voici, mon père, la voici. Rejetez-la, repoussez-la. Ah ! si vous aimez votre fils, regardez-la plutôt comme votre fille.

Il la fait asseoir ; elle veut se jeter aux genoux de son parrain qui l’en empêche, la soutient & la fait asseoir.

Mlle. Lancy, voulant se jeter une seconde fois à ses pieds.

Mon cher parrain, ayez pitié de moi…

Hilaire pere, prévenant son attitude.

Pauvre fille ! Non, tu n’es point coupable comme ton pere… Dans quel état te revois-je !… Comme le malheur nous a tous changés !

Mlle. Lancy, prête à se trouver mal, & portant la main sur son cœur.

Helas ! helas ! le besoin… (Hilaire fils, à ces mots, leve les bras & les yeux précipitamment au ciel, & court par la porte entr’ouverte.)

Hilaire pere.

Il va t’apporter le seul pain qui nous reste… Dans quel moment viens-tu ! Nous sommes tous réduits, comme toi, à la plus horrible disette.

Melle. Lancy.

Que j’expire avant vous… Vous êtes le seul parent qui me reste en cette ville ; près de vous, je me rassure contre la terreur de mourir… Je n’ai vu autour de moi que des mourans. Tout ce qui m’approchait n’est plus… Faut-il donc que je meure aussi !…

Hilaire fils, revenant la respiration agitée, & donnant à Lancy un morceau de gros pain noir.

Tenez, prenez… Lancy ! helas !…

Mlle. Lancy.

C’est me rendre à la vie. Il y a trois jours que je n’ai mangé… (Elle mange avidement. Hilaire soupire, se détourne & s’éloigne ; son fils va à lui, le presse dans ses bras, comme pour le remercier de ce qu’il a fait pour Lancy. Ils parlent bas.)

Hilaire pere.

Ô Dieu ! quand l’expiation de nos crimes aura-t-elle mis fin à cette punition céleste ?

Hilaire fils.

Prenez soin d’elle, mon père, & laissez-moi sortir. J’irai, conduit par mon courage, & je rapporterai quelques alimens. Il ne faut plus compter sur notre domestique ; il devroit être de retour… Son zele ne nous aura servi de rien ; l’infortuné aura succombé sans doute au milieu de la rage d’une multitude affamée… Je suis plus jeune, plus adroit, plus robuste ; je serai plus heureux dans mes recherches… Ne me retenez plus ; demeurez avec ma mere, & regardez Lancy comme de la famille…

Hilaire fils.

Tu veux t’exposer ! Je t’accompagne, mon fils ; je ne t’abandonnerai point seul à ta fougue imprudente… Eh bien, nous unirons nos forces ; & soutenus l’un par l’autre…

Hilaire fils.

Ah, voici ma mere ! (A part impatiemment.) Elle va retarder ma sortie…



Scène III.

Les acteurs précédens, Mad. HILAIRE.
Mad. Hilaire, allant à Mlle. Lancy.

J’accours : j’ai entendu sa voix. Vous avez bien fait d’ouvrir à cette chère enfant. Je l’ai toujours aimée ; & tant que j’aurai quelque crédit, elle ne sera jamais regardée ici comme étrangere.

Mlle. Lancy.

Ah ! ma chère marraine… je renaîs.

Mad. Hilaire.

Tu as donc songé à nous au milieu de cette calamité générale ?… Quand cessera-t-elle ? Helas ! nous y sommes plongés comme toi. (Après un silence.) Je vois tes yeux abattus, tes joues sillonnées par les larmes… Tu viens seule, helas !… ton silence… je l’entends… il ne faut point te demander ce qu’est devenue ma pauvre amie.

Mlle. Lancy.

Ma chere tante n’est plus, & j’ai été bien près de la suivre, je le desirois… Il a plû au ciel de vous rendre sensible à mes prieres… Ma tante m’a toujours servi de mere ; votre nom fut toujours dans sa bouche, malgré les débats qui nous séparoient… Elle m’a dit, en mourant, de venir vous trouver ; que sûrement vous auriez pitié de moi… Ses derniers vœux du moins ont été exaucés.

Mad. Hilaire.

Guerre malheureuse ! tu as brisé les liens les plus chers ; le parent repousse son parent, l’ami son ami… Que de désastres effroyables, sans ceux, helas ! qui se préparent !

Mlle. Lancy.

Vous avez du moins pour consolation un époux, un fils, une mere ; & moi, je ne sais quel est le destin de mon pere ; aucune nouvelle n’a soulagé ma douleur inquiete… Il a cru devoir soutenir la cause de Henri… Est-il mort en combattant pour lui ? Cruel devoir ! il est forcé d’obéir à ses sermens. Combien son cœur doit souffrir sur le sort de sa fille, de ses concitoyens, de ses amis !

Hilaire pere.

De ses amis ?… Porteroit-il l’audace jusqu’à s’en croire encore dans cette ville ? Conserve-t-on quelques droits sur le cœur de ses concitoyens, en les assiégeant pour servir la cause d’un prince hérétique, que l’église rejette de son sein, & qui conséquemment n’a plus aucun droit au trône ?

Mlle. Lancy.

Ah, mon parrain ! qu’il y auroit de choses à dire là-dessus !…

Hilaire pere.

Je consens à vous distinguer de lui, ma fille, à cause de votre sexe, & sur-tout de votre âge. Je ne vous enveloppe point dans la haine que je lui voue ; car il s’est élevé entre nous deux une barriere éternelle. Eh ! qui l’eût dit que nos ames différeroient un jour à ce point ? (Mlle. Lancy et Hilaire se regardent douloureusement.) Qu’il serve un usurpateur ; qu’il écrase les murs qui l’ont vu naître ; qu’il aide à faire un monceau de cadavres de tous les malheureux habitans de cette ville : je mourrai du moins sans lui pardonner. Oui, j’aime mieux expirer ici dans les angoisses de la famine, que de vivre comme lui au rang des réprouvés de la secte de Henri.

madamoiselle lancy

Ah ! connoissez-le mieux, mon parrain, & ne l’outragez pas.

Hilaire fils, à voix basse.

Ô chère Lancy ! pardonne…

Mad. Hilaire, à son époux.

Ménagez du moins vos termes en présence de sa fille infortunée, & ne l’obligez pas à condamner son père… Eh ! s’il faut le dire, nous sommes tous assez à plaindre, sans aggraver encore nos malheurs par le sentiment pénible de la haine. Cette funeste guerre, qui depuis si long-tems arme les François, fait plus que répandre le rang ; elle divise ceux qui s’aimoient, ceux qui vivoient sous le même toit dans une tranquille union… Tandis que le carnage ensanglante les remparts de la ville, on se dispute avec acharnement dans l’intérieur des maisons. Et que produisent ces inimitiés particulières ? De nouvelles atrocités… Si Henri a des droits à la couronne, pourquoi les lui ravir, sous prétexte de l’éclairer ? Qu’on soit juste d’abord à son égard ; il le sera sans doute envers Rome & l’église. On tourne le fer contre lui, & l’on voudroit qu’il se laissât percer le flanc ! Au lieu de couvrir la face du royaume de tant de meurtres, n’eût-il pas mieux valu le laisser régner ?… Vous frémissez, mon cher époux ?

Hilaire pere.

Oui, je frémis de vos paroles inconsidérées… Ce n’est pas d’aujourd’hui…

Mad. Hilaire.

Je puis me tromper ; mais quoi, après tout, au milieu de ces dissensions éternelles, Dieu est-il plus adoré, la religion mieux servie, la charité plus observée ? Allez, il faut que cette guerre soit impie, puisque le ciel nous en punit si cruellement. Malheur à qui a pu l’entreprendre ! malheur à qui la continue ! malheur à qui…

Hilaire fils, arrêtant sa mère.

Au nom de la tendresse que vous avez pour moi, ma mere, laissez là ces disputes interminables, & ne les renouveliez pas. Vous le savez, elles irritent mon pere & ne le changent point. On ne les entend jamais sans de nouveaux sujets de douleur & de larmes… N’avons-nous pas assez de soupirs à donner à notre fatale situation, agiter encore ces tristes querelles. Conservons l’amitié, la paix, la concorde, puisque tout le reste nous est ravi… Nous disputons ! & la famine nous dévore ; nous disputons ! & nous oublions les moyens de subsister. Ici je ne fais que languir ; ne me retenez plus…

Hilaire pere.

Et les périls qui vont t’environner…

Hilaire fils.

Attendrons-nous ici une mort affreuse & lente ? Voici le moment de tout hasarder.

Hilaire pere.

Nous ne nous quitterons point.

Mlle. Lancy, les arrêtant.

Ah ! gardez-vous de sortir. Tous ceux qui errent dans les rues, portent la rage dans le regard comme dans le cœur ; on prodigue l’or, sans pouvoir rencontrer le plus grossier aliment. On n’entend que les cris d’une foule féroce qui se dispute la chair des animaux immondes. On les dévore sans horreur, & je n’ai entendu, en traversant la ville, que des plaintes lugubres qui perçoient à travers les murailles.

Mad. Hilaire, à son époux & à son fils.

Songez sur-tout qu’il est défendu, sous peine de la vie, de gémir de la mortalité ou de parler de paix. Quiconque ne proféreroit que ces mots, il faut se rendre, seroit saisi sur-le-champ & précipité à l’instant même au fond de la rivière…[10] Tremblez de dire un seul mot sur les calamités publiques.

Mlle. Lancy.

Cela est bien vrai… Des soldats de la ligue courent en troupes menaçantes, écartent tout ce qui s’assemble, & le mousquet repousse dans l’enceinte des maisons les malheureux, pâles & défigurés, qui implorent quelque secours. Chacun est barricadé ; il n’y a d’ouvert que les temples, où les sermons des ministres des autels promettent la manne du ciel à ceux qui soupirent après du pain.

Hilaire pere.

Les chants consolateurs de l’église, en dérobant aux vrais fideles l’image des maux présens qui ne doivent être que passagers, affermissent la foi, soutiennent le courage, préservent nos autels ; & Dieu qui voit notre constance, fera que d’un moment à l’autre la ville sera miraculeusement délivrée… Oui, la manne tombera plutôt que…

Hilaire fils.

Cet espoir trompa long-tems notre profonde misere, & la famine, malgré l’attente des plus prochains secours, n’en marche pas moins tête levée dans cette capitale & moissonne sous nos yeux…

Hilaire pere, l’interrompant.

Va, mon cher fils, crois-moi, c’est en redoublant la ferveur des prieres, c’est en les unissant en chœur dans les processions publiques, que les vœux d’un peuple entier monteront jusqu’au ciel, & lui feront une sainte violence.

Hilaire fils.

Et moi, oserai-je exposer ma pensée ? Ces processions religieuses & militaires, où le crucifix & les bannières sont mêlés aux arquebuses & aux hallebardes, où les sabres & les surplis se touchent, où les habits pontificaux sont surchargés de cuirasses, où le sommet des mitres marche de niveau avec la pointe des mousquets, où enfin le plain-chant des psaumes est accompagné par de brusques & fréquentes décharges qui exposent la vie des spectateurs ; toutes ces pieuses et nouvelles cérémonies sont faites sans doute pour exalter l’imagination du peuple : mais je crains qu’elles n’y aient déjà produit une impression trop profonde, propre à le rendre opiniâtre, &, pour tout dire, amoureux de ses malheurs.

Hilaire pere.

Ils vont finir, mon fils, si le peuple acheve constamment ce qu’il a commencé pour l’intérêt de l’église & de l’état.

Hilaire fils.

Ils vont finir, dites-vous ? Et les assiégeans, toujours maîtres des environs, ne sont pas repoussés, & l’échelle du vainqueur est encore aux pieds de nos murailles. On ne peut s’échapper dans la campagne, ni faire entrer des provisions dans la ville. La contagion menace de mêler bientôt ses horreurs à celles de la famine… Ah ! mon pere, votre œil se courrouce & s’enflamme… Je n’en dirai pas davantage…

Hilaire pere.

Tu feras bien, mon fils : car tes discours m’affligent ; & la famine qui tue les corps, me paroît cent fois moins hideuse que l’hérésie qui tue les ames. Ces calamités, te dis-je, seront passageres ; & notre sainte religion attaquée, mais triomphante, comme l’ont prédit les prophetes, sera raffermie sur de nouveaux fondemens.

Hilaire fils.

Adieu ma mere, c’est votre subsistance que nous allons chercher.

Mad. Hilaire.

Que la prudence vous guide ; ne vous écartez pas trop au loin, & craignez de tomber dans les corps-de-gardes avancés.

Hilaire pere.

Nous ne tenterons point d’aller jusques là.

Hilaire fils, à Mlle. Lancy.

Adieu chere Lancy. Quel temps pour s’aimer ! Que sont devenus les jours où nos peres, alors amis, nous destinoient l’un à l’autre ! La guerre civile a tout détruit… Heureux ceux qui ne sont plus !… J’avançois avec tant de joie dans la carriere de la vie ; je touchois au terme desiré… Mais la guerre, la famine, tous les fléaux réunis, n’ont pu dessécher ni tarir au fond de mon cœur le sentiment inaltérable qui y est caché. (Avec attendrissement.) Adieu, Lancy. (On entend un certain bruit.)

Mad. Hilaire.

Arrêtez… on vient… ils sont plusieurs… prêtons l’oreille.

Hilaire pere, avec exclamation.

Ah, bénis soient les ministres du Seigneur !… Quoi ! tu ne reconnois pas leurs voix ?… Eh ! ce sont nos défenseurs, nos amis, nos consolateurs… C’est le ciel qui les envoie. Je ne sors qu’après les avoir entendus… Reste, mon fils, reste… Ils nous apportent sans doute d’heureuses nouvelles ; car ils ne viennent jamais ici sans nous prêter le courage & les lumieres qui les animent et les guident.

Mad. Hilaire.

Oui, toujours des espérances & rien de plus… Que vont-ils aujourd’hui nous annoncer ?

(Hilaire pere va leur ouvrir la porte, les reçoit & les salue affectueusement.)



Scène IV.

Les Acteurs précédens, VARADE, GUINCESTRE, AUBRY.
Guincestre, entrant sur la scene.

Salut au bon fidele Hilaire, vrai catholique, zélé pour la religion, charitable ennemi des huguenots, & que le ciel, conséquemment, ne laissera point ici bas, sans ouvrir sur lui les trésors infinis de ses miséricordes.

Varade.

Mais, quoi ! vous semblez tous bien émus… Pourquoi vos visages sont-ils altérés à ce point ?… Qu’avez-vous donc ?

Aubry

Vous étiez tous deux prêts à sortir ; c’étoit sans doute pour aller dans les temples, invoquer la foudre sur la tête du relaps hérétique… Allez, mes amis, le tonnerre ne tardera pas à tomber sur lui.

Hilaire pere.

Le besoin nous tourmente ; notre famille est nombreuse, notre domestique nous manque, & j’allois, avec mon fils, chercher les moyens de trouver quelque nourriture, afin de ne pas voir quelqu’un des nôtres augmenter demain la foule des moribonds ou celle des morts.

Aubry.

Quant à ceux qui meurent, mes bons amis, il ne faut pas les pleurer : félicitez-les plutôt de leur heureuse fin ; leurs ames s’envolent droit au ciel, puisqu’ils expirent dans les bienheureux sentimens de la bonne cause… Vous pouvez sortir ; mais n’affichez point de regrets sur tout ce qui s’est passé : tous ces événemens étoient arrêtés dans les décrets de la Providence, & doivent tourner au profit de la religion.

Guincestre, du ton d’un inspiré.

Il vaut mieux cent fois mourir en martyr que de vivre en hommes tiedes. Ce siege sera une chose mémorable dans les fastes de l’église. Louange éternelle à tous les fideles qui ont eu la foi & la constance ! Ils seront tous comptés parmi les saints du martyrologe, ces héroïques défenseurs de la catholicité !

Varade.

Ô mes enfans ! quelle gloire pour l’église de triompher d’un hérétique comme Henri ! Nous aurons bientôt un roi catholique ; & savez-vous que notre salut éternel dépendoit de notre résistance ? Tout le royaume étoit excommunié, s’il eût souffert à sa tête le Navarrois ; mais le saint pere porte la France dans son sein, & du milieu de Rome il a veillé à la sauver du plus épouvantable, du plus affreux désastre, du danger d’être protestante… Qu’il sera beau, dans quelques jours, d’avoir résisté à l’ennemi de nos autels & d’avoir sauvé la foi des vrais croyans !

Hilaire pere, à sa famille…

Oh, que j’ai de joie à les entendre ! Comme ils remplissent mon ame de consolations pures, de force & d’espérance ! Oui, l’église triomphera, & nous avec elle.

Mad. Hilaire.

Mais, messieurs, arriveront-ils enfin ces secours desirés & si long-tems attendus ?… Pendant ce tems les royalistes sont toujours les maîtres ; ils sont dans l’abondance, & nous gémissons dans la famine. Le légat, le duc de Mayenne, les seize, les prédicateurs, du haut de leurs chaires, nous promettent constamment des merveilles, & rien n’avance que la douleur & la mortalité. Il faut que vous soyez les premiers abusés ; car chaque fois que vous venez nous visiter, vous nous apportez des nouvelles que vous croyez vraies ; & non-seulement elles ne se vérifient point, mais c’est toujours le contraire qui arrive, & qui trompe notre mutuelle attente.

Varade.

L’armée qui vient délivrer la ville, marche à grands pas ; on l’apperçoit déjà, quoique dans le lointain, du haut des tours. On voit briller des lances… C’en est fait, le bled, la farine, les tonneaux de vin, les vivres de toute espece vont entrer à grands flots par les portes, avec la foule victorieuse des soldats. Vous serez bien récompensés de votre constance ; car le pain & la viande seront pour rien. Alors on ne verra de tous côtés que fêtes, plaisirs, divertissemens, où l’on se réjouira (en honnêtes chrétiens s’entend). Après-demain, toute la ville sera illuminée, & l’on chantera, en actions de graces, un beau Te Deum dans l’église cathédrale… Sur ma parole, je vous y ferai bien placer… Le soir, double rang de lampions sur vos fenêtres.

Mad. Hilaire.

Nous avions déjà loué des fenêtres pour voir passer le roi prisonnier, lorsque Mayenne écrivoit à Paris qu’il le tenoit[11], & qu’il ne pouvoit lui échapper qu’en sautant dans la mer.

Aubry.

Plût à Dieu qu’il se fût noyé alors ! Mais si la foudre ne l’écrase, il sera errant dans le monde, le front marqué du sceau de la réprobation… Encore un peu de courage, & nous touchons à la fin de tout ceci : on a un peu souffert, d’accord ; cinquante ou soixante mille hommes sont morts de faim ; mais présentement ils tiennent au ciel pour récompense la palme glorieuse du martyre, & je regarde comme les plus infortunés ceux qui restent sur terre ; car ils n’ont pas, comme eux, l’assurance de la beatitude éternelle.

Mad. Hilaire.

Ah ! messieurs, je ne dispute point contre vous ; mais si l’on avoit pu concilier avec l’intérêt de la foi l’intérêt d’une ville aussi grande, aussi peuplée, éviter de tels désastres, si longs, si terribles, si désolans… Femmes, enfans, vieillards, tous innocens, hélas, ont succombé dans les souffrances !

Hilaire pere, bas à sa femme.

Paix, mon épouse, paix. Vous attirerez sur votre tête l’anathême de l’église & le courroux du ciel. Il ne nous a préservés jusqu’ici ici que parce que nous nous sommes montrés soumis & résignés… Prenez patience.

Aubry.

Mais nous souffrons comme vous, madame, & plus encore, j’ose le dire ; car, exténués de fatigues & de courses, nous allons porter en tous lieux des consolations à nos freres ; il n’y a que le zele pour la religion qui nous prête des forces miraculeuses, & qui nous fasse oublier nos propres besoins ; nous montrons la sérénité de l’ame dans les momens les plus pénibles : & pourquoi ? Parce que nous regardons toujours le ciel, & non la terre.

Guincestre.

Allez, l’ange exterminateur descendra du haut du ciel avec son glaive enflammé, plutôt que de laisser vivre Henri sur le trône de France… je vous l’assure au nom de Dieu même.

Hilaire fils, d’un ton ferme.

Messieurs, les plus magnifiques paroles ne nourrissent point ; & si vous n’avez encore pour secours que de trompeuses espérances à distribuer, je crains bien que l’aveugle désespoir ne s’empare d’un peuple affamé, & qu’il ne se porte au malheur de reconnoître un roi protestant qui lui donnera du pain.

Varade, d’un ton de voix adouci.

Écoutez, jeune homme : il vous faudroit plus de résignation à la volonté céleste ; mais puisque le besoin vous domine, & que Dieu, à ce que je vois, ne vous a pas accordé le courage dont il gratifie ses élus chéris, nous aiderons à votre foiblesse… Suivez-moi en secret ; à condition toutefois que vous maudirez de tout votre cœur le Navarrois, que vous le haïrez, comme vous le devez : je vais vous faire donner d’une certaine nourriture de mon invention, laquelle une fois prise, soutient son homme pour trois jours au moins… c’est de mon invention, vous dis-je…

Hilaire fils, avec un cri de joie.

Est-il possible ! Vous nous donneriez de quoi nous nourrir ?

Guincestre, avec une certaine dignité.

Oui, ayez toujours confiance en nous, & ne murmurez point mal-à-propos. Sans votre grande jeunesse… Mais nous vous pardonnons… Vous pouvez même aller tous de ce pas avec lui, en prenant la précaution de le suivre de loin, afin de ne point faire de jaloux. Chacun de vous obtiendra sa portion ; vous en rapporterez même au logis ; & comme la nature humaine est fragile, vous vous trouverez ainsi en état d’attendre le grand jour qui ne tardera pas à luire.

Mad. Hilaire, s’inclinant.

Mille actions de graces vous soient rendues, généreux bienfaiteurs ! Nous sommes prêts à vous suivre… J’en rapporterai pour sa mere ; elle a quatre-vingts ans passés, messieurs… Elle vient de s’assoupir un peu… Je ne craindrai plus son réveil !… J’aurai quelque chose à lui offrir. C’est un grand miracle que le ciel a accompli sur elle, en nous la conservant jusqu’à ce jour.

Hilaire pere, à sa famille.

Vous le voyez, mes enfans, vous le voyez, le ciel n’abandonne jamais ceux qui esperent en lui… Vous avez blasphémé bien à tort, je vous reprenois à juste titre. Ah ! croyez-en toujours les ministres infaillibles de l’église.

Hilaire fils, aux trois prêtres.

Pardonnez à nos plaintes indiscretes, à nos murmures… La douleur m’égaroit.

Mlle. Lancy.

Ah ! si ce secours étoit arrivé hier seulement, ma pauvre tante… Ah, Dieu ! j’aurois pu la retirer des bras de la mort… Elle est morte, messieurs, en louant votre zele, en vous bénissant, en priant Dieu pour le salut de cette ville qu’elle attendoit de vos prieres efficaces.

Aubry, du ton d’un inspiré.

Vous voyez que les paroles des mourans sont éclairées du jour nouveau dans lequel ils vont entrer. La religion a soulevé à ses yeux le voile de l’avenir ; elle a vu le triomphe prochain de l’église ; les frémissemens de l’enfer ne prévaudront point contre sa base inébranlable. Allez… conduisez-les, discret Varade ; nous vous attendrons où vous savez ; le scientifique Guincestre va rester avec moi ; nous avons quelques dispositions à prendre pour la fête solemnelle qui se célébrera. Je veux qu’on s’en souvienne long-tems, & que les yeux de tous les fideles soient éblouis de sa pompe & de sa magnificence.

(Mlle. Lancy se joint à Mad. Hilaire qui marche en lui donnant le bras ; Hilaire fils prend la main de son pere, & ils suivent avec une espece de transport de joie, Varade qui sort le premier.)



Scène V.

GUINCESTRE, AUBRY.
(Vers le commencement de cette scene, on voit Mad. Hilaire la grand’-mère, qui, du fond de la chambre, s’avance à pas lents à la porte entr’ouverte, le dos courbé et appuyée sur une canne. Elle s’arrête, en prêtant l’oreille aux discours des deux curés ligueurs, qui ne l’aperçoivent point. Cette femme, qui est âgée, doit avoir l’air respectable.)
Aubry, après un silence.

Savez-vous qu’on a assez de peine à leur persuader de se laisser mourir de faim ?

Guincestre.

Le zele s’est étrangement refroidi depuis le jour de la Saint-Barthélemi. C’étoit là le bon tems.

Aubry.

Oui ; l’on faisoit alors du peuple tout ce qu’on vouloit.

guincestre

Aujourd’hui l’on rencontre des raisonneurs ; mais, en allant ainsi de maisons en maisons ranimer le courage des patiens, nous renverserons infailliblement les projets de Henri. La ville, vous le voyez, se soutient, & bien contre son attente. Il se verra forcé de lever le siege, & nous serons délivrés à jamais de lui & de sa race.

Aubry.

Ce diable d’homme-là a de la vigueur au moins. Sa tête ressemble à son bras. Comme il a riposté à Sixte-Quint ! Comme il s’est battu à Arques ! Comme il a négocié à Rome ! Habile dans ses marches, après avoir commandé en capitaine, il se bat en soldat. Nous pouvons bien le rendre odieux, mais non méprisable. Ce n’est point là un Henri III. Entre nous, nous serions-nous jamais imaginé, au commencement de cette guerre, qu’il en seroit venu tout seul au point où il en est ?

Guincestre.

Non, par ma foi. De son côté il sait faire aussi des miracles ; mais c’est avec l’épée… Il est vrai que, pour être aux portes de la capitale, il n’est pas encore dedans. Notre parti est bien plus fort qu’il ne pense. Nous lui avons associé toute la populace. Fiere de cet honneur, elle y répond en mourant de bonne grâce. Le feu du fanatisme, échappé de l’encensoir, brûle mieux que jamais. C’est un vrai plaisir que d’attiser ses flammes, que d’être témoin de leurs rapides progrès ; tant que les esprits seront enflammés à ce point, nous n’aurons rien à craindre. Que revient-il à Henri d’être victorieux, lorsque l’opinion publique est soulevée contre lui ? C’est un homme qui s’épuise par ses efforts même, & qui finira par tomber sur ses trophées.

Aubry.

Mais il vise à se faire aimer, parce qu’il sent bien que la force d’un monarque est nulle tant qu’elle n’est pas dans le cœur de son peuple. Comment lui enlever ce pouvoir qu’il se ménage, car enfin de jour en jour (ne nous le dissimulons pas,) il devient cher à plusieurs ?

Guincestre.

Il faut renouveler l’accusation qui nous a servi à anéantir ses qualités héroïques.

Aubry.

Nous avons les insinuations des confessionnaux…[12]

Guincestre.

C’est là qu’il faut le peindre comme un homme qui détruiroit la dernière messe dans Paris, s’il montoit une fois sur le trône.

Aubry.

Bien dit… Mais, avouez que c’est un bon peuple, un peuple benin, que celui qui ne craint rien tant au monde que de n’avoir plus de messes. Préférer la famine à cette privation, & repousser des victoires avec un tel prétexte, est un prodige non moins étonnant… Ce qui doit nous inquiéter le plus, c’est cette prétendue abjuration de saint Denis.

Guincestre.

Voilà le coup que nous redoutions. Il a été fort habile ; mais nous avons de quoi parer à ce tour d’adresse. En présentant cette conversion comme fausse & dissimulée, en la dénonçant comme une nouvelle hypocrisie, un mensonge public fait au ciel & à la terre, un piege politique pour établir plus sûrement le protestantisme en France, nous l’arrêterons sur les degrés du trône…

Aubry.

Mais il faut persuader cela, & tout le monde n’a pas la même chaleur pour nous croire.

Guincestre.

Tu sais que l’on est toujours éloquent pour la multitude, lorsque l’on crie hautement au nom de Dieu & de la religion ; le peuple s’émeut alors comme par enchantement ; il ne faut pas d’autre argument que celui-ci : le pape ne reçoit point cette abjuration. Alors le glaive que Henri tient dans les combats, se brisera contre le glaive de la parole que nous armons du haut des chaires. Les esprits seront terrassés ; dociles à nos impressions, ils n’agiront plus que conformément à nos volontés ; après tout ce qui s’est fait, on peut tout se promettre ; nous dicterons à l’impétueux Boucher le texte de quelques sermons ; avec une octave il fera perdre à Henri le fruit de deux batailles. Il a embrasé les cerveaux à S. Méry ; & en sortant de là, le peuple va quelquefois plus loin qu’on n’auroit su le prévoir… Tout autres que nous seroient épouvantés de tels succès.

Aubry.

Comme nous nous réjouirons, quand une fois la sainte ligue aura chasse les Bourbons ! Rome nous devra beaucoup, & s’acquittera magnifiquement selon le profit que nous lui aurons fait faire[13]… Aldobrandin n’est pas si rusé que Sixte-Quint, & consentira de bonne grâce à partager. Landriano m’a promis pour ma part une place éminente…

Guincestre.

Mon cher Aubry, sans l’espoir d’une fortune élevée & qui nous fasse dominer le vulgaire, qu’aurions-nous besoin de nous intéresser à ce grand changement ? & que nous importeroit au fond que tel ou tel homme vînt à remplir le trône ? Tous les chefs de la ligue marchent à des intérêts particuliers, & les noms de patrie & de religion ne sont plus que pour les esprits crédules du peuple. C’est un beau morceau à vendre ou à démembrer que la couronne de France. Qu’en pensez-vous ?

Aubry.

Une aussi belle opération ne s’offre pas toujours.

Guincestre.

Mettre le trône en quatre, frustrer Henri de son royaume, se partager ses belles provinces, s’enrichir de ses dépouilles & les distribuer en différens lots ; les circonstances ne sont-elles pas favorables ? Ceux qui veulent en profiter, le sentent bien ; & sans l’imprudente division survenue entr’eux, le partage seroit consommé il y a long-tems.

Aubry.

C’étoit la seule chose qui pût leur nuire. Ils auroient dû se hâter.

Guincestre.

Ils n’ont été politiques qu’à demi… Mais tout n’est pas désespéré, s’ils persistent.

Aubry.

Pour moi, je ne reviens point de ce peuple, qui dans la disette chante des pseaumes de toutes ses forces ; qui, périssant d’inanition, vole entendre des sermons, ranime une voix éteinte pour crier à l’hérétique ; qui, dans l’intérieur de ses maisons, se dispute avec emportement, l’un pour le légat, l’autre pour Guise ; celui-ci pour Mayenne… Il y va de bien bonne foi : & comment est-il dupe à ce point ?…

Guincestre.

Quand on a bien préparé la machine qui doit monter les cerveaux, ils sont disposés à l’enthousiasme, & l’on doit calculer alors l’extraordinaire & le merveilleux, comme les choses naturelles & possibles. D’ailleurs, ce peuple éternellement étranger à ses vrais intérêts, semble né pour être asservi ; tant il s’y prête avec facilité. C’est un immense troupeau, que chacun se dispute pour le tondre à son gré ; il s’abandonne bénignement aux ciseaux ; sa toison le surcharge, & qui l’en débarrasse est toujours bien venu…

Aubry.

Il est vrai qu’il ne connoît guère que la mutinerie, & qu’il a un goût décidé pour la superstition…

Guincestre.

C’est là ce qui l’enchaîne au sol qu’il broute innocemment. Ayons soin de l’entretenir dans son imbécillité native. Étouffons l’aurore d’une raison qui voudroit percer par intervalles. Qu’il ne pense jamais que d’après nous. En fondant notre autorité sur son imagination ardente & foible, craintive & crédule, notre pouvoir régira ses esprits, et notre autorité s’élèvera sans peine au-dessus du pouvoir des rois…

Aubry.

Toute ma crainte est, qu’enfin ce peuple n’ouvre les yeux ; il ne faudroit qu’une lueur rapide & fatale pour lui faire appercevoir ce tas de mensonges que nous avons fabriqués… S’il alloit raisonner, que deviendrions-nous ?

Guincestre.

Ta crainte est justement fondée. Il est une invention récente, que j’ai toujours jugée très-dangereuse, & dont les conséquences n’ont pas encore été apperçues par nos sublimes sages.

Aubry.

Quel est cet objet nouveau, destructeur de notre antique et formidable pouvoir ? Je cherche & n’apperçois pas…

Guincestre.

L’imprimerie… y êtes-vous ?

Aubry.

Il est vrai.

Guincestre.

Je l’ai prédit… cette découverte nous portera malheur. Elle a commencé par nous être utile ; elle finira par nous faire sauter. Tous ces imprimés, forgés par des plumes vénales que nous lâchons contre Henri & sa secte, pourront un jour être anéantis par d’autres à sa louange, & qui n’étant pas payés, seront bien meilleurs. Il n’y a plus d’actions secretes devant cette langue rapide, universelle, indestructible… Songez à la satyre Ménippée ; si cela étoit lu, si cela étoit entendu généralement…

Aubry.

La frayeur me saisit… Heureusement que sur mille, il n’y en a qu’un tout au plus qui sache lire : mais n’importe ; dès ce moment, je vais publier que la lecture conduit nécessairement à l’hérésie, à l’incrédulité, à la révolte, à tous les crimes…

Guincestre.

J’ai toujours conseillé de mettre les plus dures entraves aux progrès de l’imprimerie, de renoncer même aux avantages passagers qu’elle pouvoit procurer, afin de détourner l’attention de ses prodigieux effets ; car on pourroit, en donnant une certaine direction aux esprits, les mener au point diamétralement opposé, où nous voulons les conduire. Si cette force immense est une fois tournée contre nous, il ne sera plus en notre pouvoir de l’arrêter ; elle dispersera nos opinions, comme un vent impétueux dissipe un monceau de paille légere.

Aubry.

Si jamais, comme je l’espère, je monte à certaine place, je ne serai content que lorsque j’aurai aboli la dernière presse…

Guincestre.

Tant que j’en verrai une dans l’Europe, je frémirai dans la crainte que la raison humaine ne rallume subitement son flambeau.

Aubry.

On ne songe point assez à ce que vous venez de dire, & il faudroit à nos chefs la supériorité de votre coup-d’œil.

Guincestre.

N’augmentons point cependant nos alarmes. Ce n’est, pour le moment actuel, qu’un danger imaginaire. L’état où la France est réduite, ne laisse rien à craindre de si-tôt. Elle est trop malade pour vouloir faire l’esprit fort. Le petit peuple sur-tout ne s’en relèvera de long-tems. Il est tellement imprégné d’une salutaire & profonde ignorance, que, dans mille ans d’ici, la chaîne des préjugés dont il est garrotté ne sera point encore usée, & qu’il la traînera à demi rompue, en baisant ses débris, & en regrettant qu’elle ne soit pas entiere.

Aubry.

Gardons toujours la même marche. Tant que nous saurons étudier & conduire les caracteres selon les rangs, & déguiser les vrais motifs qui nous font agir, nous retarderons la funeste époque.

Guincestre.

Consolons les uns par l’espoir de la couronne du martyre ; effrayons les autres avec les mots d’anathême & de Rome ; aux moins aveugles promettons des places qui flattent leur ambition[14] ; & quant à cette tourbe insensible, sur laquelle il y a peu de prise, faisons-lui sentir le fouet de la terreur, en la précipitant indifféremment dans les cachots ou dans la mort.

Aubry.

Tu n’excelles pas mal dans ton rôle toi, & tu possedes au suprême degré l’art de te contrefaire.

Guincestre.

Et toi, ton masque est excellent ! Selon ceux à qui tu parles, on voit ton visage absolument changer. Tantôt ta voix est menaçante, ton œil enflammé, ton geste roide & dur ; tantôt ton regard est doux, ta parole humble, caressante ; ton front charitablement baissé ; & lorsque dans ces tems-ci tu contrefais l’air famélique, exténué, mourant, on diroit que tu vas rendre l’ame, surtout lorsque tu prends la quinte de ta petite toux seche…

Aubry, prenant l’air en question et toussant.

Comme cela, n’est-il pas vrai ?

Guincestre.

Admirable ! en vérité, admirable !… Tu ne te vois pas toi-même… Je te le répète, tu ne sais pas à quel point tu excelles…

Aubry, avec emphase.

Parler au peuple est une sorte d’éloquence que les plus grands clercs de ce monde ne connoissent pas toujours, & à laquelle ils sont bien inhabiles, quand les circonstances les y forcent. Ils n’ont pas la langue qu’il faut alors ; car cette langue-là ne s’apprend point dans le cabinet.

Guincestre.

Il n’y a rien de plus plaisant que de te voir, après t’être bien rassasié avec nos provisions cachées, de te voir, dis-je, prendre tout de suite, en sortant, un visage si alongé que l’on diroit que tu vas tomber au bout de la rue. Comment fais-tu pour figurer si bien tes jambes chancelantes, pour être à la fois si pâle & si bien portant ?

Aubry, se détournant, apperçoit la mère Hilaire qui étoit restée debout à les entendre. Son front est indigné ; elle est appuyée sur sa canne. (D’un ton embarrassé & sourd.)

Paix, paix, paix ! Une femme est là qui nous écoute.

Guincestre, tournant la tête & fronçant mystérieusement les sourcils.

Elle nous auroit entendus ?

Aubry.

Mais, il y a toute apparence.

Mad. Hilaire grand’mere, avec la plus grande indignation.

Oui, je vous ai entendus, misérables que vous êtes, & je viens d’apprendre à vous connoître. Je vois en vous les fléaux de ma triste patrie. Allez, il y a long-tems que je soupçonnois confusément les horribles intrigues que votre bouche a dévoilées. J’ai vu naître la ligue. J’ai vieilli au milieu des désastres qu’elle a enfantés. Que ceux qui sont encore aveugles n’ont-ils assisté, comme moi, à l’entretien qui vient de démasquer vos ames infernales !

Guincestre.

Bonne femme… prenez garde à ce que vous dites… Bonne femme, si l’on n’avoit pitié de votre âge…

Aubry.

Vous oubliez qu’on pourroit vous punir sur la place…

Mad. Hilaire grand’mere.

Me punir ? Lâches que vous êtes, me punir !… Qui de vous aura le courage de me délivrer des courts momens qui me restent à vivre ?… Auteurs de la misere publique, quels maux particuliers vous reste-t-il encore à faire ? La mort est le seul bienfait qui parte de vos mains, & vous ne l’accordez qu’avec une cruauté lente… Osez frapper du dernier coup la femme infortunée que vous faites mourir depuis si long-tems. J’ai perdu cinq enfans dans ces malheureuses guerres que votre génie hypocrite a allumées. Un seul me restoit, helas ! & je ne le vois plus, ni lui, ni sa femme, ni son fils… Me voilà près de mes bourreaux. Un crime de plus ne doit pas les intimider. Ils ont appris à assassiner les miens : qu’ils m’assassinent à mon tour. Mon plus grand supplice seroit d’envisager plus long-tems les monstres qui ont désolé mon pays, les monstres sortis du gouffre des enfers ; & quand, helas ! ô mon Dieu, y rentreront-ils pour ne plus persécuter les humains ?

Aubry, la menaçant.

Si je m’en croyois…

Guincestre, le retenant.

Retirons-nous… Laissons cette vieille femme à elle-même. Que peut-elle avec sa voix cassée, expirante ?… Dans une heure elle ne sera plus.

Aubry, lui jetant un regard furieux.

Puisse-t-elle à l’instant même expirer !…

Guincestre, à la porte.

Si toutefois elle ne mouroit pas dans le jour… Je m’entends. Viens, Aubry, viens… Sortons.



Scène VI.

Mad. HILAIRE grand-mere, seule.

Mon Dieu ! ayez pitié de la France ! En quelles mains je la laisse en mourant ! L’étranger, le citoyen, c’est à qui déchirera ses entrailles ! Pauvres François, comme vous avez été les victimes de votre crédulité ! Vous étiez faits pour être heureux ; & vous livrant à une folle superstition, vous n’avez su ni reconnoître les imposteurs, ni repousser vos tyrans… Voici la quatre-vingt-troisieme année que je supporte la vie : ô mon Dieu ! les quinze dernieres me sont devenues les plus ameres par les horreurs que j’ai vu commettre en votre saint nom. Les crimes de l’hypocrisie ont assez fatigué mes yeux ; ils ne demandent plus qu’à se fermer… Je mange le pain des jeunes & des forts, le pain de mes enfans, moi, rebut inutile & fardeau sur la terre… Je demande d’aller à vous, ô mon Dieu ! Que votre volonté soit faite ; mais envoyez-moi la mort, la mort, la mort, ô mon Dieu, la mort ! C’est la grace que j’implore de votre miséricorde, & je vais l’attendre avec confiance aux pieds de cette croix, où chaque jour de ma vie je vous ai offert l’hommage de mon amour.

(Elle sort à pas lents, & passe dans la chambre voisine, d’où elle est sortie.)

ACTE II.


Le théatre représente le camp de Henri. Le roi est dans une tente plus élevée que celles qui sont autour. Des soldats montent la garde aux environs.



Scène premiere

HENRI seul, dans sa tente.

Non, je ne puis me résoudre à donner l’assaut. J’en redoute les horribles suites… Trop de sang a déjà coulé. Épargnons ceux qui reviendront à moi dès qu’ils me connoîtront… C’est un peuple bon, qui se livre à la mort par égarement. Il a été échauffé, séduit, trompé par les ennemis de son bonheur. Sauvons-le, malgré lui, & perdons, s’il le faut, une couronne, plutôt que de livrer au fer cette cité immense, peuplée de femmes, d’enfans, de vieillards… Ah ! je frémis de cette seule image… Non, ce ne sera pas moi qui verserai le sang françois… Il m’est trop précieux. Qu’ils deviennent ou non mes sujets, je dois les épargner. (Il appelle.) Monsieur de Montmorenci !



Scène II.

HENRI, MONTMORENCI.
Montmorenci.

Sire ?

Henri.

Qu’on ne dispose point l’assaut que j’avois ordonné… J’ai changé d’avis.

Montmorenci.

Sire, les assiégés, rebelles à vos bienfaits, ont fait rejeter le pain par-dessus les remparts.

Henri, vivement.

Je suis sûr qu’ils en manquent. En vain Mayenne veut me faire croire le contraire par cette feinte ; je ne veux pas que le peuple soit la victime de cette fausse politique. Je sais que la famine les dévore. Autant que je le pourrai, mon ami, je fournirai des vivres à ces malheureux… Faites dire à tous ceux de mon armée qui ont des parens dans la ville, que je leur permets de leur porter des vivres.

Montmorenci.

Sire, pourvu qu’ils ne s’arment point contre vous de vos propres bienfaits…

Henri.

Quand un peuple immense élève jusqu’à moi ses lamentables cris, je ne puis endurcir mes entrailles, en me rendant sourd à ses plaintes. Que des fanatiques abusent de l’esprit crédule de ces infortunés, c’est à moi de les sauver de leur propre délire. Je sens que je suis leur pere, & qu’il m’est impossible de ne point partager leurs maux. Allez, et proclamez mes ordres.



Scène III.

HENRI, SULLI.
Henri.

Eh bien, mon cher Rosni, causons en secret… Ils ont de la peine à me croire catholique. Ils s’obstinent à dire que je ne puis être absous que par le pape, & régner conséquemment que sous sa bonne volonté.

Sulli.

Sire, le moyen de rendre vains tous les foudres du Vatican, c’est de vaincre : alors vous obtiendrez aisément votre absolution. Mais, si vous n’êtes pas victorieux, vous demeurerez toujours excommunié.

Henri.

J’aurois déjà vaincu : mais j’aime ma ville de Paris ; c’est ma fille ainée. Je suis jaloux de la maintenir dans sa splendeur. Il auroit fallu la mettre à feu & à sang. Les chefs de la ligue & les Espagnols ont si peu compassion des Parisiens ! Ces pauvres Parisiens ! Ils n’en sont que les tyrans ; mais moi, qui suis leur pere & leur roi, je ne puis voir ces calamités sans en être touché jusqu’au fond de l’ame, & j’ai tout fait pour y apporter remede, tout jusqu’à apprendre par cœur & répéter le catéchisme qu’ils m’ont donné[15].

Sulli.

Vous avez bien fait, Sire ; on n’appaise pas autrement des théologiens. Allez, l’action la plus agréable à Dieu sera toujours d’épargner le sang des hommes & de mettre fin aux maux qu’ils endurent, soit par aveuglement, soit par opiniâtreté.

Henri.

Mais n’y auroit-il pas eu plus d’héroïsme & de fermeté à soutenir le protestantisme, à le faire monter avec moi sur le trône, & à donner ainsi à mes sujets une religion plus simple, plus épurée, plus propre à détruire les nombreux & incroyables abus de l’autorité sacerdotale ?

Sulli.

Si cela eût pu se faire sans hasarder votre couronne, sans plonger la France dans une guerre interminable, il eût été bien avantageux à l’état de recevoir de vous le principe de sa félicité & de sa grandeur, & d’anéantir le germe des fatales discordes que Rome nous envoie ; mais il s’agit évidemment de soumettre d’abord la capitale, afin de pousser les ennemis du centre du royaume vers la frontiere.

Henri.

Cette abjuration a coûté beaucoup à mon cœur.

Sulli.

Elle étoit nécessaire… Il faut entrer dans Paris.

Henri.

Vous avez été le premier à me conseiller d’aller à la messe, & vous êtes resté protestant.

Sulli.

Je l’ai dû. Ils haïssoient votre religion, & non votre personne ; il falloit que vous fussiez catholique. Il m’étoit permis, à moi, de demeurer fidele à la loi de mes peres.

Henri.

Je me suis reproché plus d’une fois ma foiblesse ; je ne m’en console que par l’idée que ma conversion rétablira la paix. Eh ! que ne sacrifie-t-on pas à ce grand intérêt ?

Sulli.

Les esprits ne sont pas préparés encore pour un heureux changement… Point de remords, Sire ! les rois doivent dominer les religions, & ne s’attacher qu’à celle qui, composée d’éléments purs, découle du sein de la divinité, dont ils sont ici-bas les images, quand ils sont éclairés, fermes & bienfaisans. Ils doivent être au-dessus de ces pratiques superstitieuses qui avilissent la raison, abâtardissent les peuples, leur ôtent leur énergie & leurs vertus. C’est à eux de préparer de loin à leurs sujets un culte raisonnable, digne de l’homme, & de faire tomber, soit par les mépris, soit par une sagesse attentive, ces querelles misérables qui ont tant de fois ensanglanté la terre ; c’est ainsi que, législateurs sublimes & prévoyans, ils deviennent les bienfaiteurs du genre humain.

Henri.

Que ne puis-je l’être sous ce point de vue, & faire avancer mon siecle vers la vérité ! Mais, né dans une religion qui a rendu à la raison humaine une partie de sa liberté, je me trouve forcé de rétrograder, entraîné par la barbarie qui m’environne de toutes parts ; me voilà obligé d’embrasser un culte chargé d’absurdités révoltantes. Eh ! que deviendra le bien que je voulois faire aux hommes ?

Sulli.

Vous en ferez beaucoup, en paroissant céder au torrent contre lequel il n’y avoit point de digues. Il faut aller d’abord au plus pressé, & terrasser le fanatisme qui, sous vos yeux, égorge vos sujets. Donnez-lui le signal qu’il demande pour appaiser ses fureurs ; touchez les autels où il doit tomber vaincu & désarmé, ôtez-lui son poignard & ses flambeaux… Une messe entendue doit enchaîner le monstre & prévenir l’effusion du sang. Entendez la messe, & regardez ce peuple, tantôt insensé, tantôt furieux, comme un peuple d’enfans qu’il faut conduire par les illusions qui lui sont cheres.

Henri, avec affection.

Toi, mon cher Rosni, que rien n’oblige à ce sacrifice ; toi, dispensé de t’immoler, reste fidélement attaché à la religion réformée. Le poids de ton nom, tes vertus, ta mâle probité te rendent chef d’un parti que je ne puis plus favoriser trop ouvertement, mais auquel je serai toujours attaché de cœur & d’esprit ; non qu’il soit exempt de la fange qu’il a contractée par son voisinage avec le papisme, mais il secouera le reste de ses viles superstitions, & l’on verra naître bientôt une religion que la dignité de la raison humaine pourra avouer sous le regard de la divinité.

Sulli.

Prince ! si je sais lire dans l’avenir, & voir la marche de l’esprit humain, il faut que l’idole de Rome tombe par degrés : les abus & les lumieres conduiront un jour la France au protestantisme ; & le protestantisme lui-même ayant épuré son culte, montrera enfin à l’univers les vrais adorateurs de Dieu en esprit & en vérité. Alors, dégagée d’un mêlange ridicule & honteux, la religion sortira éclatante & pure, le front élevé vers les cieux. Elle enchaînera sans effort les esprits droits & les cœurs vertueux qui chériront ses attraits chastes & nobles, eux qui se refusoient aux idées avilissantes & injurieuses, sous lesquelles on osoit représenter le Créateur de l’univers & le Pere auguste des hommes.

Henri.

Heureux le prince qui pourra présider à cette époque, & qui sera favorisé dans ce grand changement par les lumieres nationales, autant que j’ai été arrêté par la démence & le fanatisme !

Sulli.

Un de vos descendans, Sire, une de ces ames fortes & généreuses que la Providence tient en réserve, chez qui l’amour du bien devient passion, qui conçoivent, veulent & exécutent les grandes entreprises, brisera le joug de ces tyrans religieux qui remplissent les esprits de chimeres mystiques, & dont l’opulence oisive mine les forces de l’état : & la France alors, délivrée du principe secret de sa destruction, reprendra son lustre & son éclat.

Henri.

Puisse-t-il faire ce qu’il ne m’est pas permis de tenter au milieu de tant d’esprits farouches, amoureux de leur servitude ! Ce royaume dégradé par sa fatale union avec Rome, ne reprendra l’ascendant naturel qu’il devroit avoir sur tous ses voisins, que quand il aura adopté une réforme urgente qui proscrive, & le tribut immense & annuel payé à la chaire de saint Pierre, & le célibat scandaleux des prêtres, & cette armée inutile de cénobites, & toutes ces chaînes arbitraires & bizarres qui attentent également aux privileges de l’homme é du citoyen.

Sulli.

Le tems et la raison réaliseront les mouvemens généreux de votre cœur… vos enfans, vous dis-je, se souvenant de vous, rendront à l’homme la liberté que l’atrocité des siecles barbares lui ont ravie ; & la puissance imaginaire de Rome, réduite à sa juste valeur, n’excitera plus que la risée des sages.

Henri.

J’en accepte l’augure, mon cher Rosni ; mais mes amis ne diront-ils pas que j’ai cédé à l’intérêt, au desir de régner ?…

Sulli.

Vous auriez été coupable, lorsque le vaisseau de l’état étoit battu d’une si furieuse tempête, de n’avoir point porté la main au gouvernail. Il n’appartenoit qu’à vous de le sauver. Restaurateur de la France, non, ils ne vous feront pas ce reproche. Ils savent qu’un roi se doit, avant tout, au repos de son pays ; qu’il n’est point hypocrite, pour donner le change au fanatisme… Eh ! mon cher maître, n’est-ce pas le même Dieu que nous adorons, le Dieu qui nous commande de chérir les hommes, & de leur faire tout le bien qui est en notre pouvoir ?… C’est le même évangile, c’est-à-dire, la même morale que vous reconnoissez pour la mettre en pratique… Le reste, Sire, est une vaine dispute de mots.

Henri.

Sans doute, mon cher Rosni ; & ceux qui adorent le même Dieu, qui suivent la morale auguste de l’évangile, devroient bien enfin se réunir, s’embrasser, & se regarder comme freres… Eh ! ne le sont-ils pas, puisqu’ils sont d’accord sur les mêmes devoirs, & qu’ils honorent les mêmes vertus ?

Sulli.

Un culte aussi raisonnable, aussi simple, aussi pur, choquoit trop l’ambition et l’orgueil des prêtres catholiques qui ont surchargé la religion de monstruosités étrangeres. Ils ont besoin d’égarer l’esprit de l’homme dans la confusion ténébreuse de leurs dogmes & de leurs mysteres.

Henri.

Comme mes vœux impatiens hâtent le jour où la France sera éclairée, où l’esprit de persécution cessera, où, faute de controversistes, tombera l’aliment fantastique de ces débats honteux !… En attendant, soyez bien sûr, mon cher Rosny, que, fidele à mes principes autant que je le pourrai sans rallumer les divisions ni les discordes, j’établirai la tolérance dans mes états. Elle seule fait la gloire & la force des empires.

Sulli.

Vous le devez, Sire, & par humanité, & par sagesse, & par reconnoissance, & même par politique.

Henri.

Ah, mon cher Rosny ! je ne pense tout haut sur ces matieres qu’avec vous… Qui plus que moi doit détester le fanatisme ? Que de fois j’ai vu le couteau levé contre mon sein ! J’ai toujours devant les yeux l’infortuné Coligny sanglant & déchiré[16], que ses vertus & sa probité n’ont pu sauver de la férocité des catholiques… Ils me tueront, mon ami, ils me tueront : mais n’importe, je veux tenir les deux religions dans ma main, & je n’en protégerai pas moins, jusqu’au dernier soupir, ceux dont je suis obligé de me séparer.[17]

Sulli.

Agissez & marchez toujours sous l’œil de Dieu, c’est assez pour ne plus craindre les hommes.

Henri.

Oui, je me remets tout entier à la Providence. (Après un silence.) J’ai besoin, pour rendre mon peuple heureux, d’un homme qui ait vos lumieres & votre fermeté ; car il y a bien des malfaiteurs à combattre… Savez-vous quel est le terme de mes souhaits, le but désiré de mes travaux ? C’est de faire en sorte, mon ami, que tout cultivateur, jusqu’au moindre paysan, mette tous les dimanches la poule au pot.[18] Tout dérive de là, mon ami, la joie, la santé, la force, la population, les bénédictions envoyées au ciel, & qui retombent sur la tête des rois… Allez, j’ai bien vos maximes dans le cœur.

Sulli.

Généreux prince, ayez constamment le courage de faire le bien ; car il est toujours difficile à faire, au milieu de ces hommes avides, de ces courtisans orgueilleux, qui ne voient qu’eux et jamais le peuple…

Henri.

Ne me cachez jamais la vérité, mon cher Rosny. Je la désire, je la cherche, et me crois né pour l’entendre.

Sulli.

Sire, je vous prouverai mon dévouement absolu, en ne vous déguisant jamais rien de ce qui pourra intéresser votre gloire ou le bonheur de vos peuples. (Il sort.)



Scène IV.

HENRI, seul.

Voilà l’homme qui m’aidera à porter le fardeau de la royauté ; il ne flatte pas, il est sévere ; tant mieux. Il aura le courage de me représenter mes fautes ; il n’y a qu’un ami qui puisse se charger d’un tel emploi. Grâces à Dieu, j’en ai trouvé un… Dans quelle situation je me trouve ! Obligé tout-à-la-fois de tirer l’épée & de feindre aux pieds des autels, il faut conquérir & sauver en même tems mon royaume ! Quel siecle ! Le sacerdoce combat la royauté ; le fanatisme tient son poignard suspendu sur ma tête, & paroît ne pas vouloir manquer son coup. Un pape m’ordonne d’un ton absolu de descendre du trône. Mayenne, les Seize, le rusé Philippe,[19] les décrets de la Sorbonne ont armé mon peuple contre moi. Quelle foule d’ennemis à domter ! La foiblesse n’est point mon partage. Mais que d’obstacles à vaincre ! que de partis à concilier ! que de factions à combattre ! Répondons à la rébellion par le courage, à la férocité par la constance, au fanatisme par la clémence. Je lasserai peut-être les farouches ennemis de la tranquillité publique. J’armerai du moins contr’eux les vertus faites pour amollir les âmes les plus dures…



Scène V.

HENRI, BIRON.
Henri.

Monsieur de Biron, vous commanderez cette nuit le poste de la Pointe-Notre-Dame : faites charger deux bateaux de farine, que vous conduirez dans la ville. En voici l’ordre écrit & signé de ma main, dont vous ne vous servirez qu’au besoin… Si vous aviez entendu ce qu’on m’a dit de leur misere ! Je vous connois, mon ami ; votre cœur en saigneroit… J’ai été plus d’une fois tenté de lever le siege ; & je ne réponds point, si je ne finis pas bientôt avec Brissac, que je ne décampe. J’aime mieux ne jamais régner que d’obtenir un trône qui coûteroit si cher à mon cœur.

Biron.

Sire, je ne puis qu’approuver ces sentiments si rares dans un roi ; mais cependant que votre majesté considere que les deux bateaux de farine qu’elle m’ordonne de faire entrer produiront un effet dangereux pour ses intérêts & pour la ville même. Les assiégés vont croire que ces vivres leur arrivent d’une main amie ; que c’est un bienfait des Espagnols ; qu’il leur en arrivera de plus considérables. Les ligueurs en profiteront pour accroître l’opiniâtreté du peuple : & qu’en arrivera-t-il ? Le trépas d’un plus grand nombre.

Henri.

Ils sont dans les tourmens de la famine, & vous considérez les cruels droits de la guerre !… Fais ce que je te dis, mon ami. Je connais le malheur. J’ai vu de près le besoin ; & si jamais je regne, je ferai en sorte qu’aucun de mes sujets n’éprouve le mal-aise de la disette.

Biron.

Mais au moins, Sire, que la longueur du siege ne vous rebute point. Vous avez rapproché les postes ; vous avez resserré la ville ; vous avez brûlé les moulins. Toute ressource va bientôt leur manquer ; ne perdez pas le fruit de tant de victoires… Vous emporterez la ville.

Henri.

Je sais tout cela ; mais ce que tu ne sais ni ne sauras jamais, c’est ce qu’il m’en coûte pour rester ici… L’homme de Brissac ne vient point… Voilà deux heures de retard… Je crains beaucoup… Si cette négociation allait manquer… Dieu par-dessus tout… Mais je ne puis rien prévoir de tout ce que deviendront mes affaires… Ô Dieu !… (Il tombe dans une profonde réflexion.)



Scène VI.

HENRI, LANGLOIS

(Un homme du commun, conduit par un garde, entre chez Henri ; M. de Biron se retire au fond de la tente.)

Henri, vivement.

Te voilà ? Eh bien, la lettre ?

Langlois.

Sire, je n’en ai point.

Henri.

Comment, tu n’en as point ?

Langlois.

Je ne suis point un simple courier, mais un agent de confiance ; mes instructions sont verbales.

Henri.

Eh ! pourquoi donc rester si long-tems ?

Langlois.

Votre majesté ne sait pas ce qu’il faut de précautions pour entrer & pour sortir de la ville, & de chez M. le gouverneur.

Henri.

Qu’a-t-il dit ?

Langlois.

De répondre à votre majesté, lorsqu’elle me demanderoit la lettre : les Brissac ont toujours été fideles à leur patrie & à leur roi.

Henri.

J’entends. Reste là un moment.

(Le roi passe dans un cabinet et écrit.)



Scène VII.

BIRON, LANGLOIS
Biron.

Ils sont donc aux derniers abois dans la ville, puisqu’ils ont renvoyé les bouches inutiles ?

Langlois.

Ah, monsieur, heureux ceux qui sont dehors ! Il n’y a plus de place dans les cimetieres, ni dans les églises, pour enterrer les morts.

Biron.

Que me dites-vous !

Langlois.

On peut compter à présent sur quinze cents hommes qui expirent chaque jour.[20]

Biron.

Il ne leur reste donc pas un muids de farine ?

Langlois.

Une mere a mangé son enfant.

Biron.

Ciel ! Et comment, dans leur désespoir, ces malheureux n’égorgent-ils pas la garnison ?

Langlois.

La garnison les égorge.

Biron.

Et les prêtres souffrent de telles horreurs ?

Langlois.

Les prêtres appellent ceux qui meurent des martyrs.

Biron.

Et ces infortunés se croient tels ?

Langlois.

Ceux qui survivent parlent de la gloire de les imiter ; on promene le saint sacrement dans les rues, pour fortifier les courages. Voilà le pain qui les nourrit. Si un homme tombe dans la foule en expirant de besoin : encore une ame dans le ciel, s’écrie le prêtre, réjouissez-vous-en avec moi. Venez, mes amis ; touchons tous ses vêtemens, & prions-le d’intercéder pour nous.

Biron.

Pauvre patrie !… L’humanité sainte a déserté les autels ; où s’est-elle réfugiée ?

Langlois.

Dans le cœur de Henri.



Scène VIII.

HENRI, BIRON, LANGLOIS.
Henri, à Langlois.

Prends cette bourse & cette lettre. L’argent pour toi, la lettre pour Brissac.

Langlois.

Je ne prendrai ni l’un ni l’autre.

Henri.

Pourquoi ?

Langlois.

J’expose ma vie pour mon roi avec plaisir, même avec joie. Je ne la vendrai pas pour tout l’or du monde. Si vous me renvoyez à M. de Brissac, j’y retourne, mais sans lettre.

Henri.

Sans lettre ?…

Langlois.

Oui, je serai arrêté, interrogé, fouillé… Dites-moi ce que vous voulez qu’il sache ; il le saura de vive voix… Songez que, quand j’aurai votre secret, j’en serai plus maître au milieu des tourmens, que la famine n’est maîtresse des entrailles qu’elle dévore.

Henri, après un silence.

Ami, je sens en ce moment que je ne suis pas si grand que toi.

Langlois, s’inclinant.

Henri sera toujours le héros de la France ; & mon premier devoir est de mourir pour elle & pour lui.

Henri.

Eh bien ! dis au gouverneur que Henri savoit bien qu’il auroit toujours lieu de chérir M. de Brissac autant qu’il l’a constamment estimé… (A voix basse.) Ajoute que j’arriverai demain à la porte S. Denis à quatre heures du matin.

Langlois.

A quatre heures du matin ?… Cela suffit, Sire, je lui rendrai vos propres paroles.

Henri. Echappe aux gardes, aux espions.

Langlois, avec une modeste & noble fermeté.

J’échapperai.[21]



Scène IX.

HENRI, BIRON.
Henri.

Eh bien, mon ami, que dites-vous de cet homme-là ?

Biron.

Sire, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement ; mais il faut qu’il soit né quelqu’un.

Henri.

Quelqu’un ! C’est un François ! Vous aussi vous auriez l’injustice commune à tous les grands, qui ne veulent croire à l’élévation des sentimens que dans les rangs les plus distingués ? La générosité, la noblesse, la franchise appartiennent aussi aux classes inférieures. Je l’ai éprouvé plus d’une fois. J’ai trouvé des secours dans la plupart de ceux que l’orgueil dédaigne. Oui, oui, c’est le peuple qui est franc, qui oblige & qui aime… Je vois que vous ne connoissez point la nation. Non, mon ami, non, vous ne connoissez pas ce bon peuple. Il est léger, mais sincere ; il est sur-tout sensible, & il m’adoreroit, s’il pouvoit deviner ce que je sens pour lui… Je vous l’avoue : si je n’étois jaloux de son amour, de cette affection vive qu’il sait si bien témoigner, si je n’avois formé le plan de réparer ses malheurs, de le rendre heureux, ne croyez pas que je tinsse contre le tourment d’en voir périr un si grand nombre, mais il s’agit de prévenir le démembrement du royaume. Sans ce puissant motif, certainement, très-certainement je leverois le siège, & m’en irois vivre dans mon petit royaume de Navarre. La, je ne voudrois pas de grands à ma cour, excepté deux ou trois que vous êtes, & que je me plais à reconnoître comme m’étant vraiment attachés… Le reste… ah ! le reste… Savez-vous que le plus infortuné des hommes, le plus trompé, le plus ennuyé, seroit le souverain qui ne seroit environné, qui ne régneroit que sur de grands seigneurs ? Mais en voilà assez là-dessus… Donnez ordre que les généraux se rendent ici.



Scène IV.

HENRI, seul.

Quel est donc le terme fixé par la Providence aux désastres de ce royaume ?… O Dieu, qui lis dans les cœurs, tu vois le mien ! Si la couronne affermie sur ma tête peut sauver cet état divisé, en proie à l’étranger, & commencer le repos de la France, fais que je regne, ô mon Dieu ! que j’anéantisse les projets de la cour d’Espagne, que j’opère la dissolution entière de la ligue ! Si au contraire, la mollesse, l’insensibilité, l’oubli de mes devoirs devoient me saisir sur le trône & corrompre mon cœur (en ce moment sensible & voulant le bien), fais que je n’y monte jamais ! Fais y asseoir l’homme le mieux né pour gouverner la nation, & lui rendre son caractère & sa gloire !… C’est le moins indigne de ce rang suprême, qui, aux yeux de ta justice, doit l’occuper.



Scène XI.

HENRI, LES CHEFS DE L’ARMÉE.
Henri, aux chefs.

Mes amis, que chacun de vous se rende à son poste… Vous ferez avancer les troupes pendant la nuit, mais dans le plus grand silence. Mesurez tellement votre marche, que vous ne vous présentiez qu’à quatre heures du matin aux portes de Paris. Une ombre favorable couvrira nos armes. Là, vous donnerez le signal que j’indiquerai. Si les portes s’ouvrent, si les barrieres tombent, vous entrerez en silence ; vous passerez dans les rues en ordre de bataille, mais les tambours muets, en vous emparant des places & carrefours… Désarmez ceux qui résisteront ; mais épargnez le sang françois ! Et que ce soit plutôt un triomphe pacifique qu’une entrée militaire. Songez que les Parisiens sont mes enfants, et faites qu’il n’y ait point d’autres violences commises que celles que la plus grande nécessité pourroit autoriser.

Un Chef.

Sire, nos vies sont à vous, & nous répandrons notre sang avec joie. Mais nous songeons aux périls de l’entreprise. Il ne faut qu’une barricade pour couper toute communication. Une main forcenée peut mettre en mouvement tout ce peuple & causer un affreux massacre. D’ailleurs, la trahison fut de tous tems l’arme favorite de la ligue. Laissez-nous les dangers, Sire ; & quand nous aurons établi nos postes, votre majesté s’avancera au milieu du corps de sa noblesse.

Henri.

Mes amis, je dois être le premier à la charge, le dernier à la retraite… Je combats pour ma gloire & pour ma couronne.

Un autre Chef

Votre courage, Sire, nous fait trembler. C’est à nous à mourir pour vous ; à vous, Sire, de vivre pour régner sur la France ; & nous osons dire que ce vous est un devoir.

Henri.

Eh bien ! le tout entre vos mains… Je veux que les plus déterminés ligueurs perdent leur férocité en ma présence. C’est au moment que je serai maître de la capitale & que je pourrai me venger d’eux, qu’ils reconnoîtront que mon cœur est porté naturellement à pardonner à ses ennemis.

Un autre Chef, à demi-voix.

Puisse-t-il ne plus se trouver de ces monstres fanatiques, s’élançant de l’ombre des autels, pour signaler leurs religieuses perfidies !



Scène XII.

ACTEURS PRÉCÉDENS, UN NOUVEAU CHEF.
Le nouveau Chef.

Sire, les Parisiens échappés ou renvoyés de la ville, & sauvés de la famine par vos bienfaits, demandent à porter à vos pieds les témoignages de leur amour & de leur reconnaissance.

HEnri.

Qu’ils viennent tous à moi ! Que ne puis-je les arracher tous à la mort, au prix de mon sang ! Il est bien tems que mes sujets respirent après tant de calamités ! Seront-elles éternelles, grand Dieu ! Puisse le feu de la guerre civile s’éteindre pour jamais !



Scène XIII.

HENRI, LES CHEFS DE SON ARMÉE, FOULE DU PEUPLE.
Foule du peuple.

Sire, ayez pitié de nous, ayez pitié de nous, Sire !…

Une Voix qui domine.

Vous êtes bon ; ne nous laissez pas mourir.

Une autre Voix.

Oui, vous avez un bon cœur… Faites-nous encore donner du pain ; que nous en portions à nos femmes, à nos enfants, qui pleurent, qui languissent, qui périssent…

une autre voix.

Vous aimez les Parisiens, sauvez-les, sauvez-nous tous !

Henri.

Mes amis, la ville aura des secours ; je lui ai envoyé des vivres, je lui en enverrai encore… la famine cessera.

Foule du peuple.

On nous tue dans la ville, & l’on ne nous laisse pas sortir. Nous n’espérons plus qu’en vous, nous n’espérons plus qu’en vous !

Un Homme du peuple.

Au moment où je vous parle, Sire, il n’y a personne dans Paris qui n’ait des morts ou des mourans dans sa maison.

Un autre.

Nous serions morts comme eux, si vous n’aviez eu pitié de nous.

Un autre.

Ils mourront tous jusqu’au dernier dans la ville, si vous ne prenez pitié d’eux, comme vous avez pris pitié de nous.

Henri.

Ô mes enfans, mes enfans !… je sauverai la ville, et malgré elle… je vous le promets.

Foule du peuple.

Sauvez nos peres, nos meres, nos freres, nos enfans ! Ils sont François… Ils vous béniront…

Un Homme du peuple.

Ils vont périr si vous ne les secourez… C’est un miracle si nous vivons.

Un autre.

Oui, Sire, ils sont réduits à broyer les os des morts pour en faire du pain.

Un autre, jetant au roi un morceau de pain.

Tenez, Sire, voyez par vous-même, en voici un morceau…

Un autre.

Ne vous a-t-on pas caché, Sire, qu’une malheureuse mere avait rôti son enfant ?…

Henri, se cachant le visage.

Vous m’arrachez les entrailles, mes amis ; arrêtez… Toutes ces horreurs vont cesser… Je suis aussi malheureux que vous l’êtes ; je souffre à moi seul tous les maux des habitans de cette ville… Ils finiront…

Un Homme du peuple.

Nos maux finiront, dit le bon roi, nos maux finiront !

Henri.

Oui, je vous le jure devant Dieu, vous aurez bientôt la paix.

Foule du peuple.

Nous aurons la paix, nous aurons la paix, dit le bon roi.

Henri.

Oui, allez porter aux vôtres et des consolations & des secours. (A ses officier.) Que l’on donne du pain à tous ces infortunés ; qu’on leur en donne en abondance ; en abondance, entendez-vous ? & qu’ils le partagent avec tous ceux qui souffrent.

Un Homme du peuple.

Vive le bon roi qui nourrit ses ennemis !

Cri du peuple.

Il nous donne du pain ! Il est catholique.

Autre Cri du peuple.

Il nous donne du pain ; il doit régner.

Autre Cri du peuple.

Il n’est point huguenot ! Prions Dieu pour lui !…

Cri général.

Vive le roi ! vive le roi ! vive le roi !

Henri, rentrant dans sa tente & s’essuyant les yeux.

Que Dieu dispose de moi selon sa volonté ! Il faut dans vingt-quatre heures que la ville soit sauvée, ou que je renonce à la couronne.

ACTE III.


Le théatre représente la maison d’Hilaire.



Scène premiere

LANCY, UN OFFICIER.
Ils sont enveloppés tous deux d’un large manteau qui les déguise ; on apperçoit qu’ils sont chargés de pains. Ils paroissent fatigués. Ils entr’ouvrent leurs manteaux en entrant.
Lancy.

Quelle désolation répandue dans cette ville !… Encore personne ici !… Plus de parents !… Plus d’amis ! Tous les liens de la tendresse & de l’amitié sont rompus… J’ai parcouru tous les lieux où je pouvois la rencontrer… Vaines recherches ! Grand Dieu, n’est-elle plus ! Voici la vingtieme maison que je visite ; & qu’ai-je vu ? quel spectacle d’horreur ! Des couleuvres & des serpens engendrés dans les décombres de ces demeures désertes, & qui rongent les cadavres restés sans sépulture… Ceux qui vivent ressemblent à des spectres. N’avons-nous pas traversé des rues où des infortunés couchés sur le ventre, broutoient l’herbe rare, à l’exemple des animaux ? Quel courage ou quelle opiniâtreté anime donc ce malheureux peuple ?

L’Officier.

Autant nous sommes touchés de compassion sur le sort des assiégés, autant leurs tyrans se montrent insensibles. Le murmure & la plainte leur sont défendus. Ils réservent leurs gémissemens pour le silence des ténebres, dans la crainte d’être punis comme réfractaires aux ordres qui défendent de demander la paix.

Lancy.

Ils veulent éterniser la guerre ; mais ces prêtres qui l’ordonnent ne combattent pas… O ma fille, ma fille ! où te trouverai-je !… Arriverois-je trop tard !… Mon ami, je vous fatigue, en vous associant à mes dernieres recherches ; mais pardonnez à ce cœur paternel ; il poursuit les traces de son enfant… Elle n’est pas ici… Dieu ! où est-elle ?

L’Officier.

Le chemin que nous venons de faire est pénible ; je l’ai entrepris sans peine pour un intérêt aussi cher. Mais songez aussi, que si le roi consent à ce que l’on porte des vivres à ces infortunés, il ne veut pas que l’on s’absente trop long-tems.

Lancy.

Il me faut donc désespérer de pouvoir la secourir ! Helas ! elle expire peut-être de besoin dans un coin obscur de cette ville, tandis que j’ai là de quoi lui racheter la vie… La bonté de Henri sera donc infructueuse envers ce que j’ai de plus cher au monde !… Il m’a fallu l’image bien présente de ma fille, pour ne pas jeter tout ce pain à cette foule de moribonds qui achevoient d’expirer en se gorgeant d’une nourriture infecte… O mon ami, quel moment pour mon cœur, si je la retrouvois ! Quelle joie de la serrer contre mon sein, de voir son front reprendre ses couleurs, de la contempler renaissante entre mes bras ! Je ne voulois que cet instant… Le ciel me le refuse, & il faut abandonner cette ville sans pouvoir du moins embrasser ses tristes restes… Mon devoir m’est bien dur ; & il n’y a qu’un roi comme le nôtre pour qui l’on puisse faire de tels sacrifices.

L’Officier, montrant la chambre voisine.

J’ai cru entendre de ce côté quelques gémissemens étouffés… Parcourons toute cette enceinte, & retirons-nous, si nous n’y trouvons pas l’objet de votre tendresse alarmée.

Lancy.

Je n’avance qu’en tremblant, je redoute le plus grand des malheurs. Je la demande & frémis de la rencontrer…

(Ils entrent dans la chambre, & après un certain intervalle, on voit paroître Hilaire pere, suivi de sa femme & de Mlle. Lancy.}



Scène II.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Mad. Hilaire, dans le plus grand désordre & le plus grand désespoir.

Revenons mourir ici, cher époux… Les barbares ! est-ce ainsi qu’ils soulagent ! Ah ! qu’ils égorgent plutôt, ils seront moins cruels. Quelle est donc cette horrible invention de leur détestable génie ?… Dieu ! je me meurs…

Hilaire pere.

Ma femme ! ils en ont frémi les premiers… Mais la nécessité les contraint comme nous.

Mad. Hilaire, avec force.

La nécessité ! Expirons cent fois avant que d’y toucher ! Quel abominable outrage fait à la nature !… Dieu !… J’ai cru entendre crier dans mon sein… Voilà donc ceux qui se disoient nos amis, nos protecteurs !… Ils appellent des bienfaits !… Ils ont pu !… L’oseroit-on imaginer !… Horrible mets que tout mon cœur a repoussé encore plus que ma bouche, c’est ton souvenir qui me rend la mort douce & desirable !

Hilaire pere.

Vois la main vengeresse du ciel appesantie sur cette ville, puisque les ministres des autels ne sont pas étrangers à de tels désastres.

Mad. Hilaire.

Eux ? Ah, je commence à voir & à croire !… Allez, ils ont pêtri pour nous cette pâte exécrable, composée d’ossemens humains, arrachés aux cimetieres ; mais ils vivent dans l’abondance, en nous contemplant mourir d’un œil dérisoire ou indifférent.

Hilaire pere.

Plains-les, mais sans les outrager…

Mad. Hilaire, se jetant dans bras de Mlle. Lancy, et la tenant fortement embrassée.

Ah ! mon fils, mon fils, où es-tu ! Viens, viens assister à mes derniers momens !… C’en est fait ; je ne puis plus soutenir la lumière… Non, elle m’est odieuse…

Hilaire pere.

Il s’est échappé malgré mes cris, & je n’ai pu voir de quel côté il a tourné ses pas.

Mad. Hilaire.

Ainsi il me faudra mourir douloureusement, & sans pouvoir l’embrasser encore une fois… Auroit-il touché de ses levres… Dieu ! je succombe à cette seule image…

Hilaire pere.

Je vais me rejeter dans la foule, le chercher & vous l’amener… Ici du moins l’on n’entend point les blasphêmes épouvantables de ceux qui perdent leur ame, en cédant lâchement au désespoir… Et la palme du ciel qui nous attend, n’est-elle rien ?…

Mlle. Lancy.

Allez, mon cher parrain, allez. Ramenez-le, sauvez-le ; il se perdra sans vous. Mes maux sembloient s’adoucir à sa vue ; mais, puisque nous allons expirer, je vais vous révéler tout l’amour que je lui porte ; il n’y a plus à dissimuler sur le bord du cercueil, & c’est dans les bras de sa mere que j’avoue ce sentiment pur & caché au fond de mon cœur : vous le lui direz, je vous en conjure ; c’est dans cette idée seule que je consens à quitter la vie…

Mad. Hilaire.

Ô ma fille ! que le ciel prolonge tes jours & retranche des miens ! J’ai trop vécu… oui, trop long-tems…

Mlle. Lancy.

Mere infortunée, souffrez-vous plus que moi ?… J’ai un pere que son devoir entraîne sous les drapeaux de Henri ; il donne la mort ou la reçoit ; c’est à regret qu’il fait couler le sang des Parisiens… O détestable guerre civile, tu sépares donc les cœurs les plus faits pour s’aimer !…

Hilaire pere.

Indignes François, qui servez sous un prince ennemi de la religion, oppresseurs de vos compatriotes, venez jouir de notre douleur ; venez vous féliciter du succès coupable de vos armes ! Et toi, cruel Lancy, qui as tiré l’épée contre nous, viens savourer nos tourmens ; viens contempler ta fille dans les angoisses de la crainte & les approches de la mort !… Je suis plus humain que toi ; je me suis souvenu que j’avois élevé son enfance ; je lui ai ouvert ma maison, je ne l’ai pas rejetée de mon sein. Que dis-je ! je la sépare de toi en ce moment, & je la chéris avec autant de tendresse & d’amour que j’ai de haine pour toi…

(Il presse dans ses bras son épouse & Mlle. Lancy. On voit Lancy qui sort de la chambre voisine avec l’officier.)



Scène III

LANCY, HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY, L’OFFICIER.
Lancy, la joie & la surprise sur le visage.

C’est elle ! mon ami, c’est… la voici… Je suis le plus heureux des peres…

Mlle. Lancy, se précipitant dans ses bras.

Mon pere !… je ne croyois plus obtenir du ciel cette faveur insigne.

Hilaire pere, avec une pieuse indignation.

Est-ce bien toi que je revois en ces lieux ?

Lancy, voulant l’embrasser.

Ah, mon ami !

Hilaire pere, le repoussant.

Moi, ton ami ! Suis-je l’ami d’un traître à sa religion & à sa patrie ? d’un homme qui s’est rangé contre nous, qui nous assiege, qui combat ses concitoyens ?… Toi, mon ami ! toi, soldat de Henri !

Lancy.

Je ne suis point traître à ma religion, ni à mes concitoyens… Avant peu tu en seras convaincu. Respecte le nom d’un héros que tu connois mal. C’est mon roi légitime ; il doit être le vôtre à tous, & pour votre bonheur.

Hilaire pere.

Lui, qui nous enferme dans ces murs avec toutes les horreurs de la guerre & de la famine ! lui, auteur de tous les crimes qu’elles entraînent !…

Lancy.

Les vrais auteurs de la guerre civile sont les imposteurs qui la perpétuent, qui ont fasciné vos yeux…

Hilaire pere.

Tranchons là. Que t’importe aujourd’hui notre existence, notre infortune ? Sors, & laisse-nous mourir.

Lancy.

Non : vous ne mourrez point… & toi qui fus mon ami, ton esprit est droit, je le toucherai, je l’espere…

Hilaire pere, s’éloignant.

Oses-tu ?… après…

Lancy.

Oui, j’ose… Dis-moi : quel est le but de cette ligue contre votre souverain ? Qu’a-t-elle fait pour l’état ? Depuis trente-neuf années de guerre, c’est-à-dire, de désolation, de ruines, de meurtres, d’incendies, de pillages, la France n’offre que plaies sanglantes, & force la pitié de ses ennemis les plus cruels ! Ah ! il faut un roi comme Henri, pour la sauver du précipice où tout l’entraîne. Tu connois bien peu son âme, si tu ne la crois pas sensible. Tu n’as point vu couler ses pleurs, au récit de vos maux ; tu ne sais point comme il les partage, & combien il souffre de votre aveuglement. Il ne peut se résoudre à prendre d’assaut cette ville rebelle. Il veut la préserver d’un carnage affreux ; & sa sensibilité va plus loin encore, il voudroit pouvoir nourrir la ville en l’assiégeant. Il risque sa victoire, il hasarde son trône, en laissant passer secrétement des vivres.

Hilaire pere.

C’est en vain que ta voix insidieuse cherche à nous persuader des bienfaits imaginaires… Regarde autour de toi ; où est donc le témoignage de cette prétendue clémence ? Réponds…

Lancy.

Mon arrivée en ces lieux… Si tu me vois en cette ville, apprends que c’est par sa permission. Cet ami & moi, nous sommes venus tous deux, chargés de pains pêtris en sa présence, arrosés de ses pleurs, & que je viens de déposer chez toi, près de ta mere.

Hilaire pere.

Quoi ! des alimens, et de sa main !… Nous aurions là des alimens ?… Ma mere auroit…

Lancy.

Je l’ai trouvée défaillante, & j’ai eu le bonheur de la rappeler à la vie.

Hilaire pere, avec le cri de l’ame.

Tu m’as rendu ma pauvre mere !… toi !

Lancy.

Oui, allez vivre tous, en bénissant le roi qui vous donne la vie ! Ce pain a été fait, vous dis-je, sous ses yeux, & il y a mêlé ses larmes. Ce n’est pas la seule grace qu’il destine à ses enfans. Vous verrez d’autres effets de sa générosité. Elle embrassera tous ceux qui reviendront à lui ; il ne veut que le repos de la France et sa félicité… Mais cachez ces provisions à la recherche avide du soldat que vous payez pour vous défendre, & qui erre néanmoins dans la ville qu’il met au pillage, le fer et les flambeaux à la main… Tant que le siege durera, je veillerai à votre subsistance… Hilaire, voilà comme je réponds à tes outrages !

Hilaire pere.

Je demeure confondu ! O mon fils, où es-tu ?…

L’Officier, à voix basse, à Lancy.

Partons, mon ami, partons : l’heure nous presse.

Lancy.

Un instant, ami…

L’Officier.

Nos drapeaux nous attendent… n’abusons point des bontés du roi… Dérobez-vous…

Lancy.

Que vous êtes pressant !… Oh ! que j’embrasse ma fille…

L’Officier, à voix basse.

Songez au poste qui vous est confié… Ce jour va décider peut-être du sort de l’état.

Lancy, à Hilaire pere.

Toi, que je ne crains point d’appeler mon ami, sûr que tu en rempliras les devoirs, adieu ; je te confie ma fille. Sers-lui de pere jusqu’au moment où la paix pourra me rendre à moi-même. Ce moment ne sauroit être éloigné. Puisse la fin de ce malheureux siege me ramener bientôt vers vous !… Puisse ce peuple, inconcevable dans son opiniâtreté, ouvrir les yeux sur cette ligue funeste, sur ces satellites mercenaires, qui, en déchirant le sein de la patrie, sont parvenus à s’en faire croire les légitimes défenseurs… On vous peint Henri sous des traits bien différens de ce qu’il est en effet. On se garde bien de vous rendre compte de ses vrais sentimens : et dans cette derniere conférence encore, que n’a-t-il pas dit à vos députés ? Avez-vous lu les offres de paix qu’il leur a remises par écrit, afin qu’elles fussent publiées ?…

Hilaire pere.

Non… nous n’avons point vu cet écrit : au contraire, des gens dignes de foi nous ont assuré qu’il vouloit la ville sans aucune condition ; qu’il prétendoit nous traiter en vainqueur, en conquérant, & détruire à la fois la messe & nos privilèges… Plutôt mourir tous !…

Lancy.

Voilà comme les Seize, les prêtres & les Espagnols vous trompent ; voilà comme l’esprit de fraude devient de jour en jour plus audacieux dans ses mensonges. Je l’ai entendu, moi, leur reprocher les calomnies qu’ils répandoient parmi le peuple ; les conjurer de prendre des sentimens humains ; leur exposer son respect pour la religion… comme il s’attendrissoit en leur peignant le triste état de la patrie ; ses belles campagnes dévastées ; ses villes florissantes sans communication & sans commerce ; l’anarchie à la place des loix ; les tribunaux déserts ; la police interrompue ; les autorités subalternes & les dominations arbitraires dévorant tout & remplaçant la majesté royale. O mon ami ! il étoit ému jusqu’aux larmes, en déplorant ces viles erreurs de la superstition qui dénature l’homme. Mais elle a transformé vos ligueurs en tigres cruels : fanatiques, cupides, intéressés au désordre, ils ont soif du pillage & des déprédations ; ils se sont vendus à l’étranger, & n’apperçoivent pas même l’esclavage qui va les enchaîner. Allez, un jour viendra que vous regretterez, mais trop tard, d’avoir écouté ces organes d’imposture, ces ministres de désolations… Je ne puis en dire davantage… Adieu, ma fille.

Mlle. Lancy.

Et vous nous abandonnez, vous notre libérateur !… Encore quelques momens… De grace…

Lancy, avec tendresse.

Crains, ma fille, crains de faire perdre à ton pere, en un seul jour, trente années d’honneur. Je cede au devoir ; cedes-y à ton tour. Epargne-moi tes larmes, ou répands-les sur cette malheureuse cité. Et vous, mes amis, barricadez-vous, & mettez vos provisions à l’abri du soldat féroce. On lui a donné le droit de dévaster, & vous ne pouvez réprimer le désordre affreux qu’il exerce en vos propres murs… Ah ! revenez au bon roi ; je vous y exhorte au nom de la paix… Adieu. Puissiez-vous m’entendre ! (Il sort avec l’officier, & l’on ferme la porte que l’on barricade ensuite.)



Scène IV.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE grand’-mere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Hilaire pere.

O providence ! préserve-nous de ce dernier malheur !… La foi serait perdue… Mais, mon fils ne revient point… Pourquoi ai-je perdu la trace de ses pas !… Nous avons de quoi… (On voit dans le fond la grand’mère Hilaire qui s’avance, portant des pains dans son tablier. Mad. Hilaire la soutient.)

madame hilaire grand’mère.

Mes enfans, venez partager ce bienfait inattendu. C’est le ciel qui vient de nous l’envoyer par les mains du généreux Lancy ; il nous sauve la vie à tous… Mais, je ne vois pas mon petit-fils. Le cher enfant nous manque. Prenez une nourriture dont vous devez avoir tous grand besoin, & puis vous irez le chercher, de peur que son courage imprudent… Je veux le revoir.

Hilaire pere, prenant les pains & les distribuant.

Et vous, ma mere, vous qui avez dû souffrir plus que nous, prenez.

Mad. Hilaire grand’mere.

Lancy a pris soin de moi… mais je crains d’avoir surpassé mes forces. Cette nourriture prise trop précipitamment… Je sens là (en mettant la main sur son estomac) un poids… Et toi, ma chere Lancy, ne te laisse point abattre…

Mlle. Lancy, tenant un morceau de pain & l’arrosant de larmes.

Non, je ne puis… je ne puis… je ne mangerai point qu’il ne soit de retour. Je ne consentirai à vivre que quand je le reverrai.

Mad. Hilaire.

Ma mere, ce bienfait nous devient inutile, si le ciel ne nous le ramene pas.

Hilaire pere, s’arrêtant.

Oui, ma main tombe ; ma main ne portera aucun aliment à ma bouche, tandis que loin de nous, mon fils souffre… Je ne veux plus de ces secours, s’il ne les partage… Le cruel ! nous quitter au moment où la providence nous exauce… Ah ! son intention étoit bonne : il vouloit nous soulager… Le ciel m’a donné un bon fils. Au péril de ses jours, il se précipite dans quelque danger pour nous rapporter de quoi vivre. Mais qu’entends-je ? on monte ; qui vient ici ? Ce sont des voix confuses. (En étouffant un cri.) Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! ce sont les Suisses… Qu’allons-nous devenir !…

Mad. Hilaire.

Les Suisses !… Nous sommes perdus. (On entend plusieurs voix confuses et terribles qui disent :) c’est ici, c’est ici. — En es-tu bien sûr ? — Je te le dis. — Oui, c’est ici ; je ne me trompe point. — Entrons. — De force ou de gré.



Scène V.

ACTEURS précédens, SUISSES armés de sabres & portant des flambeaux.
Des Voix menaçantes.

Ouvrez ! ouvrez… ouvrez à l’instant même… Ils se sont enfermés, bon signe… Allons, à toi… vîte. La hache ici… Brisons, coupons, enfonçons les portes. (On entend les coups de hache qui brisent les portes.) Redouble… Allons, bien… Encore. Bon… Dépêche-toi… Nous y voilà… tout va tomber.

Hilaire pere.

Cachons notre pain.

Mad. Hilaire.

J’expire de terreur… Ils brisent les verrous, rompent les barreaux, détachent les gonds…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Cachez-vous dans ma chambre… Je m’opposerai seule à eux… En me voyant, ils auront peut-être pitié de mon âge.

Hilaire pere, errant sur la scène.

Dois-je m’armer… exciter leur fureur… ou supplier ces barbares ?… (La porte tombe ; les Suisses entrent, armés de haches, de mousquets, & portant des flambeaux.)

Mad. Hilaire, Mlle. Lancy, au premier aspect.

Mon Dieu !… mon Dieu !… Ciel ! miséricorde !… Quels fronts !

Le premier Suisse.

Gardez de résister… Votre pain, votre pain, ou la mort.

Hilaire pere, qu’on saisit.

Barbares, nous en manquons.

Un autre Suisse.

C’est ce que nous allons voir.

Un autre Suisse.

Est-ce bien ici ?

Un autre Suisse.

Oui, oui, te dis-je… Je les ai vus entrer tous deux ; ils portoient du pain sous leurs manteaux ; c’étoient deux officiers… Je les aurois bien attaqués, mais j’étois seul alors.

Un autre Suisse.

Bon ; furretons… Visitons tous les coins & recoins.

Un autre Suisse.

Suivez-moi, vous, dans cette autre chambre… & que rien n’en sorte. (Mad. Hilaire grand’-mere est à la porte de cette chambre ; un Suisse la renverse.)

Passons, passons, voyons par-tout.

Hilaire pere, relevant sa mere.

Inhumains ! qui ne respectez point la vieillesse, est-ce à notre vie que vous en voulez ? Je suis désarmé. Satisfaites votre rage.

Mad. Hilaire.

Lâches brigands ! qui désolez la ville au lieu de la défendre, est-ce pour de pareils attentats qu’on vous a payés ? Sont-ce là les secours que vous devez aux citoyens ?

Un Suisse.

Voilà de belles raisons ! Il nous faut des vivres, entendez-vous, de gré ou de force.

Plusieurs Suisses, trouvant du pain dans la chambre voisine, avec une joie féroce.

Camarades, en voici… en voilà, camarades !… en voici…

Un autre Suisse.

Bonne trouvaille, ma foi. (Voyant les pains qu’on apporte.) Ah, ah, ah ! Bon, bon, bon !… Bonne capture…

Mad. Hilaire, à genoux, avec Mlle. Lancy.

Ah ! partagez avec nous au moins ; j’ai une mere, j’ai un fils… une mere âgée… ses cheveux blancs…

Un Suisse, le sabre nu sur leurs têtes.

N’en cachez-vous point ? (Il les fouille.) Par la mort !…

Mad. Hilaire, Mlle. Lancy, demi-mortes de peur.

Vous voyez…

Le même Suisse.

C’est qu’il en faut, & pour nous, & pour nos camarades qui sont à l’autre bout de la ville à faire la même expédition ; nous nous rejoindrons, & c’est avec eux que nous partagerons…

Hilaire pere.

Laissez-nous un seul pain… un seul… Regardez cette femme courbée sous le poids des années… C’est ma mere… Prenez pitié d’elle au moins, respectez son âge.

Plusieurs Suisses.

Emportons tout. — Vraiment, voilà de belles paroles. — Nous n’en avons pas encore assez pour nous & les nôtres.

Hilaire pere, se relevant.

Tuez-moi sur la place, ou rendez-moi un seul pain.

Un Suisse.

Allez, vous êtes bien heureux encore d’en avoir, & nous ne vous laissons la vie, que par ce qu’en enfonçant vos portes, nos peines n’ont pas été inutiles ; car sans cela… point de quartier…

Hilaire pere, avec la fureur du désespoir.

J’en aurai, barbares ; j’en aurai, ou vous me tuerez… Tuez, tuez-moi… (Il se jette sur eux pour avoir un pain, les femmes se jettent entre lui & les Suisses ; les Suisses le repoussent et sourient de sa foiblesse.)

Plusieurs Suisses.

Laisse, il peut à peine se soutenir… Epargne-le, nous sommes les plus forts. (Un jeune Suisse jette du pain à la jeune Lancy, comme touché de son état. Un vieux le ramasse, en lui disant d’un ton dur :) Que fais-tu ?… Est-ce ta sœur… dis ? & n’ai-je pas la mienne ?

Le jeune Suisse, gémissant.

Je ne puis rien…



Scène VI.

HILAIRE pere, les deux dames HILAIRE, Mlle. Lancy.
Tous quatre sont accablés et dans des postures différentes.
Mad. Hilaire.

Dans quelle extrêmité plus horrible sommes-nous retombés !

Mlle. Lancy.

O mon père, ne nous aviez-vous donc apporté ce pain, trésor si rare, que pour qu’il nous fût ravi l’instant d’après par ces barbares !

Hilaire pere.

Mon courage est abattu… Tant d’adversités m’accablent enfin… Je n’y résiste plus… O nouveau spectacle de douleur !… Ma mere… Elle est comme anéantie. (Ils prodiguent tous leurs soins à la grand’-mere.)

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ah, mon fils ! à peine puis-je parler… Dieu m’exauce… Je mourrai dans vos bras.

Hilaire pere.

Si vous mourez, nous vous suivrons.

Mad. Hilaire grand’-mere.

J’ai fini ma carrière ; mais la vôtre doit s’étendre : j’ai quelque chose d’important à vous dire, & je ne sais si j’en aurai le temps & la force… Il faut que je vous éclaire… Les momens me sont précieux.

Hilaire pere.

De quoi voulez-vous parler, ma mere ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Tu auras peine à le croire ; ta bonne foi, ta candeur… Mes enfans, j’ai entendu… Ecoutez-moi, mon fils. Ici à cette place même…



Scène VII.

ACTEURS précédens, HILAIRE fils.
Hilaire fils, dans la douleur.

Vous me revoyez… hélas ! & je ne vous apporte aucun secours… Mais…

Hilaire pere.

Ah, mon fils, d’où viens-tu ?

Mlle. Lancy.

Graces, Dieu puissant, qui nous l’as rendu.

Mad. Hilaire.

Pourquoi t’es-tu séparé si long-tems de nous ?

Hilaire fils.

Ah, ma mere, vous dirai-je ce qui m’est arrivé ! En aurai-je la force ? J’ai couru aux remparts de la ville. J’avais appris que l’on y distribuait des secours. O quel étonnement ! les assiégeans nourrissoient les assiégés, & c’étoit par ordre de Henri. J’ai crié aux soldats, « mes amis, donnez-moi du pain pour une femme de quatre-vingts ans, pour un pere chéri, pour une mere tendre, pour une fille céleste, dont le pere est parmi vous, pour la fille du généreux Lancy… Par pitié, par grace, donnez-nous du pain, ou envoyez-moi la mort. » En disant ces mots, je découvre mon sein ; un soldat est ému, il me présente un pain au bout d’une lance ; je le détache du fer homicide ; je le cache ; je le presse sur mon sein ; je vole pour vous l’apporter… Des soldats féroces, qui errent dans cette ville, se jettent sur moi, le glaive en main, & me dépouillent. J’ai eu beau défendre votre aliment avec la fureur du désespoir ; ils ont dévoré à mes yeux ce pain qui devoit être le soutien des jours les plus sacrés. Ils y ont puisé de nouvelles forces pour aller ravir la nourriture à l’enfance & à la vieillesse… Peu leur importent les cris, les prieres & les larmes ; ils sont prêts à faire couler le sang ; & c’est dans notre ville qui les a appellés, qui les soudoie, qu’habitent ces ennemis intestins, plus dangereux, plus cruels que ceux qui écrasent nos murailles.

Hilaire pere.

Ah, mon fils ! que me dis-tu ? Ils sont entrés ici de même ; ils ont tout enlevé… Le généreux Lancy nous avoit apporté la vie… C’est la mort qui nous reste.

Hilaire fils.

Le brave Lancy a paru dans ces lieux ? (A demi-voix) Ah, que ne l’ai-je su, & que ne l’ai-je suivi !…

Hilaire pere.

Regarde… vois ces gonds abattus, ces verrous forcés, cette porte brisée, tout le désordre de ces lieux… Notre mere en est demi-morte d’effroi.

Hilaire fils, d’un ton ferme & décidé.

C’est donc au malheur qu’il appartient de nous éclairer !… Ah, mon pere ! J’ai vu le tableau le plus horrible… Mais de quelle horreur précieuse & salutaire il a pénétré mon ame !… Je l’oserai dire, on nous trompe, on nous abuse ; nous sommes séduits…

Hilaire pere.

Que dis-tu ?

Hilaire fils.

C’est dans un indigne esclavage que la ligue prétend nous retenir. Donnerons-nous les mains à notre propre servitude ? Sortons de cet état de misere & de lâcheté… Que le sceptre enfin soit remis aux mains du roi légitime…

Hilaire pere.

Est-ce mon fils qui parle ? Ciel !

Hilaire fils.

Henri est doué de toutes les qualités royales. Il faudroit le choisir, quand même les loix fondamentales du royaume ne nous l’auroient pas donné. Allez, tout mon desir aujourd’hui est de le voir entrer triomphant dans cette ville aux acclamations de tout son peuple.

Hilaire pere.

Comme la misere & l’infortune font changer de langage !… Tu es dans le délire, mon cher fils…

Hilaire fils, impétueusement.

Non, c’est plutôt… Les ligueurs, vous dis-je, sont des barbares & des imposteurs qui se moquent tout bas de notre crédulité… Eh, quels secours abominables ont-ils osé vous offrir, eux qui se disent vos amis ! Répondez…

Hilaire pere.

Ils souffrent comme nous. Réduits à la même extrêmité, que peuvent-ils dans cette effroyable disette ?

Hilaire fils.

Allez, elle n’existe pas pour eux.

Hilaire pere.

Ne perdons pas du moins la constance & la foi. Faut-il devenir coupables parce que la faim nous consume ? & pour quelques courts momens qui nous restent à vivre, trahirons-nous l’auguste croyance de nos peres, en nous liant aux huguenots ?… Seroit-ce mon fils que j’ai élevé dans mon sein, qui s’égareroit à ce point, qui renieroit le nom catholique ?…

Hilaire fils.

Mon pere, je saurai mourir pour la foi de l’église quand il le faudra ; j’aime ma religion, mais j’aime aussi ma patrie : désabusez-vous sur les motifs qui font agir la ligue. L’ambition ardente & cachée en est l’ame : ce n’est point à la personne de Henri qu’on en veut, c’est à son royaume. Contemplez l’ouvrage des ligueurs ; ils aiment mieux voir périr un peuple entier que d’accepter la paix qui leur est offerte. Ils la redoutent, parce qu’elle finiroit leur tyrannique empire. Ils viennent nous exhorter avec un air hypocrite à supporter la famine, tandis qu’à l’écart ils calculent les avantages qu’ils retirent de notre révolte…

Hilaire pere.

Notre révolte ?… Où suis-je !… Ah, si tu n’étois pas mon fils !

Hilaire fils.

J’ai vu notre fidele serviteur couché dans la foule des morts. Il a perdu la vie en disputant de quoi nous soulager, & les coups qui l’ont percé pouvoient s’étendre jusqu’au cœur de votre fils… Vous ignorez encore ce qui vient de se passer… Grand Dieu ! quels tyrans implacables, quels monstres n’en seroient attendris & ne consentiroient pas au plus grand, au plus entier sacrifice pour la prompte cessation d’un tel fléau !… Ecoutez & tremblez… Une femme… faut-il donc que ma bouche vous l’apprenne !… une femme, une mere, dans cette démence inconcevable qu’inspire le tourment de la faim, a tué son enfant, a fait rôtir ses membres palpitans, a voulu porter à sa bouche… Mais la nature trahie, outragée, reprenant bientôt tous ses droits, elle est morte de douleur sur cette affreuse nourriture…

Mad. Hilaire, Mlle. Lancy.

O tems ! ô jour d’horreur !

Hilaire pere.

Voilà le crime de l’hérétique : que Dieu l’en punisse.

Hilaire fils, fortement.

Voilà le crime de la ligue… Mes trois freres ont péri dans les factions qu’elle a suscitées ; & vous, mon pere, vous qui dans tous les tems en avez souffert, vous ne voulez pas reconnoître des agens vendus à l’étranger ? Faut-il que toute votre famille périsse, pour vous ouvrir les yeux ?

Hilaire pere, avec une douleur concentrée.

Tes paroles me sont bien plus cruelles que la faim que j’endure.

Hilaire fils.

Depuis long-tems, mon pere, je nourrissois ces idées, & je n’osois, par respect, les exprimer, de peur de heurter vos opinions. Mais le jour de la vérité est enfin venu, & je ne crains plus de la produire dans tout son éclat. Ils verront, vous dis-je, le trépas du dernier François plutôt que de renoncer à leurs vues ambitieuses… Cette ligue, sur laquelle vous osez fonder de si grands intérêts, qu’est-elle au fond ? Une horrible & tumultueuse confusion, un amas de diverses têtes capricieuses, enfantant chaque jour ordonnances, édits, plans nouveaux, changés à tous momens. Il s’y engendre tant de jalousies, de haines, de desseins opposés ; les prétentions sont si contraires & s’entre-choquent tellement, qu’il sera impossible de jamais les concilier.

Hilaire pere.

Arrête… Tu as sucé un mauvais lait, mon fils, & ton égarement fera l’amertume de mes derniers jours… La gloire de nos autels fut toujours attachée à l’éloignement des huguenots. Ils ont toujours tenté de renverser l’état politique du royaume. Reviens de tes erreurs : la jeunesse n’est que trop sujette à se laisser séduire par d’éblouissantes nouveautés… Ne vois-tu pas que dans ces tems orageux, notre religion n’a été soutenue que par la sainte ligue ? Henri III a déshonoré le trône ; il vouloit faire un bûcher immense de cette capitale[22] ; tu le sais, tu l’as détesté avec tous les vrais citoyens. Le Navarrois, son allié, respectera-t-il le privilège de nos autels ? Entrant à main armée, l’hérétique renversera toutes nos libertés…

Hilaire fils.

Eh ! il se puniroit lui-même ; il détruiroit son pouvoir. D’ailleurs il ne peut plus être considéré, comme hérétique, s’étant soumis à l’église & ayant fait abjuration publique.

Hilaire pere.

Fausse grimace ! Ruse affectée ! Astuce de guerre ! Il foudroie nos murailles, assiege nos autels, & sa conversion passeroit pour sincere !… Si cette abjuration n’étoit pas un pur acte de politique, il eût donné des preuves d’une soumission parfaite au légat de Rome ; mais il est hérétique au fond de l’ame.

Hilaire fils.

C’est à Dieu seul qu’il appartient de scruter les cœurs & de juger s’ils sont sinceres ou dissimulés. Pour nous, croyons au serment du brave Henri.

Hilaire pere.

Non, je n’y crois point ; c’est un nouveau parjure… Cette absolution ensuite a été donnée contre tous les regles ; & d’ailleurs, elle n’a pas été ratifiée par le pape.

Hilaire fils.

Le pape ! Et Henri a promis devant Dieu !… Le souverain pontife peut bien vouloir l’éprouver ; mais il ne peut s’empêcher de le reconnoître.

Hilaire pere.

Quand il le reconnoîtra, alors il sera véritablement roi de France.

Hilaire fils.

Ainsi la couronne de nos rois seroit entre les mains du saint siege ! Il deviendroit juge de leurs pensées les plus secretes, & jusqu’à ce qu’il lui plût de l’éteindre, il attiseroit le feu de la guerre civile ! La religion, au lieu de désarmer des mains sanguinaires, affermiroit le glaive qui déchire en tous sens le sein de la patrie !… Suffit-il d’être ligueur pour mériter toute croyance ? Le premier fondement de la tranquillité publique réside dans un chef qui réunisse les divers partis qui se choquent ; les désastres, dont nous gémissons, auront toujours le même cours, tant qu’il n’y aura pas un monarque universellement reconnu dans tout le royaume… Les qualités de Henri, sa générosité, sa grandeur lui méritent le sceptre. C’en est fait, je me range parmi les royalistes…

Hilaire pere.

Arrête, infortuné, arrête !… Tu perds ton âme, & je pleure sur toi…

Hilaire fils, en regardant Mlle. Lancy.

Je veux suivre désormais les drapeaux sous lesquels marche le fidele Lancy ; la paix, l’abondance, le bonheur n’entreront dans cette capitale que lorsque ses portes s’ouvriront devant un roi populaire. Il ne faut peut-être qu’une voix pour ramener les François à leur souverain. Eh bien, je crierai : la paix, la paix avec le bon roi ! & les voix de plusieurs se joindront à la mienne… Combien il en est qui gémissent en silence, & qui n’attendent que ce signal pour abjurer la ligue & ses fureurs !

Hilaire pere, avec courroux.

Demeure, jeune insensé, demeure, ou je ne te reconnois plus pour mon fils.

Hilaire fils, avec un cri de douleur.

Mon pere ! Et voilà donc l’ouvrage du fanatisme ! Il nous désunit.

Hilaire pere.

Recevoir un hérétique dans le trône de Saint-Louis ! quel sacrilege ! quelle profanation !… Ah ! je frémis… Ecarte-toi de moi, enfant dénaturé. Je ne puis te pardonner ce blasphême : sors de ma présence, ou repens-toi…

Mad. Hilaire grand’-mere, à son fils.

Hilaire, écoutez : respectez mon petit-fils. C’est Dieu qui l’inspire.

Hilaire pere, avec emportement.

Dites l’esprit de ténebres…

Mad. Hilaire grand’-mere, continuant.

J’ai recueilli toutes ses paroles, & j’y ai reconnu le vrai portrait de ces traîtres, que je croyois des hommes sinceres, & que je me reproche bien aujourd’hui d’avoir écoutés…

Hilaire pere.

Qu’entends-je ! où suis-je !…

Mad. Hilaire grand’-mere, à son petit-fils.

Approche ; je te reconnois… Oui, tu as un sens droit, le sens de ton grand-pere. Il détestoit le langage des hypocrites ; il a prévu tous les malheurs qui nous accablent ; il en accusoit nos prêtres ; il me l’a dit cent fois…

Hilaire pere.

Et vous aussi, ma mere, vous qui fûtes si pieuse, si résignée… Allez-vous perdre en un instant le mérite d’une vie entiere ?… Qui vous a donc tous pervertis à la fois ? Le poison de l’hérésie auroit-il circulé à mon insu dans ma famille ?… O Dieu ! ce seroit là le dernier coup… Frappe, avant que mes tristes yeux soient témoins…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ecoutez-moi, mon fils… Plein de votre probité, vous ne pouvez ajouter foi à certains crimes, qui n’existent que trop. Ici Guincestre, Aubry, ames de la ligue, ont dévoilé les mysteres d’iniquité qui renferment leurs intrigues, leurs attentats, & tous nos désastres.

Hilaire pere.

Et qu’avez-vous entendu ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ici, à cette place même, je les ai entendus profaner la religion qu’ils professent.

Hilaire pere.

Eux ?…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ce sont des monstres, vous dis-je… L’aveu d’une cabale infernale est sorti de leurs bouches. Ils ne me savoient pas si près d’eux, les traîtres !

Hilaire pere.

Ah ! que m’annoncez-vous ?… Se peut-il !… Non…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Leurs complots sont horribles & ténébreux, te dis-je, & je n’exprimerai qu’imparfaitement jusqu’où ils osent aller. Ce sont des fourbes qui se servent de ce qu’il y a de plus sacré au monde, pour étayer leur perverse ambition. Leurs discours m’ont fait frémir : ils annoncent des cœurs atroces & capables de tout enfreindre. Je leur ai peint, dans la premiere chaleur du ressentiment, toute l’indignation que leur fourberie abominable m’inspiroit ; & dans leur lâcheté, ils n’ont su que menacer.

Hilaire pere, avec la plus grande surprise.

Vous menacer, ma mere… vous menacer !… Qu’entends-je !…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Et non me délivrer d’une vie dont je sens tout le fardeau.

Hilaire pere.

En croirai-je ce que vous me dites ?…

Mad. Hilaire grand’-mere.

Douterois-tu de ce que ta mere te dit ? T’a-t-elle jamais trompé ? Ouvre les yeux ; il en est tems encore… Je les ouvre assez-tôt pour t’éclairer… La vérité est sur mes lèvres avec le dernier soupir.

Hilaire pere, les yeux au ciel.

Dieu ! guide-moi… Est-ce la vérité que j’entends ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Dérobez votre tête à la tyrannie ; brisez le joug qui vous retient ici ; passez avec courage dans le camp de Henri, & rejoignez votre ami de tous les temps, le brave, le généreux Lancy.

Mad. Hilaire, à son époux.

Ah ! cher époux, ses paroles ont allumé en moi un courage nouveau. J’apperçois la ligue sous son vrai jour : adopte nos idées ; rompons l’affreux esclavage où nous captivent depuis trop long-tems des hommes qui n’ont le nom de Dieu à la bouche que pour mieux cacher la cruauté dans leur cœur.

Hilaire pere.

Quoi ! nous aurions été trompés à ce point ?

Mad. Hilaire grand’-mere.

Oui, vous l’avez été, mes enfans… Je vous l’atteste en présence de Dieu, & prête à paroître devant lui.

Hilaire pere.

Quoi ! les mains qui tous les jours touchent les saints autels, ourdiroient ces trames ténébreuses & sanguinaires…

Hilaire fils.

Votre candeur antique & respectable, comme l’a dit ma mere, ne vous a jamais permis de croire à la duplicité, à la trahison de ces hommes qui se montrent sous des dehors religieux, & vous avez confondu la religion & ses ministres ; l’une est sainte, mais les autres sont pervers…

Hilaire pere.

Quoi ! il me faudroit renoncer aux idées les plus consolantes ?… Ah ! j’en mourrai… Que ne suis-je déjà dans la tombe !

Hilaire fils.

Mon père, rendez-vous ; la paix n’est qu’aux pieds du trône d’un bon roi. Malgré le poids de l’âge, ma mere trouvera assez de forces pour abandonner une ville remplie de tant d’horreurs. (A sa grand’-mere.) Nous vous porterons dans nos bras…

Mad. Hilaire grand’-mere, d’une voix affaiblie.

Vous n’aurez pas cette peine-là, mes enfans. (Elle chancele.)

Hilaire fils, d’un ton ému.

Qu’avez-vous ma mere ? (Ils se rassemblent tous trois autour d’elle.)

Mad. Hilaire grand’-mere.

Ne vous effrayez point… Je lutte depuis trois heures contre mon dernier moment… Tant de coups portés à la fois… Cette nouvelle foiblesse va peut-être en décider… Embrassez-moi tous… Je ne vous vois plus… Je vous bénis, mes enfans !… Dieu, j’ai confiance en vous… Espérez en lui, mes enfans… Attendez sa volonté derniere… Heureux qui peut quitter ce monde sans regrets !… Je suis tranquille… Il y a déjà quelque tems que je ne souffre plus… Mes enfans, non !… La mort n’est pas si terrible qu’on la fait… Je ne me suis jamais trouvée si bien… Qu’on me laisse.

Hilaire pere, dans la plus grande douleur.

Nous vous abandonnerions !… & vous pourriez le croire !

Mad. Hilaire grand’-mere.

Je me sens bien, vous dis-je… Quittez-moi, je n’ai besoin de rien. J’éprouve un sentiment de paix intérieur, qui m’étoit inconnu… oui, mes enfans, Henri triomphera. Mes yeux qui percent l’avenir dans un jour éclairé & nouveau, semblent déjà le voir sur le trône. Il y regne en pere ; il releve la France, il la console. Les François se souviendront long-tems de lui ; & son nom sera le premier gage de l’amour qu’on portera à ses descendans… Que vois-je ? Ce Philippe II, qui dans sa rage ambitieuse a versé sur la France ce déluge de maux… Sa race s’éteint[23] ; & la Providence donne son empire à un descendant de ce même héros dont il vouloit usurper la couronne… Ainsi la Justice éternelle punit & récompense… Mon fils, donne-moi ta main… Où êtes-vous tous ?

Hilaire pere & fils.

Nous sommes dans vos bras.

Mad. Hilaire grand’-mere, se soulevant et retombant.

Mes chers enfans !… Mon dieu !

Hilaire pere.

Elle expire. (Ici se fait un grand silence ; les quatre personnages doivent former un tableau pathétique.)

Mad. Hilaire.

Ne nous abandonnons pas à la douleur, cher époux. Hâtons-nous d’exécuter ses volontés dernieres. (A Mlle. Lancy.) Lancy, arrachons-les du triste objet qui les consume… Je crains qu’ils n’y succombent.

Hilaire pere, avec désespoir.

Laissez-moi expirer à ses pieds… O mon Dieu ! (Il prie.)

Mad. Hilaire.

Il te reste une épouse, un fils : supporte la vie pour eux.

Hilaire pere, après un long silence, s’éloignant du corps de sa mere.

Vous l’exigez… Rendons-lui les derniers devoirs, & quittons cette ville. Je me souviendrai de ses dernieres paroles. Elle ne seront pas vaines… Je me rends à vous, mes enfans. Oui, soyons royalistes… (Sa famille le presse dans ses bras, avec les témoignages de la reconnoissance. Levant les mains au ciel & contemplant sa mere.) Je ne t’entendrai donc plus, ô femme respectable, ô bonne mère !… Tu meurs dans ce calme paisible qui n’appartient qu’à la vertu. Et moi, la douleur, la honte, le regret d’avoir été abusé, toutes les passions tristes, pénibles, agitent mon ame… Je me trouvois si heureux d’avoir encore ma mere, de lui payer mon tribut de respect et d’amour ! Je me flattois de l’accompagner de mes soins dans une vieillesse encore plus avancée. Ces longs troubles, cette famine, ces attentats m’ont ravi de ses années celles qui m’étoient les plus cheres, celles où j’aurois pu m’acquitter envers elle de tant de soins prodigués à mon enfance ! Ame céleste ! le corps que tu as habité n’inspire aucune terreur à ton fils. (Il se jette sur le corps de sa mere.) Il fut le temple des vertus douces et courageuses. C’est un dépôt que la terre ne gardera pas long-tems, & que le ciel doit recevoir. Tu m’as instruit, tu m’as ouvert les yeux ; c’est ton dernier bienfait : il vivra dans ma mémoire, & je me trouve pénétré d’une horreur inexprimable, en découvrant l’affreux tableau qui m’est enfin dévoilé.

Hilaire fils, avec impétuosité.

Vous pleurez !… Et moi, témoin de son trépas hâté par ces barbares, je jure sur ce corps sacré de venger sa mort. Ses derniers mots, descendus au fond de mon cœur, y ont déployé une force toute nouvelle… Je jure de poursuivre les Seize & les Espagnols, de m’armer contre ces infames oppresseurs, de mettre un frein à leur atrocité, de me dévouer tout entier au roi légitime, de fermer la bouche à ces cruels théologiens qui ont travaillé à éteindre dans le cœur des catholiques toute fidélité à leur souverain, & qui, rompant ses liens nécessaires de l’obéissance & de la subordination, établissant une autre autorité que celle du prince, ont été cause de tous les maux horribles qui ont couvert le royaume ; je jure enfin d’écraser le serpent du fanatisme, qui s’est replié de tant de manières pour exhaler ses poisons. Je remets à Dieu qui m’a protégé jusqu’ici, & dont je crois suivre en ce moment l’auguste & sainte voix, je lui remets ma vie entière, la consacrant à mes concitoyens. Si la mort m’enleve, mon trépas du moins ne sera pas infructueux ; mes jours auront été prodigués pour ma patrie. Que je sois en butte à tous les traits des ennemis de la France, & qu’elle soit sauvée !… Adieu ; vous entendrez tous parler de moi : je rejoins le pere de Lancy.

Hilaire pere.

Mon fils ! que ton courage héroïque soit plus calme.

Mad. Hilaire.

Hilaire ! que ta vertu ne soit pas imprudente.

Mlle. Lancy.

Allons tous ensemble nous jeter dans le camp du roi.

Hilaire fils, dans la plus grande agitation.

Non, je veux être seul. Sa mort sera vengée, vous dis-je… O mes amis, mes concitoyens ! vous me verrez, vous m’entendrez ; accourez tous à mes cris douloureux ; venez vous joindre à mon désespoir ; venez, & délivrons la patrie de ses horribles persécuteurs. (Il sort sans vouloir rien entendre.)



Scène VIII.

HILAIRE, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Mlle. Lancy.

Il va obéir à ses transports ; il nous quitte, il va se perdre.

Mad. Hilaire.

Hélas !

Hilaire pere.

Que le Seigneur le couvre de ses ailes, pour récompenser sa piété filiale ! Je ne compte plus sur un bras de chair, & n’espere plus qu’en Dieu.

Mlle. Lancy.

Quoi, tant d’assauts m’étoient réservés ! Et comment pourrai-je les supporter ! Tous les traits de la guerre civile sont venus se réunir contre moi ; & pour un moment d’espérance, la crainte & la terreur m’agitent sans cesse… Mais que vois-je ! les voici encore. Ah, grand Dieu ! ils amenent quelques nouveaux désastres… (On voit une foule de satellites armés.)



Scène IX.

ACTEURS précédens, AUBRY, suivi des satellites des Seize
Aubry.

Entrez, entrez, vengeurs des catholiques & de nos saints autels… Nous avons entendu soutenir dans cette coupable maison, qu’un hérétique relaps, impénitent, chef, fauteur, défenseur public des hérétiques, soi-disant roi de France & de Navarre, condamné & excommunié par le pape, pouvoit avoir quelque droit à la couronne ; & comme une telle proposition est visiblement absurde, schismatique, erronée, blasphématoire, sacrilege, remplie d’impiété, & dictée par un esprit de révolte contre l’église & de sédition contre les vrais citoyens, nous venons à l’effet que, défendant les privileges des catholiques, vous fassiez justice selon votre charge, qui est de traîner en prison ces malheureux hérétiques, comme châtiment préliminaire du supplice qui leur est destiné. (Les satellites environnent Hilaire & sa famille, & les chargent de chaînes.)

Hilaire pere.

Imposteur barbare, c’est toi qui te disois mon ami !…

Aubry.

Dieu l’emporte. Sa cause…

Hilaire pere.

La cause de Dieu ! Monstre ! j’ai été trop crédule. J’ai mérité mon malheur. Mais je m’éleve au-dessus de tes fureurs. Je ne m’attendris que sur ces femmes. Tu signales contre elles tes lâches vengeances. Va, j’ai le droit de te mépriser au fond de mon âme ; mais mon fils, du moins, mon fils est à l’abri de tes coups. C’est une victime chere qui t’est échappée. (Lui montrant le corps de sa mere.) Assouvis ta rage. Regarde ! ce n’est pas la cent millieme victime que tes pareils ont immolée. Jouis d’un spectacle fait pour ton cœur ; repais-en tes avides regards… Acheve : ton triomphe ne sera pas long…

Aubry, à part.

La vieille est morte ; mais elle a parlé. (Haut.) Que le corps de cette femme, décédée dans des sentimens hérétiques, soit privé de la sépulture des fideles. Elle est réprouvée également & de l’église & de Dieu, & livrée à cette heure à la damnation éternelle. Que son corps soit traîné à la voirie, en attendant qu’il ressuscite pour rejoindre aux enfers son âme abominable…

Hilaire pere, enchaîné, avec fureur.

Démon de la terre ! quel que soit le jugement de Dieu sur elle, va, il y aura toujours un espace infini entre son ame & la tienne. Les tourmens que tu inventes ici bas, les bûchers que ta rage allume, tu voudrois en pousser, en attiser les flammes jusques dans un monde inconnu ; mais c’est là qu’un Dieu t’attend ! Ce Dieu que tu blasphèmes, jugera qui de nous aura mieux suivi les saintes lois qu’il a données aux hommes. Tu oses faire de l’Être suprême le ministre obéissant de tes fureurs ; & lorsque la mort, malgré toi, secourable aux malheureux, te dérobe & t’enlève tes victimes, tu voudrois l’établir bourreau éternel de tes vengeances ! Tu le confonds donc avec les monstres vils qui te servent & t’environnent !… Va, si tu ne trembles point devant son œil ouvert, tu n’en ressentiras pas moins le poids redoutable de sa justice.

Aubry.

Délivrez-moi de ces huguenots. Plongez-les dans les plus affreux cachots, & que mes ordres soient exécutés en tout point. (On entraîne Hilaire, sa femme & Mlle. Lancy.)

(On enleve le corps de la vieille ; & les satellites, en l’enlevant, se disent entr’eux :)

A la voirie ; c’est une damnée ; à la voirie.

ACTE IV.


(Le théatre représente l’intérieur de la Bastille[24] ; sur le côté droit est un cachot éclairé foiblement par une grosse lampe suspendue en-dehors. La grille du cachot laisse appercevoir Hilaire, sa femme & Mlle. Lancy, enchaînés à différentes distances, & dans des attitudes qui laissent douter s’ils respirent encore. Le côté gauche de la prison forme jusques sur le devant de la scene un lieu séparé, dont la voûte s’enfonce dans les ténebres ; elle est à demi éclairée, & laisse voir une partie de sa profondeur. Sur le devant de cette partie de la prison, est une table gothique sans nappe, sur laquelle on voit des pieces froides, du bœuf salé, de gros pains, des cruches de vin. Plusieurs ligueurs mangent & boivent, se parlent à demi voix & en gesticulant ; ce demi-silence est interrompu par les cris plaintifs des prisonniers, dont la voix perce la voûte.)



Scène premiere

TROUPE DE LIGUEURS SUBALTERNES.
Un Ligueur, versant du vin à un autre.

A toi, Louchard… à toi, Anroux… Tu as vigoureusement aidé à porter la châsse de sainte Genevieve, qui fait tomber de la pluie dans la sécheresse, & qui à plus forte raison doit empêcher le Béarnois d’entrer dans Paris… Tes larges épaules ployoient sous le faix… Reprends des forces, pour reporter demain la patronne… Elle ne sauroit manquer de faire le miracle qu’on lui demande[25].

Un autre Ligueur.

Je suis tout en eau… J’ai assez crié dans les rues de Paris contre le roi de Navarre, pour boire un coup.

Louchard.

J’ai exhorté tout le monde à faire un massacre général des royalistes, & à dire que le paradis seroit ouvert à tous les exécuteurs de cette bonne œuvre ; mais chaque jour il y a du relâchement dans la foi… Il fut un temps où l’on auroit servi avec plus de zele la sainte union. Qu’en dis-tu, Anroux ?

Anroux.

Il est bien vrai ; mais il ne faut pas désespérer… J’ai répandu par-tout que nous avions des magasins d’armes, des lances à feu, de la poix & toutes sortes de matieres combustibles toutes prêtes, pour embraser & consumer la ville, si l’on ne pouvoit autrement en fermer l’entrée au Navarrois… Ces menaces ont fait leur effet.

Louchard.

Je ferai plus que des menaces, moi : qu’on me laisse agir. C’est moi, mes amis, qui, aidé d’un brave jésuite, ai renversé de mes mains, il y a deux ans, l’échelle chargée d’hommes prêts à s’élancer sur le rempart du quartier saint-Jacques ; j’ai fait manquer l’escalade. J’ai réveillé le corps-de-garde ; & les tambours, grâce à moi, ont sonné l’alarme…[26]

Un autre Ligueur, lui versant à boire.

Fort bien ! Pour cela bois un coup.

Un autre Ligueur.

Ma foi, me voilà bien repû.

Un autre Ligueur.

Le vin des Espagnols est fort bon. Il donne courage à la besogne.

Plusieurs Voix sortant des cachots, dont quelques-unes sont éteintes.

Ayez pitié de nous !… ayez pitié de nous !…

Une Voix seule.

Ou rendez-nous la vie… ou donnez-nous tout-à-fait la mort !

Plusieurs Voix

Au nom de Dieu… au nom de l’humanité… au nom de tout ce qui peut vous être cher… Prenez donc compassion de nous !

Louchard.

Oui, oui, pitié de vous, misérables huguenots ! Crevez, crevez ; allez à tous les diables.

Anroux.

J’aurois plutôt pitié d’un chien… Qu’ils crevent ces damnes d’hérétiques… autant de places nettes pour ceux qui viendront.

Louchard.

Mais, messieurs, voici l’heure d’aller entendre à Saint-Merry le curé de Saint-Benoît[27]. C’est un bien habile homme que ce prédicateur. Quel foudre d’éloquence ! Comme il tonne contre les royalistes ! Comme il terrasse l’hérésie ! Comme il défend la cause de Dieu ! Il a prouvé au doigt & à l’œil que la conversion du Béarnois n’étoit que feintise, hypocrisie, & que son absolution le rendoit encore plus damnable qu’auparavant. C’est avec des traits tirés des saintes Ecritures, qu’il rapproche les tems & les lieux ; & les exemples héroïques qu’il offre à la multitude, sont bien choisis, vous en conviendrez. Ah ! que n’est-il plusieurs auditeurs comme Barriere, qui sut mettre à profit toutes ces saintes exhortations ! On ne saisit pas si bien aujourd’hui le sens des divines Ecritures ; elles ordonnent manifestement la mort des impies. Si le succès n’a pas suivi l’acte méritoire de celui qui s’était dévoué pour la cause commune, son ame, mes amis, n’en est pas moins devant Dieu ; & c’est du haut du ciel qu’il nous exhorte aujourd’hui à l’imiter.

Anroux.

Il faudrait douze prédicateurs de cette force pour bien toucher les cœurs, car ils sont endurcis ; mais les grands talens sont rares… Allons, je ne veux pas manquer le sermon. Il prêcheroit dix heures de suite, que je l’écouterois avec la même attention. Quel style ! quelle véhémence !… Messieurs, s’il se trouvoit dans l’assemblée quelque hérétique qui parût ne point goûter ses discours, ayez soin de le suivre de l’œil, & qu’au sortir de l’église il soit arrêté & enlevé sur-le-champ… Prenez-y garde…

Troupe de Ligueurs, en tumulte.

Oui, oui, nous n’y manquerons pas ; & ceux qui s’aviseront de dormir, nous soutiendrons qu’ils ont ri.

Un Ligueur.

Nous aurons l’oreille en l’air, & l’œil sur l’assemblée ; laissez-nous faire.



Scène II.

BUSSI-LE-CLERC, VARADE, MONTALIO, AUBRY.

(Dès qu’ils arrivent, les ligueurs subalternes se levent avec respect, se tiennent debout, & l’on sert de nouveaux plats sur une table plus large et plus commode.)

Bussi-le-Clerc

Présentement que vous avez repris des forces, retournez tous à vos postes… Espionnez les discours, devinez les regards, & interprétez jusqu’au silence. Au moindre soupçon, amenez ici pêle-mêle & sans distinction, ceux dont la physionomie seroit équivoque. Il vaut mieux arrêter dix personnes que de laisser échapper un hérétique… Allez, il y aura de la place pour tout le monde… Je fais creuser quelques cachots de plus, & ce sera bientôt fait… Parlez avec emphase de nos partisans ; exagérez leur nombre & leur force, & venez me rendre compte de tout. (Les Ligueurs subalternes saluent, & vont pour sortir. Il les arrête.) Faites sur-tout comme si vous étiez exténués par la famine ; & quand vous serez auprès de quelque bon catholique prêt à rendre l’ame d’inanition, prenez garde que votre son de voix ne trahisse le bon repas que vous avez fait. (Les Ligueurs subalternes se retirent.)



Scène III.

ACTEURS précédens, BUSSI-LE-CLERC.
Bussi-le-Clerc.

Eh bien ! messieurs, nos provisions, comme vous voyez, ne manqueront pas de si-tôt. Vos craintes étoient bien frivoles. J’ai mis ordre à tout, & j’ai le plaisir de vous annoncer que nous avons des vivres pour six mois.

Varade, souriant.

Bon ! six mois !… L’élection qui va se faire, déterminera l’armée qui nous délivrera du Béarnois. Les troupes de Philippe II ne retourneront pas à Madrid sans coup férir. Ses intrigues ont amené à lui les secrets des princes, & du fond de son cabinet, il suit de l’œil tous les mouvemens de l’Europe. Sa puissance est un colosse qui peut reposer sur plus d’un trône à la fois ; ses drapeaux flottans & sur-tout ses trésors acheveront le reste. Cette vieille loi salique, loi puérile & ridicule, sera annullée de plein droit. L’infante Isabelle, fille d’un roi catholique, succédera à la couronne, & donnera sa main à un prince du sang. Vous voyez que déjà les troupes de Philippe sont maîtresses de la capitale ; & l’on ne sauroit leur porter trop de vénération, car elles protegent l’église en conservant le catholicisme sur le trône.

Bussi-le-Clerc.

Pour jouir d’un si grand avantage, on peut bien soumettre la France à une domination étrangere. Eh ! qu’importe après tout celui qui aura la couronne en tête, pourvu qu’il regne suivant notre volonté ?

Montalio.

Mais, messieurs, auroit-on jamais pu s’imaginer que le Navarrois eût résisté si long-tems à cette foule d’ennemis, à l’or des Espagnols, au glaive de Mayenne, aux foudres de Rome, à l’enthousiasme frénétique de tout un peuple ? Rien n’a pu l’intimider. Cet homme-là est d’une intrépidité qui me fait toujours frémir. Nous ne serons jamais tranquilles tant qu’il vivra.

Aubry.

C’est ce que j’ai toujours dit. Ne chantons pas trop victoire. Il a un bras & une santé de fer : aucune fatigue n’abat son courage. Il faut le voir dans les batailles. Il est partout. Son activité le multiplie. C’est une tête forte, une tête, entre nous, comme il en auroit fallu une à notre parti. Depuis la mort de Guise, nous n’avons guere eu que des lâches ou des insensés… Il faudra, pour l’abattre, se porter à des résolutions, j’ose le dire, extrêmes.

Montalio.

Messieurs, ce qui m’intrigue le plus, c’est cette abjuration faite à S. Denis. Il s’est servi, cette fois, de nos propres armes. C’est un tour adroit de sa part, qui peut trancher bien des difficultés ; & le chemin de la messe pourroit fort bien devenir la route du trône.

Varade.

Il a été très-bien conseillé… C’est une ruse, pour un soldat, à laquelle nous ne nous attendions pas ; mais, malgré cette démarche, il n’en est pas encore au point qu’il s’imagine : il faut que le souverain pontife prononce l’absolution, afin qu’elle soit valide aux yeux de l’église, & Clément VIII ne se conduit pas aisément. Quand il ne feroit que temporiser, selon la politique italienne la plus commune, il le meneroit encore loin… Savez-vous d’ailleurs, messieurs, quelles sont les formules prescrites ? C’est ici vraiment que nous l’attendons… J’en ris d’avance.

Bussi-le-Clerc.

Nous ne sommes pas trop au fait ; mais plus on inventera de difficultés, plus nous pourrons nous flatter de la victoire…

Montalio, à Varade.

Vous pouvez détailler ici sans crainte tous les artifices que Rome compte employer… Enseignez-nous…

Varade, avec emphase.

Eh bien, messieurs, sachez que, pour que Henri de Bourbon soit absous, il faut que ses représentans se mettent préalablement à genoux, à la vue de tout le monde, devant le pape ; qu’ils soient frappés sur les épaules de sa baguette, comme pénitens publics, tandis que le chœur récitera le Miserere[28], dont le chant précède ordinairement le supplice des criminels ; & pour parvenir à cet avantage-là seulement, il y aura des conditions si amples, si dures, si extrêmes, dont j’ai déjà pris soin d’envoyer le modele, que toutes ces obligations personnelles révolteront un caractère aussi vif que le sien… Il n’y tiendra pas, & je vous le garantis encore non absous dans trente ans.

Montalio.

Tant mieux ! Qu’il soit toujours hérétique, cela est très-important pour nos intérêts.

Aubry.

J’ai furieusement déclamé contre lui toute la journée ; j’en ai gagné une altération… (Il boit.)

Montalio.

Je suis insatiable aujourd’hui. En courant exhorter les autres à souffrir la disette, on gagne un violent appétit. (Il mange.)

Bussi-le-Clerc.

Allons, mes amis, prenons force & courage ; vive la ligue ! Les Bourbons étant hérétiques, ne peuvent occuper le trône. Chassés à jamais eux & leur postérité…[29] Vous souvenez-vous, quand j’ai amené ici tout le parlement comme un troupeau de moutons ? Ces vieilles robes noires, si redoutées, si redoutables, n’ont pas fait la plus légere résistance.[30] Je rirois bien, si un jour j’allois tenir de même le Navarrois ! Je serois homme à l’arrêter tout comme un autre.

Montalio.

Et pourquoi pas ?

Bussi-le-Clerc.

Il seroit sous bonne garde, je vous en réponds. Les députés du conseil des douze lui feroient son procès à huis clos, pour éviter le scandale, comme aux conseillers… Eh, messieurs ! n’a-t-il pas entretenu commerce avec les hérétiques, avec les ennemis de la religion et du royaume ?… Jugez-le vous-mêmes. La loi est formelle… La tête sur l’échafaud.

Montalio.

Oh ! cela iroit sans difficulté.

Varade.

Mais le tout seroit de l’arrêter ; & il n’est pas aisé à prendre.[31]

Aubry, riant.

Bien dit… Mon avis à moi, est qu’il faudroit imaginer un moyen plus court & plus sûr ; un moyen autorisé sur-tout par quelque exemple puisé dans les saintes Écritures : il n’en manque point, comme vous savez… Mais, je le répete en gémissant, on ne sait point prendre un parti décisif. On est trop circonspect dans de pareilles circonstances.

Varade.

Ces mêmes circonstances exigent que l’on attende encore.

Aubry.

Vous le voulez, soit. (Présentant un morceau à Varade.) Avouez que c’est un grand plaisir d’avoir de quoi manger, lorsqu’on entend dehors crier famine.

Varade.

Messieurs ! les prisons nous servent de forteresses, en attendant que les palais nous servent de récompense.

Aubry.

Bonne prédiction ! Mais faisons qu’elle se réalise…



Scène IV.

ACTEURS précédens, GUINCESTRE, et plusieurs autres ligueurs distingués.

Ils entrent, ferment la porte, et joignent la table, où on leur fait place.

Guincestre, à Aubry, en entrant.

Tu les as fait arrêter ?

Aubry.

Je t’ai dit que j’en faisois mon affaire. Nos satellites ont investi la maison, & y sont entrés sans autres formalités. Il s’est répandu en déclamations vagues que je n’ai point écoutées… Je les ai fait jeter dans un cachot, où je doute qu’ils respirent encore.

Guincestre.

Il étoit à craindre que l’on ne vînt à ébruiter nos discours. Il ne faut qu’une voix pour en ameuter cent, puis mille, puis tout un peuple ; & celui que nous dominons est si inconstant !… Et cette vieille est morte ?

Aubry.

Oh ! très-morte… & de plus à la voirie.

Guincestre.

Bon, tout est en règle. (S’asséyant à la table.) Présentement je suis à vous, messieurs.

Bussi-le-Clerc.

Et toi, qu’as-tu fait, Guincestre, depuis que nous nous sommes quittés ?

Guincestre.

J’ai couru partout pour intimider ceux qui sont enclins à parler de capitulation. Quand quelqu’un crioit, la paix, la paix, & qu’il ne valoit pas la peine d’être arrêté, trente voix, jointes à la mienne, absorboient ce faible murmure, en criant bien plus haut : mort, mort aux lâches chrétiens qui parlent de se rendre ! J’ai répandu que les flambeaux n’attendoient que le signal pour consumer les maisons, si les Parisiens se montroient sans foi & découragés ; & tout en même tems je leur donnois la ferme espérance de repousser les assaillans. Enfin, maîtrisant à mon gré les imaginations craintives, j’ai gravé dans les ames les impressions les plus utiles à nos projets. J’ai parlé avec ce ton qui soumet les plus incrédules ; je leur ai montré des convois nombreux & imaginaires, qui sont à la veille, disois-je, de rafraîchir la ville. Ils sont souffrans, par conséquent disposés à croire : les acclamations de joie sortoient, je ne sais comment, de leurs poitrines épuisées.

Bussi-le-Clerc.

Mayenne est aussi d’une lenteur… Cet homme-là est inexplicable… Toujours incertain… Il fera bien d’arriver promptement, & avec une bonne armée : autrement nous ferons un coup de désespoir, & alors on verra beau jeu.

Aubry.

Je suis de cet avis. Pour punir l’irrésolution de Mayenne, il n’y aura qu’à lâcher cette populace obéissante & féroce, & l’armer de flambeaux. Prompte à s’émouvoir, elle se répandra comme un torrent ; elle ne connoît plus de frein, dès qu’elle est une fois livrée à sa fougue… Le Navarrois, en entrant dans la ville, n’y trouvera plus que des ruines & des cendres.

Guincestre.

Ce sera là notre derniere ressource ; mais il ne faut pas l’employer encore. Ne détruisons pas aujourd’hui imprudemment ce qui pourroit nous appartenir demain. J’ai conçu de nouveaux soupçons qu’il faut que je vous confie. J’appréhende des intrigues de la part de plusieurs de nos chefs. Malgré la confiance que nous sommes obligés de témoigner au gouverneur, j’ai lieu de me méfier de lui. On trame, on négocie secrétement. Si Brissac alloit faire sa paix à nos dépens, s’il alloit vendre les clefs… Il faut que toutes ses démarches soient éclairées.

Aubry.

Vos craintes sont fondées. Je n’aime point Brissac, & ne lui ai point vu donner le gouvernement de cette ville avec plaisir. Depuis peu sur-tout, il a changé différens postes, & cela doit inquiéter… Je ne sais trop ce qu’on en doit penser.

varade.

Messieurs, ne vous forgez point de chimériques terreurs. Il faut savoir envisager les divers événements d’une guerre civile d’un œil ferme, sans crainte & sans audace. Les Seize, sous main, ont tenu une assemblée, il est vrai, mais sous les auspices même de Brissac ; & cette circonstance décisive doit calmer vos alarmes. Brissac n’en est pas moins gardé à vue ; car il pourroit faire ses arrangemens particuliers, par foiblesse ou par ambition. On a mis Halfrenas & Turiaf à sa suite ; ils ont avec eux des gens déterminés : ils sont tous déguisés ; leurs poignards l’environnent, sans qu’il s’en doute… Au moindre soupçon, c’est fait de lui.

Aubry, avec emphase.

Voilà ce qui s’appelle prévoir avec génie.

Varade.

S’il vous faut un œil vigilant & toujours ouvert, reposez-vous sur moi, j’ose le dire… Mais qui nous vient encore ?

Aubry.

C’est Turiaf lui-même et Halfrenas.



Scène V.

ACTEURS précédens, TURIAF, HALFRENAS.

En entrant, ils se dégagent de leurs manteaux, et posent leurs poignards sur la table.

Varade.

Eh bien, mes amis ! où en sommes-nous ?

Bussi-le-Clerc.

Sachons ce qui s’est passé de nouveau.

Turiaf, au milieu des ligueurs.

Rassurez-vous ; tout est tranquille & dans l’ordre : nos craintes étoient vaines. Brissac, observé de toutes parts, n’a laissé échapper aucun signe de trahison ; mais on ne sauroit jamais pécher par excès de vigilance. Nous avons épié ses moindres actions ; nous avons suivi tous les mouvemens qu’il s’est donnés et qui nous inquiétoient. Tous sont favorables à la défense de la ville. Il n’y a eu aucune sorte de communication entre lui & l’armée ennemie ; ses dispositions y sont même contraires. Nous vous avions promis de ne pas le quitter de vue qu’il ne fût rentré chez lui ; il est présentement dans son hôtel, & va prendre du repos. Mais quatre espions veilleront à sa porte. Nous allons profiter du moment où il sommeillera, pour fermer un peu l’œil ; car nous tombons de lassitude… Il n’y a rien à craindre pour cette nuit, nous en sommes garans.

Bussi-le-Clerc.

En cas d’alerte, nous serions bientôt éveillés & sous les armes.

Turiaf.

Vous pouvez dormir tranquillement.

Aubry, à Halfrenas et Turiaf.

Mais dans quelle bonne rencontre vous êtes-vous donc trouvés, que vous ne voulez rien prendre ?

Halfrenas, avec une certaine dignité.

Nous sortons de chez Landriano.

aubry

Ah, je ne m’étonne plus ! Il est pour le moins aussi bien fourni que nous.

Turiaf.

Je vous en réponds… Je lui devois rendre un compte exact de notre marche. Il m’a fort applaudi. Nous nous sommes entretenus de nouveaux projets, au conseil desquels vous êtes invités pour demain à dix heures.

Varade.

J’en étois déjà instruit… Nous nous y rendrons. Allons, mes amis, à demain à dix heures.

Guincestre, saluant Varade.

A demain, vénérable… Toi, viens, mon cher Aubry : nos travaux, à nous, se prolongent quand les autres reposent. Nous n’avons pas encore tout achevé. Allons nous rendre à notre poste ordinaire. Dans quelques jours, nous serons amplement dédommagés de nos fatigues journalieres.



Scène VI.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY, après un silence.
Mlle. Lancy, du fond des cachots, avec un long soupir.

Ô mon dieu !… où suis-je ?

Hilaire pere.

Lancy !… tu respires encore !… Infortunée !… Ton sexe & ton âge n’ont point attendri tes bourreaux !

Mlle. Lancy.

Les barbares ! comme ils vous ont traité ! comme ils ont traité votre épouse !

Hilaire pere.

Aura-t-elle succombé dans l’horreur de ces lieux ? Chere épouse, unique amie !… tu ne m’entends donc plus !…

Mad. Hilaire.

Hilaire ! mon époux ! mon ami !… Je renais à ta voix !

Hilaire pere.

O nouveau tourment ! je frémis de vous entendre. Je suis coupable de ne vous avoir pas crus plus tôt… Je suis la cause de vos maux… Je voudrois réunir sur moi seul tous ceux qui vous accablent… O malheureuse compagne, si je pouvois seulement te toucher la main, la presser dans la mienne, pour dernier témoignage de ma tendresse !… Ne pouvant te voir, je te tends du moins les bras.

Mad. Hilaire.

Les miens sont brisés sous la pesanteur des chaînes, & mes efforts sont vains… Et toi, pauvre Lancy ! chere fille, toi l’objet des vœux constants de mon fils, voilà donc ta destinée !… Pourquoi es-tu venue au-devant de ton malheur !… Hilaire est absent de ce lieu d’horreur… Mais l’espérance de le revoir s’éteint, hélas, avec ma vie !…

Mlle. Lancy.

Son image ne m’abandonne point… Mes derniers soupirs s’adresseront à lui… Qu’il vive, & que j’expire… Je sens plus que jamais combien mon cœur étoit à lui… Vous le dire en mourant, afin qu’il l’apprenne de vous après ma mort, est une espece de consolation qui me soulage en ces momens… Oui, j’étois née pour l’aimer… & je meurs. (Ici on entend le bruit éloigné des tambours. Bruit sourd & confus.)

Hilaire pere.

Quel bruit sourd interrompt le silence de cette affreuse solitude ?

Mad. Hilaire.

Le son du tambour semble résonner au loin, & vient mourir sous ces voûtes lugubres.

Hilaire pere.

Écoutons ! On diroit des soldats qui marchent en ordre de bataille.

Mad. Hilaire.

Si c’étoient des soldats de Henri, de ce prince magnanime !…

Mlle. Lancy.

Des cris de joie semblent percer confusément à travers ce tumulte.

Cris des Prisonniers, qui occupent le haut de la prison.

Délivrez-nous ! Nous périssons ! Nous périssons ! Délivrez-nous !

Une Voix seule

Sauvez-nous ! Nous mourons !

Hilaire pere.

Entends-tu les cris de nos compagnons d’infortune ?…

Mad. Hilaire.

Ils augmentent ma terreur… C’est à coup sûr quelqu’événement extraordinaire.

Hilaire pere.

Je le crois… Mais, hélas ! séparés des vivans, nous ne pouvons savoir ce qui se passe au-dessus de nos têtes… Et toi, Lancy, ma chere fille, que penses-tu ?

Mlle. Lancy.

C’est peut-être l’appareil de quelque assaut, où le sang va couler encore… O dieu, épargne mon père !

Hilaire pere.

Nous sommes dans ces mêmes antres où ils ont traîné ces vénérables magistrats que leurs mains meurtrieres ont osé attacher à un infame gibet.[32] Ligue odieuse, désolation de ma patrie, je te confondois avec l’auguste religion !… Ah ! je le vois trop tard, l’on s’est toujours servi du nom de Dieu, pour faire le malheur des hommes… Pardon, ô mon Dieu ! j’étois trompé. Ta loi seule est adorable ; la loi ne commande qu’amour, que charité… Toute autre est dictée par l’imposture… Les perfides, comme ils sont doux, flatteurs, hypocrites, quand ils veulent persuader ! Comme ils sont cruels, féroces, dénaturés, quand ils ont la force en main !… Je ne l’aurois jamais cru.

(Un bruit très-fort se renouvelle & s’approche jusqu’aux portes. On entend un geôlier ouvrir ; il traverse la scene, va frapper à une porte : il est suivi d’Aubry qui arrive à la même porte à la hâte, & qui appelle à haute voix le gouverneur de la Bastille. Le gouverneur descend, accompagné de Turiaf & de Halfrenas.)



Scène VII.

ACTEURS précédens, BUSSI-LE-CLERC, TURIAF, HALFRENAS, AUBRY.
Bussi-le-Clerc, à Aubry.

Eh bien, qu’y a-t-il donc ? Vous êtes tout interdit, votre visage est altéré.

Halfrenas
.

Parlez-nous donc.

Aubry.

Que je reprenne haleine ; j’ai peine à retrouver mes sens… Des troupes que je ne connois point, à la faveur des ténebres, se répandent dans tous les quartiers, et s’emparent, les drapeaux au vent, des places et des carrefours.

Bussi-le-Clerc.

Serait-il possible ?

Turiaf.

Mais ce ne peut être que l’armée que l’on attendoit… Remettez-vous…

Aubry, avec colere.

Et non, non, vous dis-je… J’ai des yeux… Ce ne sont pas là les soldats de la ligue.



Scène VIII.

ACTEURS précédens, GUINCESTRE.
Guincestre, arrivant hors d’haleine.

Nous sommes perdus ; la ville est livrée ; les portes sont ouvertes à Henri. Ces tambours que vous entendez, ce sont ses troupes… Brissac nous a trahis…

Turiaf.

O fureur ! malheureux que je suis !… Mon poignard était si près de son cœur ; pourquoi ai-je différé de frapper !

Halfrenas.

J’avais un pressentiment confus ; que ne l’ai-je écouté !… Comme il a su nous tromper ! O rage ! (Il enfonce son poignard dans une porte, comme s’il assassinoit Brissac.)

Aubry.

Rougissez de l’avoir été…



Scène IX.

ACTEURS précédens, VARADE.

Varade Indignes & lâches espions !… Remettez à de pareilles gens le sort des états ! Que n’ai-je pu tout voir, tout examiner, tout suivre de mes propres yeux ![33]

Halfrenas.

Vous étiez vous-même dans la plus parfaite sécurité…

Varade, avec un cri sourd.

Eh, oui, d’après vos malheureuses instructions… Je me déteste, je me méprise moi-même de vous avoir écoutés. Brissac s’est vendu au Navarrois. Henri entre victorieux… Quelle honte pour notre parti ! Et comment n’avons-nous pas su prévoir que Brissac céderoit à la soif de l’or & de la faveur ?

Bussi-le-Clerc.

Mais nous pouvons tenir quelque temps dans cette forteresse, canonner la ville ; & qui sait encore ce qui arrivera ?

Varade.

Espoir inutile ! Nous sommes environnés & sans défenses. Le peuple ignore même ce qui s’est passé ; il s’éveille à peine… Brissac attendoit les troupes qu’il avait fait cacher… Les portes s’ouvrent à son ordre, les barrieres tombent, et les soldats royalistes sont entrés en silence ; ils se sont emparés sans bruit des places & carrefours.[34] La bravoure anime un seul corps-de-garde espagnol, qui veut s’opposer au passage. Ce corps fidèle est enveloppa & massacré…[35] Henri s’avance au milieu d’un gros corps de noblesse. Mais, ce qui m’indigne le plus que cette marche ressemble moins à une entrée militaire qu’à un triomphe pacifique ; on le diroit affermi sur le trône depuis long-tems. Le croirez-vous ? après une si longue résistance, & marquée par tant d’actes de courage, pas un seul catholique, vengeur de la religion & de l’état, n’a tendu une chaîne, n’a élevé une barricade ; pas une seule main furieuse ou désespérée n’a su lancer de dessus un toit une pierre, une poutre, une tuile. Il ne falloit qu’un coup tiré par un brave et digne citoyen, pour mettre tout en mouvement & sauver la ville & la France… Quel peuple ! Il n’aura jamais une base stable…

Cris du Peuple.

Vive Henri ! Victoire au grand roi !

Cris des Prisonniers, qui percent la voûte.

Vive Henri ! Vive celui qui nous délivre !

Guincestre.

J’entends la hache qui enfonce les portes…

Cris du Peuple.

Vive Henri ! Victoire au grand roi !

Halfrenas.

Entendez-vous ces cris ? O rage ! Où nous sauver ?

Bussi-le-Clerc.

Puisqu’il faut céder pour le moment, cédons. Venez, suivez-moi tous… Je vous mènerai par les détours d’un souterrein qui nous conduira d’un côté favorable ; notre retraite sera dans l’armée de Mayenne, & de là, plus furieux, plus intrépides, nous lui susciterons de nouveaux ennemis.

Cris des Prisonniers.

Vive Henri ! Vive le prince qui nous délivre !

Aubry

Si nous égorgions nos prisonniers ?

Varade.

Ce n’est point là une ressource… Est-ce un sang vil qu’il faut s’amuser à répandre ?

Guincestre.

Détestable Navarrois, je voue à toi & à ta race une haine éternelle !

Aubry.

Eh ! Que lui fait notre haine ? Que nous reste-t-il contre lui ?

Varade.

Le poignard.[36] Venez.

(Tous les Ligueurs sortent, & on les voit entrer l’un après l’autre par la porte d’un souterrein.)



Scène X.

HILAIRE pere, Mad. HILAIRE, Mlle. LANCY.
Mad. Hilaire.

Hilaire !… Ces cris, les as-tu entendus ?… Ciel !… Oserions-nous l’espérer ?… O clémence divine !… O mon Dieu !… De quelle incertitude je suis agitée !

Hilaire pere.

Paix, ma chere épouse, paix… Gardons-nous de nous faire entendre… Je tremble comme toi… Un espoir inattendu frappe mon cœur… Mais craignons encore… Les monstres qui nous oppriment ne sont pas éloignés… Ils pourroient revenir sur leurs pas… Quel bruit !… Est-ce notre délivrance ou notre mort qui s’approche ?

(On entend briser les dernieres portes, elles tombent. L’officier Lancy entre à la tête d’une troupe de soldats armés comme lui de haches & l’épées ; le bruit des tambours & des troupes se fait toujours entendre.)



Scène XI.

ACTEURS précédens, LANCY, SOLDATS ARMÉS.
Lancy, avant que la porte tombe tout-à-fait, avec une forte exclamation.

Hilaire, cher Hilaire, respires-tu dans ces horribles lieux ?

(Ils répondent très-fortement d’un seul cri :)

Oui, oui, nous y sommes.

Lancy.

Ah ! Mon ami, où es-tu ? Où est-elle ?

Toutes les Voix.

Ici, ici, ici.

Mlle. Lancy.

C’est sa voix, c’est mon père, c’est lui…

Lancy, se précipitant avec sa suite dans le cachot.

Je la retrouve, ma fille… Je viens assez à tems… La joie me suffoque. (A sa suite.) Aidez-moi à soulever, à briser ses chaînes… Je ne puis parler.

(Cet endroit de la prison se remplit de prisonniers délivrés & de soldats libérateurs. On a enfoncé toutes les portes. Ils s’embrassent. On entend à différens intervalles les cris de : Vive Henri, vive Henri ! mêlés du bruit des tambours & des trompettes.)
Prisonniers et Soldats, s’embrassant dans la prison avec ame.

Mon ami… Mon frère… Mon cousin… Mon oncle… Mon bienfaiteur…

(Lancy avec sa fille, Hilaire avec sa femme, forment sur le devant de la scene un tableau muet & touchant. Les soldats les portent sur les bras. Ils sont immobiles de saisissement.) (Après un repos.)
Lancy, à Hilaire.

Mon ami, quel moment !… Comme d’un instant à l’autre le sort de cette malheureuse ville est changé !… En vous quittant, je n’espérois pas si-tôt vous revoir… A peine suis-je de retour au camp, que l’ordre arrive aux troupes de marcher vers les remparts. Je gémissois d’être forcé encore une fois de rougir mon épée du sang de mes compatriotes. Nous comptions aller à l’assaut… Quel a été notre étonnement & notre joie ! Les portes s’ouvrent à l’approche de Henri, Brissac lui présente les clefs ; tout se soumet : les factieux disparoissent… Nous avançons… Non, ce n’est point une ville qui se soumet à son vainqueur ; c’est un roi paisible qui entre en triomphe dans sa capitale… Entendez-vous ces cris d’allégresse ?… Ils vont aux pieds des autels rendre hommage au Dieu des armées, d’une victoire d’autant plus chere à son cœur, qu’elle ne lui coûte point de sang. Le Louvre va recevoir son roi. La pompe du monarque est dans l’ivresse de tout un peuple qui l’adore & le bénit. Tous les vestiges de la guerre civile sont effacés ; il n’en reste plus la moindre trace. L’abondance, sur cent chars couronnés de verdure, apporte à la ville ses dons variés. L’artisan dans cet instant même peut reprendre paisiblement ses travaux accoutumés. L’ordre regne comme s’il n’eût jamais été interrompu… Viens, mon cher Hilaire, viens contempler ce miracle, viens apprendre à connoître Henri… Ne te refuse pas, je t’en supplie, au bonheur de l’aimer comme nous.

Hilaire pere.

Ah, que me dis-tu ! Vas, je suis bien désabusé… Victime crédule de cette ligue perfide, je suis trop éclairé sur ses nombreux attentats ; & si tu me vois ici, c’est qu’on a voulu étouffer la voix qui allait divulguer les plus affreux complots.

Lancy.

Embrassons-nous encore… Victoire entiere !… Le cœur de mon ami nous est rendu… Il est délivré de la séduction des traîtres… Allons jouir de ce double triomphe.

Hilaire pere.

Hélas, pourquoi faut-il que mon fils se soit écarté de nous !… Il ne manque à ma joie que de le revoir.

Mad. Hilaire.

O mere désolée, que vas-tu devenir ! Que t’importe un jour si beau, si ton fils ne le partage !

Mlle. Lancy.

Ah, mon pere ! ces moments cessent d’être fortunés par l’absence d’Hilaire… Je vous l’avoue comme je le sens.

Mad. Hilaire.

Que nous le revoyions !… C’est à ce seul prix que tous nos maux pourront être effacés.

Lancy, à sa fille.

Je vous ai toujours regardés comme destinés l’un pour l’autre… Que le ciel vous rassemble, & je consens à vous unir.

Mad. Hilaire.

Cet espoir est bien flatteur ; mais le ciel nous accordera-t-il cette derniere marque de sa miséricorde ?

Lancy.

Et sur quel fondement vous désespérez-vous ? Il est jeune, plein de force & de courage ; il ne manque point, d’ailleurs, de prudence… Armez-vous plutôt de confiance, & telle que vous devez la concevoir, après tant d’heureux miracles. Pourquoi se plaire dans des idées funebres, quand tout annonce la clémence du ciel ? Le changement que vous venez d’éprouver n’est-il pas un témoignage des graces toujours inattendues que la Providence tient en réserve ?

Mad. Hilaire.

J’espère en elle ; je l’ai toujours adorée ; mais la crainte est la plus forte ; un pressentiment secret & fatal me dit que je ne le verrai plus. (Après un silence on voit paroître Hilaire fils.)

Lancy, s’écriant.

Il est trompé, il est trompé, ce pressentiment… Le voici !



Scène XII.

ACTEURS précédens, HILAIRE fils.
Hilaire fils, se jetant éperdument dans les bras de sa mere.

Ils vivent encore, et je suis dans leurs bras !

Mad. Hilaire.

Mon enfant !…

Hilaire pere.

Mon fils !…

Mlle. Lancy.

Cher Hilaire !…

Hilaire fils.

Ah, Lancy !… Ah, mon pere !… Quel coup du ciel !… Nous voilà tous réunis, nous voilà tous heureux !… Oui, le ciel m’a récompensé d’avoir été un des soldats de Henri. Sa cause étoit juste ; je me suis rangé sous ses drapeaux, prêt à verser mon sang pour le libérateur de la patrie. Je l’ai vu, ce grand roi que nous refusions de connoître ; ce roi que d’indignes factieux nous peignoient sous de si noires couleurs. Mon pere ! d’un seul regard il m’a attaché à lui pour jamais. Ce n’est point un ennemi courroucé qui cherche la vengeance, c’est un monarque bienfaisant qui veut commencer le bonheur du peuple. Il n’a fallu que sa présence pour réveiller le patriotisme dans le cœur des Parisiens. Vous ne savez pas comme il reçoit tous ceux qui vont à lui, avec quel ton affable il répond à leurs demandes. Sous des traits guerriers on reconnoît un bon prince, un cœur françois, le meilleur des hommes & des rois ; & l’imposture vouloit le dépouiller de son héritage… Venez, venez tous jouir du plaisir de le voir. Allons tous nous réunir au transport de ceux qui l’entourent. On accourt, on le voit, & l’on ne peut se rassasier de le voir, & l’on ne peut se défendre de l’aimer. C’est qu’il a ce front ouvert, où la grandeur s’allie à la générosité ; il semble pere de cette foule immense qui l’environne ; son geste, son regard, tout dit qu’on peut l’approcher ; il a enfin la confiance du héros. Laissez, laissez les venir à moi, dit-il, ils sont affamés de voir un roi… Au Louvre, soulevant une tapisserie qui le cachoit, il a dit : qu’il n’y ait point de voile entre mon peuple & moi ! J’ai embrassé ses genoux ; il a daigné me sourire. Je ne pouvois m’arracher d’auprès de lui ; j’étois dans une ivresse dont je ne suis sorti que pour songer à vous. Désespéré de ne plus vous trouver, j’errois partout en vous cherchant, lorsqu’un ami, témoin de votre derniere infortune, vient de précipiter ici mes pas… J’entre avec la terreur et& l’effroi… Je vous embrasse avec joie, & je bénis mille fois le ciel qui a mis fin à nos maux, en nous réunissant, en nous donnant un bon roi et la paix.[37]

Nouveaux Cris du peuple.

Vive le grand Henri ! Vive le grand Henri !

Lancy.

Entendez-vous ces nouveaux témoignages de l’ivresse publique ?… Ils nous appellent… Ne formons plus qu’une famille ; allons nous jeter aux pieds du grand roi ; ce nom qu’on lui donne lui est dû ; il est l’expression de l’amour qui ne s’accorde qu’à la bonté. Elle va s’asseoir avec lui sur le trône ; les exploits guerriers les plus célebres disparoissent devant cette nouvelle gloire que lui attribue la clémence.

Mad. Hilaire.

Jour mille fois heureux qui nous réunit !

Hilaire pere.

C’est sortir du tombeau pour revenir à la vie.

Lancy.

Oh, que d’actions de graces vous devez au ciel, ma chere fille !

Mlle. Lancy.

Du moment que je vous ai revu, mon pere, mon ame est en prieres & loue le maître suprême des événemens. Ce qu’Hilaire vient de nous exposer m’a vivement touchée, & chaque mot qu’il a prononcé élevoit un hymne au fond de mon cœur. O mon dieu ! oui, j’aurai toujours confiance en votre miséricorde… Je retrouve en un moment tout ce que j’avais perdu…

Hilaire fils, à Lancy.

Lancy ! le ciel connoît nos cœurs, vous les connoissez… Il sait que j’aspire à un bonheur.

Hilaire pere.

Et Lancy & ton pere approuvent ton amour. Tu seras heureux, et vous allez être unis. (A Lancy en souriant.) Mon ami, te rappelles-tu que, dès leur plus tendre enfance, nous nous sommes flattés de voir un jour former sous nos yeux cette douce union ?

Lancy.

Pouvait-elle commencer sous de plus heureux auspices ? (On entend les cris de Vive le grand Henri ! Vive le grand Henri ! ) Allons mêler nos voix à ces acclamations universelles. Le regne d’un héros qui a connu le malheur est fait pour accomplir la félicité de son peuple.

FIN.




On publiera la Mort de Louis XI, roi de France, piece historique en cinq actes, avec des notes.

Philippe II, roi d’Espagne, piece dramatique en cinq actes, précédée d’un discours sur son regne.

  1. Le massacre de la S. Barthelemi fut le crime du trône ; ce crime fut médité pendant sept années entre les deux cours de Charles IX & de Philippe II. Charles IX a signé le massacre de la S. Barthelemi, dans l’âge où les plus mauvais rois ont eu des vertus & de la sensbilité ; il a tiré sur ses propres sujets, & de coupables historiens ont voulu l’excuser sur son âge & le plaindre. Ce qui prouve qu’il n’étoit que barbare, & non superstitieux, c’est qu’il avoit donné des ordres exprès pour sauver les jours d’Ambroise Paré, son premier chirurgien. Sa raison étoit, qu’il ne falloit pas ôter la vie à un homme qui pouvoit lui conserver la sienne.
  2. Tandis que le peuple se soulevoit en France, les religionnaires des Pays-Bas, partisans généreux des droits de l’homme, commencerent les attroupemens. On les appella d’abord des gueux, & ces gueux braverent Philippe II & fonderent la république de Hollande.
  3. Si le ciel la permet, c’est pour la liberté. Volt.
  4. On ne prononce point ici sur la légitimité ou l’illégitimité de l’insurrection des colonies anglo-américaines. C’est encore un problême politique & des plus difficiles à résoudre. La victoire décidera la question beaucoup mieux que tous les raisonnemens. C’est dans cinquante années qu’on sera dans le véritable point de vue pour connoître & apprécier les avantages de cette guerre civile, si déraisonnable dans son origine, mais qui doit s’absoudre elle-même pour perdre à jamais les couleurs d’une révolte coupable ou du moins précipitée.
  5. On a donné à Cromwel le nom d’usurpateur ; il s’élança d’un gradin bien plus bas que celui où étoit Guise : mais n’a-t-on pas porté à la cour de France & publiquement le deuil de l’usurpateur ?
  6. On dévoroit d’avance le trône de Henri III qui, quoique jeune, n’avoit point d’enfans, & qui n’avoit plus de frere. Catherine de Médicis croyoit facilement en exclure le roi de Navarre & le prince de Condé pour cause de protestantisme. Elle vouloit donner la couronne au duc de Lorraine, son gendre. Le duc de Guise de son côté songeoit à reléguer le roi dans un couvent, & à régner à sa place. Il auroit mis en-avant le cardinal de Bourbon ; il auroit appuyé sur le droit de proximité ; puis renversant d’un coup de pied le fantôme, il se seroit montré aux yeux du peuple disposé déjà, par l’amour qu’il avoit su lui inspirer, à le recevoir. Henri III de son côté regardant le royaume comme un patrimoine, comme une ferme qu’il pouvoit démembrer à sa volonté, n’étoit pas éloigné de le partager en faveur de ses mignons ; & Joyeuse & d’Epernon devoient y avoir la meilleure part. Henri III appelloit Joyeuse & d’Epernon ses enfans.
  7. La mort des Guises inspira au peuple une telle douleur, elle fut si générale, si profonde, que celui qui lit l’histoire ne peut s’empêcher de dire : le peuple regardoit ces deux freres comme le soutien de ses droits & de sa liberté, & l’on crioit tout haut, Dieu éteigne la race des Valois ! Jamais peuple ne jeta un cri plus unanime. Ce régicide fut regardé, non-seulement en France, mais encore en Italie, comme une action vertueuse ; & l’on compara le parricide, les uns à Judith & à Eléazar, les autres aux plus grands hommes de l’antiquité.
  8. Les négociations entreprises à Rome pour obtenir du pape l’absolution de Henri, sont vraiment incroyables ; & l’on a peine à imaginer l’inflexibilité du pape & la nécessité où se trouvoit un roi de France de cette absolution.
  9. Richelieu ne sut que sacrifier. Henri IV ou un autre grand homme auroit fait subsister ensemble les deux religions, en permettant à une troisieme & à plusieurs de s’établir. Mais Richelieu calcula quelle moitié de l’état il écraseroit, pour la subordonner à l’autre ; & l’ascendant de son cruel caractère fut pris pour du génie : génie funeste, qui ne sut qu’opter entre les attentats.
  10. Il y avoit des arrêts qui défendoient sous peine de la vie de parler de paix. On occupoit le peuple de sermons, de processions, de saluts ; les Parisiens souffroient une espèce de mort lente, & les maisons des jésuites & des capucins regorgeoient de bled.
  11. C’est un fait historique.
  12. Les confesseurs exigeoient des pénitens qu’ils regardassent le décret de la Sorbonne, qui excluoit Henri du trône, comme un oracle du Saint-Esprit, & qu’ils eussent à s’y conformer aux dépens de leur vie.
  13. C’est ce même Aubry qui, après la mort de Sixte-Quint, dit publiquement en chaire : Dieu nous a délivrés d’un méchant pape ; s’il eût vécu plus long-tems, il eût fallu prêcher dans Paris contre le souverain pontife. C’est que le pontife, sur la fin de ses jours, avoit refusé de secourir la ligue.
  14. Les moines & les prêtres régnoient non-seulement sur le peuple, mais sur la nation ; & ce qui le prouve, c’est que le duc de Parme, ce grand général, voulut mourir en habit de capucin, & ordonna qu’on mît l’inscription suivante sur son tombeau :

    Hic jacet frater Alexander Farnesius capucinus.

  15. L’archevêque de Bourges lui fit réciter plusieurs fois son catéchisme ; on lui imposa des obligations personnelles d’entendre la messe tous les jours, usage constamment suivi par ses successeurs ; d’approcher des sacremens au moins quatre fois l’an, & de rappeller les jésuites. Ce dernier article est remarquable. Henri devoit passer pour hypocrite aux yeux du catholique, pour ingrat aux yeux du calviniste, pour avare aux yeux du courtisan : il n’est rien de tout cela aux yeux du philosophe.
  16. Coligny eût été le seul homme propre à établir en France une constitution libre ; sa vertu étoit forte, lorsque celle des autres ployoit aux circonstances. Le poignard des massacreurs de la nuit de la S. Barthélemi avoit plongé dans le tombeau le plus généreux défenseur de la liberté des peuples ; l’Hospital étoit plus attaché à l’autorité royale qu’au peuple.
  17. Henri IV donna le fameux édit de Nantes, révoqué par la dure intolérance de Louis XIV. L’état des protestans étoit fixe en France ; ils étoient satisfaits & tranquilles, & cet édit étoit tout-à-la-fois l’ouvrage de sa sagesse, de sa reconnoissance, de son attachement & de sa tolérance ; pourquoi faut-il que le fanatisme le plus aveugle ait détruit ce monument de concorde ? La plaie profonde faite à la patrie, n’est pas encore fermée de nos jours : eh, quelle est donc la malheureuse constitution de notre gouvernement, qu’un seul homme trompé ou orgueilleux puisse faire à la patrie des maux si longs & presqu’irréparables ! Comment une volonté erronée & barbare regne-t-elle encore follement après lui, quand il est descendu au tombeau, chargé des reproches de la saine partie de la nation ?
  18. Henri IV, comme le sait le moindre citoyen, vouloit que tout paysan eût une poule au pot tous les dimanches. Eh bien, voilà tout-à-la-fois le thermometre & le résultat d’une bonne législation. On entasse les raisonnemens à perte de vue. Le paysan a-t-il la poule au pot ? l’état est bien administré : ne l’a-t-il pas ? l’état est mal gouverné. Rois, travaillez pour faire entrer la poule au pot, voilà votre vraie gloire ! Je ne sais pourquoi M. de Voltaire s’obstine à trouver cette expression triviale, ce que ses copistes n’ont pas manqué de répéter. L’auteur de la Henriade auroit-il voulu que Henri IV eût fait une période poétique ? La poule au pot, voilà l’expression simple & vraie, telle que le cœur l’a dictée. J’ai voulu la consacrer comme une des plus belles qui soient sorties d’une bouche royale. Charles IX ne savoit que les noms des chiens de chasse & des oiseaux de proie.
  19. Quel fléau pour le monde que Philippe II ! falloit-il que sa domination cruelle & sa politique destructive s’étendissent non-seulement sur l’Europe entiere, mais encore sur les quatre parties du monde !
  20. Faits historiques.
  21. On a voulu conserver le nom de cet officier de ville, attaché à la cause de Henri. L’histoire ne néglige que trop les noms obscurs, pour tout attribuer aux noms connus. C’est au philosophe à rendre enfin justice à qui elle est due. Langlois contribua tout autant que Brissac à l’entrée de Henri, & son nom ne doit plus être séparé du nom qui a prévalu sous la plume des historiens toujours attentifs à flatter l’homme en place. Langlois paroit même avoir servi Henri d’une maniere plus désintéressée & plus noble.
  22. Il paroît prouvé par l’histoire, que Henri III après avoir été foible, passa à l’autre extrêmité & devint furieux. A la tête d’une armée de quarante mille hommes, il médita la ruine de la capitale, comme le foyer de la rébellion ; mais lui-même en étoit le principal auteur. Il s’écria, dit-on, en regardant Paris des hauteurs de Saint-Cloud, où il étoit campé : encore quelques jours, & on ne verra ni tes maisons, ni tes murailles, mais seulement le lieu où tu auras été. Le poignard de Clément parut donc aux yeux des Parisiens avoir sauvé la capitale & le royaume. Jamais la mort du plus odieux tyran ne fut apprise avec de plus grands transports de joie. Henri III avoit donc réellement blessé & irrité la nation.
  23. On peindra dans une autre piece de théatre ce sombre & profond caractere qui appelle les couleurs dramatiques.
  24. La Bastille ne se rendit que quelques jours après. Ces infortunées victimes ne pouvoient être qu’au Châtelet. Le Châtelet est aujourd’hui une prison des tribunaux juridiques ; mais on a voulu imprimer à la Bastille l’horreur dont tout citoyen est pénétré pour cette prison d’état. Depuis lors, le cardinal de Richelieu & Louis XIV y ont entassé assez de malheureux pour que ce mot rende à la postérité un son terrible ; & comme je me flatte que cette piece, à l’aide du sujet, vivra quelque tems, je veux, s’il est possible, que dans deux cents ans le mot de Bastille fasse tressaillir d’horreur & d’effroi notre dernière génération : voilà pourquoi j’ai placé ma scene dans ce palais de la vengeance.
  25. On fit des processions où la châsse de sainte Genevieve fut portée, pour obtenir par son intercession la délivrance du Béarnois.
  26. C’est un fait historique.
  27. Jean Boucher, curé de S. Benoit, prêchant à S. Merry. Nous avons encore les sermons de cet énergumene ; il s’y trouve des morceaux éloquens. Il paroissoit intimement persuadé de la subversion de l’église & de l’état, si Henri IV venoit à monter sur le trône. L’éloquence de ce tems-là a une originalité brusque & véhémente qui n’appartient à aucun autre siecle.
  28. On prétend que la même cérémonie fut répétée à Paris par le légat, que Henri IV y comparut en personne, & qu’il y fut traité comme les ambassadeurs l’avoient été à Rome. Il est vrai que le légat eut la complaisance de ne frapper que légérement le roi de sa baguette, & qu’il ne lui en donna, dit Brantôme, que jusqu’ad vitulos. Rien ne put épargner cette humiliation à Henri IV ; & après avoir long-tems négocié avec Rome par le ministere du cardinal d’Ossat, il consentit enfin à la génuflexion & au coup de baguette. Les réformés taxèrent Henri IV de mollesse, & dirent qu’il s’étoit soumis à la gaulade. C’étoit, à ce qu’il nous semble, acheter un peu trop cher le plaisir & le danger de régner.
  29. Les prédicateurs prenoient pour texte de leurs sermons : De luto fæcis eripe nos, Domine ; & ils traduisoient ainsi pour le peuple : Seigneur, débourbonnez-nous ; par un effet de votre miséricorde, débourbonnez-nous, Seigneur. Ce misérable calembour fit grande fortune ; tant le peuple haïssoit & rejetoit la maison de Bourbon, pour idolâtrer les Guises.
  30. Le parlement donna, le 28 juin 1593, ce fameux arrêt, par lequel il réclamoit les loix fondamentales du royaume, & notamment la loi salique. Il s’opposoit à ce qu’on mît sur le trône de nos rois une maison étrangere. Cet arrêt fut alors d’un très-grand poids dans la balance, & la fermeté du parlement ne contribua pas peu à faire monter Henri sur le trône de France. Il ne seroit pas difficile de prouver que les parlemens ont soutenu & augmenté en tout tems les prérogatives royales.
  31. Henri IV ayant affronté tant de périls, ne fut blessé qu’une seule fois à la retraite du pont d’Aumale. Il reçut un coup de feu dans les reins : la blessure fut légère. Il admit dans la suite parmi ses gardes le soldat qui l’avoit blessé. Quand on songe que quelques grains de plus dans le canon du fusil auroient donné une toute autre face à la France & à l’Europe, on se perd dans l’enchaînement incompréhensible des événemens.
  32. Fait historique suffisamment connu.
  33. Le cardinal de Pellevé mourut de dépit, en apprenant que le roi étoit entré dans la ville. Les capucins, les jésuites & les chartreux refuserent de prier Dieu pour le roi ; & le salvum fac regem ne fut chanté par eux que sept ou huit années après. Henri eut le bon esprit de les laisser faire, moyen plus court & plus facile : ils le chanterent d’eux-mêmes, parce qu’on ne le leur avoit pas ordonné.
  34. Le lendemain de son entrée à Paris, le roi ayant fait venir à son dîner le secretaire Nicolas, gros réjoui, dit Brantome, bon compagnon, d’un esprit facétieux : M. Nicolas, lui dit le roi, quel parti suiviez-vous pendant les troubles ? — A la vérité, Sire, j’avois quitté le soleil pour suivre la lune. — Mais que dit-tu de me voir à Paris comme j’y suis ? — Je dis, Sire, qu’on a rendu à César ce qui appartenoit à César, comme il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu. — Ventre-Saint-Gris ! on ne me l’a pas rendu à moi, on me l’a bien vendu.
  35. Outre le corps-de-garde espagnol, il y eut deux ou trois bourgeois tués, ce qui affligea le roi. Il a répété souvent qu’il auroit voulu racheter pour beaucoup la vie de ces trois citoyens, pour avoir la satisfaction de faire dire à la postérité, qu’il avoit pris Paris sans répandre du sang. Voilà de ces traits qu’on aime à trouver & à citer.
  36. On prétend que Henri IV, ayant eu la levre inférieure percée par Chatel lorsqu’il se baissoit heureusement pour embrasser quelqu’un de sa cour, & le coup lui ayant cassé deux dents, dit ces paroles assurément remarquables, & sur lesquelles on a fondé le mot terrible de cette piece : Je savois déjà par la bouche de gens dignes de foi, que les jésuites ne m’aiment pas ; je viens d’en être convaincu par la mienne. Ravaillac lui perça le cœur, rue de la Ferronnerie. Un voile éternel semble étendu sur les véritables auteurs de sa mort. Ravaillac, comme tant d’autres, fut un instrument aveugle ; mais qui arma son bras ? Il transpire assez de clarté pour qu’on n’attribue pas uniquement cette mort à l’esprit du tems. Ainsi l’histoire, dans les scenes les plus curieuses & les plus intéressantes, est obligée de se taire, ou réduite à mentir.
  37. Henri IV marchant vers la cathédrale, étoit pressé par la foule de tous les côtés. Les capitaines des gardes voulurent faire retirer cette multitude pour lui faciliter le passage : non, leur dit-il, j’aime mieux avoir plus de peine, & qu’ils me voient à leur aise. Il écrivit à Gabrielle d’Estrées : j’ai reçu un plaisant tour à l’église ; une vieille femme âgée de quatre-vingts ans m’est venue prendre par la tête & m’a baisé. Se mettant à table à l’hôtel-de-ville pour souper, il dit en riant & en regardant ses pieds, qu’il s’étoit crotté en venant à Paris, mais qu’il n’avoit point perdu ses pas. C’est alors qu’il pouvoit dire à l’oreille de ses amis : Paris vaut bien une messe.