La Dernière révolution de Buenos-Ayres

La Dernière révolution de Buenos-Ayres
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 434-450).
LA
DERNIERE REVOLUTION
DE BUENOS-AYRES

Il y a quelques mois, la nouvelle inattendue d’une révolution à Buenos-Ayres s’étendant à toutes les provinces de la république argentine produisait une vive impression sur les esprits les plus habitués aux convulsions politiques dont les rives de la Plata sont si souvent le théâtre. Elle était grave par le nom retentissant de l’homme qui en avait assumé la responsabilité, elle a pris une importance plus grande encore par la rapidité avec laquelle, contre toutes les traditions de ces républiques, elle se terminait. En deux mois en effet, cette révolution qui soulevait l’immense république tout entière, qui mettait en péril le commerce de ces pays et troublait la bourse de Londres, était réduite et désarmée, et cessait de mériter le nom de révolution pour rester ce qu’elle était, une insurrection de mécontens et d’ambitieux inhabiles aux coups d’état. Ces deux mois de guerre civile, les faits qui les ont précédés, la manière dont l’insurrection a été réduite, marquent dans l’histoire de la république argentine, et l’on peut dire même dans celle des républiques hispano-américaines en général, une date mémorable. Ils semblent démontrer que le temps est passé où les révolutions et les guerres civiles américaines s’enchevêtraient sans logique apparente, où une insurrection succédait à une autre, où un groupe de quelques hommes imposait par la force sa volonté jusqu’à ce qu’un autre se présentât pour le même objet.

Macaulay a écrit avec raison qu’une révolution de huit jours dans Londres produirait une commotion dont les effets se ressentiraient pendant un demi-siècle jusque dans les pays les plus reculés. Ce qui était vrai alors pour la ville de Londres l’est aujourd’hui dans une proportion moindre de tout pays, si petit et si perdu qu’il soit dans un coin du globe. Ses mouvemens politiques, la fièvre qui l’agite, les secousses auxquelles il est sujet, réagissent sur les relations commerciales comme ceux des grandes puissances qui mènent le monde. Au surplus, on ne saurait nier l’intérêt qui s’impose lorsque par dix années de prospérité et de paix intérieure, à peine troublées par une guerre plutôt profitable que nuisible au développement progressif, un pays a pu, comme c’est le cas de la république argentine, attirer à lui un flot considérable d’immigration, entreprendre des travaux publics de tout genre, contracter des emprunts à l’étranger, créer ou appeler à lui des capitaux qui lui ont permis de prendre sa place dans le mouvement économique et financier du siècle. À ces différens points de vue, l’insurrection qui avait éclaté à Buenos-Ayres après une année de luttes électorales mérite toute l’attention non-seulement de ceux dont les intérêts ont été gravement mis en péril, mais de tous ceux qui ont à cœur d’étudier sur le vif le fonctionnement d’institutions et l’application de principes de liberté dans une société nouvelle, sans tradition, sans liens dans le passé, presque sans antécédens historiques. L’intérêt augmente, si l’on remarque que cette insurrection était dirigée par le général don Bartolomé Mitre, à qui appartient la gloire d’avoir, il y a douze ans, constitué l’union républicaine après les luttes qui divisèrent la confédération argentine au sortir des vingt années de despotisme féodal de Juan Manuel Rosas. Un trait caractéristique se trouve encore dans ce fait, que le parti révolutionnaire, par une étrange anomalie, n’était composé que de conservateurs, de propriétaires, de financiers, et réunissait dans son sein la plupart des noms les plus considérables et certainement les deux tiers des capitaux et des fortunes territoriales de la Plata.

Nous voudrions résumer la raison politique de ce soulèvement, dans lequel nous verrions volontiers sinon la dernière des convulsions politiques de la république argentine, du moins l’heureux présage d’une longue période de paix et la fin des révolutions qui ont fait aux républiques sud-américaines une réputation de turbulence, excusable quand il s’agissait de fonder et de constituer subitement la liberté sur les débris des lois espagnoles, mais injustifiable lorsqu’il n’y a plus en jeu que des questions d’ambition personnelle ou d’influence politique.


I.

La république argentine, dont la capitale de fait est Buenos-Ayres, se compose de quatorze provinces inégalement prospères, inégalement peuplées; elle est gouvernée par un président assisté de ses ministres, dépositaire du pouvoir exécutif. Le pouvoir législatif y est exercé par une chambre et un sénat, élus par les quatorze provinces et se réunissant à Buenos-Ayres. En dehors de ces pouvoirs nationaux, chaque province élit un gouverneur, une chambre des députés et un sénat, chacune a son budget particulier et même sa constitution, qui, sans s’éloigner beaucoup de la constitution nationale, peut cependant en différer sur certains points. Le jeu politique de ces institutions est très compliqué. Le remplacement annuel et par tiers des députés et des sénateurs aux assemblées de chaque province et de la nation, l’élection de quatorze gouverneurs tous les trois ans et d’un président tous les six ans mettent en éveil des compétitions nombreuses, soulèvent des jalousies de partis, agitent le pays autour de personnalités souvent mal définies, et font de la politique une préoccupation de tous les instans qui distrait les citoyens de leurs affaires privées, et fait ajourner les progrès industriels et les grands travaux publics.

De toutes ces élections, la plus grave en conséquences est l’élection présidentielle, dont les autres ne sont du reste politiquement que la préparation; mais c’est aussi la plus périlleuse en raison de la complication étrange de ses rouages, qui, amenant pendant une année à chaque trimestre une phase nouvelle, constitue pour le travail, pour la production, une année gaspillée, pour le commerce une année d’inquiétudes journalières, arrête l’essor des capitaux, le mouvement des affaires, et occasionne forcément une crise périodique au sein même de la prospérité.

On aurait pu croire que ces complications inextricables de formes seraient sans danger sérieux, étant donné l’état actuel de la république argentine. Ici, plus que partout ailleurs peut-être, il est possible de dire que la liberté est fondée ; pas de desideratum politique qui ne trouve satisfaction dans la nouvelle constitutions provinciale de Buenos-Ayres et dans la constitution nationale. Les principes pour lesquels en Europe nous avons combattu pendant des siècles ont été inscrits sans discussion dans ces constitutions, tombées des cieux au milieu d’un peuple assez heureux pour pourvoir tout fonder sur une terre vierge sans être encombré des ruines du passé. Malheureusement, si les questions de principes ne divisent plus personne, l’esprit de réforme, resté sans emploi, a fait place à l’esprit d’ambition. Dans cette société profondément démocratique et aussi profondément républicaine, où l’homme se forme à sa guise, s’instruit comme il peut, n’existe que par son travail personnel, ne compte que sur ses propres ressources, tous par un sentiment d’égalité dangereuse ont une égale ambition, et tous la même aspiration à dominer et à occuper les postes publics. Chez un peuple où la vie serait remplie par de graves préoccupations, des travaux absorbans, une industrie active et développée, ces défauts de caractère seraient loin d’avoir les mêmes inconvéniens; mais ici la vie est calme et indolente, pour les nationaux surtout. La seule industrie est pour eux l’industrie pastorale; aucune ne laisse l’esprit plus libre, aucune n’exige moins d’effort matériel, aucune ne laisse plus de temps à la rêverie et aux discussions inutiles. Joignez à cela que ces modernes Athéniens ne sont entraînés vers aucune préoccupation d’art, de science, ni même de littérature; il ne leur reste qu’un refuge, la politique. La complication des rouages constitutionnels semble donc imaginée à souhait pour créer une diversion à la monotonie de la vie patriarcale de ce peuple pasteur, et l’on comprend alors aisément pourquoi il a fallu un demi-siècle de luttes et de guerres civiles pour que la république arrivât à élire pour la première fois régulièrement un président. C’est en 1812 que fut proclamée l’indépendance et que fut chassé le vice-roi, ce n’est qu’en 1862 que le général Mitre fut proclamé président de la république par toutes les provinces, réunies pour la première fois dans un sentiment de solidarité.

Le 12 octobre 1868, le président Domingo F. Sarmiento prenait possession à son tour du pouvoir, qui lui était transmis pacifiquement par le général Mitre. La constitution était dès lors consolidée, et le pays, entrant dans une ère nouvelle, recueillait le fruit de ces années de sagesse et de travail, et attirait déjà l’attention des capitaux européens. A vrai dire, après les six années de la présidence du général Mitre et les cinq premières années de celle de M. Sarmiento, on pouvait difficilement décider laquelle de ces deux périodes serait plus profitable à la prospérité et à la grandeur de la république argentine.

Le chemin parcouru depuis la chute de Rosas était considérable. Depuis la fin des guerres où le général Urquiza, luttant pour remplacer Rosas, qu’il avait vaincu, contre le général Mitre, qui représentait l’union de la confédération et la liberté, depuis le jour de l’élévation régulière de Mitre au poste de président de la république, le pays avait toujours marché sans secousse dans une voie de progrès commercial, industriel, financier et même politique. Le développement de l’industrie pastorale, le haut prix de ses produits sur les marchés d’Europe, avaient créé une source de richesse presque incalculable. La guerre du Paraguay, entreprise de concert avec le Brésil, fort critiquable dans son principe, produisait du moins ce résultat important de renverser le dernier tyran féodal des républiques de la Plata, le général Lopez, et faisait du général Mitre le vrai représentant de la liberté militante en même temps qu’elle amenait à Buenos-Ayres, devenu l’entrepôt de l’armée du Brésil, tout l’or de ce riche empire, constituant ainsi dans cette ville et dans toute la province les premiers élémens d’une prospérité commerciale dont l’essor ne devait pas se ralentir pendant de longues années. Le général Mitre avait donc pu descendre du pouvoir entouré du prestige qui accompagne nécessairement le fondateur des libertés et de la richesse publiques. Son successeur, le docteur Domingo F. Sarmiento, homme d’un âge mûr et d’une longue expérience politique qu’il avait puisée loin de son pays, avait passé les six années de la présidence du général Mitre à Washington, où il représentait la république argentine. Il fut élu pendant son absence, preuve certaine de la pacification des esprits et de l’anéantissement des partis. Le président Sarmiento ne s’embarqua à New-York pour revenir à Buenos-Ayres que lorsque son élection fut devenue un fait accompli. La guerre du Paraguay était considérée comme terminée; il pouvait donc, en prenant possession du pouvoir, songer à faire jouir le pays de tous les bienfaits de la paix, à créer des écoles, des bibliothèques, enrichir les collèges nationaux, entraîner vigoureusement les capitaux dans les fondations agricoles et les entreprises financières ou industrielles, et, le jour où les revenus de l’état le permettraient, subventionner largement les compagnies prêtes à créer des chemins de fer, des télégraphes ou des lignes de bateaux à vapeur.

Le résultat de son activité pacifique ne s’est point fait attendre. Il y a six ans, l’étranger qui arrivait à Buenos-Ayres y ressentait cette impression, qu’il entrait dans un pays pauvre : les élémens de la richesse existaient cependant, mais à l’état latent. La campagne, vaste et fertile, était à peine peuplée, les troupeaux immenses étaient pour ainsi dire sans valeur, les bêtes à cornes valaient 20 francs, les moutons 2 ou 3 francs. La terre n’était pas recherchée, et restait à l’état de mainmorte, partagée entre quelques familles qui la possédaient depuis des siècles. Ces familles elles-mêmes, pour la plupart, vivaient sans aucune notion, du bien-être dans l’apathie et l’oisiveté, sans le désir ni même l’idée du luxe, et partant sans le goût du travail, se nourrissant presque exclusivement de viande, sans pain. C’étaient là de médiocres bases pour la vie de progrès à laquelle l’étranger aspirait et dont il allait réaliser le rêve en se multipliant sur cette terre, prête à le recevoir et à l’enrichir. Les six années de la présidence de M. Sarmiento ont vu se produire ce mouvement d’invasion de l’étranger, venant en foule, avec ses capitaux et son activité, réveiller de leur torpeur les héritiers trop sobres et trop peu ambitieux des Indiens et des Espagnols. La population indigène était assez peu nombreuse pour que quelques milliers d’étrangers constituassent déjà un élément important; aujourd’hui c’est par mille ou deux mille chaque semaine que se comptent les immigrans qui débarquent à Buenos-Ayres. Il est facile dès lors de comprendre quel changement doit apporter dans l’évolution politique de la république argentine cet élément nouveau, encore mal connu, sans homogénéité, réduit à un rôle passif, vrai maître des marchés financiers et commerciaux et sans influence sur la politique. L’occasion ne s’était pas encore présentée avant cette révolution de voir cette masse considérable d’intérêts et d’individualités à la merci d’un orage politique. Tous les esprits étant exclusivement préoccupés des affaires pendant les cinq premières années de la dernière présidence, la politique paraissait être devenue une préoccupation secondaire. A peine un soulèvement de partisans à la suite de l’assassinat du général Urquiza avait-il troublé une province; le progrès général n’en avait pas été atteint.

L’immigration s’était élevée pendant les six premiers mois de 1874 à 35,000 personnes, pour la plupart Italiens et Français. Le pays pour la première fois avait exporté des céréales, les revenus de la douane s’étaient élevés, de 12 millions de piastres en 1868, à 20 millions en 1873. L’importation était de 250 millions par an, l’exportation l’égalait presque. L’instruction s’était développée dans les mêmes proportions : il y avait 20 écoles en 1868, et 1,117 en 1873. Une seule bibliothèque existait en 1852 et 140 en 1873. Des fils télégraphiques unissaient toutes les provinces entre elles et la république avec l’Europe; le nombre des vapeurs réguliers d’outre-mer s’était élevé de 2 à 20 par mois, la consommation du papier d’imprimerie de 12,000 à 200,000 rames, et le nombre des machines en mouvement de 5,500 à 70,000. Ce sont là des résultats qui tiennent du prodige, et l’on pouvait supposer qu’après avoir créé une pareille richesse, avoir préparé le pays par l’école à tous les progrès, on eût détruit tous les germes de discordes, intéressé la population entière à la paix, d’où dépendait la consolidation de cette richesse acquise.

Au milieu de cette prospérité générale, qui semblait bien assise, puisqu’elle avait pour base la plus-value de la terre et l’augmentation rapide de ses produits, la création d’un matériel important, premier pas dans une voie de progrès industriel, où pouvait-on trouver les causes d’une révolution? Y avait-il en jeu des questions de principes qui pussent diviser les esprits, ou s’était-il produit des faits de nature à mettre en péril l’avenir de la liberté? Deux événemens venaient au contraire de donner la preuve récente de l’union la plus parfaite. La république argentine avait consacré ces dix dernières années à l’établissement de ses diverses constitutions politiques et au travail important de la refonte de ses lois : elle s’était donné un code civil. Au sein de la paix et de la concorde, un homme avait suffi pour mener à bien cette œuvre colossale, le savant juriste Dalmacio Velez-Sarsfield. Seul, il avait résolu les questions d’état civil, de mariage, de succession, de propriété, prenant dans les lois de tous les peuples ce qui lui semblait applicable à la société sud-américaine; aidé surtout de notre législation et de notre jurisprudence française, il avait fait une œuvre d’ensemble, complète et minutieuse, commençant, terminant ce travail, le proposant à l’approbation des pouvoirs législatif et exécutif sans qu’un incident se soit soulevé, sans qu’il ait semblé à personne qu’il pût y avoir là matière à discussion. — Heureux ces peuples neufs et libres puisant à pleines mains dans les trésors de l’industrie universelle, puisant de même dans les lois et les constitutions du vieux monde, et du sang d’autrui se faisant un tempérament puissant! Notre code civil, grande œuvre, fille d’une révolution, sortie de ruines sanglantes, expression dernière de la vitalité des philosophes de la fin du dernier siècle, a non-seulement créé nos mœurs et notre société, il engendre chaque jour des sociétés nouvelles. Le peuple argentin, aussi bien que le Chili, le Pérou et le Brésil, a pris notre code et notre jurisprudence comme base de sa nouvelle législation; mais, pas plus ici que dans ces autres pays, la refonte des lois, qui chez nous a été l’œuvre d’une révolution, ne pouvait en susciter une.

La rédaction et la promulgation de la constitution nationale et de la constitution plus récente encore de la province de Buenos-Ayres se firent ainsi au milieu de la concorde la plus parfaite. Aussi voyait-on approcher sans appréhension grave l’heure de la période préparatoire de l’élection présidentielle. Les étrangers surtout, dont les intérêts sont si étroitement liés à la tranquillité publique, étaient convaincus qu’il n’y avait pas autre chose à prévoir qu’une lutte électorale un peu plus vive peut-être que les précédentes, mais non pas plus dangereuse. Trois candidats entraient alors en ligne. Le seul célèbre et connu de tous, le seul dont le nom ait eu en Europe quelque retentissement, était le général Mitre. L’irritation causée depuis un an à la Plata par les menaces de guerre avec le Brésil faisaient du général Mitre l’homme des circonstances. Si la guerre devenait inévitable, il était plus que tout autre désigné pour prendre le pays sous la sauvegarde de son épée, et l’on savait que tous les généraux de la république accepteraient sans répugnance de combattre sous ses ordres; si elle pouvait être évitée, qui mieux que lui était en mesure de vider les difficultés diplomatiques soulevées par le Brésil à propos du Paraguay, vaincu en commun? En dehors de son mérite reconnu de diplomate, il pouvait se prévaloir de l’amitié des personnages politiques du Brésil, du souvenir d’une guerre faite sous son commandement, enfin de ses relations personnelles avec l’empereur dom Pedro II.

Le docteur don Adolfo Alsina, fils de l’ex-gouverneur de la province de Buenos-Ayres, lui-même ancien gouverneur de cette province et vice-président sortant de la république, administrateur énergique, mais non encore mis hors de pair comme homme politique dans ces postes secondaires, avait surtout de l’importance en ce qu’il représentait, à proprement parler, le parti des audacieux : prêt à s’emparer du pouvoir et à le garder, entouré d’inconnus avides d’ambition ou de nécessiteux avides d’emplois. Ce parti nouveau n’était pas sympathique aux étrangers; sa vraie tendance est de s’opposer à leur envahissement. Inconnu aux provinces, Alsina leur était naturellement suspect, étant fils de Buenos-Ayres; ici seulement il était connu et pouvait compter sur un certain nombre de partisans, mais surtout sur les voix que pourrait lui conquérir son audace.

Candidat d’une politique moins nettement accentuée, le docteur Nicolas Avellaneda voyait sa candidature silencieusement appuyée à Buenos-Ayres par quelques amis. C’était un provincial, un arribeño[1]. Né à Tucuman, avocat brillant, homme d’une grande valeur, jeune, entrant en ligne peut-être avant son heure pour ce poste élevé, connu des lettrés, il était presque ignoré de la masse des électeurs de Buenos-Ayres, bien qu’il y eût été ministre à vingt-trois ans et publiciste remarqué à dix-neuf. Son nom avait beaucoup plus de signification dans les provinces, et si à Buenos-Ayres on pouvait aisément compter ses discrets partisans, dont le nombre n’atteignait pas une douzaine, il était l’homme désigné des provinces, l’arme de ceux qui n’ont pas encore accepté la suprématie de Buenos-Ayres; à ce titre il devait triompher, si toutes les raisons qui militaient en faveur du général Mitre s’effaçaient devant la vieille jalousie des arribeños.

Dès les premiers jours de la lutte électorale, il fut facile de prévoir que ce candidat tiendrait en échec le général Mitre, fût-il seul, mais qu’en tout cas son triomphe était assuré, étant donnée la division des voix de Buenos-Ayres entre le général Mitre et le docteur Alsina. La lutte fut ardente; cependant au milieu de ces ardeurs mêmes la personnalité de M. Avellaneda sembla disparaître, comme s’il se fût désintéressé d’un combat qui ne pouvait que tourner à son profit. Les coups de fusil qui interrompirent à plusieurs reprises le vote, les registres supprimés ou faussés, faisaient présager depuis plusieurs mois une issue violente. Les manœuvres dont chaque parti accusait son adversaire et que chacun du reste pratiquait, les menaces qu’ils échangeaient, tenaient le commerce en suspens, interrompaient le travail, arrachaient déjà les gens suspects à leurs retraites pour les jeter sur les routes et même dans les rues de Buenos-Ayres. Le gouvernement du président Sarmiento, qui eût dû rester neutre, était manifestement dévoué au parti du docteur Alsina ; malgré tout, ses partisans n’arrivèrent qu’à un résultat qui assurait la défaite du parti mitriste sans établir leur victoire.

Le seul dont le nom sortait de l’urne sans s’y être compromis était don Nicolas Avellaneda; il fut donc proclamé successeur du docteur Sarmiento au fauteuil présidentiel. Cependant M. Avellaneda, après avoir triomphé de ses deux adversaires à tous les degrés et pour ainsi dire sans avoir lutté, ne devait pas se trouver le 12 octobre seul président, et c’est là la cause qui veut être expliquée de la révolution qu’il a eu à combattre.

La lutte électorale était terminée, les électeurs qui allaient proclamer le président étaient nommés, la majorité incontestable appartenait à M. Avellaneda. Le parti du général Mitre, quoique irrité, était prêt à accepter sans murmure la présidence de cet adversaire loyal, et celui-ci le savait : il n’ignorait pas non plus que le parti mitriste était composé de conservateurs, sortes de tories républicains, prêts pour la lutte électorale, mais disposés à éviter par tous les moyens une guerre civile, silencieux même devant l’hostilité implacable du parti alsiniste, la partialité des autorités et la complicité des pouvoirs constitués dans le dépouillement du vote. Il savait aussi que le parti alsiniste, n’étant pas composé des mêmes hommes, n’accepterait pas une défaite sans compensations; il crut sage et politique d’aller au-devant du danger, et d’offrir ces compensations à ce parti vaincu avant qu’il ne les exigeât les armes à la main. Peut-être, au moment où il abdiqua ainsi la moitié de l’autorité qui allait lui être conférée, M. Avellaneda se souvenait-il de la mort tragique de son père, dont la tête, fixée au bout d’une lance, fut promenée dans Tucuman par les mazhorqueros du dictateur Rosas.

C’était agir dans l’intérêt de la paix publique, mais ces espérances furent déçues. Le parti alsiniste en effet, ayant la volonté de mener sous le nom du futur président le pays au gré de sa politique, livra à M. Avellaneda quelques voix inutiles dont il n’avait que faire, et s’empara sans plus tarder de tous les emplois, de tous les commandemens, puisa dans le trésor les fonds nécessaires à payer les frais de la lutte électorale, et enfin mit le comble à l’irritation des mitristes en excluant des chambres provinciales leurs députés nouvellement élus, et substituant les noms de ses partisans à ceux que le peuple de Buenos-Ayres avait désignés.

Avant ces événemens, malgré leurs paroles de menaces, les mitristes n’avaient certes pas résolu de s’opposer par les armes à la prise de possession de la présidence au 12 octobre; mais, disposés jusque-là à s’enfermer dans les limites d’une opposition parlementaire, ils ne voulurent pas accepter l’exclusion de leurs députés, la falsification des urnes consacrée par les pouvoirs publics. La révolution fut donc préparée de longue main et au grand jour, et, pour avoir éclaté le 24 septembre, elle n’en était pas moins prête depuis plusieurs mois. Le parti révolutionnaire comptait en grand nombre dans ses rangs, en même temps que des généraux, des légistes et des hommes d’état; ils avaient délibéré et décidé que la constitution autorisait à repousser par les armes tout gouvernement de fait, et le gouvernement nouveau se donnait lui-même ce titre inconstitutionnel ; il fut donc résolu que le président Sarmiento ne serait pas attaqué, qu’il déposerait le pouvoir en paix, mais que l’on s’opposerait par la force à ce que le pouvoir et le titre de président fussent transmis à son successeur désigné.

Dès lors il s’agissait pour les partisans du général Mitre de coordonner les élémens de la révolution et de montrer quelle était leur importance. Il a fallu la témérité du parti alsiniste pour ne pas vouloir comprendre quel mouvement se préparait, et quelles conséquences graves il allait entraîner pour le crédit et l’avenir du pays, et même pour ne pas s’effrayer du danger qu’il y avait à entrer en lutte avec un ennemi redoutable le jour où, le terrain légal et constitutionnel étant hardiment abandonné, on en viendrait à la lutte à main armée. Le général Mitre, et cela n’était ignoré de personne, pouvait réunir autour de lui tous les généraux de la république disposant de commandemens et en activité de service, et jeter dans la balance le poids de toutes ces épées.

Quelle est en effet la situation de la république au point de vue militaire? Obligée de se garder de tous côtés contre les invasions d’Indiens, la république argentine conserve nécessairement sous les drapeaux un certain nombre de vétérans et quelques généraux ou colonels en activité de service en temps de paix. Les villes voient rarement des troupes, les garnisons n’existent pas, les corps d’armée gardent les frontières. En cas de guerre qui mette en péril le pays, la garde nationale est mobilisée. La seule force armée dont dispose le gouvernement est donc dispersée sur les limites d’un territoire huit fois grand comme la France, et le corps le plus rapproché n’est pas à moins de 75 lieues de la capitale. Le gouvernement néanmoins, pendant la lutte électorale, prévoyant la nécessité d’une concentration, avait depuis un an, sous prétexte de menaces de guerre de la part du Brésil, embauché et conservé à Buenos-Ayres un supplément de troupes et fait des achats d’armes à l’étranger, en un mot s’était entouré d’une apparence de forces sur lesquelles il n’osait guère compter. Le général Mitre de son côté et ses partisans s’étaient depuis longtemps assuré des forces sérieuses, et pouvaient compter sur les troupes dont disposaient les commandans des frontières, le général Rivas, les colonels Borges, Murga et Machado; avec eux lui étaient acquis aussi les Indiens soumis en rapports continuels avec eux, et dont les caciques, saisissant tous les prétextes d’invasions, sont toujours prêts à mettre leur dangereuse amitié au service des partis. Du côté des provinces éloignées, le général Arredondo, alors sans commandement, avait sous la main ses anciennes troupes, et il était de tous le plus hardi, comme le prouve son entrée en campagne, débutant par l’assassinat du général Ivanowsky et la prise des villes de San-Luis et de Cordova. Que pouvait-on espérer de la garde nationale? Mobilisée à la première nouvelle de l’insurrection, elle devait être composée de tous les citoyens sans distinction et par conséquent d’électeurs, et ce n’est peut-être pas sans raison qu’à Buenos-Ayres les mitristes voyaient dans sa mobilisation l’armement maladroit de leurs partisans.

Tels étaient les élémens qui de part et d’autre entrèrent inopinément en lutte le 24 septembre au milieu d’une paix apparente; cependant l’on put voir dès la première heure que les chances avaient tourné, et que la situation du gouvernement de fait, devenu tout à coup par suite de l’insurrection même le gouvernement légal, s’était par cela seul considérablement améliorée.


II.

Le 24 septembre n’avait pas été choisi par les insurgés comme le jour de la revanche du scrutin; mais le gouvernement, ayant en main la preuve des dispositions prises contre lui pour le 12 octobre, se préparait à enlever le lendemain les membres influens du parti mitriste : il ne restait à celui-ci qu’à entrer en lutte ouverte, et par son attitude menaçante en même temps que par une démonstration armée arrêter le coup d’état dont il allait être victime. Le 24, la ville de Buenos-Ayres se réveilla fort troublée; les journaux mitristes lançaient dans leur dernier numéro leur cri de guerre; leurs rédacteurs, suivant leur expression, quittaient la plume pour l’épée, et l’on apprenait que quelques groupes de partisans avaient ici et là enlevé quelques chevaux, tiré quelques coups de feu, occupé sans coup férir un pacifique village de plaisance à la porte de la ville, et fait assez de bruit pour épouvanter une ville de deux cent mille âmes; quelques heures après, les deux seules canonnières du gouvernement étaient au pouvoir des insurgés.

La vie fut en un instant paralysée dans toutes les parties de la république, d’autant plus que, parmi ceux qui étaient désintéressés de la lutte, chacun attendait en spectateur un dénoûment prochain. Pour la première fois depuis le commencement des guerres civiles, déjà nombreuses dans ce pays, la population de Buenos-Ayres était en majorité étrangère. Cette population ne voyait naturellement dans ce mouvement qu’une perturbation considérable de ses affaires et sa fortune privée en péril; personne ne pouvait supposer que cette masse d’intérêts allait être longtemps compromise par la vaine ambition de quelques hommes. Le lendemain, Buenos-Ayres, qui naturellement devait être le théâtre de l’insurrection, où le sang devait couler dans les rues, était calme et rassurée; on savait déjà que les groupes d’insurgés étaient peu nombreux et plus turbulens qu’inquiétans; la jeunesse mitriste se dissimulait ou s’exilait à Montevideo plutôt que de grossir les rangs de ses coreligionnaires; ceux qui restaient cachaient avec soin leur drapeau. Le mouvement était manqué, et le gouvernement pouvait procéder avec calme à sa propre défense.

On vit dès lors dans cette société profondément et uniquement occupée d’intérêts matériels que la raison du plus fort serait la seule bonne. Le gouvernement, en même temps que son autorité, avait à défendre son crédit en Europe, et ce stimulant fut pour beaucoup dans l’énergie qu’il déploya ; l’on peut dire qu’il avait l’œil fixé sur la bourse de Londres plus peut-être que sur les mouvemens de l’ennemi. Son énergie eut pour premier résultat de porter le trouble dans le cœur des indécis en même temps qu’elle empêchait l’entente parmi les groupes de l’insurrection. C’était un spectacle nouveau que celui d’un gouvernement résistant avec vigueur à Buenos-Ayres contre une insurrection de la société même de cette ville, convoquant au cœur du parti révolutionnaire une garde nationale hostile et la faisant à tous risques entrer en campagne ; parmi tous ces soldats de rencontre, fort peu étaient décidés à marcher contre l’ennemi nouveau, mais tous, attendant les événemens, étaient prêts à quitter les rangs et à proclamer le général Mitre; pas un cependant n’était disposé à le proclamer seul et sans certitude d’être vigoureusement appuyé.

Chaque jour qui se passa dès lors fut un jour perdu pour l’insurrection et assura davantage la stabilité du nouveau pouvoir. Le 12 octobre était arrivé ; c’était la date fatale où pendant un instant de raison la république se trouvant sans président, un coup de force devait donner un démenti à la proclamation constitutionnelle. Ce jour se passa sans incident d’aucune sorte, et l’artillerie, rangée devant la maison du gouvernement, était une manifestation inutile.

Cependant les mitristes n’étaient pas sans avoir réuni des forces imposantes au loin dans le sud et sur les frontières de la province. Ils occupaient tour à tour les villes les plus importantes de ces régions, changeaient les autorités, tenaient le littoral par les deux ports du Tuyu et de l’Ensenada, où le général Mitre débarquait le 11 octobre, et où se réunissaient les insurgés sous la surveillance et la protection des canonnières. Pendant cette période d’organisation, qui dura autant que la guerre civile, les mitristes paraissaient ne rechercher qu’une grande mobilité ; disposant de plus de vingt mille chevaux pour 4,000 ou 5,000 hommes, ils opéraient des déplacemens rapides, et fatiguaient incessamment les troupes du gouvernement, moins bien montées et embarrassées d’infanterie. C’étaient là de beaux mouvemens, une sorte de fantasia militaire dans la pampa, mais ce n’était pas une guerre de circonstance qui pût conduire au but poursuivi au milieu de la sympathie générale : c’était surtout une guerre impolitique dans le cas présent. Les habitans de la campagne, forcément atteints dans leurs propriétés, et dans les villes les élémens étrangers, tenus en suspens, s’étaient bientôt écartés; désireux d’abord de voir triompher promptement l’un des deux partis, ils en arrivaient à souhaiter le succès du gouvernement légal, qui semblait avoir plus de souci des intérêts du pays et joindre la force de résistance à l’esprit de conduite.

Aussi ce fut avec une satisfaction assez générale qu’au bout de deux mois de cette guerre sans incidens et sans bataille on apprit à Buenos-Ayres qu’une partie des troupes mitristes s’étaient rencontrées au loin dans la pampa avec un détachement de troupes du gouvernement légal, et que le sort de l’insurrection allait se décider. On sut bientôt ce qu’avait été cette rencontre. Huit cents hommes des troupes du gouvernement, bien armés de fusils Remington, munis de deux cent mille cartouches, commandés par un simple chef de bataillon, avaient été enveloppés, dans une estancia fortifiée à la manière de ces établissemens d’avant-garde dans le désert, par les cinq mille hommes de la cavalerie de Mitre et une bataille s’était livrée, bataille de quelques heures. La cavalerie de Mitre, mal armée, s’avança à quelques pas de la levée de défense, mit pied à terre, et, renvoyant ses chevaux, tenta une prise d’assaut à la lance et au couteau, préférant cette arme ordinaire du gaucho aux armes à feu dont elle était armée; ce fut une sorte d’abordage, et la pampa offre assez de similitude avec la pleine mer pour que l’illusion fût complète; mais la lutte fut courte, et le remington « fit merveille. » Les soldats, maniant cette arme pour la première fois et contre leurs compatriotes, furent aussi étonnés et attristés que leurs adversaires des effets terribles du tir rapide. Aux premiers coups de feu, le général Borges était tombé à la tête des hommes qu’il commandait; il devait être également regretté des deux partis, et la paix devait être scellée de son sang. Le général Mitre lui-même, au milieu des balles qui frappaient à ses côtés deux de ses aides-de-camp, fit cesser le massacre en arrêtant l’attaque, et, faisant rentrer ses troupes dans le rang, hissa le drapeau parlementaire. Assiégeant et non vaincu, ayant les vastes solitudes de la pampa libres devant lui pour se retirer et y refaire son armée, il aima mieux traiter dans cette situation honorable que de continuer au profit de son ambition et de ses partisans une guerre meurtrière. C’était pour lui une fin douloureuse et non sans humiliation, mais c’était du moins l’acte d’un patriote et d’un homme de bien égaré par les clameurs de ses partisans.

La capitulation fut signée, elle permettait aux partisans de rentrer dans leurs foyers sous la protection d’une amnistie générale. Mitre seul et les chefs de corps qui l’accompagnaient s’excluaient volontairement de ces avantages et exigeaient des juges, créant ainsi au gouvernement vainqueur une situation tout aussi épineuse que celle que lui avait faite la lutte à main armée.

Les guerres civiles de la Plata ont eu rarement d’histoire plus longue que celle de 1874; on y rencontre d’ordinaire peu d’événemens, perdus dans une longue période de temps. Ce sont le plus souvent de grandes démonstrations de cavalerie dans un pays immense, par conséquent sans résultat, ou des sièges interminables qui durent douze ans comme celui de Montevideo, ou neuf ans comme celui de Buenos-Ayres. L’histoire de cette dernière guerre civile diffère des autres en ce que, si elle tient en quelques mots, elle est aussi renfermée dans un espace de quelques jours. L’auteur de cette transformation est sans contredit l’étranger : il n’a pas de place dans le fonctionnement politique, mais son influence est partout. C’est lui qui a créé des besoins inconnus de luxe, de progrès et d’industrie; c’est lui qui a déterminé la mobilisation des capitaux et les a attirés dans ses entreprises, où il apporte presque seul son travail et son activité; c’est lui, simple ouvrier ou riche négociant, qui personnifie le crédit européen et la production. La constitution lui concède tous les droits civils et municipaux; électeur municipal inscrit aujourd’hui, il peut être demain maire de la ville de Buenos-Ayres aussi bien que d’un municipe inconnu, mais elle lui interdit de se mêler de politique, et il l’a en horreur. Ces personnages s’agitant pour des questions obscures qui ne sauraient l’atteindre lui semblent autant d’ennemis de son activité lucrative; il produit, et tout trouble politique compromet sa production. Si la politique est un mal local dont souffrent plus ou moins tous les peuples, l’ambition politique est un mal pire encore dont les hommes ne consentent pas aisément à subir les atteintes funestes hors de chez eux. Il s’ensuit que l’étranger est aujourd’hui l’obstacle à des révolutions nouvelles, et par lui ces républiques sud-américaines seront sauvées de ces luttes incessantes, devenues aussi illogiques qu’inopportunes.

Cependant il serait injuste de penser que les révolutions, aujourd’hui nuisibles au progrès de ces républiques, l’aient toujours été. L’Europe s’est longtemps fatiguée d’entendre parler des révolutions du Sud-Amérique, et confondant entre elles toutes ces républiques, sans avoir même une idée exacte de leur géographie, elle pourrait moins encore comprendre leurs mouvemens et leurs soubresauts politiques. Pour s’en faire une idée exacte, il faut se reporter à la manière brusque dont toutes ces républiques ont eu à se fonder, à se constituer, quelle a été leur éducation politique première. Il faut se rendre compte de leur jeunesse; aucune d’elles n’a atteint l’âge mûr des peuples, la plus ancienne a soixante années à peine, et presque toutes sont déjà guéries de leurs défauts de jeunesse. En 1812, l’indépendance subitement proclamée de ces républiques, qui profitent de la complication des affaires d’Espagne et de la guerre entreprise par Napoléon, créait des citoyens libres, mais sans aucune notion de science politique, embarrassés encore au milieu du réseau inextricable de la législation et des coutumes de la vieille Espagne coloniale. Pas d’hommes d’état; quelques grands hommes comme Bolivar, San-Martin ou Rivadavia étaient des exceptions et ne suffisaient pas à former un peuple, une législation et une société nouvelle. Prompts à repousser les hommes qui avaient participé au gouvernement de l’orgueilleuse et inhabile Espagne, ils n’étaient pas en mesure de les remplacer; leur audace n’allait pas même jusqu’à jeter au feu constitutions et lois espagnoles, ils se proclamaient en république indépendante, mais sans bien comprendre la portée du mot république et les conséquences légales de l’indépendance.

Cette situation se prolongea pendant une première période de vingt ans, et devait aboutir, par des bonds successifs, des essais de république, des tentatives de restauration monarchique qui conduisirent Rivadavia lui-même en Espagne pour y chercher un roi introuvable, à une dictature quelconque. Le pays ne pouvait pas en rencontrer de pire que celle de Rosas; mais ces vingt années de despotisme féodal mêlé de grandeur et de ridicule eurent du moins pour résultat de fonder la république dans la Plata en faisant comprendre à tous le prix de la liberté. Le renversement de Rosas fut le commencement d’une ère nouvelle où les esprits se disciplinèrent, et pendant les dix ans de discorde et de guerre civile qui suivirent sa dictature les esprits étaient déjà d’accord sur les questions de liberté; il n’y avait en jeu qu’une question d’influence de province et de préséance dans la république confédérée. Cette dernière querelle elle-même a été résolue et vidée, et la république est certainement sortie plus grande et plus prospère de cette longue période révolutionnaire : on a vu une dernière fois que les révolutions sont pour ces peuples jeunes l’école où ils mûrissent vite et se constituent vigoureusement. La république argentine prouve par son histoire cette vérité, mais elle ne la prouve pas seule. Le Brésil et le Paraguay, ses voisins les plus proches, affirment la même proposition par les faits contraires de leur histoire. Ces deux peuples n’ont pas connu ces périodes agitées, et n’ont que rarement été troublés par des soulèvemens passagers; l’un et l’autre ne sont pas arrivés à dire le dernier mot de leurs convulsions politiques. Le Paraguay, écrasé par le despotisme de Francia et des Lopez, auquel l’avait préparé l’éducation monacale des jésuites, n’a pas connu les révolutions et s’est atrophié. Plus prospère au début qu’aucune autre colonie espagnole, favorisé plus que tout autre de la nature, desservi par un fleuve gigantesque, route qui marche pendant huit cents lieues jusqu’à la mer, le Paraguay a vu sa population s’abâtardir et s’annihiler jusqu’à s’immoler pour l’ambition et par l’ordre d’un tyran oriental. Le Brésil, lui, s’est constitué en gouvernement monarchique après la déclaration d’indépendance en 1825, il a confié ses destinées à une dynastie et son avenir aux garanties d’une charte constitutionnelle. Les deux hommes qui jusqu’ici l’ont gouverné, dom Pedro Ier et dom Pedro II, ont été par un hasard heureux deux hommes d’un rare mérite et d’une grande modération; jamais sous ces deux règnes le pays n’a été troublé, mais par contre, avec une situation géographique et hydrographique meilleure que celle de tout autre pays, même de l’Amérique du Nord, le Brésil n’est pas dans une voie de progrès, et depuis plus de vingt années il tend chaque jour à prendre rang derrière les républiques du sud; les économistes et les publicistes indigènes le déplorent ouvertement. Il n’y eut jamais d’autre cause aux menaces de guerre hautement proférées à Rio-Janeiro dans les dernières années. Le mal, chaque jour plus profond, n’existerait pas, si l’éducation politique du Brésil s’était faite au milieu des luttes de chaque jour; il lui faudra de longs combats pour sortir de l’impasse créée par son organisation économique. Cette situation tient dans un mot : le travail y est déshonoré par l’esclavage. Ce fléau qui chasse l’immigrant, le Brésil l’eût détruit comme firent les républiques du sud, s’il eût eu une jeunesse plus agitée; les palliatifs qu’il a apportés à son mal, cherchant à ménager l’opinion publique étrangère et ses intérêts, n’en ont en rien atténué la gravité.

C’est donc une opinion fort admissible que les révolutions et les turbulences continuelles de l’Amérique du Sud ont été profitables à son éducation politique et à son développement économique; mais aujourd’hui cette période d’essai est fermée, les questions de principes sont toutes résolues, et pour la république argentine, si sa constitution est imparfaite, le pouvoir législatif a la faculté de la modifier. On peut dire que de ce côté toute crainte a disparu. Il n’est pas jusqu’aux vieilles querelles de personnes et jusqu’aux ambitions remuantes qui n’aient reçu dans cette dernière guerre une terrible et salutaire leçon. Il est aujourd’hui prouvé que, même dans la pampa, les révolutions ne sont pas invincibles, et que des villes de l’importance de Buenos-Ayres ne sont plus à la merci d’une simple ambition, quelque justifiée qu’elle soit par le caractère des personnages; il est démontré aussi que les nationaux les plus influens sont chaque jour plus absorbés et plus noyés au milieu de ce flot toujours croissant de population étrangère.

Cette guerre civile sera sans doute pour longtemps la dernière dans la république argentine; si même celle-ci a pu mûrir et éclater, cela tient peut-être plus qu’on ne veut l’avouer au malaise général et à l’état de crise commerciale et financière que traversait depuis un an la population de Buenos-Ayres. Le développement excessif des entreprises et des spéculations, résultat naturel d’une longue période de prospérité, avait entraîné la plupart des nationaux dans des engagemens au-dessus des forces même des plus puissans, de ceux dont la fortune et le crédit étaient le mieux assis. Cette crise atteignait également les deux partis, et il fallait sortir de cette situation insoutenable : une guerre, même une guerre civile, parais- sait à tous une issue, ni pire ni meilleure que toute autre. Étrange égarement! ce remède empirique n’a sauvé personne, et au contraire a produit dans toutes les fortunes de la Plata un nivellement néfaste, ruinant les situations embarrassées, ébranlant les situations les mieux assises. Ce résultat terrible de la révolution, sensible ici plus que partout ailleurs où les préoccupations d’affaires dominent tous les esprits, éloignera mieux encore que le raisonnement et la sagesse politique les révolutions sans fondement et sans but, fléau du continent sud-américain.


EMILE DAIREAU

  1. Nom donné aux habitans des provinces : gens d’en haut (arriba).