La Dernière année de Danton
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 526-559).
LA DERNIÈRE ANNÉE DE DANTON

III [1]
L’ARRESTATION, LE PROCÈS ET LA MORT


I. — L’ARRESTATION

Hébert fut guillotiné le 5 germinal (26 mars). L’impression était que Danton serait le bénéficiaire de l’événement. Son discours du 29 ventôse l’avait porté si haut ! Du coup, le crédit de Robespierre avait paru baisser : un dantoniste, Bourdon, avait osé, ce 29 ventôse même, demander qu’on arrêtât Héron, le policier de Maximilien, et la Convention l’avait suivi ; il avait fallu que Robespierre vînt, le lendemain, réclamer son homme, qu’on lui rendit. Mais le coup lui avait été sensible. Par ailleurs, Tallien, qu’on disait à Danton, arrivait au fauteuil de la Convention le 1er germinal, tandis que Legendre, séide du grand Cordelier, était porté à la présidence des Jacobins.

Robespierre se crut enveloppé : il était temps qu’il brisât le cercle ; la perte de Danton devenait urgente.

Le 1er germinal (22 mars), ils se rencontrèrent une dernière fois a la table d’un ami commun, Humbert, chef du bureau des fonds, en compagnie de Legendre, Panis, Desforges et autres. A croire un des convives, Danton adjura Robespierre une dernière fois de se dérober aux intrigues que nouaient contre lui, Danton, plusieurs membres du Comité, Saint-Just et Billaud notamment, de ne plus prêter l’oreille aux « bavardages de quelques imbéciles. » Il devint chaleureux à l’excès. « Oublions nos ressentimens pour ne voir que la patrie, ses besoins, ses dangers... Tu verras que la République triomphante et respectée au dehors sera bientôt aimée au dedans par ceux-là mêmes qui jusqu’ici s’en sont montrés les ennemis. »

Robespierre, qui avait gardé un froid silence, répondit avec humeur : « Avec tes principes et ta morale, on ne trouverait donc jamais de coupables à punir ? — En serais-tu fâché, s’écria Danton, en serais-tu fâché, qu’il n’y ait point de coupables à punir ? »

D’après Courtois, le mot eût été prononcé à propos du cas précis du comte Loménie de Brienne, que Danton entendait arracher à l’échafaud parce qu’il « avait fait beaucoup de bien dans son département (l’Aube). » Il eût réclamé aussi la mise en liberté des 75 députés de la Droite incarcérés. Robespierre s’irrita : « La liberté ne peut s’établir qu’en faisant tomber la tête de ces scélérats, » dit-il. Alors, s’il faut en croire Courtois, Danton se fût emporté au point que les larmes lui eussent jailli des yeux. Cependant, d’après Vilain d’Aubigny, témoin de cette scène, le tribun eût, un instant après, embrassé Robespierre au milieu d’une émotion générale, Maximilien seul restant « froid comme un marbre. »

Le lendemain soir, Billaud ayant, au Comité, réclamé une dernière fois la tête de Danton, Robespierre la lui livrait. On ne pouvait cependant agir incontinent. Il fallait que l’Hôtel de Ville, débarrassé de l’état-major hébertiste, fût sans réserve entre les mains des Robespierristes. La nomination d’un maire et d’un agent national à la dévotion de Maximilien, Fleuriot et Payan, allait rassurer le Comité : avec ces gens à la tête de la Commune, aucun mouvement de la rue ne serait à craindre en faveur du redoutable suspect.

Les deux hommes se revirent une dernière fois, dit-on, mais de loin, à la première représentation d’Épicharis et Néron de Legouvé. Danton était à l’orchestre avec ses amis, Robespierre dans une loge d’avant-scène. A peine le mot : Mort au tyran ! fut-il prononcé par l’acteur, que Danton et les siens, se tournant vers la loge, applaudirent avec affectation : quelques-uns, dit Legouvé, allèrent jusqu’à montrer le poing au « dictateur. » Celui-ci, pâle de rage, « agitait sa petite main » d’un geste à la fois craintif et prometteur.

Cette « petite main, » dans cette semaine historique du 23 au 30 mars, dressait fort laborieusement l’échafaud de son « ennemi. » Tous les soirs, dans la fameuse chambre bleue de la maison Duplay, on eût sans doute vu Robespierre classer des fiches et rédiger des notes. Il réunissait les élémens du rapport accusateur dont, toujours prudent, il confierait la rédaction à Saint-Just. De ces fameuses notes une chose ressort clairement : L’ « ami » qui, le 14 février 1793, écrivait encore à Danton : « Je t’aime jusqu’à la mort ! » notait soigneusement, depuis des années, tout ce qui, un jour, servirait à accabler l’autre : c’était un homme prévoyant

Ces « notes, » que Saint-Just ne fera que suivre et parfois que copier, respirent une vieille antipathie : on y voit Robespierre mettre sur le même pied les boutades gauloises jadis lancées par Danton au cours de conversations amicales avec Maximilien (et dont il est ainsi prouvé que celui-ci s’était fort offusqué) et ses démarches, les plus graves d’ailleurs, presque toutes travesties. Il avait été l’ami de Mirabeau et de Lameth, en 1790 et 1791, et avait voulu entraîner Robespierre en cette mauvaise compagnie ; il avait écarté Camille de la bonne voie, mais, causant avec Robespierre, avait attribué au jeune journaliste ami « un vice honteux et privé. » Pendant son ministère, il avait laissé tripoter dans le Trésor public, par Fabre notamment. Il avait, en septembre, fait élargir Duport et Lameth, notoirement contre-révolutionnaires. Quand Robespierre lui avait offert d’ « écraser la conspiration (girondine) et d’empêcher Brissot de renouer ses trames, » il avait hautement rejeté toutes ces propositions « sous le prétexte qu’il ne fallait que s’occuper de la guerre. » Il avait, par ses intrigues, assuré « le salut du roi de Prusse et de son armée. » Il avait protégé les Girondins, et, Robespierre lui ayant mis sous les yeux les calomnies des Roland, il avait répondu : « Que n’importe ! l’opinion est une p...., la postérité une sottise. » Et ici le puritain se révoltait. « Le mot de vertu faisait rire Danton : il n’y avait pas de vertu plus solide, disait-il plaisamment, que celle qu’il déployait toutes les nuits avec sa femme. Comment un homme, à qui toute idée de morale était étrangère, ajoutait l’Incorruptible, pouvait-il être le défenseur de la liberté ? » Il aimait s’entourer « d’intrigans et d’impurs. » On ne pouvait oublier « les thés chez Robert, » où, en compagnie de Danton et de Fabre, « d’Orléans faisait lui-même le punch, » — ce qui expliquait comment il avait favorisé l’élection de celui-ci en 1792. Il avait d’ailleurs trempé dans ses complots avec Dumouriez.

Alors Maximilien revenait encore sur tous ces événemens par peur qu’un seul fait, — si minime fùt-il, — échappât, qui pourrait être exploité contre l’ancien ami. Lors de l’affaire du Champ-de-Mars, il avait laissé 2 000 patriotes se faire égorger, mais lui s’était retiré à Arcis où il avait joui d’une sécurité bien suspecte. Il s’était encore, la veille du 10 août, retiré à Arcis, d’où on avait désespéré de le voir revenir et, dans la nuit du 9 au 10, il avait voulu se coucher et avait dû être entraîné par les Marseillais. A la Convention, il avait désavoué Marat, Robespierre, la Montagne, pour se montrer aux conspirateurs « conciliateur tolérant : » il ne s’était prononcé contre la Droite que parce qu’elle réclamait de lui des comptes. Il n’avait « pas voulu la mort du tyran, mais son bannissement, » et n’avait voté la mort que « par la force de l’opinion publique. » Il avait « vu avec horreur la révolution du 31 mai, cherché à la faire avorter, » essayé de sauver les Girondins, frayé avec les insurgés de Normandie. Il avait prétendu « dissoudre la Convention et établir la Constitution (sic). » Il avait, le 8 mars 1793, excité une fausse insurrection pour donner à Dumouriez « le prétexte de marcher sur Paris. » Enfin, il avait voulu récemment « une amnistie pour tous les coupables. » Les amis de Danton avaient naguère voulu renverser le Comité ; c’était lui qui avait inspiré la campagne du Vieux Cordelier ; il avait trempé dans les intrigues de Philippeaux, « accueilli à la barre les veuves des conspirateurs lyonnais, etc. »

La semaine s’avançait : Robespierre ne jetait plus sur le papier, le temps pressant, que des notes plus informes : elles visaient les amis qui, avec Danton « s’étaient rendus coupables de tous les crimes à la fois. »

Et ayant terminé son travail, l’ancien ami de Danton le porta à Saint-Just, qui saurait bâtir là-dessus le réquisitoire virulent qu’il fallait. Saint-Just n’ajoutera que quelques faits probablement fournis par Billaud, autre ancien ami et précieux collaborateur, puisque, de 1789 à 1792, il n’avait jamais perdu de vue son bienfaiteur. Pour le reste, Saint-Just se contentera d’envelopper d’une littérature de ministère public les « notes » de Maximilien.

Il dut mettre la dernière main à son morceau le 9 germinal. Et, quand il fut prêt, il s’achemina vers les Tuileries et vint déposer sur le tapis vert du Comité ces feuillets où l’on voyait se conjurer, pour la perte d’un homme, la trahison d’un ancien ami et la haine d’un jeune fanatique.


Que faisait, cependant, l’homme ainsi menacé ? Descendu de la tribune, le 29 ventôse (20 mars), au milieu des applaudissemens, il semblait, ce jour-là, qu’il fût capable de conjurer tous les périls. Mais, précisément, ce succès l’avait à l’excès rassuré. Sorti un instant de la « torpeur » où sans cesse il retombait, il lui avait suffi de constater qu’à sa parole, la Convention se pouvait encore émouvoir et soulever. Qui oserait venir l’y attaquer ? Le jour où ses ennemis s’y hasarderaient, il les confondrait d’une phrase et, ayant jusqu’au bout gardé le beau rôle, il « leur mangerait les entrailles. »

Les amis étaient moins rassurés. Tous l’incitaient à prendre l’offensive. Il leur opposait, lui, « l’homme de Septembre, » d’étranges scrupules. Il avait jadis voulu, — c’était vrai, — jeter bas Brissot, naguère encore jeter bas Hébert, mais jamais il n’avait réclamé pour eux l’échafaud. Il ne voulait pas plus y acheminer Robespierre, un tyran soit, mais un vieil ami qui était venu « prendre la soupe » que trempait, dans la petite salle à manger de la cour du Commerce, la pauvre Gabrielle ! Aux incitations pressantes d’un Legendre étonné, il répondait avec un geste las : « Mieux vaut être guillotiné que guillotineur ! » Il était derechef fatigué et énervé.

Le printemps de 1794 s’annonçait charmant. « Jamais je n’en ai vu un si beau, écrit une contemporaine ; on eût dit que la nature voulait consoler le monde des crimes de la société. » A Paris, les marronniers déjà étaient prématurément en fleurs, et la campagne aussi était en fête. Une sorte d’appétit de la nature, écrivent les témoins, avait saisi le Cordelier. Le plus qu’il le pouvait, emmenant avec lui sa jolie Louise, il courait à Sèvres où la Fontaine d’Amour avait pris sa parure printanière. Depuis le 30 ventôse, il ne parait pas au club, et rien ne signale sa présence à la Convention. Une crise d’alanguissement voluptueux, — coupé de sombres rappels, — le jetait sans cesse hors de ce Paris qui évoquait pour lui tant de souvenirs terribles.

A Paris, on se préoccupait. « Danton travaille à s’éclipser, » écrivait, étonné, Mallet, dès le 9 mars, et Thibeaudeau se décida à l’aller relancer à Sèvres, le 3 germinal (24 mars), « inquiet de le voir moins assidu aux séances. » Il le trouva « semblable à un malade qui abjurerait le monde parce qu’il le va quitter. » « Ton insouciance m’étonne, lui dit le député de la Vienne, tu ne vois pas que Robespierre conspire ta perte ? Ne feras-tu rien pour le prévenir ? — Si je croyais, répliqua-t-il, qu’il en eût seulement la pensée, je lui mangerais les entrailles. » A d’autres, il répondit : « Il faudrait encore verser le sang. Il y en a assez comme ça. J’en ai répandu quand je l’ai cru utile. » Le mot était bien de l’homme.

Un neveu, le petit Menuel qu’il emmenait à Sèvres, se rappellera toujours la dernière soirée qu’il y a passée. C’était à la veille de l’arrestation : il nous peint Danton « assis à droite de la cheminée du grand salon, les jambes garanties du feu par des jambières en carton, » Desmoulins « occupant l’autre coin » et l’énorme Delacroix au milieu, tandis que l’enfant s’ébattait sur le tapis de la chambre. Il les entendait discuter passionnément. S’il n’agissait pas, ne pouvait-il fuir ? « On n’emporte pas, criait Danton, la patrie à la semelle de ses souliers. » Ce jour-là, il s’était, devant Courtois, montré si las qu’à en croire ce confident, il appelait presque la mort.

Au fond, il ne croyait pas au péril. Le 8 germinal, Rousselin courut encore le prévenir que tout était prêt pour sa perte. Il répéta son éternel mot : « Ils n’oseraient pas, « puis, se regardant dans la glace : « Ne craignons rien, enfans que vous êtes. Voyez ma tête ! ne tient-elle pas bien sur mes épaules ? Et pourquoi voudraient-ils me faire périr ? A quoi bon ? A quel sujet ? »

Ce jour-là, Saint-Just, penché sur les notes de Robespierre, mettait la dernière main au rapport qui allait assommer l’homme par derrière..


Le 9 germinal au soir (30 mars), les deux Comités étaient convoqués à une réunion plénière, ainsi qu’il arrivait lorsque devait être prise une importante résolution. A en croire un des membres du Comité de sûreté générale, Lavicomterie, beaucoup d’entre eux ignoraient de quoi il allait être question. Saint-Just, rapporte-t-il, tire de sa poche des papiers : « Que n’est notre surprise d’entendre le rapport contre Danton et autres ! Le rapport était si séduisant, Saint-Just le débita avec tant d’âme ! Après la lecture, on demanda si quelqu’un voulait parler : Non ! non ! »

La mémoire de Lavicomterie le trompait sur ce point. Lindet, sans s’élever contre le fond du rapport, refusa de signer l’ordre d’arrestation. « Je suis ici, dit-il, pour nourrir les citoyens (il avait les subsistances), non pour tuer les patriotes. » Le vieux Rühl, fidèle à son amitié, eut la même attitude. Jeanbon écrira un an après : « Si j’avais été là, je l’aurais défendu de toutes mes forces. » Cela n’est pas si sûr, car plusieurs signèrent, qui d’abord avaient paru vouloir protester. Carnot fut du nombre : « Songez-y bien, eût-il dit, une tête comme celle de Danton en entraîne beaucoup d’autres. »

Mais Billaud combattit tout ajournement. Il se récria même, quand Saint-Just émit l’idée de ne faire arrêter Danton qu’à l’issue de la séance de la Convention où il aurait lu son rapport. En fait, le rapport semble bien avoir été écrit avec l’idée que Danton serait là : orgueilleux à l’excès, le jeune homme se croyait de taille à jeter bas l’homme en pleine arène conventionnelle. Vadier, plus prudent, préférait qu’on frappât l’ennemi déjà garrotté. Il y eut à ce sujet une scène très vive, au cours de laquelle Saint-Just aurait jeté son chapeau au feu et fait mine d’anéantir son rapport. Mais l’un des ennemis de Danton cria à Robespierre : « Tu peux courir la chance d’être guillotiné. Si nous ne le faisons pas guillotiner, nous le serons. »

Le grand mot était dit : il domine la Terreur. Que de gens, depuis dix mois, guillotinaient pour ne pas être guillotinés !

Robespierre dut se rallier à l’idée de l’arrestation immédiate. Et il eut raison. Quand on verra Danton ébranler tout à l’heure jury et tribunal hostiles, comment penser qu’il n’eût point soulevé la Convention où tant d’amis lui restaient ?

Tous, sauf Lindet et Rühl, signèrent.

Nous avons le papier. Il trahit quelque désarroi. C’est un brouillon informe. D’après Robinet, Barère tint la plume, mais (ce qui était bien sa façon) en contrefaisant son écriture : il dut d’ailleurs raturer l’ordre, le surcharger : on a l’impression que ces quelques lignes furent écrites et remaniées au cours d’une discussion où à peine les prescripteurs se possédaient. L’ordonnance même des signatures est intéressante : Billaud, littéralement, se dut précipiter : cet ancien obligé de Danton signa le premier et très fermement, comme si, de sa main de fer, il agrippait enfin sa victime. Vadier signa aussitôt après : il « vidait le gros turbot farci » d’un bon coup de plume. Les autres suivirent ; mais c’est dans un coin, tout en bas du papier, que s’aperçoit, tracé d’une écriture chafouine, le nom de Robespierre. Jusqu’au bout, l’homme semblait hésiter à se découvrir.

L’ordre fut expédié au maire ; une heure après, les gendarmes étaient en mouvement : Danton, Delacroix, Philippeaux et Desmoulins rejoindraient Fabre et Hérault sous les verrous.

Rühl avait dépêché Panis à Danton. Il trouva le tribun assis au coin de son feu. Il parut indifférent d’abord, tisonnant sans mot dire. Et il resta là, dans ce fauteuil, l’air excédé, le reste de la nuit, ne voulant être arrêté dans son lit. Le pas des gendarmes s’entendant dans la cour du Commerce, il prévint sa femme : « On vient m’arrêter, » et comme, éperdue, elle pleurait : « N’aie pas peur, dit-il, comme machinalement, ils n’oseront pas. » Il se laissa emmener sans aucune résistance à la prison, toute proche, du Luxembourg.

Desmoulins, à la même minute, s’arrachait aux bras de Lucile. Il paraissait calme.

Danton et lui ne se croyaient peut-être pas perdus. Même devant le Tribunal, ils espéraient faire éclater leur innocence. Une lettre de Philippeaux, à son tour incarcéré, à sa femme, montre à quel point, très sincèrement, paraissaient vaines à tout ce groupe les accusations portées contre eux. En post-scriptum, il écrit : « Je viens d’apprendre que Danton, Camille et Lacroix sont également arrêtés. J’en ignore la cause. »


Paris apprit, à son réveil, l’invraisemblable nouvelle : Danton, Desmoulins arrêtés ! l’homme du Dix Août et l’homme du Quatorze Juillet ! Ce fut, dit Vilain d’Aubigny, une générale « stupeur. » En vain répandait-on qu’ils préparaient « la restauration de la royauté, » l’incrédulité était d’abord universelle, mais aussi la consternation. Des députés coururent cour du Commerce se faire confirmer la chose, puis refluèrent aux Tuileries.

La Convention s’y réunit à onze heures dans une émotion facile à imaginer. Tout porte à croire qu’elle était au fond plus dantoniste que robespierriste. Tallien, son président, était un « vieux Cordelier. » Des amis de Danton se voyaient partout : Legendre, Fréron, Courtois, Bourdon, Barras, vingt autres. Mais, tout de même, le bataillon dantoniste était décapité : Hérault, Fabre, Philippeaux, Delacroix, Desmoulins, tout l’état-major était en prison. Fréron était prudent, Courtois incapable de parler, Tallien un médiocre. Seul, le rude boucher Legendre osa s’élancer à la tribune.

« Citoyens, s’écria-t-il, quatre membres de cette Assemblée ont été arrêtés cette nuit. Je sais que Danton en est, j’ignore le nom des autres. Je demande que les membres arrêtés soient traduits à la barre pour être accusés ou absous par vous. Je le déclare, je crois Danton aussi pur que moi ! »

Il y eut des murmures, tandis que Legendre continuait à exalter son grand ami, poursuivi, dit-il, « par des haines particulières. » Il répéta sa motion. Fayau la combattit, mais l’Assemblée semblait prête à la voter ; déjà se faisaient entendre, à l’adresse de Robespierre ; des cris de : « A bas la dictature ! » Si Tallien eût mis incontinent aux voix la motion Legendre, « l’affaire, dit Courtois, eût été enlevée d’emblée. » Il tarda trop, laissa le Comité accourir.

Robespierre parut, et tout fut perdu. J’ai dit, en contant l’histoire de la Révolution, quelle sorte de pouvoir d’hypnose ce petit homme, si médiocre à mon sens, exerçait sur les assemblées. Déjà, en ces jours de germinal an II, son pouvoir était fort du désarroi inexplicable où sa seule apparition à la tribune jetait ses adversaires. Lorsque, le 9 thermidor, on le voudra tuer, il faudra qu’avant tout on l’empêche d’atteindre la tribune. De là, il terrifiait, fascinait ses gens.

Il le prit de haut : « A ce trouble depuis longtemps inconnu, dit-il, qui règne dans cette Assemblée, il est aisé de s’apercevoir qu’il s’agit ici d’un grand intérêt. Il s’agit en effet de savoir si quelques hommes aujourd’hui doivent l’emporter sur la patrie, si l’intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l’emporter sur l’intérêt du peuple français ! »

On commença à applaudir. On était venu, reprit-il, demander en faveur de Danton et de ses amis un privilège. « Nous ne voulons point de privilèges ! Non, nous ne voulons point d’idoles. » Les applaudissemens devenaient plus nourris. Pourquoi Danton serait-il mieux traité que Brissot, Pétion, Chabot et les amis d’Hébert ? « Nous verrons si dans ce jour, conclut-il, la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention et le peuple français. » Et fixant Legendre : « Quiconque tremble est coupable, » prononça-t-il. Legendre, terrifié, se vint excuser. L’effroi l’avait pris aux entrailles : quelques mois après, on lira dans la Gazette (du 15 brumaire) que « le citoyen Legendre vient de mourir des suites de la frayeur que lui avaient causée les menaces des membres des Comités, lorsque ce député prit la défense de Danton. »

Barère, toujours courtisan du succès, vint appuyer Robespierre. Pas de privilèges pour Danton ! Et la motion Legendre fut écartée. Saint-Just prononcerait sa catilinaire sans que « Catilina » fût là. Et alors parut à la tribune le beau et terrible jeune homme. Barras nous le montre lisant son « monstrueux » acte d’accusation de son ton « flegmatique, » tenant « son manuscrit d’une main immobile, de l’autre faisant un seul geste, levant son bras droit et le laissant retomber d’un air inexorable et sans appel, comme le couperet même de la guillotine : »

« La Révolution est dans le peuple et non point dans la renommée de quelques personnages. Cette idée vraie est la source de la justice et de l’égalité dans un Etat libre : elle est la garantie : du peuple contre les hommes artificieux qui s’érigent en quelque sorte en patriciens par leur audace et leur impunité. » Alors il commença à dénoncer « ces derniers partisans du royalisme, ceux qui, depuis cinq ans, ont servi les factions et n’ont suivi la liberté que comme un tigre suit sa proie. » Et il interpella l’absent : « Danton, tu as servi la tyrannie... » et, pendant une heure, il malmena ce formidable fantôme, coupant sans cesse de sa main droite la tête de l’accusé. A quoi bon redire ces phrases où tout le fiel de Robespierre était simplement délayé dans la phraséologie chère à Saint-Just ?

Il proposait, pour conclure, le décret d’accusation « contre Desmoulins, Hérault, Danton, Philippeaux, Lacroix, prévenus de complicité avec d’Orléans et Dumouriez, avec Fabre d’Églantine et les ennemis de la République, d’avoir trempé dans la conspiration tendante à rétablir la monarchie et à détruire la représentation nationale et le gouvernement républicain ; en conséquence ordonnant leur mise en jugement avec Fabre d’Eglantine. »

Le décret fut voté sans qu’une voix s’élevât. Fréron, sur qui Lucile avait compté pour sauver Camille, resta impassible et peut-être vota le décret. En rentrant chez lui, Robespierre dit à Duplay : « Il faut convenir que Danton a des amis bien lâches. » Lorsque, à la séance du 9 thermidor, Garnier de Saintes criera à Robespierre traqué : « Le sang de Danton t’étouffe ! » celui-ci aura le droit de riposter : C’est donc Danton ! Lâches ! pourquoi ne l’avez-vous pas défendu ? »

Lucile courait Paris : elle entraîna Louise Danton chez Robespierre. Elles se heurtèrent à une porte défendue avec soin. D’ailleurs, il était l’homme le plus inaccessible aux larmes des femmes.

Cependant la victoire des Robespierristes produisait l’effet ordinaire du succès. L’assurance avec laquelle Saint-Just avait affirmé l’existence du complot en imposait. Le député Delbrel écrivait à ses amis de Moissac : « Depuis plusieurs jours que la Convention nationale et les Comités font la chasse aux intrigans et aux fripons, ces messieurs qui sentaient le poids de leurs iniquités et qui n’avaient pas la conscience pure... s’agitaient beaucoup dans la Convention... Danton a prononcé l’autre jour un grand mot ; il ne croyait sans doute pas parler pour lui : « La Révolution, disait-il, doit bouillonner sans cesse jusqu’à ce qu’elle ait rejeté son écume ! »

Aux Jacobins, le soir, ce fut Couthon qui fut chargé d’impressionner l’assemblée. Depuis huit jours, cet infirme semblait possédé d’une sorte de sombre mysticisme que trahissent ses lettres, et maintenant il chantait un Te Deum à sa façon : « Enfin l’horizon politique s’éclaircit : le Ciel devient serein et les amis de la République respirent... » Il félicita le peuple de l’arrestation de ces « vieux Cordeliers » qui n’étaient que de « vieux conspirateurs, » Les Jacobins, il en était sûr, allaient se joindre à la Convention. On rechercherait « les ramifications de la conspiration : » « La République doit se purger des crimes qui l’infectent. La justice et la vertu en sont les bases. Sans elles, il est impossible qu’elle subsiste ; avec elles, elle est impérissable. » Il y eut de frénétiques applaudissemens : Legendre, dûment averti du sort qui l’attendait s’il récidivait, fut très faible : « Il avait toujours regardé Danton comme un patriote pur ; ... s’il avait commis une erreur, elle était involontaire... Au reste, ajoutait-il, je m’en rapporte au jugement du Tribunal. » Les reniemens commençaient. On comprend donc que Saint-Just, montant à son tour à la tribune, ait été couvert d’ « applaudissemens unanimes et multipliés. »

Vilain d’Aubigny dit que, dès la soirée du 10, il rencontrait des « patriotes » qui, avec des larmes, disaient : « Il existe des preuves qui constatent que ce sont des traîtres, des conspirateurs, qui l’aurait cru ? Cependant, si cela est vrai, pas de pitié pour eux, qu’ils meurent ! » Jusque dans les prisons, si j’en crois le journal d’un détenu, en date du 13 avril, « l’affaire Danton piquait la curiosité, » mais le bruit y courait que « tous ces messieurs avaient prodigieusement volé. » L’opinion se montrait bien telle que Danton, on s’en souvient, l’avait, d’un mot gaulois, définie un jour devant Robespierre.


Danton avait pénétré dans la prison du Luxembourg le 10 germinal (31 mars) à six heures du matin. Elle était alors pleine de détenus appartenant à toutes les catégories. Certains se trouvaient groupés sur le passage de ce compagnon, fort inattendu, de captivité. « Il se présenta bien, dit l’un d’eux : « Messieurs, dit-il, je comptais bientôt pouvoir vous faire sortir d’ici, mais malheureusement m’y voilà enfermé avec vous ! Je ne sais plus quel sera le terme de tout ceci. » Delacroix étant silencieux, Danton essayait de l’égayer par de grosses plaisanteries. A d’autres prisonniers, il disait d’ailleurs : « Quand les hommes font des sottises, il faut savoir en rire. Mais si la raison ne revient pas en ce bas monde, vous n’avez encore vu que des roses. » Il était bon prophète : sa mort sera le signal de la grande Terreur qui, en quarante-neuf jours, enverra 1 376 victimes à l’échafaud.

Il garda cette attitude un peu fanfaronne avec une remarquable constance. Il ne fut bientôt plus bruit que des propos que, de la fenêtre de sa cellule, il lançait à ses amis. « Il tenait à finir en Danton, » écrit Riouffe. Sa « verve cynique » s’épanchait, ajoute ce captif, en « phrases entremêlées de jurons et d’expressions ordurières. »

« Je laisse tout, disait-il, dans un gâchis épouvantable : il n’y en a pas un qui s’entende à gouverner. Au milieu de tant de fureurs, je ne suis pas fâché d’avoir attaché mon nom à quelques décrets qui feront voir que je ne les partageais pas. » Parfois le souvenir des Girondins le hantait : il se battait alors avec sa conscience : «. Ce sont des frères Caïn ! Brissot m’eût fait guillotiner comme Robespierre ! » C’étaient des réflexions amères : « Dans les révolutions, l’autorité reste aux plus scélérats. Il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes ! Les f….. bêtes ! Ils crieront : Vive la République ! en me voyant passer ! » Puis, repris de son amour pour la campagne, il « parlait sans cesse des arbres, de la nature. » A Thomas Payne, il dit en anglais : « On m’envoie à l’échafaud : j’irai gaiment ! »

Le 12, les prévenus reçurent leur acte d’accusation. Desmoulins en pleurait de fureur. Danton ricanait : « Eh bien, Delacroix, qu’en dis-tu ? — Que je vais me couper les cheveux pour que Sanson n’y touche pas ! » Mais lui devait garder de l’espoir, car il dit : « Il faut tâcher d’émouvoir le peuple ! »

Chacun suivait son caractère : Danton plastronnant et gouaillant, Hérault « cherchant les jolies femmes. Desmoulins écrivait à Lucile des lettres douloureusement tendres, mais Fabre, homme de lettres jusqu’aux moelles, se consolait à l’idée d’une gloire immortelle. « Fouquier, disait-il avec une fatuité admirable, pourra faire tomber ma tête, mais non pas mon Philinte. »

Le 13, ils furent transférés à la Conciergerie, leur procès devant commencer ce jour-là. En en franchissant le seuil, Danton aurait dit, suivant une tradition : « C’est à pareil jour, il y a un an, que j’ai fait instituer le Tribunal révolutionnaire. J’en demande pardon à Dieu et aux hommes. » J’ai toujours douté de l’authenticité de ces derniers mots. Ce n’était point du tout son style. Un témoin affirme qu’il ajouta, propos beaucoup plus vraisemblable : « C’était pour prévenir le renouvellement des massacres de Septembre. »

A cette heure, le Tribunal l’appelait à sa barre.


II. — LE PROCÈS

Le décor est connu où allaient se jouer les dernières scènes du drame. C’était la grand’chambre où le Parlement avait siégé entouré de splendeur sous le Christ de Durer et sur les tapis fleurdelisés. On avait arraché des murs les tapisseries et les tapis du parquet, décroché le Christ, enlevé du « coin du roi, » « le lit » où siégeait le souverain. Des magnificences d’antan, il ne restait que l’admirable plafond bleu et or et le pavé de marbre blanc et noir : mais ce pavé sans tapis donnait à la salle un aspect funèbre qu’augmentait la triste lumière arrivant, par les fenêtres, d’une étroite cour.

Des tables de bois fort ordinaires avaient été disposées. Au fond, derrière la plus longue, dans leurs vêtemens sombres et sous leurs chapeaux à panaches noirs, siégeaient les juges. Devant eux, derrière une table plus petite, l’accusateur public dans le même costume funèbre. A gauche du Tribunal, les fauteuils et les tables du jury et lui faisant face les gradins où s’entassaient les prévenus ; face au Tribunal, la barre où déposaient les témoins. Tout cela, dans l’intention d’être civique, présentait un aspect nu et froid ; Danton ne pouvait reconnaître le décor où il avait plaidé ses premières causes.

Le 13 germinal, à dix heures, les juges entrèrent en audience avec les jurés, tandis que les gradins des prévenus se remplissaient de la plus prodigieuse fournée d’accusés qu’on eût vue depuis les Girondins.

Depuis des heures, une foule énorme s’entassait dans l’enceinte du public, tandis que, piétinant dans la salle des Pas-Perdus, sur les paliers, dans les escaliers, débordant sur la place Dauphine, une bien autre foule essayait de forcer l’entrée, tendant l’oreille aux éclats de voix et frémissant, quand roulera le tonnerre de Danton, le rugissement du fauve traqué.

Les juges étaient « des bons, » sur lesquels on pouvait compter, âmes plus noires que leurs panaches. Le président était Herman, qui allait gagner au procès un portefeuille de ministre ; l’accusateur, Fouquier, trop célèbre.

Ces deux derniers avaient, certes, fait leurs preuves, et cependant, Danton paraissait un prévenu si redoutable que le Comité, ainsi qu’il résulte d’un document, avait cru devoir prendre avec eux de spéciales précautions. Au moindre signe de faiblesse, ils seraient arrêtés sur leur siège. Ni l’un ni l’autre ne devaient ignorer qu’ils jouaient leur tête si celle de Danton paraissait échapper. Herman eût été aussitôt remplacé par Dumas, « Dumas le Rouge, » le vice-président, vrai tortionnaire aux ordres du Comité, qui venait d’étrangler proprement la défense d’Hébert. Le 12, ce Dumas avait été mandé par le Comité, désireux évidemment de s’assurer ses services éventuels. Aussi, du côté du Tribunal, tout était paré.

Fouquier, menacé lui aussi, si, suivant son expression familière, « l’affaire lui pétait dans la main, » devait donner son maximum « d’énergie » même contre son « cher parent » Desmoulins que, le 20 août 1792, il priait en termes si plats de lui obtenir de Monsieur Danton « une place » et qui effectivement lui avait fait donner par Danton le siège même d’où il allait requérir contre l’un et l’autre.

Les jurés, encore que tous éprouvés, avaient été, au témoignage du greffier même, triés sur le volet. Il ne fallait point qu’ils se laissassent émouvoir. Le peintre Topino Lebrun avait lui-même refusé de « broyer du rouge » et n’assistera qu’en auditeur aux audiences que ses précieuses notes permettent à peu près de reconstituer. N’ayant estimé « sûrs, » que sept jurés, on avait réduit le jury à ce minimum. Parmi eux s’apercevaient des ennemis déclarés de certains prévenus. Une déposition au procès Fouquier apprendra que ces jurés, pour plus de sûreté, « allaient tous les jours chez Robespierre. » Point d’avocats ou, — pire chose, — des avocats nommés d’office à quelques prévenus par Fouquier, de l’espèce de ce Pantin qui, quelques jours après, contera à sa Société de Gisors comment, venu en badaud, il a été désigné pour défendre Chabot, à la mort duquel il applaudit de tout cœur. Presque pas de témoins. Les accusés en ayant cité un grand nombre, on refusera constamment de les mander sous divers prétextes.

Par ces traits, nous pressentons déjà que le procès sera une parodie de justice, comme d’ailleurs tous ceux qui se déroulaient là depuis six mois.

Aussi bien, la vue même des prévenus est édifiante. Ils sont quatorze qui, au cours des débats, se verront adjoindre deux autres prévenus, le général Westermann et Luillier. Or les seize hommes sont traduits là pêle-mêle, pour deux ou trois affaires totalement étrangères les unes aux autres. Il y a là Danton, Fabre, Desmoulins, Philippeaux, Delacroix, Hérault de Séchelles, accusés d’avoir voulu « rétablir la royauté, « sans qu’on semble d’ailleurs se soucier un instant d’établir leur connivence. L’accusation est si peu nourrie contre chacun d’eux qu’on a espéré, en les groupant, donner l’impression d’un complot. L’autre groupe est composé de gens prévenus de tripotages et de corruption de députés. C’est la pensée machiavélique qui, depuis des mois, se poursuit ; compromettre Danton et ses amis avec les drôles qui ont servi d’agens à la Compagnie des Indes, Chabot et ses corrupteurs ; puis enfin toute une tourbe d’intrigans étrangers, l’Espagnol Gusman, le Danois Deisderichen, les deux juifs autrichiens Frey, destinés à répandre sur les prévenus un surcroît de mauvaise odeur. Les affaires qui amènent pêle-mêle sur les mêmes bancs des hommes politiques, des financiers véreux, des agens cosmopolites, sont si différentes qu’à l’audience, elles seront traitées distinctement, sans même que Fouquier cherche à établir entre elles le moindre lien. Mais l’effet est néanmoins produit : en masse, ce sont des « fripons » et des « vendus. » Danton, s’il n’était généreux, pourrait dire comme le pauvre Anacharsis Clootz qui, huit jours avant, mené à l’échafaud dans la charrette des Hébertistes, criait au peuple : « Mes amis, ne me confondez pas, je vous en prie, avec ces coquins. »

Ainsi tout était, dans cette salle, dès cette première minute, mensonge et iniquité : les juges menacés de mort si les prévenus échappaient, les jurés choisis soigneusement avec mission de condamner et sans cesse travaillés, les avocats constitués pour trahir leurs cliens, les témoins à décharge absens, enfin les prévenus même accouplés dans le dessein de compromettre l’or pur de Desmoulins avec le plomb vil de Chabot. Oui, une parodie de justice en pleine « maison de Justice. »


La veille, les prévenus avaient subi, dans leur prison, un interrogatoire fort sommaire. Celui de Danton s’était réduit à deux questions et à deux réponses. Avouait-il « avoir conspiré contre le peuple français, en voulant établir la Monarchie, détruire la représentation nationale ? » Il avait riposté « qu’il avait été républicain sous la tyrannie et qu’il mourrait tel. » A la question : « s’il avait un défenseur ? » il avait répondu « qu’il se suffirait à lui-même. » Cela promettait de belles audiences. Il paraissait plein d’assurance. Parlant du Tribunal et du jury, il dit, avant d’entrer dans la salle d’audience : « Nous allons voir comment ces b…..-là paraîtront devant moi. » Il semblait que, lui, l’accusé, allait faire comparaître ses juges.

Quand, à dix heures, ils comparurent cependant, tous les yeux cherchèrent Danton. Il avait cette figure hautaine et crispée où l’orgueil, la colère, le dédain dessinaient une grimace menaçante. Le juré Suberbielle, un ancien ami, avouera « qu’il n’osait le regarder. »

Le président Herman fit prêter à chaque juré le serment d’impartialité et d’équité qui, dans la bouche de ces misérables, était un parjure en cinq phrases.

Et, tout de suite, on le vit, car Desmoulins ayant impétueusement récusé Renaudin, qui, — aux Jacobins, — l’avait voulu assommer, le tribunal refusa de faire droit à sa réclamation et maintint au jury cet ennemi avéré des prévenus.

Herman fit alors l’appel de ceux-ci : à l’appel de son nom, Danton cria : « Georges-Jacques Danton, 34 ans, né à Arcis, avocat, député à la Convention. » Son domicile ? « Bientôt ma demeure sera dans le néant et mon nom au Panthéon de l’histoire, quoi qu’on puisse dire. Le peuple respectera ma tête, oui, ma tête guillotinée ! »

Son irritation paraissait déjà grande ; c’est qu’il apercevait, se glissant derrière les juges, quatre membres du Comité de sûreté générale qui, acharnés contre lui, venaient surveiller juges et jurés. Le vieux Vadier, particulièrement, grimaçait des sourires ironiques (ce vieux pitre ressemblait, dit-on, à Voltaire) devant l’attitude hautaine des accusés : près de lui, Amar, Vouland et ce David, hier encore familier du foyer Danton. Ils seront là pendant les trois jours, « s’agitant, dira le greffier, parlant aux juges, jurés et témoins, disant à tous venans que les accusés étaient des scélérats, particulièrement Danton. »

Les prévenus, exaspérés à leur vue, réclamèrent vivement qu’on fit comparaître à la barre seize témoins à décharge, et notamment des députés qui, désignés par eux, recevraient leurs dénonciations contre les Comités.

Le greffier, cependant, commençait la lecture de l’acte d’accusation en partie double contre les complices de Danton et ceux de Chabot. Un policier note que, pendant cette lecture, les prévenus « feignaient d’apprendre pour la première fois, par le rapport même, les délits énormes qui leur étaient imputés. »

Alors, brusquement, le président leva l’audience. L’impression devait être franchement mauvaise pour l’accusation. On en juge par les efforts que fait le lendemain Couthon pour affirmer le contraire. « Quoiqu’ils affectassent au dehors une contenance assurée, écrit-il, on voyait bien, dans le jeu forcé de leurs muscles et les mouvemens extérieurs de leurs yeux, que leur cœur n’était pas tranquille. »

Danton, cependant, avait à peine pu parler, mais il comptait sur la seconde audience pour « confondre les juges ; » ce serait à lui ensuite à « demander leur grâce. »


De fait, ses ennemis ne voyaient point sans appréhension approcher l’interrogatoire. Il semble bien qu’on ait voulu le reculer dans l’espoir de l’éluder.

La deuxième audience en effet, celle du 14, serait en grande partie occupée par l’affaire de la Compagnie des Indes, dans laquelle, et pour cause, Danton n’avait pas à intervenir. Mais il était impatient de se montrer et le fit voir. Un incident se produisit, qui le lui permit dès le début de l’audience. Westermann avait été, la veille au soir, arrêté et était immédiatement traduit devant le Tribunal. Le général protestait : on ne lui avait même pas notifié l’acte d’accusation, et son identité n’avait pas été constatée. Herman haussa les épaules : tout cela était « forme inutile. » Alors Danton, la bouche ironique, se dressa : « Nous sommes tous cependant ici pour la forme ! » s’écria-t-il. A ce mot les rires partirent, « les plus indécens, » dit Pantin, et comme le président rappelait les prévenus « au devoir : » « Et moi, président, riposta l’autre de sa voix tonnante, je te rappelle à la pudeur : nous avons le droit de parler ici. » Herman, voulant couvrir sa voix, sonnait éperdument. « N’entendez-vous pas ma sonnette ? dit-il. — Un homme qui défend sa vie se moque d’une sonnette et hurle ! » répondit l’indomptable prévenu.

Cependant Westermann insistait pour être interrogé préalablement aux débats, fût-ce pour « la forme. » Le président, fort ennuyé, détacha un juge qui, dans une pièce voisine, s’acquitterait de cette formalité. L’audience fut alors un moment suspendue. Mais Danton était décidé à ne point laisser de répit aux juges : « Pourvu qu’on nous donne la parole, criait-il, et largement, je suis sûr de confondre mes accusateurs, et si le peuple français est ce qu’il doit être, j’aurai à demander leur grâce. » Et Desmoulins criait aussi : « Ah ! nous aurons la parole, c’est tout ce que nous demandons. » Danton maintenant ricanait : « C’est M. Barère qui est patriote à présent, n’est-ce pas ? » et aux jurés : « C’est moi qui ai fait instituer le Tribunal, aussi je crois m’y connaître ! » Apercevant Cambon cité comme témoin à charge : « Cambon, lui dit-il, nous crois-tu conspirateurs ? » Cambon ne put réprimer un sourire : « Voyez, il rit ! il rit ! Il ne le croit pas ! Greffier, écrivez qu’il a ri. » Et au moment où, évidemment, un « mouvement d’audience » se produisait, Westermann, rentrant, tout fumant de fureur lui aussi, de la salle voisine, en créa un second : « Je demanderai, criait-il, à me mettre tout nu devant le peuple pour qu’on me voie. J’ai reçu sept blessures, toutes par devant. Je n’en ai reçu qu’une par derrière : mon acte d’accusation ! »

Herman alors reprit les débats. Il entendait s’arrêter longtemps à l’affaire de la Compagnie des Indes. Cambon venait déposer à ce sujet, mais auparavant il crut devoir parler de la mission en Belgique de Danton et de Delacroix. Or il ne les chargea nullement : « Ils avaient dénoncé Dumouriez dès qu’on avait pu suspecter sa trahison, » dit-il, et au Comité ou il siégeait alors avec eux, il leur avait entendu assurer « que la République, après de grandes crises, triompherait. » Si les témoins cités par Fouquier tournaient ainsi sous le regard de Danton, qu’allait devenir l’affaire ? Il est vrai qu’au sujet des trafics de la Compagnie, Cambon fut accablant, mais pour Chabot. Or, Danton n’y était pour rien.

Le président s’y éternisa d’autant plus : le grand accusé n’aurait ainsi aucun prétexte à parler.

Mais, ces débats clos, il fallut cependant passer à l’affaire Danton. Elle arrivait enfin sur le tapis et, impatient de se disculper, il se leva.

Nous n’avons pas, hélas ! sa défense. Ni le Bulletin du tribunal, à dessein bref et terne, maquillé d’ailleurs après coup, ni le rapport du policier au Comité, ni le discours de Pantin, ni les dépositions faites plus tard au procès Fouquier-Tinville, ni la brochure de Vilain d’Aubigny, ni même les curieuses notes prises à l’audience par Topino Lebrun ne permettent de reconstituer vraiment cette défense. Prononça-t-il un discours suivi, ou répondit-il à des questions qui se formulaient ? C’est ce qu’il est même difficile de voir.

A lire les notes de Topino Lebrun, on croit voir un homme, parant un peu au hasard non seulement les coups qu’on lui porte, mais ceux qu’on s’apprête dans l’ombre à lui porter. L’acte d’accusation était vague, et il n’y avait dans cette étrange affaire Danton aucun « dossier Danton. » On incriminait toute sa vie publique, mais on n’articulait aucun fait précis. Il était donc forcé de repousser comme à tâtons les griefs qu’on n’osait ou ne pouvait formuler.

Le fait est qu’essayant de l’entendre à travers Topino Lebrun, je vois un homme errant les mains tendues, d’une façon parfois titubante, dans toute sa vie passée. Cette vie que nous venons de conter, nous la voyons repasser sous nos yeux dans cette audience du 14, comme dans un nuage trouble traversé d’éclairs éblouissans et de formidables coups de tonnerre. Dans cette vie d’où soudain tout remonte, il y a trop de choses confuses, glorieuses et affreuses, trop de boue, d’or, de sang remués, trop d’épreuves et de violences. On dirait que, si résolu qu’il soit à se justifier, l’homme n’en peut plus, tombe, se relève, s’excuse, s’exalte, se confesse et se vante tour à tour du même fait, supplie, menace, appelle du passé ses gloires et ses chagrins. Mais, gêné dans cette défense, incertain peut-être du terrain, qu’il sait semé de pièges, où on l’a entraîné, il trébuche parfois pour reprendre, un instant après, tout son équilibre. Peut-être d’ailleurs me trompé-je. Peut-être cette impression de cauchemar que me donne cette défense haletante résulte-t-elle de ces notes incomplètes, brèves, hachées, désordonnées, prises par le témoin. Ou bien, pressentant qu’on l’allait couper dans sa défense, peut-être devait-il se hâter de tout dire pêle-mêle et de précipiter les phrases.

Il parlait, dit-on, d’une voix si formidable, que les éclats s’en entendaient bien au delà des portes : son « tonnerre » semblait les faire sauter.

« Danton, lui avait dit le président, la Convention vous accuse d’avoir favorisé Dumouriez, de ne l’avoir point fait connaître pour ce qu’il était ; d’avoir partagé ses projets liberticides, tels que de faire marcher une force armée sur Paris pour détruire le gouvernement républicain et rétablir la royauté. »

Alors il s’écria :

« Ma voix, qui tant de fois s’est fait entendre pour la cause du peuple, pour appuyer et défendre ses intérêts, n’aura pas de peine à repousser la calomnie. Les lâches qui me calomnient oseraient-ils m’attaquer en face ? Qu’ils se montrent, et bientôt je les couvrirai eux-mêmes de l’ignominie, de l’opprobre qui les caractérisent ! Je l’ai dit et je le répète : Mon domicile est bientôt dans le néant et mon nom au Panthéon !... Ma tête est là ! Elle répond de tout... » Puis, avec ce grand geste de lassitude furieuse ou de dédain hautain qui lui était familier : « J’ai trop servi ! La vie m’est à charge. Je demande des commissaires de la Convention pour recevoir ma dénonciation sur le système de dictature ! Oui, moi Danton, je dévoilerai la dictature qui se montre entièrement à découvert ! »

C’était passer à l’offensive si brusquement que le président en fut effrayé.

« Danton, dit-il, l’audace est le propre du crime et le calme est celui de l’innocence. Sans doute la défense est de droit légitime ; mais c’est une défense qui se sait renfermer dans les bornes de la décence et de la modération, qui sait tout respecter, même jusqu’à ses accusateurs...

« — L’audace individuelle est sans doute réprimable et jamais elle n’a pu m’être reprochée, riposta-t-il ; mais l’audace nationale dont j’ai tant de fois servi la chose publique, ce genre d’audace est permis ; il est même nécessaire en révolution, et c’est cette audace dont je m’honore. Lorsque je me vois si grièvement, si injustement inculpé, suis-je le maître de commander au sentiment d’indignation qui me soulève contre mes détracteurs ? Est-ce d’un révolutionnaire comme moi, aussi fortement prononcé, qu’il faut attendre une défense froide ?

« Moi vendu ! Moi ! un homme de ma trempe est impayable ! La preuve !... Que l’accusateur, qui m’accuse d’après la Convention, administre la preuve, les semi-preuves, les indices de vénalité ! C’est moi, moi que l’on accuse d’avoir rampé aux pieds des vils despotes, d’avoir toujours été contraire au parti de la liberté ; d’avoir conspiré avec Mirabeau et Dumouriez ! Et c’est moi que la loi somme de répondre à la justice inévitable, inflexible !... Et toi, Saint-Just, tu répondras à la postérité de la diffamation, lancée contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ardent défenseur !... En parcourant cette liste d’horreurs, je sens toute mon existence frémir ! »

Le président l’interrompit encore : il « manquait à la représentation nationale, au tribunal et au peuple souverain. » Il semble que c’est à ce moment que le tribun s’écria : « Quoi qu’on dise, notre gloire est certaine ; nous irons à l’échafaud, mais le peuple déchirera nos ennemis par lambeaux quand nous ne serons plus. » A quoi, s’il faut en croire Pantin, Herman aurait riposté « que les accusés injuriaient le tribunal en annonçant qu’ils étaient sûrs de la mort, que c’était là se méfier de la justice !... »

« Je vais donc, reprit Danton avec plus de calme, descendre à ma justification. Je vais suivre le plan adopté par Saint-Just. Moi vendu à Mirabeau, à d’Orléans ! Qu’ils paraissent, ceux qui ont connu ce marché ! Combien m’a-t-on acheté ? Moi le partisan des royalistes et de la royauté ! A-t-on oublié que j’ai été nommé administrateur contradictoirement avec tous les contre-révolutionnaires qui m’exécraient ? Des intelligences de la part de Mirabeau ? Mais tout le monde sait que j’ai combattu Mirabeau, que j’ai contrarié tous ses projets, toutes les fois que je les ai crus funestes à la liberté... » Et il donna quelques détails.

« J’ai toute la plénitude de ma tête lorsque je provoque mes accusateurs, lorsque je demande à me mesurer avec eux ! Qu’on me les produise et je les replonge dans le néant dont ils n’auraient jamais dû sortir !... Vils imposteurs, paraissez et je vais vous arracher le masque qui vous dérobe à la vindicte publique ! »

Est-ce à ce moment qu’éclatèrent les applaudissemens dont parlera le greffier Fabricius Paris ? En tout cas, le président de nouveau s’alarma : « Ce n’est pas, dit-il, par des sorties indécentes contre vos accusateurs que vous parviendrez à convaincre le jury de votre innocence. Parlez-lui un langage qu’il puisse entendre, mais n’oubliez pas que ceux qui vous accusent jouissent de l’estime publique et n’ont rien fait qui puisse leur enlever ce témoignage précieux ! »

« — Un accusé comme moi, riposta-t-il, répond devant le jury, mais ne lui parle pas ; je me défends et ne calomnie pas ! Jamais l’ambition ni la cupidité n’eurent de puissance sur moi ; jamais elles ne dirigèrent mes actions ; jamais ces passions ne me firent compromettre la chose publique ; tout entier à ma patrie, je lui ai fait le généreux sacrifice de toute mon existence. C’est dans cet esprit que j’ai combattu... Lafayette, Bailly et tous les conspirateurs qui voulaient s’introduire dans les postes les plus importans pour mieux et plus facilement assassiner la liberté !...

« Il faut maintenant que je parle de trois plats coquins qui ont perdu Robespierre. J’ai des choses essentielles à révéler... »

Le président, au comble de l’inquiétude, l’interrompit vivement, le priant de « s’enfermer dans sa défense. »

Alors il revint sur toute sa vie, ses rapports avec Mirabeau : « C’est une chose bien étrange que l’aveuglement de la Convention jusqu’à ce jour sur mon compte, ajouta-t-il ironiquement ; c’est une chose vraiment miraculeuse que son illumination subite !

« — L’ironie à laquelle vous avez recours, s’écria Herman, ne détruit pas le reproche à vous fait, de vous être couvert en public du patriotisme pour tromper vos collègues et favoriser secrètement la royauté...

« — Je me souviens effectivement, ricana l’accusé, d’avoir provoqué le rétablissement de la royauté, d’avoir protégé la fuite du tyran en m’opposant de toutes mes forces à son voyage à Saint-Cloud, en faisant hérisser de piques et de baïonnettes son passage, en entravant en quelque sorte ses coursiers fougueux ; si c’est là se déclarer partisan de la royauté, s’en montrer l’ami, si, à ces traits, on peut reconnaître l’homme favorisant la tyrannie, dans cette hypothèse, j’avoue être coupable de ce crime ! »

Il s’expliqua alors sur ses relations avec les Lameth, l’affaire du Champ-de-Mars, son voyage en Angleterre, sa lutte avec les « Brissotins, » sa fugue à Arcis, la veille du 10 août. « J’avais préparé le 10 août et je fus à Arcis, parce que Danton est bon fils, passer trois jours, faire mes adieux à ma mère et régler mes affaires. On m’a revu solidement. J’étais aux Cordeliers... Après avoir réglé toutes les opérations et le moment de l’attaque, je me mis sur un lit comme un soldat, avec ordre de m’avertir. Je sortis à une heure et je fus à la Commune devenue révolutionnaire. Je fis l’arrêt de mort de Mandat... » Il n’avait « jamais donné sa voix à d’Orléans : » personne ne pouvait prouver qu’il l’eût fait nommer. Quant aux fonds qui lui avaient été confiés en août 1792, il avait eu 400 000 francs dont 200 000 pour choses secrètes : il avait « dépensé devant Marat et Robespierre pour les commissaires des départemens. » Il s’étendit sur l’affaire d’Adrien Duport, sauvé par lui pendant les massacres. Quant aux Brissotins qu’il avait, disait-on, protégés, « ils l’avaient pardieu bien attaqué. « Il s’arrêta aussi à ses rapports avec Dumouriez : c’était un « orgueilleux » qu’il ne fallait pas irriter ; il l’avait ménagé, et c’est d’ailleurs Billaud qu’il avait chargé de la négociation. Celui-ci n’avait jamais alors pu discerner si Dumouriez était un traître.

Il parlait depuis une heure et il semblait que rien ne pût l’arrêter. D’après Paris, on avait l’impression que rien ne subsistait de l’acte d’accusation. « Une grande partie de l’ assistance applaudissait à cette justification. » De la salle d’audience, le bruit se répandait que Danton « confondait ses accusateurs » et, pénétrant jusque dans les prisons, ce bruit remplissait d’une anxieuse espérance les prisonniers. L’un d’eux, le 15, écrit dans un journal : « Un citoyen qui a été témoin des débats nous a rapporté que Danton fait trembler les juges et jurés, il écrase de sa voix la sonnette du président... Le public murmurant pendant les débats, Danton s’écria : « Peuple, vous me jugerez quand j’aurai tout dit ; ma voix ne doit pas être seulement entendue de vous, mais de toute la France. »

En fait, devant lui, président, juges, jurés, accusateur public, tous semblaient écrasés. La salle boulait, murmurait, applaudissait. L’inquiétude était extrême. Déjà Herman, éperdu, avait fait parvenir à Fouquier un billet portant : « Dans une demi-heure, je ferai suspendre la défense. » Brusquement il l’interrompit. Le Bulletin du Tribunal porte : « En parcourant la série des accusations qui lui étaient personnelles, il (Danton) avait peine à se défendre de certains mouvemens de fureur qui l’animaient ; sa voix altérée indiquait assez qu’il avait besoin de repos. Cette situation pénible fut sentie par tous les juges qui l’invitèrent à suspendre ses moyens de justification pour les reprendre avec plus de calme et de tranquillité. Danton se rendit à l’invitation et se tut. »

On a bien l’impression d’une tartuferie. Au milieu des notes de Topino Lebrun, qui deviennent de plus en plus brèves, on relève en effet cette parole : « On me refuse des témoins, alors je ne me défends plus ! Je vous fais d’ailleurs mille excuses de ce qu’il y a de trop chaud, c’est mon caractère ! Le peuple déchirera nos ennemis par morceaux avant trois mois. » Cette explosion d’indignation venait évidemment de ce qu’on coupait sa défense. Le président dut lui promettre qu’il pourrait, après l’interrogatoire des autres, en reprendre la suite. Il accepta, et l’audience fat levée au milieu d’une impression générale de plus en plus favorable à Danton et à ses amis.

Le 15, l’audience parut devoir être tout d’abord consacrée à ces derniers.

Ils répondirent avec moins de vivacité et d’abondance que Danton ; mais, de leurs réponses, il était facile de conclure que rien ne tenait plus debout du procès ; ils repoussaient facilement des allégations tendancieuses. On avait produit notamment contre Hérault des lettres écrites de l’étranger qui, même falsifiées, coupées, maquillées, n’arrivaient à l’impliquer dans aucune affaire grave. Desmoulins n’eut pas de peine, quant à lui, à démontrer que son principal crime était d’avoir dénoncé Hébert, que le Tribunal avait, huit jours avant, envoyé à l’échafaud. Enfin Delacroix, s’il se défendit assez mal des pillages en Belgique, rétorqua pour le reste toutes les accusations. Il demandait à produire des témoins : il en avait donné une liste trois jours avant et on ne les avait pas assignés. Et d’une altercation entre Fouquier-Tinville et lui à ce sujet, l’accusateur se tira assez mal, ce qui amena Herman à affirmer qu’il voyait le prévenu « conspirer en pleine enceinte du Tribunal. » Et comme Delacroix, soutenu par Danton, insistait vigoureusement sur l’évidente iniquité qu’était ce procès sans témoins à décharge, l’accusateur, au comble de l’énervement, s’écria : « Il est temps de faire cesser cette lutte, tout à la fois scandaleuse et pour le Tribunal et pour ceux qui vous entendent : je vais écrire à la Convention, pour connaître son vœu, il sera exactement suivi. »

En fait, la situation du Tribunal devenait scabreuse : Danton, derechef, donnait de la voix et, soutenu par lui, Delacroix continuait à faire front, tandis qu’Hérault revenait à la rescousse. Fouquier était hors de lui d’inquiétude et de colère : Philippeaux, Westermann, tour à tour interrogés, le confondaient, l’un avec une parfaite aisance de parole, l’autre avec sa rude franchise de soldat. Pas un instant cependant, on ne vit les accusés « se soulever, » ainsi que va l’affirmer Fouquier. « J’atteste, déposera quatre mois après un témoin, qu’il n’y a eu de la part des accusés ni révolte, ni insulte envers personne. » Mais il est certain que Danton avait défoncé l’accusation et que, passant à travers la brèche, tous ses amis l’élargissaient. « Les juges et jurés étaient anéantis devant de tels hommes, témoignera le greffier, et le déposant a cru un instant qu’ils n’auraient pas l’audace de les sacrifier. » Le public complètement édifié partageait cette opinion : pour tous, l’acquittement s’imposait ; les jurés commençaient à faiblir. Et si Danton reprenait la parole, appuyé sur l’opinion, il achèverait la déroute. Acquittés, les prévenus rentreraient triomphalement à la Convention sur les épaules du peuple ; mais la conséquence était que les deux Comités crouleraient sous cette défaite : ceux de leurs membres qui assistaient depuis trois jours aux débats en blêmissaient : « Pâles, la colère et l’effroi étaient peints sur leurs visages, » dira Fabricius Pâris.

Herman et Fouquier, contrairement à la loi, échangeaient de fiévreux billets où ils concertaient en vain leur action. Fouquier était atterré. Voici qu’en plein Tribunal l’affaire allait « lui péter dans la main. »

Il rédigea, séance tenante, une lettre au Comité, qu’il soumit à Herman. Celui-ci la corrigea. On y lisait : « Un orage terrible gronde depuis que la séance est commencée ; les accusés, en forcenés, réclament l’audition des témoins à décharge, des citoyens députés Simon, Courtois, Laignelot, Fréron, Panis, etc. ils en appellent au peuple du refus qu’ils prétendent (sic) éprouver. Malgré la fermeté du président et du Tribunal entier, leurs réclamations multipliées troublent la séance et ils annoncent à haute voix qu’ils ne se tairont pas que leurs témoins ne soient entendus et sans un décret ; nous vous invitons à nous tracer définitivement notre conduite sur cette réclamation, l’ordre judiciaire ne nous fournissant aucun moyen de motiver le refus. »

Et l’audience continua dans l’attente d’une réponse du Comité.

En fait, le procès était terminé, car, nous l’allons voir, ce n’allait plus être qu’un égorgement. La Convention, avant Samson, allait littéralement jeter Danton garrotté sous le couperet.


III. — LA MORT

Le Comité, depuis la veille, travaillait à trouver « le moyen » extrajudiciaire que réclamait Fouquier fort cyniquement, ou plutôt à le forger. Comme par miracle on avait, depuis quelques heures, une pièce « décisive. » Un détenu du Luxembourg, Laflotte, dénonçait une conspiration qui s’organisait dans les cachots et allait éclater : l’ex-général Dillon et le député Simon, tous deux prisonniers, en étaient les fauteurs ; ils avaient appris à Laflotte que les accusés tenaient tête au Tribunal, soutenus par le peuple, que Dillon allait recevoir mille écus de Lucile pour « envoyer du monde autour du Tribunal, » qu’il fallait se réunir suivant un plan que Laflotte s’offrait à aller révéler aux Comités.

En admettant que cette lettre n’eût pas été, la veille, préparée par certains membres des Comités, elle n’en suait pas moins l’imposture à chaque ligne. Quelle vraisemblance y avait-il à ce que Lucile fût allée porter ses mille écus à des prisonniers pour ameuter du monde autour du Palais ? Et comment Dillon, sous les verrous, pouvait-il provoquer un soulèvement ? C’est ce qu’aucun des membres des Comités ne se demanda, et pour cause. Ce rapport était tout ce qu’il fallait pour enlever un vote qui mît fin brutalement au procès, si Saint-Just, chargé du rapport, s’y prenait bien.

Le jeune homme se présenta, transporté d’une indignation feinte, à la tribune de la Convention, agitant des papiers : « les pièces ! » Il se garda de lire la lettre de Fouquier qui, après tout, proclamait formellement la forfaiture dont se plaignaient les accusés. Il la travestit impudemment : « L’accusateur public, dit-il, nous a mandé que la révolte des coupables avait fait suspendre les débats de la justice jusqu’à ce que la Convention ait pris des mesures. Vous avez échappé au danger le plus grand qui ait jamais menacé la liberté ; maintenant tous les complices sont découverts et la révolte des criminels aux pieds de la justice même, intimidés par la loi, explique le secret de leur conscience ; leur désespoir, leur fureur, tout annonce que la bonhomie qu’ils faisaient paraître était le piège le plus hypocrite qui ait été tendu à la Révolution... Il ne faut plus d’autres preuves. » Il parla alors du « complot des prisons » à sa manière encore : « La femme de Desmoulins avait touché de l’argent pour exciter un mouvement, pour assassiner les patriotes et le Tribunal. » Ainsi tout prouvait le crime des malheureux : « ils l’avouaient en résistant... » Et il concluait en demandant qu’on décrétât « que tout prévenu qui résisterait ou insulterait à la justice nationale serait mis hors des débats sur-le-champ. » Après lecture de la lettre de Laflotte, le décret fut voté et expédié à Fouquier.

C’était le coup de poignard dans le dos de Danton, le garrot préparé par les mains de Saint-Just, tandis que Robespierre, toujours secret, n’apparaissait que par derrière, impassible et implacable.

Amar et Vouland, frémissant de joie, coururent au Palais. Rencontré le greffier, ils lui crièrent : « Nous les tenons, les scélérats ! Ils conspiraient dans la maison du Luxembourg ! » Ils firent prévenir Fouquier : il accourut. Amar lui tendit le décret : « Voilà qui va vous mettre à l’aise ! — Ma foi, répondit Fouquier en souriant, nous en avions besoin. » Il rentra dans la salle d’audience et donna lecture du décret ainsi que de la déclaration de Laflotte.

Les accusés comprirent qu’on les bâillonnait pour les pouvoir égorger. Camille, lui, vit surtout une chose : Saint-Just faisait tomber, avec sa tête, celle de Lucile. Ce fut son premier cri : « Ah ! les scélérats, non contens de m’assassiner, ils veulent assassiner ma femme ! » Et comme les membres du Comité avaient reparu derrière les juges, la figure épanouie : « Voyez, s’écria Danton, voyez ces lâches assassins. Ils nous suivront jusqu’à la mort ! » On dit aussi qu’assuré désormais de son sort, il devina qui, derrière Saint-Just, avait serré le garrot. « Infâme Robespierre ! L’échafaud te réclame ! Tu me suis, Robespierre ! » D’ailleurs, il protestait que le décret ne les atteignait point. « Je n’ai point insulté le Tribunal ; j’en prends le peuple à témoin : ce décret est une machination infernale pour nous perdre. Je suis Danton jusqu’à la mort ; demain je m’endormirai dans la gloire, j’en suis sûr. »

On les ramena ivres de colère à la Conciergerie.


L’audience du 16 ne pouvait être qu’illusoire. Le procès était bien clos pour tous. Dès l’abord, l’accusateur fît faire lecture du décret qui l’armait. Puis il déclara à Danton et à Delacroix « qu’il avait une foule de témoins à produire contre eux et qui tous tendaient à les confondre, mais qu’en se conformant aux ordres de l’Assemblée, il s’abstiendrait de faire entendre tous ces témoins, et qu’eux, accusés, ne devaient point compter faire entendre les leurs ; qu’ils ne seraient jugés que sur des preuves écrites et n’avaient à se défendre que contre ce genre de preuves. »

Si l’on en croyait le Bulletin, les deux prévenus auraient alors « renouvelé leurs indécences en réclamant l’audition des témoins. » En fait, je crois volontiers que Danton ne dut point accepter sans protestations violentes cette invitation à se laisser bénévolement étrangler.

Fouquier « dépêcha » les derniers accusés, les frères Frey qu’on avait oublié de questionner. Les misérables expédiés, Danton entendait bien que, suivant la promesse faite le 14, il pourrait achever de se défendre. Mais Herman, lui, ne l’entendait point. Il fallait se presser. Il invita le jury à se déclarer « suffisamment éclairé. »

Les jurés se retirèrent quelques minutes et rentrèrent avec la déclaration sollicitée.

« Les jurés étant satisfaits, les débats sont clos ! » dit le président.

« — Clos ! s’écria Danton, comment cela ? Ils n’ont pas encore commencé ! Vous n’avez pas lu de pièces ! Point de témoins ! »

Il avait raison : à ce singulier procès on n’avait rien produit que l’acte d’accusation fabriqué par Saint-Just ; on avait interrogé les témoins désordonnément, les interrompant avant qu’ils eussent fini ; on n’avait produit aucun document, ouvert aucun dossier ; les témoins à décharge n’ayant pas été mandés, ceux de l’accusation même, sauf le fâcheux Cambon, avaient été congédiés. Chose plus curieuse encore, il n’y avait même pas eu de réquisitoire, et l’on ne parut point songer un instant qu’on n’avait point plaidé.

« Nous allons être jugés sans être entendus ! » criaient les prévenus. Desmoulins avait préparé un mémoire réfutant les mensonges de Saint-Just, il ne le pouvait lire ; il le froissa, le jeta par terre. On prétendit qu’il l’avait jeté en boulette à la tête des juges. En réalité, nous imaginons volontiers que ces hommes n’étaient point calmes.

Fouquier s’écria alors que « l’indécence des prévenus » l’obligeait à requérir que les questions seraient posées aux jurés et le jugement à intervenir prononcé en l’absence des accusés. Même condamnés d’avance, ils faisaient peur. Le Tribunal jugea conformément à la requête.

Les prévenus se cramponnaient à leurs bancs. Desmoulins poussait des cris aigus. Il fallut trois hommes pour l’arracher de la salle. Danton ne devait guère être moins bruyant. Il disait : « Moi, conspirateur ! Mon nom est accoté à toutes les institutions révolutionnaires ; levée, armée révolutionnaire, comités révolutionnaires, Comité de salut public. Tribunal révolutionnaire : c’est moi qui me suis donné la mort et je suis un modéré ! »


Les jurés s’étaient retirés. Si triés qu’ils eussent été, si préparés et travaillés avant et pendant le procès, si étouffés qu’eussent été les « moyens de défense, » chose incroyable, ces hommes hésitaient. Ils étaient impressionnés par la défense, même écourtée, même incomplète, de Danton et, disons-le, par l’impossibilité de trouver une assise à leur verdict. Plusieurs, s’il faut en croire Courtois, vinrent s’ouvrir à David. Ils ne croyaient pas Danton coupable : « Comment ! se serait écrié le peintre, comment, pas coupable ! Est-ce que l’opinion publique ne l’a pas déjà jugé ? Qu’attendez-vous ? Il n’y a que des lâches qui puissent se conduire ainsi ! »

« Pendant la délibération, qui fut plus longue qu’on ne l’espérait, témoigne le greffier, le bruit se répandit dans le Tribunal que les jurés n’étaient point d’accord, que la majorité était pour absoudre. » Les membres du Comité, présens au Tribunal, furent « consternés. » Ils eurent l’audace de se rendre avec le président à la buvette, pièce contiguë à la salle où délibérait le jury et d’y entrer en relation avec les « bons jurés. » Ceux-ci devaient menacer les autres de la colère des Comités ! Soubervielle travailla les hésitans. A un juré qui pleurait devant l’affreuse situation où il se trouvait, il aurait dit v « Lequel de Robespierre et de Danton est le plus utile à la République ? — C’est Robespierre ! — Eh bien ! il faut guillotiner Danton ! »

Il semble qu’il y ait eu une dernière manœuvre. Herman et Fouquier entrèrent dans la salle du jury et il paraît, d’après certains témoignages, qu’ils produisirent « une lettre qu’ils disaient venir de l’étranger et qui était adressée à Danton. » Quelle était cette pièce secrète, destinée à dissiper les scrupules ? M. Joseph Reinach se l’est demandé sans arriver à répondre. Mais le fait de la pièce produite lui semble assuré. S’il ne s’agit pas d’un simple faux, ce dut être quelque lettre ancienne relative à Marie-Antoinette.

Quoi qu’il en soit, Paris vit soudain les jurés descendre les escaliers avec des airs de forcenés. Trinchard, le chef du jury, apercevant Paris, lui cria « avec un air furieux : « Les scélérats vont périr ! » Et il fit avec son bras le geste atroce du couperet qui tombe.

Un instant après, le jury apportait sur la double question : « Il a existé une conspiration tendant à établir la Monarchie… lia existé une conspiration tendant à diffamer et avilit la représentation ? » un verdict affirmatif qui, — sauf Luillier, — déclarait coupables les prévenus.

L’accusateur, alors, présenta ses conclusions et, le Tribunal consulté, en face des bancs maintenant vides des prévenus, le président prononça la sentence qui les condamnait à mort et ordonnait que « le jugement leur serait notifié entre les deux guichets de la prison. »

En fait, ils ne pouvaient douter de leur sort : depuis la veille, ils étaient sur la charrette.


Le 16 germinal même (6 avril), au début de l’après-midi, le bourreau Sanson se rendit à la Conciergerie pour y faire la « toilette » de « ses hommes : » « Gros gibier aujourd’hui ! » lui cria un gendarme.

La journée était superbe. Paris se ruait à ce prodigieux spectacle : Danton et Desmoulins conduits à la guillotine. Mais, en dépit du ciel bleu et des arbres en fleurs que signale un témoin, ce n’était pas, de la part de la foule, cette joie indécente qui avait récemment souffleté Hébert et sa bande. « Français, écrira sous peu Dyannière, rappelez-vous le deuil qui régnait à Paris lorsque Danton fut conduit à l’échafaud. »

Danton avait, à l’arrivée de Sanson, montré une tragique gaîté et la conservait sur la charrette : il voulait être « Danton jusqu’à la mort. » Depuis sept jours, il plaisantait la camarde, envisageait en ricanant l’heure où « Sanson leur démantibulerait les vertèbres cervicales. » A Camille, qui sanglotait en murmurant le nom de Lucile, il prodiguait de rudes consolations, gardant jusqu’au bout vis-à-vis de cet « homme enfant » les façons d’un rude frère aîné. Fabre, qui était d’un autre caractère, n’avait qu’un souci : ce misérable Billaud, qui jadis avait fait siffler ses pièces au théâtre, n’était-il pas capable de s’approprier un manuscrit saisi sur le bureau de « l’immortel auteur de Philinte, » l’Orange de Malte : de si beaux vers ! — « Ah ! des vers ! ricanait Danton, des vers ; avant huit jours tu en feras ! » — Il restait ainsi jusqu’au bout un acteur de Shakspeare. Pour donner peut-être l’exemple de la fermeté à Camille, il ne parlait, lui, ni de sa jolie Louise, ni de ses « petits Danton : » il est impossible qu’il n’y songeât pas.

Les charrettes avaient quitté la Conciergerie à quatre heures.- Elles suivaient le chemin ordinaire : le Pont-Neuf, le quai du Louvre et la rue Saint-Honoré « la rue de la Convention, » pour aboutir à la place de la Révolution par la rue Royale ci-devant. Elles cheminaient lentement et chacun put contempler, entraînés au supplice, ces grands révolutionnaires.

Frémilly les vit passer : « Trois charrettes peintes en rouge attelées de deux chevaux, escortées de cinq à six gendarmes, traversaient au pas une foule immense et silencieuse, qui ne montrait pas de joie et n’osait montrer d’horreur. Chaque voiture contenait cinq ou six condamnés. » Danton attirait tous les regards : « Son énorme tête ronde fixait orgueilleusement la foule stupide. » Hérault semblait « morne et abattu. » Un autre témoin nous peint Camille avec « un air effaré, parlant à ses voisins avec beaucoup d’agitation. »

Quel chemin pour Danton, de ce Palais, où il avait tout jeune homme basoché pour le patron Vinet, à cette place de la Révolution où tant de sang déjà avait coulé, dont il avait, parfois malgré lui, déchaîné le flot ! Il passa devant la place de l’École, le petit café où il avait connu « sa bonne Gabrielle » et échangé avec elle tendres paroles et gais propos. Plus loin, au café de la Régence, il aperçut David qui osait, de la terrasse, « croquer » l’ami qu’il avait envoyé à la mort : Danton eut un sursaut : « Valet ! » lui cracha-t-il. Maintenant on était engagé dans la longue rue Saint-Honoré : on atteignit la maison Duplay, le logis de Robespierre. Montrant le poing à la maison, le condamné cria encore : « Tu me suis ! Ta maison sera rasée ! On y sèmera du sel ! » S’il avait eu la vision de la scène qui, le 10 thermidor, se passera en ce lieu : la charrette qui mène Robespierre à l’échafaud arrêtée là pour que le dictateur déchu puisse voir sa porte aspergée de sang de bœuf par le peuple en délire !

Enfin c’était la « place de la Révolution. »

Au centre, la statue de la Liberté se dressait, en face de l’échafaud, la statue que Manon Roland avait si tragiquement interpellée, et en face d’elle, l’estrade de Sanson.

C’est par la rue ci-devant Royale que le poète Arnault vit déboucher les charrettes. « Le calme de Hérault était celui de l’indifférence, écrit-il, le calme de Danton celui du dédain. » Hérault, très rouge, cherchait quelqu’un de l’œil à une fenêtre du Garde-Meuble : une main de femme agita une dentelle ; il sourit ; chacun allait mourir comme il avait vécu.

Ils descendirent de charrettes quand le soleil couchant rougissait le ciel derrière les arbres fleuris des Champs-Elysées. Depuis quelque temps, dit-on, l’abbé de Keravenan, ce prêtre qui avait marié Danton, suivait les charrettes, il était d’ailleurs l’un de ces « aumôniers de la guillotine » qui alternaient dans ce ministère périlleux en prononçant les paroles de l’absolution. Sur la place, il les murmurait encore. Mme Gely, belle-mère de Danton, prétendra en avoir reçu l’assurance de la bouche même du prêtre.

Le bourreau était pressé ; il bouscula ses gens. Il fallait que les quinze hommes fussent dépêchés avant la chute du jour. Hérault voulut embrasser Danton ! Sanson les sépara. « Imbécile, fit Danton, empêcheras-tu nos têtes de s’embrasser dans le panier ? »

« Le jour tombait, dit Arnault. Au pied de l’humble statue dont la masse se détachait en silhouette colossale sur le ciel, je vis se dresser comme une ombre de Danton ; le tribun éclairé par le soleil mourant semblait autant sortir du tombeau que prêt à y entrer. Rien d’audacieux comme la contenance de cet athlète, rien de formidable comme l’attitude de ce profil qui défiait la hache, comme l’expression de cette tête qui, prête à tomber, paraissait dicter des lois. »

Il s’avança le dernier, les pieds dans le sang de ses amis. Alors, et n’ayant plus d’amis à réconforter, seul sur l’échafaud, il eut lui aussi, un sanglot : « Ma bien-aimée, dit-il, ma bien-aimée, je ne te verrai donc plus ! » ; mais, se ressaisissant : « Allons, Danton, pas de faiblesse ! » s’écria-t-il, et au bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine ! »

Un instant après, la nuit tombant, cette tête puissante roulait dans le panier.

Georges-Jacques Danton mourait à trente-quatre ans et six mois. Il avait joué cinq ans, sur la scène du monde, le rôle tumultueux d’un « athlète de la Révolution » et finissait comme il avait vécu, à la fois sentimental, brutal, grandiloquent, sur les planches d’un échafaud, sa dernière tribune.

Il avait fait du mal ; il ne l’avait pas toujours voulu ; il avait pleuré avec de grosses larmes les fautes commises et dans une certaine mesure, — trop tard et en vain, — avait pensé les réparer. C’était en cherchant à faire triompher la clémence et à abattre l’échafaud que « l’homme de Septembre » s’était voué à la mort.

Il ne laisse point l’impression d’une belle âme. Il ne laisse pas non plus l’impression d’une âme basse. Malgré de tristes côtés dont nous n’avons rien celé, il avait même parfois donné celle d’une âme susceptible de générosité. Les circonstances avaient fait de lui un révolté, mais il y avait en lui l’étoffe d’un autre rôle. Il mourait ayant en apparence donné une mesure énorme, sans avoir cependant peut-être donné sa vraie mesure.

Mais un jour, au milieu de grandes fautes et d’aucuns disent de grands crimes, il avait sauvé la France. Dans le silence consterné de ce peuple, habitué depuis des mois à huer le vaincu, il y avait, ce soir-là, l’expression muette d’une légitime gratitude.

Et puis nous aimons les forts. Danton n’était certes pas un saint, mais c’était un homme.


LOUIS MADELIN.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mars.