La Dernière année de Danton
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 355-388).
LA DERNIÈRE ANNÉE DE DANTON

II[1]
LA CRISE DE DANTON
LA POLITIQUE DU « VIEUX CORDELIER »


I. — LA CRISE DE DANTON

Danton avait été renversé du pouvoir avec une facilité qui étonna. Si sa chute le surprit lui-même, elle ne parut point d’abord l’abattre. Il ne tira de l’événement que deux leçons fort différentes de celle que nous en tirions en le racontant : il avait eu tort, d’abord, de se laisser attaquer sans se défendre et, ensuite, d’avoir trop fait mine de contre-révolutionnaire.

Ce sont les pensées qui occupent probablement l’homme au milieu de juillet. Et l’on va assister, de sa part, à une nouvelle tentative pour reprendre la tête de la Révolution. Elle aboutira en apparence à rétablir son influence dans la Convention. Il la présidera, sera un instant reporté au Comité. Mais l’effort est trop grand pour cette nature fantasque et d’ailleurs excédée et, devant un demi-échec, il quittera la partie, démoralisé et malade, à l’automne de 1793.

Le 12 juillet, il reparut aux Jacobins, repoussa du pied les calomnies dont on l’avait accablé quand il était « enchaîné au Comité. » Il reconnaissait d’ailleurs que les choses allaient mal en province, et s’en prenait aux commissaires qui, s’ils étaient reconnus coupables, devaient être déférés au Tribunal. Ce genre de conclusions était toujours agréable au Club qui, retrouvant son Danton, l’acclama.

Les hommes de l’Extrême Révolution continuaient cependant à l’attaquer. Hébert maintenant déclarait Danton et Delacroix responsables de la trahison de Dumouriez et « de tous les maux qu’avait faits à la République leur protégé. » Il fallut que, pour se tirer de ces accusations, le tribun tonnât contre quiconque parmi les généraux imiterait Dumouriez et réclamât des exécutions. La Montagne parut rassurée. Le 25, il fut élu président de la Convention par 161 voix sur 186 votans. Mais était-ce là un succès réel ? Jamais président n’avait été élu par si peu de voix et la veille Robespierre avait été porté au Comité de Salut public par un chiffre double.

Danton affecta de n’être nullement inquiet de ce dernier événement. Pour bien affirmer combien il était désintéressé lorsqu’il avait prôné le renforcement du Comité, il le réclama derechef. Si « rien ne se faisait, » c’est que « le gouvernement ne disposait d’aucun moyen politique » (par là lui-même s’excusait) : il fallait que le Comité fût érigé en « gouvernement provisoire » et qu’on mît des fonds considérables, 50 millions, à sa disposition : « Une immense prodigalité pour la cause de la liberté était un placement à usure. » II fut un instant applaudi.

Mais Robespierre et ses amis n’entendaient nullement recevoir ce cadeau de leur adversaire. Ils se méfiaient : « C’était un piège, » dira Saint-Just. On colportait un propos de Danton qui, le soir de son expulsion, aurait déclaré : « Je ne me fâche point, je n’ai pas de rancune, mais j’ai de la mémoire. » L’homme ne voulait-il point faire décerner la dictature au Comité pour l’en accabler ? Jeanbon Saint-André et Barère craignaient que cet argent prodigué au Comité ne fût plus tard une source de calomnies. « Ce n’est pas, répondit rudement Danton, être homme public que de craindre la calomnie. Lorsque l’année dernière, dans le Conseil, je pris seul, sur ma responsabilité, les moyens nécessaires pour donner la grande impulsion, pour faire marcher la Nation aux frontières, je me dis : Qu’on me calomnie, je le prévois. Il ne m’importe ! Dût mon nom être flétri, je sauverai la liberté ! » Et il maintint sa proposition. Robespierre demanda l’ajournement. On devait murmurer que Danton ne voulait renforcer le Comité que pour y rentrer, car, remontant encore à la tribune, il s’y défendit de toute arrière-pensée. « Je déclare... que je n’accepterai jamais de fonctions dans ce Comité ; j’en jure par la liberté de la Patrie. » La proposition n’en fut pas moins repoussée.

On entendit souligner tout ce qu’avait révélé de méfiance l’accueil qui avait été fait à la proposition. Le 5 août, aux Jacobins, Vincent, ami d’Hébert, déclara y avoir vu « un attentat à la souveraineté nationale » et discerner dans ces auteurs « des conspirateurs. » C’était aller un peu loin. Robespierre n’entendait pas encore rompre avec Danton pour plaire aux Hébertistes. Il défendit Danton très vivement.

Danton parut heureux de ce rapprochement. Il était d’ailleurs, en face des extrêmes périls de la Révolution, repris de son idée d’union. Tous étaient solidaires, tous étant menacés. « Te voilà donc, coquin, président de cette horde de scélérats, » lui écrivait, le 28 juillet, un anonyme qui se réjouissait de le voir, avec Robespierre, écarteler un jour sur la place de Grève. Il était par ailleurs prévenu qu’il serait assassiné, « étant un scélérat coupable de vouloir établir un Comité dictatorial afin de partager les 50 millions. » Le bruit courut qu’il avait en effet été empoisonné. Les journaux durent rassurer les « patriotes. »

Tout cela, avec les périls de la Patrie, l’enfiévrait. Et, comme souvent, la fièvre le conseillait mal : le mois d’août est derechef marqué par une crise de démagogisme violent doublé de patriotisme exalté. Il entend évidemment faire taire la bande d’Hébert à force de civisme.

C’est le discours du 13 août sur l’instruction publique qui lui servit de rentrée : « Après la gloire de donner la liberté à la France, après celle de vaincre les ennemis, il n’en est pas de plus grande que de préparer aux générations futures une éducation digne de la liberté... Après le pain l’éducation est le premier besoin du peuple. » Il fut acclamé, se retrouva soudain à l’aise, plaisanta, tonna. « Mon fils ne m’appartient pas : il est à la République. » On pensa qu’il reconquérait son monde. Et ce fut le même succès, le 14, lorsque, à propos des réquisitions, il formula un programme de sauvage résistance à l’invasion et de taxation des riches, « des vils égoïstes. » Le 15 août, contre les déserteurs, le 17, sur le recensement des grains, il parut aussi ardent. « Tout ce qui peut sauver le peuple, dit-il, est sacré dans ses résultats. » Et à propos du projet de levées en masse apporté par le Comité, il entendit surenchérir faisant renvoyer au Comité le projet « mal digéré, » ce qui était grand succès.

L’opinion révolutionnaire, manifestement, lui revenait. A la Convention, le 21 août, il avait pris avantage d’une lettre apocryphe qui lui était calomnieusement attribuée, pour se faire acclamer. Le 25, Chabot le vantait aux Jacobins comme « l’homme qui avait fait la Révolution dans la Convention. » Et, comme Hébert s’acharnait à l’attaquer, il vint lui-même, le 26, le rétorquer aux Jacobins et se laver des « calomnies » relatives à sa fortune et à son second mariage.

Le 5 septembre, sentant qu’il reprenait l’avantage, il se lança à fond. L’ancien Danton revécut dans le discours enflammé sur la formation d’une armée sectionnaire. Avant même qu’il eût ouvert la bouche (le trait est à souligner) « les applaudissemens l’accompagnaient à la tribune et l’empêchèrent quelque temps de parler. » Un succès si spontané dut l’enivrer. Il fut à la fois superbe et terrible. Tout le discours est à lire, tant il abonde en formules d’un patriotisme fulgurant ; mais le tribun semble, dans son désir de déborder Robespierre, entraîné à désavouer ce qui avait été sa politique, à lui, dans le Comité. « Il reste à punir, s’écria-t-il notamment, et l’ennemi intérieur que vous tenez et ceux que vous avez à saisir. Il faut que le Tribunal soit divisé en assez grand nombre de sections pour que tous les jours un aristocrate, un scélérat paye de sa tête ses forfaits. » Et après avoir formulé en motions cette politique de violence, il s’exalte encore : « Hommage vous soit rendu, peuple sublime. A la grandeur, vous joignez la persévérance : vous voulez la liberté avec obstination, vous jeûnez pour la liberté ; vous devez l’acquérir. Nous marcherons avec vous ; vos ennemis seront confondus. »

Ce fut une ovation sans précédent dont tous les journaux se font l’écho et lorsque, le lendemain 6, il eut prononcé, sur les « moyens politiques » à fournir au Comité, un nouveau discours où il alla jusqu’à accuser celui-ci de « pusillanimité, » le succès fut tel encore, que le député Gaston s’écria : « Danton a la tête révolutionnaire ! Lui seul peut exécuter son idée. Je demande que, malgré lui, il soit adjoint au Comité ! »et la proposition fut applaudie et décrétée.

Il refusa solennellement, après deux jours de réflexion. Il avait juré de n’être point du Comité : « Si j’en faisais partie, dit-il, on aurait raison d’imprimer, comme on l’a fait, que, malgré mes sermens, je sais m’y glisser encore. » En fait, il ne pouvait siéger au Comité, se souciant peu d’avoir à y disputer l’influence à Robespierre et à sa majorité. Mais avec ce Comité dont il refusait d’être membre, il le prenait d’assez haut. « Je ne serai d’aucun Comité, s’écria-t-il le 13 septembre, mais l’éperon de tous. »

Et puis, subitement, après cette orgueilleuse et menaçante déclaration, c’est comme un écroulement. Qu’on ouvre le précieux recueil fait par M. André Fribourg des Discours de Danton : du 13 septembre au 22 novembre, pas un discours, l’homme semble avoir disparu dans une trappe.


Effectivement il avait disparu.

Le plan, si plan il y avait jamais chez ce terrible homme, consistait depuis un mois à déborder le Comité avec tous ceux que mécontentait Robespierre. Pour ce, on avait tâté les gens d’Hébert. Mais la politique « modérantiste » pratiquée naguère par Danton leur laissait une extrême méfiance. Ils se refusaient. Des bruits de dictature couraient. L’entourage de Danton était indiscret dans son admiration : dans le salon des Desmoulins on n’appelait Danton que « Marius. » Delacroix, prétendra-t-on, s’en allait disant : « Il faut nécessairement qu’un chef se mette à la tête des affaires, sans quoi nous sommes perdus. » Les Hébertistes étaient sur leurs gardes. Le 21, l’un d’eux, Vincent, attaqua Danton en pleins Cordeliers : « Cet homme peut en imposer par de grands mots, cet homme sans cesse nous vante son patriotisme, mais nous ne serons jamais dupes... » C’était refuser l’alliance de Danton contre le Comité.

Néanmoins les amis de Danton tentèrent, le 25, de livrer assaut. Depuis quinze jours, Robespierre, qui flairait une manœuvre, devenait sombre et cassant ; il avait, ainsi que ses collègues, accueilli aigrement certaines interventions. La Convention s’en était émue. Le brave Houchard, le vainqueur de Hondschoote, ayant été destitué, on crut l’occasion bonne pour jeter bas le Comité Robespierre. La seule présence, parmi les assaillans, de Courtois, l’âme damnée de Danton, et de Thuriot, un de ses lieutenans, montre d’où le coup partait. Billaud, membre du Comité, fut très maladroit, froissa l’Assemblée, et un député, Briez, ayant été fort dur pour le Comité, elle décida de l’adjoindre à ceux qu’il avait attaqués.

Robespierre sentit le coup. Il monta à la tribune et, suivant son constant procédé, visa à faire peur. « Ceux qui nous dénoncent, eux-mêmes, seront dénoncés : d’accusateurs qu’ils sont, ils vont devenir accusés. » La Convention terrifiée applaudit : Briez vint s’excuser. Jeanbon acheva la déroute : ceux qui accusaient le Comité étaient « des débris de la faction girondine, des modérés. » Ce fut une panique : on retira les motions. Mais Robespierre entendit avoir mieux : une manifestation de confiance. L’Assemblée se leva tout entière pour la lui donner. La journée était lamentable pour les adversaires du Comité.

Danton n’avait pas paru. Il était malade. Avant même que cette séance du 25 vînt raffermir Robespierre, celle des Cordeliers du 21 lui avait fait présager la défaite. On lui avait pris ses Cordeliers : Hébert tournait contre lui son vieux club.

Alors, comme en tant de circonstances, l’homme avait lâché la partie et s’était laissé brusquement retomber. Après ses triomphes de tribune des 5, 6, 8 et 13 septembre, la déception avait été trop forte. Dès le 21, une mention aux registres du Comité de sûreté générale le signale comme « malade. » Le bruit de cette maladie se répandit, semant l’angoisse parmi les amis éloignés. « J’ai été inquiet de Danton, écrit Fréron à Desmoulins... Marque-moi qu’il est rétabli. » Mais les ennemis ricanaient : « Ce n’est qu’une grimace, un prétexte pour légitimer son absence de l’Assemblée. »

Ce n’était ni « grimace » ni vraie maladie. En réalité, il était affreusement las, « saoul des hommes, » disait-il. Puisque sa récente politique de tribune ne réussissait même pas à lui valoir, à défaut du pouvoir, un regain de confiance dans les clubs avancés, il ne lui en restait que le dégoût de s’y être laissé entraîner. Au lieu « d’accrocher le char, » ainsi qu’un jour il l’avait promis à Lameth, il l’avait fait avancer et le char allait écraser dix mille victimes avant peu. La Reine avait été, le 1er août, transférée à la Conciergerie, son procès s’instruisait ; il ne la sauverait pas, et d’autres, dont la pensée le hantait, étaient tout aussi sûrement condamnés, les Girondins. Cette inepte politique de proscription l’exaspérait : « En conduisant Antoinette à l’échafaud, disait-il, on détruisait l’espoir de traiter avec les puissances étrangères. » Custine venait d’être jugé. « On allait, par cette conduite envers nos meilleurs généraux, se mettre dans l’impossibilité de vaincre. » On avait arrêté son compatriote Beugnot, et cette arrestation lui faisait frapper du pied la terre furieusement. Mais le sort des Girondins surtout lui tenait au cœur. Il se sentait responsable : voulant simplement les faire descendre de leurs sièges, il les avait précipités à l’abîme, d’où il ne les pouvait tirer. Garat le vit malade ; mais « sa maladie était surtout une profonde douleur... de ce qui se préparait : » « Je ne pourrai les sauver, » lui dit-il, et l’ex-ministre vit avec surprise des larmes rouler dans les yeux du « Titan. »

Cette attitude indique que la neurasthénie l’assaillait et déjà le terrassait. Depuis un an, il en avait trop fait, trop vu. Il succombait tant sous sa fatigue que sous la vanité de son effort ; la Révolution, qu’il avait voulu « fixer, » accélérait sa marche rapide de bête sanguinaire. Et c’était lui qui, ayant, du tribunal aux comités révolutionnaires, forgé tous les instrumens de la tyrannie, serait responsable de tout le sang que tribunal et comités allaient faire couler.

Alors il se terra au lit, puis, à peine relevé, se mura dans son bonheur privé. Il loua, à Choisy, un petit coin de maison, y mena sa jolie femme, s’y enferma avec elle, la promena de Choisy à Sèvres où, chez Charpentier, à la Fontaine d’Amour, il parut s’endormir.

Un soir, Suberbielle l’y alla voir. Il déplora ce qui se passait. « Ah ! si j’étais Danton ! » dit-il. « Danton dort, gronda-t-il, oui, mais il se réveillera. » Il ne se réveillait que pour gémir.

Sèvres cependant, ainsi que Choisy, était encore tout près de ce Paris où « ils » allaient mourir. Garat le vit de nouveau : « II ne pouvait plus parler que de la campagne ; il étouffait ; il avait besoin de fuir les hommes pour respirer. » Alors brusquement il se décida à partir. Le 21 vendémiaire (10 octobre), le président communiquait à la Convention la lettre suivante : « Délivré d’une maladie grave, d’après l’avis des gens de l’art, j’ai besoin, pour abréger le temps de ma convalescence, d’aller respirer l’air natal ; je prie en conséquence la Convention de m’autoriser à me rendre à Arcis-sur-Aube. Il est inutile que je proteste que je reviendrai avec empressement à mon poste aussitôt que mes forces me permettront de prendre part à ses travaux. »

Quelques heures après, il se jetait avec sa femme et ses enfans dans une chaise de poste, qui l’emportait vers Arcis[2].


Une longue maison blanche dont la façade plate fait le fond d’une place, comme reléguée au bout de la petite ville endormie, c’est la « maison Danton. » Elle est restée à peu près telle que le tribun l’a habitée. Sa famille la possédait encore, il y a trente ans. Ses fils y sont morts, petits bourgeois revenus à la province, loin de ce Paris où s’était brûlé le père. La maison calme semble pleine d’ombres. C’est celle du tapageux orateur qu’on y évoque le moins facilement.

Au milieu de cette façade crayeuse percée d’étroites fenêtres, un grand porche donne accès à l’intérieur. Les dix-huit pièces, réparties en deux étages, exigeraient, pour ne point respirer la tristesse, une petite tribu d’hôtes bruyans. Aussi Danton y avait-il installé, avec sa mère et son beau-père, toute la famille de sa sœur. Il s’était réservé une chambre assez modeste, la seule dont le cadre soit resté intact. Elle est basse, un peu obscure ; une alcôve s’enfonce entre deux petits cabinets en face d’une cheminée que domine la classique glace à cadre doré. Deux petites fenêtres, donnant sur la cour et le parc, éclairent la pièce aux boiseries grises.

A la vérité, Danton l’avait meublée avec une sorte de luxe bourgeois : entre les deux fenêtres garnies de « rideaux de coton brodé de mousseline, » une glace « en forme de trumeau » au-dessus d’une console aux pieds dorés, une bergère de velours cramoisi à fleurs, des fauteuils et des chaises garnis de même, une table « composant jeu de trictrac, » et, dans l’alcôve, deux lits « jumeaux, » répétition de ceux de l’appartement parisien. C’est évidemment dans cette chambre, fort encombrée, qu’il devait ramasser sa vie d’intérieur lors de ses séjours à Arcis, laissant à la famille l’usage ordinaire du reste du logis.

Une assez vaste cour s’étendait derrière la maison, la séparant du domaine que, morceaux par morceaux, il avait, avec une ténacité de paysan, constitué en achetant, après le jardin et le potager, des prés, des bois, des champs. Aujourd’hui, le domaine présente un aspect un peu désordonné : les arbres ont poussé, que Danton a plantés ; l’herbe haute envahit d’anciennes allées ; la petite rivière où le tribun péchait s’est endormie, étroit étang où les feuilles se décomposent. Peut-être ce domaine n’a-t-il jamais été tout à fait ordonné : Danton s’était contenté de coudre provisoirement entre elles les acquisitions qui, depuis trois ans, ne l’avaient pas moins de trente fois mené devant le notaire. Nous avons la liste de ces achats : elle serait fastidieuse, encore qu’édifiante. Depuis 1791, le domaine, lopin par lopin, s’était agrandi jusqu’à mesurer onze hectares.

Des communs cernaient la cour, écurie, étable, remise, pigeonniers : trois jumens, deux poulains y seront trouvés lors de l’inventaire, avec quatre vaches, des instrumens aratoires, une petite voiture dite tapecul, tandis que, dans le grenier, on trouvera deux nacelles pour la pêche et le « grand filet garni de ses plombs et lièges, » que le tribun a jeté là après la dernière pêche, avant de quitter Arcis pour la suprême lutte et l’échafaud.

Sans cesse, il était, par la pensée, revenu à ce coin de province paisible. Quand, écrasé de fatigue et malade de souci, il s’était retranché des assemblées, il n’y avait plus tenu. Mener sa jeune femme dans son petit parc où s’allaient effeuiller ses arbres, ne parut plus un rêve, mais une impérieuse nécessité. Il y cédait et, le 15 octobre, s’installait loin du « tourbillon, » entre la place morne et le jardin ombreux ; pour guérir son âme, il lui fallut retrouver, fût-ce quelques semaines, l’alcôve sombre, le trictrac, le petit tapecul, avec lequel on parcourait le Val d’Aube et la nacelle où, guettant le poisson, il essaierait d’oublier les hommes dont il était « saoul. »

Lamartine devait, après un séjour à Milly, écrire : « Six mois du pays natal vous endorment. » Positivement, Danton s’endormit à Arcis. Il y était venu, répétant le mot de Galba : « On n’y trouble pas ma tranquillité parce qu’on ne me demande pas compte de mon oisiveté. » Le mot indique assez qu’il se voulait reposer des sollicitations inquiètes de ses amis, plus encore que des attaques de l’adversaire.

Les vieux camarades, les amis d’Arcis le vinrent revoir : l’un d’eux, Béon, nous le peint « respirant l’air pur et jouissant du calme et du repos. » Il se confina d’abord chez lui paresseusement. Le citoyen Bercy-Sirault écrira d’Arcis, le 18 frimaire, que, voisin du citoyen Danton, il l’a vu sans cesse paraître « à sa croisée ou sur sa porte en bonnet de nuit et vêtu de telle manière à ne pas laisser de doute sur sa convalescence. » Il se débraillait. Parfois, dit Béon, « une partie de chasse et de pêche » où régnait « une bonhomie champenoise. » Mais ce qui devait surtout l’occuper, c’étaient ses bois, ses prés, son potager. Au contact de cette terre, l’envie l’a repris de s’arrondir encore. Le 14, le 17, le 21, le 27, le 28 brumaire, autant de jours où il paraît chez le notaire acquérant pour 300, 2 000, 400, 3 000, 400 livres de terres. Ce révolutionnaire ne passe son frac que pour aller signer des actes d’achat.

Arrivait-il vraiment, en enterrant sa vie, à murer sa mémoire ? Ces six semaines singulières de vie provinciale en pleine Révolution, se passèrent-elles sans que vinssent le chercher, dans la maison blanche ou dans la nacelle de pêche, les souvenirs sanglans et les redoutables appréhensions ? On dit qu’il ne lisait pas de journaux et s’irritait, si l’on parlait politique, surtout à la mode terroriste. Se promenant un jour dans son jardin avec un voisin, Doulet (qui plus tard racontera l’anecdote), il en vit arriver un autre, un journal à la main : « Bonne nouvelle ! cria l’ami. — Quelle nouvelle ? — Tiens, lis ! Les Girondins sont condamnés et exécutés. » Le tribun blêmit, ses yeux se remplirent de larmes. « Une bonne nouvelle ! Tu appelles ça une bonne nouvelle, misérable ! — N’étaient-ce point des factieux ? — Des factieux, riposta le tribun avec amertume. Ne sommes-nous pas tous des factieux ? Nous méritons tous la mort autant que ceux-là. Nous subirons leur sort les uns après les autres. »

Il se fît sombre. L’automne s’avançait. A brumaire, frimaire allait succéder. Danton ne semblait pas voir courir le temps. Ces semaines paisibles de province, c’étaient cependant, à Paris, des années. Un matin, Béon vint chercher Danton : il y avait partie organisée à Charmont, à trois lieues d’Arcis. On partit en joyeuse compagnie ; on ripailla ; il s’ouvrit à ses amis : il sortirait du « tourbillon, » viendrait définitivement « respirer l’air natal avec sa bonne famille, ses anciens camarades. » Il s’enivrait d’espoirs. Un jeune homme d’Arcis parut, qui habitait Paris. Il tendit une lettre : « Vos amis vous invitent à retourner à Paris le plus promptement possible. Robespierre et les siens réunissent leurs efforts contre vous. » Il haussa les épaules. « En veulent-ils à ma vie ? Ils n’oseraient pas ! » L’ami insista : « Vous êtes trop confiant, revenez,.. Le temps presse. — Va dire à Robespierre que je serai assez tôt pour l’écraser, lui et les siens. »

Tout de même, il fallut partir. Les calomnies couraient : Danton n’était nullement à Arcis ; il avait émigré « en Suisse. » Les amis démentaient, mais se décourageaient.

Alors il partit : on le voit à Troyes, le 18 novembre à deux heures, « avec sa femme, ses deux enfans, un domestique et une femme de chambre. » Il descendit à l’auberge de la Petite-Louve et, le 19, reprit la diligence pour Paris. Il rentrait d’ailleurs résolu à « écraser Robespierre. » N’était-il point, le 8 août 1792, parti précisément d’Arcis pour renverser le trône, et ne l’avait-il point renversé ?


II. — LA POLITIQUE DU « VIEUX CORDELIER »

« On gagne de mauvaises parties : on n’en gagne point d’abandonnées, » avait, quelques années auparavant, écrit une femme d’esprit. Danton avait un peu longtemps abandonné la partie. Et, pour avoir, un instant, lâché pied, on pouvait craindre qu’il n’eût même perdu pied.

En son absence, Robespierre et les siens avaient fait des pas de géans. Du 20 octobre au 17 novembre, le Comité avait vraiment, par une série de mesures, saisi la dictature. Or, dans le Comité, Robespierre s’était intronisé. La Terreur s’était aussitôt instituée : inaugurée en juillet, au moment où Danton était éliminé du pouvoir, elle s’était singulièrement accrue depuis qu’il s’était éliminé de l’Assemblée, puis de Paris même. Fouquier avait inauguré le régime des « fournées : » la Reine, les Girondins, Mme Roland, Philippe d’Orléans, Bailly, Manuel, le général Houchard, les conventionnels Kersaint et Osselin, en attendant les victimes d’avance condamnées : le vieux maréchal Luckner, les généraux Biron et Custine, le ministre Lebrun, avaient été guillotinés et, entre ces personnages illustres, des femmes, des vieillards, des enfans, déjà avaient été sacrifiés. On commençait à barboter dans le sang. Déjà autour de Robespierre on parlait d’envoyer à Sanson, après les « brissotins, » les membres des autres « factions. »

Danton était de ces « factions. » Il avait tout à craindre. Il avait quitté Paris, compromis par une assez singulière affaire d’intelligences avec les révoltés de Normandie qui, vraie ou non, avait été étouffée par Hérault de Séchelles, membre du Comité, et que Robespierre devait un jour réveiller. D’ailleurs contre lui tous les bruits semblaient admissibles : « Il avait passé en Suisse ; sa maladie était une feinte pour cacher sa fuite ; son ambition était d’être régent de Louis XVII ; à une époque déterminée, tout avait été préparé pour proclamer celui-ci ; il était le chef de la conspiration ; ni Pitt ni Cobourg n’étaient les véritables ennemis, mais lui seul. » Bref, il eût été civique de « l’égorger. » Tout à l’heure Robespierre, en se donnant l’apparence de les vouloir repousser, se fera l’écho de ces accusations. Elles couraient Paris. Par surcroît, on se faisait fort de prouver maintenant qu’il s’était enrichi : ne lui attribuait-on pas comme propriété celle de son beau-père, à Sèvres ?

C’étaient de mauvaises conditions pour entreprendre la lutte. Et il y avait lutte : il était le premier à la désirer, car il entendait combattre le terrorisme, étouffer la Terreur. « Les Girondins, disait-il à Garat, l’avaient par leur inintelligence forcé, lui et ses amis, de se jeter dans le sans-culottisme qui les avait dévorés, qui le dévorerait lui-même. » Et c’est ainsi que s’était instauré le règne des gens du sang. Mais, dira-t-il sous peu à Robespierre lui-même, « un état aussi violent ne pouvait durer ; il répugnait au caractère français. » Ce spectacle lui arrachait des larmes. Il lui inspirait même des hallucinations, s’il est vrai qu’un soir, passant sur un pont de la Seine, il l’ait vue rouler du sang. Les contemporains, amis ou adversaires, ont tous admis qu’il avait voulu, à son retour d’Arcis, mettre fin à ce régime : Dubois de Crancé écrit « qu’il entendait rouvrir les portes des prisons. » Robespierre l’en accusera aigrement. « Il voulait une amnistie pour les coupables. Il voulait donc une contre-révolution. » Il n’en était pas éloigné en effet.

Par surcroît, les insanités antireligieuses de la bande d’Hébert l’écœuraient. En son absence, cette bande avait paru prendre la direction du mouvement et s’imposer. Le 17 brumaire, la Conventions, capitulant devant la Commune, avait, contre le gré même de Robespierre, semblé adhérer à l’idée d’une fête de la Raison qui, le 20, avait été célébrée dans Notre-Dame désaffectée, et ç’avait été le signal d’une vraie débauche de déchristianisation, accompagnée de scènes burlesques et odieuses. Sur ce terrain encore, Danton entendait réagir, et réagir encore contre les doctrines communistes que les mêmes Hébertistes propageaient par le pays.

Mais parce qu’Hébert menait cette double sarabande, tout en réclamant dans son Père Duchesne toujours plus de têtes, Danton voyait en lui l’homme à abattre avant tous. Contre ces misérables, il jetterait Camille. « Prends ta plume, lui avait-il dit aussitôt revenu, et demande qu’on soit clément. » Desmoulins allait, pour lui obéir, fonder le Vieux Cordelier et y prendre avant tous Hébert à la gorge.

Appuyé sur ce virulent journaliste, Danton combattrait, lui, à la tribune, les outrances de toutes sortes et, sans prononcer encore le mot « clémence, « réclamerait « la justice. « « La République victorieuse, dira-t-il, doit être, sinon clémente, du moins juste. » Il « briserait cette f... guillotine ou y monterait, » disait-il devant ses familiers ; car « mieux valait cent fois être guillotiné que guillotineur. » Mais il ne serait pas guillotiné ; car avec du temps, disait-il à Westermann, il arriverait à « apprivoiser ces bêtes farouches. » Ayant écarté Hébert et sa bande, on « organiserait la République et on ferait la paix avec l’Europe. » Et alors il irait à Arcis « vieillir dans sa paresse » au milieu des siens.

« Le parti de Danton, écrit Levasseur, voulait arrêter le fanatisme révolutionnaire et établir un état de choses légal, mais il en rêvait la fondation à son profit. »

Ce Robespierriste découvre ici le grand grief d’un Robespierre contre le système de Danton. Maximilien, lui aussi, au fond, désapprouvant les saturnales hébertistes, rêvait d’ « établir un état de choses légal ; » mais il le voulait établir à l’heure qu’il aurait choisie, c’est-à-dire au moment où, ses « ennemis » écrasés, il régnerait seul sur la République épurée.

Il est temps de dire qu’entre les deux hommes, il n’y avait, au fond, en cet hiver de l’an II, aucune compétition de principes. C’était entre eux, depuis plus longtemps qu’ils ne le pensaient eux-mêmes, non un conflit d’idées, mais un conflit de tempéramens, et c’est bien l’espèce de querelles la moins accommodable.

Honnête jusqu’au puritanisme, probe en affaires et chaste de mœurs, indifférent au plaisir, rigide en ses principes, quoique tortueux en ses voies, correct en sa tenue, pédant en ses discours, étudié en toutes choses, de cerveau étroit et d’âme froide, Robespierre avait toujours dû faire sourire Danton quand il ne l’horripilait pas. Danton parlera, en haussant ses fortes épaules, des « âneries de Robespierre. » Il le tenait pour un cuistre de chapelle doublé d’un « capon. » Robespierre manquait de quelque chose que, dans son style volontiers obscène, Danton regrettera de ne lui pouvoir donner. Ce célibataire n’était pour lui, — dans la vie publique comme dans la privée, — qu’un « eunuque. »

En revanche, l’attitude débraillée et cynique de Danton, ses mœurs libres, sa verve rabelaisienne, ses énormes fantaisies, ses accès tour à tour de violence et de générosité, sa physionomie brutale, ses discours fougueux, et plus que tout sa vénalité soupçonnée, tout devait chez le tribun froisser ce « janséniste de la liberté, » ainsi que l’appelait l’autre. Par surcroît, Danton, par certaines manières, sa hautaine « magnanimité, » humiliait Maximilien, même quand il l’aidait, car, en somme, le « Titan » dominait son ancien ami de vingt coudées.

En dernière analyse, même aux époques « d’amitié, » ces deux hommes aux tempéramens antipathiques ne pouvaient, dans l’expression exacte du mot, se souffrir. C’était miracle que, déjà, ils ne se fussent point brisés. Mais Danton avait longtemps tenu Maximilien pour le vrai ami « jusqu’à la mort » que l’autre, quelques mois avant, affirmait être, et celui-ci avait longtemps jugé fort opportun de ménager le « Cyclope. »

En frimaire an II, il en jugeait encore ainsi, quoique fort résolu à l’abattre avant peu. C’est qu’à cette époque, il travaillait, avec plus de cautèle que de vigueur, à détruire les « deux factions, » qui alarmaient son civisme. L’une, celle d’Hébert, ne voulait-elle pas « changer la liberté en bacchante » et l’autre, celle de Danton, « en prostituée ? » L’homme de la Vertu comptait étouffer l’une et l’autre. Mais « la bacchante » venait de triompher : c’était donc elle qu’il fallait d’abord abattre et il ne le pourrait faire qu’avec le concours de Danton. C’est pourquoi, en frimaire, Robespierre était résolu, tout en minant son ancien ami, à l’épauler en apparence. Il prendra donc ouvertement la défense du tribun aux Jacobins, je dirai avec quelles réserves perfides, mais de façon à tromper les observateurs. Le comte de Bray n’écrit-il point que Paris va « tomber sous le joug d’un duumvirat ? »

Danton s’y trompa-t-il un instant lui-même ? On peut le croire en voyant Desmoulins attaquer Hébert, tout en adulant Robespierre. Ou bien le parti avait-il le même plan que celui-ci, et voulait-il écraser Robespierre sous les ruines d’Hébert ? A ceux qui le pressaient de se prononcer contre « Billaud, Robespierre et autres, » il eût répondu : « Laissons aux tigres le soin de se dévorer entre eux. » Si la même arrière-pensée guidait les deux hommes, la victoire serait à qui saurait jouer le plus serré : or Robespierre était un tacticien bien supérieur à Danton, parce qu’il savait calculer, — et surtout persévérer dans ses calculs.


Le tribun était fort pressé de se prononcer contre le mouvement hébertiste. Le 22 novembre, en effet, il ne reparut à la tribune que pour combattre la déchristianisation sous une de ses formes. Une campagne se dessinait en faveur de la Séparation de l’Eglise et de l’État : il ne fallait plus payer les prêtres. Danton soutint qu’il leur fallait continuer leurs salaires. « Le règne des prêtres est passé, dit-il, mais le règne de la politique vous appartient. » C’était se placer résolument sur le terrain de l’opportunisme. Les ennemis de la Révolution avaient affirmé qu’on en viendrait fatalement à la persécution. « Non, le peuple ne persécutera pas. » Ce fut la première insinuation. Mais, le 26, il accentua son attitude très nettement contre le mouvement de déchristianisation et, avec plus de précautions, contre le mouvement terroriste. Des prêtres, entraînés par les Hébertistes, venaient à tout instant se défroquer à la barre de la Convention. Ces apostats écœuraient Danton. Pourquoi la Convention perdrait-elle son temps à ces mascarades antireligieuses ? Quel mérite par ailleurs avaient ces hommes simplement « entraînés par l’irrésistible torrent de l’opinion ? » Ils devaient renoncer à « en faire trophée, » et quant à l’Assemblée, « sa mission n’était pas de recevoir des processions, fussent-ce celles des prêtres de l’incrédulité. » Le peuple en avait assez, ainsi que de toutes les exagérations.

Et c’est ici que, avec circonspection, il abordait le terrain de la politique générale : « Ce que le peuple veut de nous, c’est de le faire jouir des conséquences de notre constitution.  » La Terreur avait pu être utile, mais elle ne devait atteindre que les seuls « véritables ennemis de la République. » « Le peuple ne veut pas que l’individu qui n’est pas né avec la vigueur révolutionnaire soit pour cela seul traité comme un coupable. » Il osa citer Henri IV qui avait su renoncer à la vengeance. Le peuple l’imiterait.

L’Assemblée dut comprendre. En tout cas, les terroristes se sentirent atteints. L’un d’eux, Fayau, protesta : « Danton, tandis que le peuple a besoin d’être terrible, l’invitait à la clémence ! » Le tribun se défendit et il s’ensuivit un débat aigre-doux : Danton protesta de son « impérissable républicanisme ; » on le verrait proposer, comme par le passé, les plus fortes mesures révolutionnaires. Il fut applaudi.

Il fut encore applaudi quand, le même jour, il prononça un grand discours sur l’organisation de l’instruction publique, mais il en profita pour opposer au culte de la Raison celui de l’Etre Suprême, et il accentua encore son attitude le 11 frimaire (1er décembre). « Maintenant que le fédéralisme est brisé, s’écria-t-il hardiment... tout homme qui se fait ultra-révolutionnaire donnera des résultats aussi dangereux que pourrait le faire le contre-révolutionnaire décidé. » Il demanda le rappel des commissaires exagérés. Il concluait : « Après avoir donné tout à la rigueur, donnons beaucoup à la sagesse. »

Tout cela visait ouvertement le parti d’Hébert, mais, sous ce couvert, plus d’un avertissement se glissait à l’adresse du Comité terroriste. Robespierre affectait de ne les point remarquer. La campagne menée contre la déchristianisation l’arrangeait. Mais pour qu’elle portât ses fruits, il fallait que Danton fût, — provisoirement, — lavé de certains soupçons qui, pesant sur lui, l’entravaient. Robespierre s’avisa qu’il était temps qu’avec condescendance, il accordât à son « vieil ami, » en plein club, une absolution sous conditions. Il la lui donna solennellement le 13 frimaire (3 décembre).

Danton avait reparu aux Jacobins et aussitôt pris prétexte d’une insignifiante motion pour prier qu’on se défiât de ceux qui « proposeraient des mesures ultra-révolutionnaires. » Les Hébertistes visés avaient riposté par une attaque en règle qu’il parut ne repousser qu’avec peine. « Après plusieurs morceaux véhémens, dit le compte rendu, prononcés avec une abondance qui ne nous a pas permis d’en recueillir les traits, » il finit par demander la constitution d’une commission de douze membres, chargés d’examiner les accusations portées contre lui.

C’est alors que Robespierre, évidemment frappé de la faiblesse de cette réponse et de la « défaveur » qui en résultait pour Danton, se décida à relever momentanément l’ennemi dont il entendait se servir quelques semaines encore contre un ennemi pour l’heure plus dangereux.

Il le fit d’ailleurs d’une façon qui nous éclaire singulièrement sur son caractère. Résumer les accusations portées contre Danton et, en les étalant, leur donner une publicité plus grande, accusations de fuite à l’étranger et de complicité royaliste, c’était réunir pour l’avenir les élémens du réquisitoire dont, avant quatre mois, il fournira à Saint-Just toutes les parties. Pour le moment, il se gardera, ces accusations, de les rétorquer à fond : il accusera avec soin tout ce qui les a divisés, Danton et lui, tout ce qui les divise encore, et c’est, sous prétexte de faire valoir l’impartialité dont il entend faire montre, une autre sorte de réquisitoire. Car, après avoir rappelé les accusations assez extraordinaires qui, dit-il, couvent depuis quelques semaines, il en formule de plus réelles. Tandis que, lui, Robespierre pénétrait les desseins infâmes de Dumouriez, il avait dû reprocher à Danton de « n’être pas plus irrité contre ce monstre. » Il lui avait reproché de « n’avoir pas poursuivi Brissot et ses complices avec assez de rapidité. » Mais c’étaient pour l’heure les seuls reproches qu’il eût à lui adresser. Alors une nouvelle précaution qui réserve l’avenir : « Je me trompe peut-être sur Danton, mais, vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges. Sous les rapports politiques, je l’ai observé : une différence d’opinion entre lui et moi me le faisait épier avec soin, quelquefois avec colère, et, s’il n’a pas toujours été de mon avis, conclurai-je qu’il trahissait la patrie ? Non. Je la lui ai vu toujours servir avec zèle ! » Et il disculpa vaguement Danton des propos dénigrans qu’on répandait « dans les groupes et les cafés. » Il engageait d’ailleurs chacun à venir dire franchement ce qu’il pensait de lui.

Les amis de Maximilien durent comprendre que l’heure n’était pas venue de jeter bas celui que, quatre mois après, il appellera l’ « idole pourrie. » Les amis d’Hébert même parurent intimidés par la demi-justification apportée par le pontife de la Vertu. Car, tandis que Merlin de Thionville venait rappeler qu’entre autres services, Danton avait, « au 10 août, sauvé la République avec ces paroles : De l’audace ! » Momoro, Cordelier qui cependant évoluait de Danton à Hébert, s’écriait : « Personne ne se présente plus pour parler contre Danton : il faut en conclure que personne n’a rien à alléguer contre lui. » Alors on demanda que le président, Fourcroy, accordât l’accolade fraternelle à Danton, ce qu’il fit « au milieu des applaudissemens les plus flatteurs. »

Le lendemain, le club des Cordeliers, saisi à son tour de la question Danton, s’associait à cette absolution avec une sorte de joie. Danton y retrouvait un regain de popularité.

Robespierre, au fond, n’en avait pas tant demandé. Son plaidoyer avait été bien équivoque. Mais, autour de Danton, on affecta de le prendre au mot : Maximilien décidément approuvait, appuyait la belle campagne du patron contre les exagérés. Camille, qui se proclamait l’ami des deux hommes, exulta. Le Vieux Cordelier se lança.

Heureux dans son foyer, le jeune publiciste était revenu à son idée d’ « une république que tout le monde eût aimée. » Il avait donc facilement entendu l’appel de Danton : « Demande qu’on soit clément ! Je te soutiendrai ! » Arrêté peut-être un instant par l’idée que Robespierre désapprouvait l’entreprise, il crut vraiment, ou voulut croire, que, pour avoir (si piètrement) défendu le « grand ami, » Robespierre s’associait à la campagne de clémence. Pendant quelques jours d’ailleurs, Maximilien le laissera dans cette illusion. Comme Danton, Desmoulins le servirait contre Hébert. En temps utile, il lâcherait Camille et, au besoin, le perdrait s’il s’obstinait dans la compagnie de Danton.

Le 15 frimaire, parut le premier numéro du Vieux Cordelier. Et, tout de suite, Camille plaçait la nouvelle feuille sous les auspices de ses « deux amis. » « La victoire nous est restée, parce qu’au milieu de tant de ruines, de réputations colossales de civisme, celle de Robespierre est debout, parce qu’il a donné la main à son émule en patriotisme, notre président perpétuel des anciens Cordeliers. » Et, plus loin : « Après le discours foudroyant (sic) de Robespierre, il était impossible d’oser élever la voix contre Danton, sans donner pour ainsi dire une quittance publique des guinées de Pitt. »

Robespierre eut peur d’être compromis : ce dithyrambe l’engageait beaucoup trop. Il exigea de Camille qu’il lui soumît dorénavant ses numéros en épreuves. Ces numéros cependant attaquèrent furieusement Hébert et sa coterie, mais, en même temps, le régime de la Terreur. « Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects, car dans la Déclaration des droits, il n’y a point de maison de suspicion, il n’y a que des maisons d’arrêt. » Le reste de l’article était à l’avenant.

C’était la note dantonienne. Robespierre affirmera sous peu que Danton corrigeait seul les épreuves de Desmoulins. Maximilien cependant laissait faire, parce que Camille, soudain, s’était retourné vers le Père Duchesne : « Hébert, je suis à toi dans un moment, » et que dans ce moment, d’une plume terrible, il s’était mis à fouailler ce « malheureux. »

Le public devinait que, derrière Desmoulins, c’était Danton qui soufflait cette tempête. Paris en reçut une commotion d’espérance. Le succès du Vieux Cordelier fut énorme ; les numéros s’enlevaient ; un courant se créait enfin contre les exagérés, puis contre les terroristes.

Fort de cette poussée, Danton avait, à la Convention, repris ses aises. On le revoyait sans cesse à la tribune ; il y parla avec une singulière autorité de « l’instruction commune, » et se fit acclamer. Le 22 décembre (1er nivôse), on constatera combien était puissante derechef son influence. Il suffira qu’à propos d’un prévenu, il crie ce seul moi ; Sursis ! pour que « toute l’Assemblée » le répète avec lui.

Robespierre s’alarmait maintenant d’un si prompt retour de faveur. Le 12, il avait cru voir la main de Danton dans une proposition de Bourdon de l’Oise (qui, à la vérité, était un dantoniste visant au renouvellement du Comité. La Convention avait failli le décréter. Maximilien en conçut une vive peur. Les Dantonistes allaient trop vite. Desmoulins n’écrivait pas depuis une semaine que d’Hébert, on passait au Comité. Mais Hébert, cependant, était à jeter bas. Que faire ? Maximilien se perdait dans ses propres calculs et Danton, cependant, remontait.


III. — ROBESPIERRE MINE DANTON

Robespierre rappela de l’armée de Sambre-et-Meuse, où ils étaient en mission, Saint-Just et Lebas qui, avec Couthon, constituaient son conseil privé. Saint-Just, convaincu jusqu’au fanatisme, ardent sous une enveloppe de glace, plus audacieux que son maître, en tout cas plus éloquent, servait, dans les circonstances où Maximilien ne se voulait pas découvrir, a attacher le brûlot au flanc de l’ennemi. En ces premiers jours de janvier 1794, Robespierre pensa certainement l’employer contre « les factions. » L’autre entrait-il plus avant même que son ami dans ses idées ? On trouve dans les papiers saisis plus tard chez Robespierre une note ainsi conçue : « Danton, Lacroix... Mander secrètement à Paris 2 000 hommes de l’armée du Rhin. » Ces derniers mots permettent-ils de croire que, contre Danton et sa « faction, » on eût, au besoin, fait « l’appel au soldat. »

Mais, même avec cette ressource, il dut paraître dangereux d’attaquer de front « Goliath. » Il avait repris, semblait-il, toute vigueur avec son autorité naguère compromise. Desmoulins lui reconquérait Paris. Si, en ce mois de janvier, on lui livrait assaut, ne le rejetterait-on pas dans les bras d’Hébert et des siens qui, comme lui menacés, lui ramèneraient la Commune et les Cordeliers ? Plus d’un Dantoniste poussait, de fait, à l’alliance contre Robespierre des deux « factions. » Fréron écrira encore, le 6 pluviôse, à Moyse Bayle, qu’il s’étonne de voir Hébert les attaquer, Fabre et Desmoulins attaquer Hébert : une telle situation le « dépaysait. » On verra in extremis Danton essayer de sauver certains Hébertistes. Robespierre pouvait craindre qu’attaqué, le « Titan » n’entassât contre le Jupiter du Comité Pélion sur Ossa, et Maximilien n’était pas sûr de tenir encore la foudre. Contre une émeute menée à la fois par les amis de Danton et ceux d’Hébert, qu’eussent pesé même les 2 000 soldats du Rhin que Saint-Just pensait « mander à Paris ? »

Non : il ne fallait pas attaquer de front le « géant. » Il fallait lui enlever ses amis certains, ses alliés possibles. On laisserait décidément Desmoulins achever de massacrer Hébert, quitte à accabler ensuite Camille sous le reproche de « clémencisme. » Cependant, on abattrait un à un les étais de Danton. Celui-ci valait certes par lui-même, mais beaucoup par la cordiale et indéfectible amitié qui le liait à ces révolutionnaires remuans et influens, qui s’appelaient Fabre d’Eglantine, Hérault de Séchelles, Camille Desmoulins, Philippeaux, Delacroix. Cette force deviendrait au contraire une faiblesse si Fabre était convaincu de « vol, » Hérault d’ « intrigues, » Desmoulins de « contre-révolution, » Philippeaux de « sédition, » Delacroix de « concussion. » Quand on pourrait, l’un après l’autre, impliquer les amis de Danton en de fâcheuses affaires, le tribun, ébranlé par leur disgrâce, tomberait de lui-même. On « viderait alors ce gros turbot farci, » disait galamment Vadier.

Ce fut le plan adopté dont l’exécution se trouvait facilitée par l’état moral de la Convention.

Elle vivait depuis doux mois dans une indescriptible atmosphère de soupçon. Certains de ses membres s’étaient laissé corrompre par les agens de la Compagnie des Indes : Chabot, le plus compromis des représentans, avait été arrêté, mais on espérait impliquer Fabre dans l’affaire, encore que Chabot, doublement fripon, eût gardé pour lui les 100 000 livres qu’il était notamment chargé de remettre à l’alter ego de Danton, pour changer l’esprit d’une motion déposée par lui sur cette grosse affaire. D’ailleurs, en attendant qu’on impliquât Fabre, certaines lettres de Chabot, qu’on trouve aux Archives, font soupçonner qu’on essayait (assez grossièrement d’ailleurs) de compromettre Danton lui-même avec le corrupteur et que celui-ci, — dans quel espoir de non-lieu ? — s’y prêtait. Danton laissa sans réponse les lettres compromettantes que ce misérable lui envoyait de sa prison comme « au plus cher de ses amis, » et, par là, éventa le piège, — ce qui n’empêchera pas Robespierre d’en venir à ses fins, puisque, avant trois mois, Chabot et Danton s’assiéront avec Fabre sur le même banc en face du Tribunal.

En attendant qu’on arrivât à compromettre Fabre en cette ignoble affaire, on essayait d’autre chose. Philippeaux, revenu de sa mission en Vendée, était l’objet d’accusations violentes de la part d’autres commissaires de l’Ouest, notamment de Levasseur, grand ami de Robespierre. Philippeaux avait, disait-on, désobéi aux ordres du Comité. Rentré à Paris depuis le 16 octobre, il s’était décidé à répondre très vivement, le 6 décembre, par des mémoires où, prenant l’offensive, il énumérait les désastres qui, en Vendée, avaient suivi son départ. Il concluait que le Comité avait péché par faiblesse et crédulité « envers une ligue de fripons. » Ces « fripons » étaient les Hébertistes ; mais le Comité se montra, plus que ceux-ci mêmes, ému des critiques qui, venant d’un ami de Danton, lui paraissaient faire partie de tout un plan de campagne contre lui.

Desmoulins d’ailleurs s’était emparé des « mémoires de Philippeaux » pour en accabler les Hébertistes, et les Dantonistes épaulèrent l’ex-commissaire en Vendée avec tant de vigueur que, tout en gardant à celui-ci une amère rancune, le Comité se décida à faire arrêter, le 1er nivôse (22 décembre), deux des hommes d’Hébert visés par Philippeaux, Vincent et Ronsin.

Mais, le soir même, aux Jacobins, Hébert exaspéré se jeta sur Philippeaux et trois de ses amis dantonistes, Fabre, Bourdon et Desmoulins : chose plus grave, Collot d’Herbois, membre du Comité, vint appuyer contre Philippeaux les attaques d’Hébert. Son intervention dut déconcerter les Dantonistes, dont aucun ne répondit. C’était le début de la grande bataille, et ils parurent refuser l’épée.

Ils étaient là cependant, quoi qu’en pense le dernier biographe de Philippeaux, M. Mantouchet : une note de police du 2 nivôse affirme que Danton et ses amis sont « sortis lâchement des Jacobins sans mot dire. » Les adversaires proclamaient que, si Danton s’était abstenu de parler, c’est que « n’étant déjà pas trop ferme sur ses boulets, il craignait qu’on ne réveillât le chat qui dort. » On voit à quel point, à travers ses amis, on visait le tribun.

Lui était, à la vérité, désireux de ne pas voir s’envenimer les choses ; il ne voyait pas encore assez clair dans le jeu des Robespierristes. Le 3 nivôse, la discussion ayant repris au club, il affecta une attitude impartiale, demanda simplement qu’on écoutât la défense de Philippeaux. « Un grand procès se discute, dit-il. Il se discutera de même à la Convention. Pour être à portée de prononcer sainement... nous avons besoin d’écouter attentivement... Peut-être n’y a-t-il ici de coupables que les événemens. » Robespierre fut moins discret : paraissant à la tribune, il s’y plaignit amèrement de Philippeaux. Danton jugeait-il inopportun d’attaquer à la fois Hébert et Robespierre, ce jour-là conjurés ? Reprenant la parole, il fit appel à l’union de tous au nom de la Patrie : « L’ennemi est à nos portes, et nous nous déchirons. Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien ? » On retrouvait le Danton de 1792. On l’applaudit vivement et, sur sa motion, on nomma une commission d’enquête. Mais Hébert, furieux de cet escamotage, s’était juré de ne pas lâcher Philippeaux ni « ces Philippotins, nouvelle clique de modérés. » Une discussion s’institua de nouveauté 16 nivôse aux Jacobins, et Collot, derechef, y accabla ce « mauvais patriote » de Philippeaux qui, menacé d’exclusion et s’étant voulu défendre, fut étouffé. Danton intervint de nouveau et il le fit encore avec une grande modération, réclamant simplement qu’avant de condamner Philippeaux, on eût communication des pièces et, par ailleurs, prêchant la réconciliation des patriotes : «. Sacrifions nos débats particuliers, conclut-il, et ne voyons que la chose publique. »

Philippeaux, s’étant retiré du club, porta la querelle devant la Convention, le 18, sans que Danton intervînt. Mais, aux Jacobins, Robespierre donna le coup de grâce à l’auteur des mémoires et le fit chasser. Il se contenta pour le moment de cette vengeance, n’entendant point procurer une éclatante victoire aux Hébertistes. Ne suffisait-il pas qu’un des amis de Danton eût été proclamé indigne par les Jacobins, et qu’il fût, en passant, démontré que Danton protégeait assez mal ses amis ?

De fait, que Danton eût agi par modération ou par prudence, la disgrâce de Philippeaux le laissait affaibli. En attendant qu’il montât, en germinal, sur la même charrette que lui, il partageait, dans une certaine mesure, sa disgrâce et elle n’était pas consommée que celle de Fabre, autrement grave, atteignait cette fois le tribun en pleine poitrine.


C’était, ce Fabre, le plus ancien de ses amis politiques : du district des Cordeliers à la Chancellerie, des bancs du Club à ceux de la Convention, toujours Fabre avait été le bras droit de Danton. Le compromettre en une fâcheuse affaire était le rêve des ennemis du tribun. S’il était démontré que le bras était gangrené, comment admettre que le corps fût sain ?

L’homme prêtait le flanc. Il avait été le mauvais génie de Danton et, en même temps que le plus intime, le pire de ses amis. Il l’avait toujours poussé aux violences, aux désordres, aux gaspillages, aux massacres. Il avait, pendant son passage à la Chancellerie, tripoté plus qu’aucun des collaborateurs de Danton, et une affaire de fournitures de souliers à l’armée, encore mal connue, mais soupçonnée, le discréditait. Il avait une réputation détestable.

Robespierre haïssait de toute la sincérité de son puritanisme ce « voleur » que, par surcroît, il voyait depuis cinq ans aux côtés de Danton, le corrompant en le servant.

Dès l’abord, il avait, je l’ai dit, espéré l’englober dans l’affaire de la Compagnie des Indes. Chabot avait, à la vérité, gardé le pot-de-vin destiné à Fabre ; mais n’était-ce point assez que ce pot-de-vin eût été destiné à l’homme ? A force de chercher, d’ailleurs, on avait trouvé. Chez Delacroix d’Angers, député corrompu, on avait saisi la pièce qu’il fallait. A dire vrai, c’était un demi-faux : un projet déposé par Fabre en faveur de la Compagnie, mais que Chabot et les autres avaient de telle façon arrangé, qu’il semblait révéler clairement un accord entre ces fripons et le lieutenant de Danton.

Le 14 nivôse (4 janvier) Robespierre attaqua brusquement Fabre aux Jacobins dans la pensée de le surprendre, de le décontenancer, de lui arracher peut-être un aveu. De fait, Fabre, dont la conscience n’était guère nette, parut confondu. Quelqu’un cria : « A la guillotine ! » Il pâlit. Le 24 nivôse (10 janvier), le Comité le faisait arrêter et écrouer.

Le fait était grave pour Danton, d’autant qu’on parut admettre partout la culpabilité de Fabre. Il était de ces riches auxquels on est porté à prêter.

Danton lui-même était-il convaincu de l’innocence de Fabre ? J’hésite à le croire. Il n’osa plaider innocent lorsque, le jour même, il parut à la tribune. Il demanda simplement que, dessaisissant son Comité de sûreté générale, la Convention se saisît du procès. « Lorsqu’on vous dévoile des turpitudes, un agiotage, des corruptions, s’écria-t-il, lorsqu’on tient un faux qui peut être désavoué et attribué à une main étrangère, pourquoi n’entendriez-vous pas ceux qu’on accuse ? » Billaud, qui déjà réclamait sans se lasser, à ses collègues du Comité, l’arrestation de Danton, entendit, puisque son ennemi ne se compromettait pas plus, le lier de force à Fabre : « Malheur, cria-t-il, à celui qui a siégé à côté de Fabre et est encore sa dupe ! » Il fallait que Danton se sentît déjà enveloppé ou qu’il fût déjà quelque peu démoralisé, pour qu’il n’ait point bondi sous cette menace. Il se contenta de réclamer derechef la lumière ; mais Amar, membre du Comité de sûreté générale, ayant défendu celui-ci, Danton recula : « Mon intention, dit-il, n’a pas été d’accuser le Comité ; je lui rends justice. » Et Fabre fut maintenu sous les verrous, nouvelle et cruelle atteinte au prestige de Danton. Le soir du 25 nivôse, Couthon écrivait : « La Convention s’est encore purgée d’un mauvais sujet, » et il faisait prévoir d’autres évictions : « L’Assemblée vomirait de son sein tout ce qui s’y trouve d’impur. » C’était maintenant d’Hérault qu’il s’agissait.


Seul des amis de Danton, Hérault était resté au Comité de Salut public. Il y avait, quelque temps, dans la mesure du possible, continué sa politique au moins sur le terrain diplomatique.

C’était assez pour que sans cesse Robespierre et ses amis se heurtassent à ce sans-culotte à talons rouges, à ce ci-devant dont les façons impertinentes et le sourire aristocratique eussent suffi à les exaspérer. Intrigant par nature, Hérault traitait la Révolution comme un drame où, sans convictions et comme en se jouant, il tenait un rôle compliqué et osé. Ayant reçu de Danton les fils des négociations, il avait appelé à lui tout ce que Paris contenait d’agens cosmopolites : Proly, qu’on disait fils naturel du chancelier Kaunitz, l’avait entraîné dans de grandes intrigues, dont la principale (à la vérité engagée par Danton) avait visé à délivrer la Reine, — ce que Hérault rachetait par un sans-culottisme parfois enragé.

Robespierre avait, dès l’abord, détesté « l’Alcibiade de la Montagne. » Hérault ne lui paraissait pas prendre au sérieux la Révolution, parce que, entre deux séances du Comité, il courait à des rendez-vous galans. Par surcroît, à l’automne de 1793, il avait paru, comme ses amis, pencher vers la « clémence. » En tout cas, il affichait le dédain de ses alentours. Comme on lui demandait à quel parti il appartenait : « Au parti qui se f...) des deux autres, » répondait-il.

Pour s’en débarrasser, le Comité l’avait envoyé en mission dans le Haut-Rhin ; il y avait organisé la défense, mais scandalisé les gens rangés par des mœurs de pacha. Saint-Just, qui le remplaça, écrivait à ce sujet à Robespierre des lettres indignées, ce jeune homme étant alors tout à la Vertu.

Rentré le 8 nivôse (29 décembre) et se sachant le Comité hostile, Hérault courut à la Convention, rendit compte de sa mission et appela l’Assemblée à se prononcer entre le Comité et lui. La Convention n’osa le faire et passa à l’ordre du jour. Mais quand il reparut au Comité, Robespierre le somma de démissionner ou de s’expliquer sur les rapports qu’on lui imputait avec des agens suspects, Proly, Pereira et autres. Il ne répondit rien. Mais, se rendant compte que, suivant l’expression de Mallet du Pan, il marchait « sur la lame d’un rasoir, » il s’élimina du Comité et se jeta, se sachant condamné, dans la débauche raffinée qui était sa manière. C’était donc, depuis le 29 décembre, une force perdue pour Danton qui, de jour en jour, paraissait plus isolé en face de Robespierre. D’ailleurs, Hérault allait être arrêté.


Restait Desmoulins. Lui ne prêtait le flanc à aucune accusation précise. Mais sa campagne du Vieux Cordelier l’avait en quelque sorte enferré. Robespierre l’avait laissé se compromettre, puis, Hébert affaibli, déjà il abandonnait « son ami » aux vengeances des gens âprement attaqués. Le 1er nivôse (22 décembre), Nicolas, juré au Tribunal et ami personnel de Robespierre, prononça au club une sinistre parole : « Camille frise la guillotine. » Le futur maréchal Brune, qui, tout ami de Danton qu’il fût, fréquentait les milieux robespierristes, avertit Camille qu’il se perdait. Mais, engagé dans sa généreuse campagne, le journaliste ne pouvait croire que Robespierre le désavouait et il continuait à tenir Hébert à la gorge. Duel terrible : tout à l’heure, les deux hommes, hors de souffle, rouleront dans leur sang sous le regard froid de Robespierre.

Le 17 nivôse (7 janvier), les Jacobins s’étant saisis du cas de Camille, Robespierre prit sa défense, mais à sa façon. C’était « un enfant gâté que de mauvaises compagnies (c’était presque nommer Danton) avaient égaré. » Il fallait brûler les numéros du Vieux Cordelier et, après cette leçon, garder Camille. Mais celui-ci ayant vivement riposté, le ton de Robespierre changea : « La façon dont tu prétends te justifier me prouve que tes intentions étaient mauvaises. » Et, le 19 nivôse, Robespierre prononça l’excommunication : « Camille et Hébert, s’écria-t-il, ont également tort à mes yeux. »

On comprit que Desmoulins était perdu. Le 24, part de son foyer un cri de détresse. C’est Lucile qui appelle à l’aide leur ami Fréron en mission dans le Midi : « Revenez, Fréron, revenez bien vite. Vous n’avez pas de temps à perdre, ramenez avec vous tous les vieux cordeliers que vous pourrez rencontrer, nous en avons le plus grand besoin... Robespierre a dénoncé Camille aux Jacobins. »

La peur s’emparait de leurs alentours : lorsque Camille porta son nouveau numéro, le VIe, à l’imprimeur, celui-ci refusa d’imprimer. Le vide se faisait autour du malheureux.

Le vide se faisait aussi autour de Danton. Fréron, épouvanté, écrivait du Midi à Bayle : « Par le mot qu’a dit Billaud : Malheur à ceux qui siègent à côté de Fabre, aurait-il entendu parler de Danton ? Celui-ci est-il compromis ? » On sent un ami qui, par peur, va fléchir. Et, à se voir évité par d’autres, Danton doit percevoir l’effet que cause la disgrâce de Philippeaux, de Fabre, d’Hérault, de Camille. Le 12 pluviôse (21 janvier), enthousiasmé par un patriotique discours de Jeanbon, le tribun se précipite vers lui à la descente de la tribune, les mains tendues : « Tu as eu le courage, lui crie-t-il, de dire de fortes vérités. » Et l’autre, rudement, le repousse : « Et toi, tu n’as pas eu celui d’en profiter. » On n’aime plus passer pour Dantoniste.

C’est ce que Robespierre avait attendu du plan qui, ainsi, atteignait sa fin. Danton discrédité, isolé, n’allait pas tarder à se démoraliser. Alors rien ne serait plus facile que de renverser l’ « idole pourrie. »


IV. — LE DERNIER EFFORT DE DANTON

« Marius n’est plus écouté, il perd courage et devient faible. » C’est encore Lucile, qui, le 24 nivôse, écrit à Fréron ; et Marius, c’est Danton.

Il est certain que la disgrâce de ses amis lui tranchait les jarrets. Mal guéri de sa neurasthénie de septembre, il retombait, « devenait faible, » « perdait courage. » Des paroles amères lui échappaient. « Quelque séduisant que soit le pouvoir, mérite-t-il les efforts que je vois faire autour de moi pour l’obtenir ? » Devant les « horreurs » qu’on commettait (« les têtes tombent comme des ardoises, » criait Fouquier-Tinville ivre de joie), le Cordelier se posait la terrible question : « La liberté peut-elle exister ? » A Courtois, il disait : « Ils me font tellement haïr le présent que, quelquefois, je regrette le temps où le revenu de ma semaine était fondé sur une bouteille d’encre. » Tous les témoignages concordent pour le montrer pris de « torpeur.- » Un ennemi Levasseur, un ami Thibaudeau, le peignent « fatigué. » Un autre contemporain, Duval, le rencontrant à Sèvres, fut frappe de son abattement. Ses ennemis en profitaient : les calomnies couraient. « Il achetait des biens immenses, ayant maintenant des millions ; il subventionnait le théâtre de la Montansier ; il menait une vie de bombance avec sa jolie femme. » En fait, il était désorienté, sentant que la partie décidément se perdait. Tous cependant sont d’accord pour dire que, des bancs de la Convention où l’on souffrait mal le « joug » du Comité, aux prisons de Paris, tout le monde, suivant le mot de Beugnot, « attendait de lui le salut. »

Alla-t-il, dans son dégoût, jusqu’à rêver le rétablissement du trône ? Couthon l’affirmera ; Boissy d’Anglas en fera plus tard mille contes. Il s’était écrié un jour : « Que Robespierre prenne garde que je ne lui jette le Dauphin à travers les jambes ! » Saint-Just fera allusion au projet. Mais ne dira-t-on pas gravement, le 10 thermidor, que Robespierre entendait se faire épouser par la fille de Louis XVI ? Danton ne voulait plus rien : tout faisait faillite.

Entre deux accès de neurasthénie, il se contentait de monter à la tribune pour y porter, toujours avec de singulières précautions, sa nouvelle politique. Elle ne s’inspirait parfois que du bon sens : un pétitionnaire étant venu, le 26 nivôse, à la barre de la Convention, chanter un hymne à la Liberté, Danton s’en plaignit avec une ironie amère et, le 26 ventôse, devant une autre manifestation de ce goût, il interrompit le chanteur avec une sorte de violence. « Je demande, conclut-il, que dorénavant on n’entende plus à la barre que la raison en prose. » Ce bon sens plut : on applaudit. Il parlait au nom d’une majorité qui, par peur, se taisait. Lui seul osait pour elle.

Mais c’est au discours du 5 pluviôse (24 janvier 1794) qu’il se faut arrêter. Ce fut la dernière tentative faite par lui pour « insinuer la modération » au nom même de l’autorité que lui conféraient ses services révolutionnaires. Il les rappela ; il avait bien fallu se rendre terrible « quand la République était menacée. » « Mais la République, ajoutait-il, n’est-elle pas formidable à tous ses ennemis ? N’est-elle pas victorieuse et triomphante ? » Il fallait « saisir ce moment pour éviter les erreurs et les réparer. » Il poursuivait cette idée lorsque, le 8 ventôse (26 février), il demandait l’épuration des Comités révolutionnaires, « peuplés de faux patriotes à bonnets rouges. »

Ce qui frappe dans ces derniers discours, c’est, en dépit de quelques phrases vigoureuses, de quelques sorties violentes ou plaisantes, une certaine mollesse ; le ressort semble détendu. On en est à soupçonner que sa voix elle-même faiblissait. « Cette salle, déclare-t-il avec mauvaise humeur le 5 ventôse, est une véritable sourdine. Il faudrait des poumons de stentor pour s’y faire entendre. » Où était le temps où nulle salle ne l’effrayait ? Stentor, à coup sûr, s’essoufflait.

Cet affaissement n’échappait point à ses ennemis. Ils s’enhardissaient.

Longtemps le Comité avait hésité à frapper la plus forte tête de la République : tous ne tenaient pas l’homme pour coupable de lèse-révolution, à peine pour suspect.

Billaud seul (s’il faut l’en croire), dès frimaire, réclamait cette tête. C’était un ancien ami intime de Danton, partant le pire ennemi. « Rectiligne, » il n’admettait pas qu’on biaisât et, depuis un an, disait-il, Danton « biaisait. » Mêlé aux négociations avec Dumouriez après Valmy, Billaud avait cru pénétrer l’intrigue qui avait permis aux Prussiens de quitter sans être inquiétés le sol de France. Il y avait flairé une demi-trahison et, de ce jour, avait suspecté Danton de ne plus suivre « la ligne droite. » Ce qui est vrai, c’est que Billaud, étroit Jacobin, était moins fait que personne pour comprendre les nécessités de la politique : de ce que Danton eût pratiqué l’opportunisme, ce cerveau muré induisait qu’il trahissait et il ne cessait de dénoncer sa « trahison. »

Collot, autre ancien ami, s’était rallié à Billaud. Lui n’était point un « rectiligne, » mais un pur misérable. Il venait de se livrer, à Lyon, à une effroyable débauche de sang, que d’autres débauches rendaient plus odieuse. Revenant de ce charnier, il avait appris que le groupe Danton s’était indigné à haute voix des massacres de la plaine des Brotteaux. Il pouvait craindre qu’en cas de réaction, il ne les payât cher. « Avant peu, concluait-il, nous trouverons bien le moyen de conduire à l’échafaud Danton et tous ceux qui pensent comme lui. » Mais, longtemps, Collot et Billaud restèrent isolés.

Au Comité de sûreté générale, Danton avait plus d’ennemis. Vadier surtout montrait pour lui de l’horreur : ce vieillard affichait, malgré de séniles débauches, le culte de la vertu qui était à la mode. Il ne parlait que d’ « arracher le masque » au vice, pour qu’on ne songeât point à toucher au sien. Amar et Vouland, personnages influens du Comité, suivaient Vadier, A entendre Courtois, ils faisaient depuis des mois campagne contre Danton : jusqu’au bout, ils resteront ses ennemis acharnés. Avant peu, David leur emboîtera le pas. Ce grand artiste était, on le sait de reste, le moins sûr des amis, et, lié intimement jadis avec Danton, il le reniait avant même que Robespierre l’eût condamné.

Devant ces hostilités d’amis de la veille, l’excitation de Danton croissait, mais il se perdait en récriminations au lieu d’agir. Il menaçait, ne frappait pas. Rencontrant David, il l’interpella rudement sur ses palinodies : soudain, voyant passer Vadier, il se montra vivement ému : serrant le bras du peintre violemment : « Cet homme qui passe a dit de moi : Et ce gros turbot farci, nous le viderons aussi. Dis bien à ce scélérat que, le jour où je pourrai craindre pour ma vie, je deviendrai plus cruel qu’un cannibale, que je lui mangerai la cervelle et que je ch..rai dans son crâne. » Courtois, qui accompagnait Danton, le reconduisit jusqu’à sa porte : mais le tribun s’était vidé lui-même ; il s’enferma, des Tuileries à la Cour du Commerce, dans un lourd silence.

Sortant, quelques jours après, de la Convention avec Barras, Fréron, Courtois, Panis et Brune, il se heurta encore à quelques membres du Comité. Le tribun, fort animé, les entreprit sur la guerre de Vendée. « Lisez les mémoires de Philippeaux, dit-il ; ils vous fourniront les moyens de terminer cette guerre de Vendée que vous avez perpétuée pour rendre nécessaires vos pouvoirs. » Les autres prirent fort mal l’objurgation. C’étaient Vadier, Amar, Vouland et Barère, qui l’accusèrent violemment à leur tour de répandre les mémoires de l’ex-commissaire. « Je n’ai point à m’en défendre, » cria le tribun. Et il ajouta qu’il était temps de dénoncer leurs malversations, leur tyrannie. Il monterait, pour le faire, à la tribune. Ils le quittèrent sans un mot, mais on pense dans quels sentimens. Barras (qui rapporte l’anecdote) aurait dit alors à Danton : « Rentrons à la Convention ; prends la parole, nous te soutiendrons, mais n’attendons pas à demain : tu seras peut-être arrêté cette nuit. — On n’oserait pas ! » répondit-il. Puis, se tournant vers Barras : « Viens manger la poularde avec nous. » Barras refusa, mais, prenant à part Brune : « Veillez sur Danton, il a menacé au lieu de frapper. »

Ces sorties violentes, mais sans lendemain, constituaient bien, en effet, la pire des attitudes. Elles excitaient les ennemis qui fatiguaient maintenant Robespierre de leurs sollicitations. Un soir de ventôse, celui-ci en parut irrité. Il n’aimait point qu’on le calomniât et voulait rester maître de l’heure.

Il hésitait sur l’opportunité ; peut-être aussi un dernier scrupule l’arrêtait devant cette chose énorme : livrer au bourreau « l’homme du Dix-Août. » Mais autour de lui l’opinion s’échauffait contre Danton : très réellement, des gens sincères le tenaient pour un traître et des plus dangereux : Sylvain Maréchal, dont la probité est peu douteuse, écrira, en germinal, que l’exécution était « indispensable » de ce Danton, « dont le caractère énergique promettait un républicain à toute épreuve » et qui, maintenant, « aurait livré sa patrie au premier despote qui lui eût assuré de quoi vivre en satrape et en sybarite. » Des notes de police parvenaient à Robespierre depuis longtemps : on y lisait : « Danton et Lacroix, ces deux coquins si scandaleusement enrichis de nos dépouilles, sont notoirement complices de Dumouriez. Cependant on les laisse tranquilles. » Mallet écrira, le 8 mars, que Danton est fort menacé, « ayant à se reprocher sa vénalité, les sommes qu’il a reçues de la liste civile, une fortune scandaleuse, des connivences avec le Temple et son opposition au procès du Roi (sic). » Morris, à la même époque, écrivait à Washington que Danton avait sur la conscience « l’achat de Westermann par le roi de Prusse. » Évidemment tout remontait contre lui, griefs réels, grossis ou imaginaires, de son tumultueux passé. Et, autour de Robespierre, on s’étonnait que l’homme de la vertu ne se décidât pas à frapper le crime. « Arrachons les masques aux hypocrites, » écrit Couthon le 18 ventôse ; ne dormons jamais, poursuivons les traîtres de toutes les couleurs. »

Par ailleurs, Robespierre se sentait envahir par une peur vague. Il préparait la chute d’Hébert, mais ne voulait nullement clore la Terreur et, dans tous les propos de Danton, l’idée s’affichait qu’il fallait en finir. Des amis communs les avaient réunis, dans l’espoir que l’entente se renouerait et, loin de le combler, ces rencontres avaient élargi le fossé. En janvier déjà, chez Robespierre lui-même, une entrevue avait tourné en altercation ; Danton déplorant que la Terreur persistât, où « l’innocent était confondu avec le coupable, » Maximilien avait aigrement répondu : « Eh ! qui vous a dit qu’on ait fait périr un innocent ? » Danton, stupéfait de tant d’inconscience, s’était tourné vers un des témoins de l’entrevue : «. Qu’en dis-tu, avait-il ricané, pas un innocent n’a péri ! » et il s’était brusquement retiré. Il était d’ailleurs revenu, avait conjuré Maximilien de s’unir à lui pour modérer un régime qui finirait par les faire périr l’un et l’autre. Robespierre avait montré une froide politesse.

Tout, chez Danton, l’exaspérait, jusqu’aux moindres gestes. Ne faisait-on point chez les Duplay un crime au tribun d’avoir, à Sèvres, taquiné Elisabeth Duplay qui, fort languissante d’anémie, raconte sa sœur Mme Lebas, était venue faire visite à Mme Danton ? Ce malappris n’avait-il pas pris par la taille la jeune amie de Maximilien en disant avec son gros rire : « Ce qu’il te faut, ma petite, pour être guérie, c’est un mari ? » C’étaient de toutes petites choses, mais qui augmentaient une antipathie déjà vieille du puritain contre l’homme aux propos libres. A plusieurs reprises encore, Desforgues, ancien clerc de Danton, qu’il avait fait ministre des Relations extérieures, essaya de réunir à sa table les deux hommes « pour anéantir, écrira-t-il, plus tard, ce qu’il croyait des préventions. » Loin de tomber d’accord, ils se livrèrent aux récriminations. Robespierre s’aigrissait de tous les propos, — parfois maladroits, — de l’intempérant tribun.


Le 8 ventôse (27 février), Saint-Just, rappelé de nouveau par Robespierre, lut à la Convention son rapport contre les « factions. » « Ce qui constitue la République, c’est la destruction de tout ce qui lui est opposé. On est coupable contre la République parce qu’on s’apitoie sur les détenus ; on est coupable parce qu’on ne veut pas de la vertu ; on est coupable parce qu’on ne veut pas de la terreur. »

Chaque phrase visait clairement Danton. C’était la préface d’un acte d’accusation.

Danton n’en parut pas très ému. C’est ce jour-là même qu’il vint dénoncer « les faux patriotes à bonnets rouges, » dont l’éviction permettrait aux vrais patriotes « d’être sûrs de la paix et de la liberté. » Le 13, par des propos patriotiques, le 14, par des propos égrillards, il fit vibrer, puis rire l’Assemblée. Ce diable d’homme, à tout instant, reprenait sur la Convention son emprise. Toutes ses motions étaient votées.

Le 24, un coup de tonnerre éclata, mais qui, en apparence, éclaircissait son ciel : Hébert avait été arrêté dans la nuit sur l’ordre des Comités avec toute sa bande. Danton et Desmoulins semblaient triompher. Le tribun entendit souligner le trait, mais aussi profiter de l’événement pour compromettre les Comités. Négligeant de piétiner l’ennemi à terre, il exprima le vœu qu’on cheminât « sans saccades » dans la « carrière difficile où l’on avançait. » Il voyait dans les Comités « l’avant-garde du corps politique. » Il fallait envisager avec calme ces agitations : « Ne vous effrayez pas de l’effervescence du premier âge de la liberté. Elle est comme un vin fort et nouveau qui bouillonne jusqu’à ce qu’il soit purgé de toute son écume. » Ce n’était point parler certes le langage d’un homme traqué. Avec une sorte de sincérité hautaine, il décernait des satisfecit aux Comités et à la Convention, qui « jamais ne lui avait paru si grande. » Il fallait maintenant faire taire les passions personnelles. « Si jamais, quand nous serons vainqueurs (et déjà la victoire nous est assurée), si jamais les passions personnelles pouvaient prévaloir sur l’amour de la patrie, si elles tentaient de creuser un nouvel abîme pour la liberté, je voudrais m’y précipiter le premier. Mais loin de nous tout ressentiment. Le temps est venu où on ne jugera plus que les actions. Les masques tombent, les masques ne séduiront plus, (Visait-il Robespierre et ses amis ?) On ne confondra plus ceux qui veulent égorger les patriotes (c’était Billaud) avec les véritables magistrats du peuple... N’y eût-il parmi tous les magistrats qu’un seul homme qui eût fait son devoir, il faudrait tout souffrir plutôt que de lui faire boire le calice d’amertume... »

Ces paroles n’étaient pas seulement éloquentes, elles étaient habiles. Le vieux Rühl, qui présidait, avait, au début de la séance, reçu fort rudement les membres de la Commune réputés hébertistes et qui, effectivement, étaient venus fort tard désavouer du bout des lèvres Hébert arrêté. Danton, fort évidemment, entendait se les attirer.

Par surcroît, la phrase donna lieu à un incident qui sembla mettre le comble au succès de Danton. Rühl voulut descendre du fauteuil à la tribune afin de s’expliquer. Mais c’était un Alsacien plein de bonhomie et qui aimait Danton de tout son cœur. Faisant mine de quitter le bureau, il s’écria : « Je vais répondre à la tribune : viens, mon cher collègue, occupe toi-même le fauteuil. »

Ce furent de grandes acclamations. Danton, sur le ton le plus sentimental, refusa. « Ne demande pas que j’occupe le fauteuil, tu le remplis dignement. » Et, au milieu « du plus vif enthousiasme, » il ajouta : « Vois en moi un frère qui dit librement sa pensée. » Il acheva son discours en demandant « de l’union, de l’ensemble, de l’accord. » Et comme il regagnait son banc de la Montagne, il rencontra Rühl, descendu du fauteuil. Les deux hommes s’embrassèrent, tandis que, dit le compte rendu, « la salle retentissait d’applaudissemens. »

Un journal affirme que la Convention avait d’enthousiasme voté l’impression du discours de Danton. Il était clair qu’elle était lasse des querelles personnelles et des proscriptions. Il avait suffi que les mots apaisans fussent prononcés par cette bouche de tribun pour que, de la plupart des bancs, partissent les applaudissemens. Il le sentit. A lire ce discours, on a l’impression d’un homme qui soudain a retrouvé tous ses moyens. Un moment, il avait paru planer au-dessus des partis, se poser en arbitre des républicains et en pacificateur des disputes. L’intervention émue du vieux Rühl avait consommé son triomphe qui, de l’aveu de tous, avait été complet.

Trop complet ! Hébert abattu, Danton, par un coup de maître, semblait, tout en louant le Comité, saisir la direction de l’opinion, le gouvernement moral, au milieu des applaudissemens. On eût, sans doute, vu ce soir-là les membres des deux Comités sortir de la salle des séances pleins de crainte, de jalousie et de rancune. Danton devait payer cher ce dernier triomphe.

En fait, quittant, ce nonidi 29 ventôse an II (20 mars 1794), la tribune, il en descendait les degrés pour la dernière fois. Jamais il ne les escaladerait de nouveau, — mais, avant onze jours, il gravirait ceux de l’échafaud.


LOUIS MADELIN.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. A propos de Louise Gély, seconde femme de Danton et, en secondes noces, devenue femme de Dupin, plus tard préfet des Deux-Sèvres, je dois apporter une rectification à mon article précédent. Une similitude de nom et de fonctions m’a fait confondre le baron Dupin, préfet des Deux-Sèvres sous l’Empire avec le baron Dupin, sous-préfet de Clamecy sous la Restauration, et père des trois Dupin, qui, ainsi, ne sont pas les fils de Louise Gély.