La Dernière Guerre maritime
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 945-979).
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NESON


JERVIS ET COLLINGWOOD,


ETUDES SUR LA DERNIERE GUERRE MARITIME.




I. The Dispatches and Letters of vice-admirai viscount Nelson. — Londres, 1845-1846, 7 vol. in-8o.

II. The Letters of lord Nelson to lady Hamilton, 2 vol.
III. Memoirs of admiral the right hon. the Earl of Saint-Vincent. — Londres, 1844, 2 vol.
IV. A Selection from the public and private Correspondence of vice-admiral lord Collingwood, interspersed with Memoirs of his life, by G. H. Newnham Collingwood ; 2 vol.
V. Précis historique de la Marine française, par M. Chassériau. — Paris, 1845.

VI. Documens inédits des archives de la marine.




QUATRIEME PARTIE.
NELSON A NAPLES.




I.

Au moment où Nelson quittait l’Égypte, il lui restait encore quelques années à vivre et deux batailles à gagner ; mais la fortune se fût montrée plus propice à sa gloire, si elle eût tranché sa vie dans cette nuit mémorable qui avait vu périr Dupetit-Thouars et Brueys. Nelson eût succombé alors dans tout l’éclat d’une renommée sans tache, comme avait succombé Marceau, comme devait succomber Desaix, couronné de cette auréole intacte qui n’entoure que des fronts vierges de toute souillure. « Mon grand et excellent fils, écrivait son père à cette époque, est entré dans ce monde sans fortune, mais avec un cœur honnête et religieux… Le Seigneur l’a couvert de son bouclier au jour du combat, et a exauce les vœux qu’il formait d’être un jour utile à son pays… Honneur de mes cheveux blancs, il est aujourd’hui, à l’âge de quarante ans, aussi gai aussi généreux, aussi bon que jamais. Il est sans crainte, parce qu’il est sans remords. ». Si l’on croit retrouver dans cette rapide esquisse la physionomie vive et confiante de l’intrépide amiral qui montait le Vanguard, ce n’est point à ces traits, il faut en convenir, que quelques mois plus tard on eût pu reconnaître l’amant adultère de lady Hamilton et le meurtrier de Caracciolo.

C’était en 1793, quand lord Hood le chargea d’aller réclamer auprès du roi Ferdinand IV l’envoi d’un corps de troupes destiné à défendre Toulon, que Nelson avait connu pour la première fois ces indignes amis qui devaient exercer une si triste influence sur son avenir, sir William et lady Hamilton ; mais alors sir William n’avait été pour le capitaine de l’Agamemnon qu’un agent diplomatique dont Nelson vantait l’activité et l’ardeur, et lady Hamilton qu’une jeune femme aimable dont il avait remarque la grace et la distinction. Nelson ne passa d’ailleurs en cette occasion que quelques jours à Naples, et n’y reparut plus qu’après la victoire d’Aboukir.

Sir William était frère de lait du roi George III. Accrédité depuis plus de trente ans, en qualité de ministre d’Angleterre auprès du gouvernement des Deux-Siciles, il jouissait d’une très grande faveur à la cour de Naples. Il aimait passionnément la chasse : c’était un titre à la bienveillance de Ferdinand IV. Il passait pour aimer les beaux-arts, quoiqu’il fût soupçonné à cet égard d’un zèle un peu mercantile : c’était un titre aux bontés de la reine. Cependant, vivant dans l’intimité de ces deux souverains et honoré de leur confiance, sir William ne se faisait point faute d’exercer son esprit à leurs dépens : c’était un vieillard facétieux et jovial, très libre dans ses discours et fort désabusé des illusions de ce monde, un épicurien anglais dont les plaisanteries inépuisables eussent suffi, au dire de Nelson, pour guérir et ranimer le comte de. Saint-Vincent, si ce dernier, en 1799, fût venu demander au climat de Naples la santé qu’il allait chercher en Angleterre. Les Anglais sont en général d’assez froids plaisans : il sied mai à leur tempérament flegmatique de jouer avec le vice et de se railler des choses honnêtes et décentes. Le bon sir William comme l’appelait Nelson, était donc un de ces esprits sceptiques et peu délicats qui se rencontrent rarement chez ce peuple habitué à respecter si profondément la sainteté des vertus domestiques. De tels esprits, avec la teinte sèche et positive qu’ils empruntent au caractère britannique, offrent je ne sais quoi de plus nu et de plus repoussant encore que les natures du même ordre chez un peuple plus frivole et moins compassé.

À l’âge de soixante ans, sir William, épris d’une passion subite, épousa la maîtresse de son neveu[1]. Cette maîtresse, connue à Londres sous le nom de miss Emma Harte, était, s’il faut en croire des témoignages contemporains et le portrait qu’en a laissé le célèbre peintre Romney, une des femmes les plus séduisantes de son temps ; mais, fille d’une pauvre servante du comté de Galles, qu’elle décora, aux jours de sa grandeur, du nom de mistress Cadogan, Emma Harte avait passé sa jeunesse dans les plus singulières et les plus suspectes aventures. Toutes ces circonstances, dont il était instruit, n’empêchèrent pas sir William de l’épouser. Il ne se montra point d’ailleurs plus soucieux de l’avenir que du passé, et, doué au plus haut degré de toutes les qualités d’un mari complaisant, il vécut pendant plus de quatre ans entre sa femme et lord Nelson sans prendre ombrage de leurs relations, appelant Nelson son meilleur ami et l’homme, le plus vertueux qu’il eût jamais connu. À son lit de mort par un premier trait d’humour, il légua sa femme aux soins de cet excellent ami et la plus grande partie de sa fortune à son neveu. — Quant à lady Hamilton, avec cette souplesse merveilleuse qui n’appartient qu’aux femmes, elle s’était bientôt mise au niveau de sa nouvelle fortune. Présentée à la cour de Naples elle était parvenue à gagner l’affection de la reine, et nul embarras ne semble avoir trahi, dans la sphère élevée où la porta si soudainement le sort, la honte de sa vie passée et la bassesse de son, origine.

La cour de Naples, où la prude Angleterre avait alors de si étranges représentans était la cour des irrésolutions et des perfidies. Le roi et la reine étaient bien d’accord pour détester la France ; mais la haine du roi était indolente et craintive, celle de la reine active et énergique. La politique du gouvernement oscillait entre ces deux influences, obéissait un jour aux terreurs d’un Bourbon d’Espagne et le lendemain aux emportemens d’une archiduchesse d’Autriche. Un étranger, cher aux deux souverains, dirigeait les affaires dans cette voie tortueuse ; c’était un autre Godoy, le chevalier Acton, qui gouverna la reine pendant plus de vingt ans. Né à Besançon en 1737, Acton, fils d’un médecin irlandais, après quelques années d’une vie aventureuse, fut appelé en 1779 à la cour de Naples, et obtint successivement, par la faveur de la reine, le ministère de la marine, celui de la guerre et celui des affaires étrangères, qu’il conservait encore en 1798. Entièrement dévoué à l’alliance anglaise, lie d’une amitié particulière avec sir William Hamilton, ce favori ne fut durant son long règne que l’instrument servile du cabinet britannique.

Depuis 1776, la reine avait obtenu, par la naissance d’un fils et suivant les stipulations de son contrat de mariage, entrée et voix délibérative dans le conseil. Sœur de la reine de France, fille cadette de l’empereur François Ier et de Marie-Therèse, Marie-Caroline avait alors vingt-cinq ans. Elle était belle, vive, intelligente, amie des réformes et éprise des applaudissemens qui saluaient à cette époque les vues philanthropiques des princes de la maison d’Autriche. On célébrait son activité, son goût éclairé pour les arts, son instruction profonde, ses idées généreuses : on ne parlait encore qu’à voix basse de ses galanteries. Tout faisait donc espérer que les Napolitains n’auraient point à regretter l’empire qu’elle était destinée à exercer sur le fils indolent de Charles III. Combien de règnes flétris par la postérité ont commencé sous ces heureux auspices ! Appelée à gouverner un plus grand peuple, Marie-Caroline eût pris place peut-être à côté de Catherine II ; la gloire aurait alors ennobli ses faiblesses ; en des temps plus tranquilles, le bonheur de Naples les lui eût fait pardonner, mais la fatalité qui la jeta sur un théâtre trop étroit pour son esprit actif, au milieu des agitations de ces jours difficiles devait la livrer sans défense à toutes les sévérités de l’histoire. La révolution française fit bientôt succéder dans le cœur de la reine, aux tendances libérales qu’elle avait manifestées d’abord ; une profonde horreur pour les principes qui, après avoir renversé le trône de Louis XVI, avaient osé dresser l’échafaud de Marie-Antoinette. Attentive à étouffer la sédition dès sa naissance ; la reine prêta l’oreille aux suggestions d’Acton la populace est fidèle et dévouée, répétait-elle d’après lui, mais les nobles sont tous d’infâmes jacobins. Tels furent les soupçons qui jetèrent dans les cachots de Naples la plus haute noblesse du royaume. Jamais cependant, — les plus violens ennemis de la reine lui ont rendu cette justice, — elle n’eût secondé les lâches atrocités de ses ministres sans le voile épais qu’ils avaient étendu sur ses yeux. Les instincts généreux du sang de Marie-Thérèse devaient succomber que sous la raison d’état et les sophismes de la politique.

Abandonné de bonne heure à une tutelle négligente, le roi réunissait à des instincts peu élevés des habitudes grossières, qui ne charmaient que la populace. Il se mêlait rarement des affaires du royaume, à moins qu’il n’y fût poussé par quelque terreur secrète. En 1796, épouvanté des progrès de Bonaparte, qui venait de disperser l’armée de Wurmser, il était sorti de son apathie pour traiter avec la république et avait envoyé à Paris le prince Belmonte Pignatelli, malgré les vives réclamations de la reine. Le danger passé, il était retombé dans son indifférence, et n’avait point eu la force de s’opposer aux nouvelles imprudences qui devaient mettre sa couronne en péril et pousser le royaume à sa ruine.

Tels étaient les personnages qui allaient entourer le héros du Nil. Le 17 mai 1798, le jour même où l’arrhée d’Égypte quittait le port de Toulon, un traité signé à Vienne par le ministre Thugut pour l’Autriche et le duc de Campo-Chiaro pour Naples régla le contingent que l’empereur François II et le roi Ferdinand IV s’engageaient à entretenir en Italie à la reprise des hostilités contre la France ; quelques mois plus tard, Paul Ier et la Porte-Ottomane entraient dans cette alliance, et l’Angleterre envoyait à Naples la flotte de Nelson. La reine crut le moment venu de se déclarer.


« Le brave, le vaillant amiral Nelson, écrivait-elle au marquis de Circello, son ambassadeur à Londres, a remporté sur la flotte régicide une complète victoire… Je voudrais pouvoir prêter des ailes au porteur de cette nouvelle… L’Italie n’a plus rien à craindre du côté de la mer, et ce sont les Anglais qui l’ont sauvée… L’annonce de cette glorieuse journée a produit à Naples un enthousiasme impossible à décrire. Vous eussiez été touché de voir tous mes enfans se jeter dans mes bras et pleurer de joie en apprenant cette heureuse nouvelle, doublement heureuse par le moment critique où elle nous est parvenue. La crainte, l’avarice et les pernicieuses intrigues des républicains avaient fait disparaître tout le numéraire, et il ne se trouvait personne ici qui eût le courage de proposer les moyens nécessaires pour en rétablir la circulation… Bien des gens, qui croyaient une crise prochaine, commençaient déjà à lever le masque ; mais, en apprenant la destruction de la flotte de Bonaparte, ils sont devenus plus circonspects. Que l’empereur déploie maintenant un peu d’activité, et nous pouvons espérer la délivrance de l’Italie ! Quant à nous, nous sommes prêts à nous montrer dignes de l’amitié et de l’alliance des intrépides défenseurs des mers. »


C’est au millet de cette exaltation que, le 22 septembre, Nelson arrive à Naples avec le Vanguard ; aussitôt on l’entoure, on le félicite, on l’embrasse Le roi veut l’aller visiter lui-même. « Croyez, lui écrit la reine, mon valeureux et glorieux général, que ma reconnaissante estime pour vous m’accompagnera jusqu’au tombeau. » Lady Hamilton, qu’un calcul ambitieux, peut-être aussi l’attrait d’une grande gloire, portaient déjà à prodiguer à Nelson un funeste encens, accourue au devant du Vanguard avant qu’il ait jeté l’ancre, ne peut résister à son émotion. Elle s’élance sur le pont du vaisseau et tombe évanouie dans les bras de l’amiral. Le roi l’appelle son sauveur, la cour le proclame le libérateur de l’Italie, la foule, qui se précipite sur les quais au moment où son canot entre dans le port, le salue des mimes titres et répète les mêmes cris d’enthousiasmé. C’était là une trop forte épreuve pour cette nature naïve et ardente, pour cet homme simple et passionné qui, ayant moins vécu dans le monde que sur ses vaisseaux, se présentait sans défense à toutes les séductions de la grandeur, de la flatterie et de l’amour. Le vainqueur d’Aboukir, l’époux de l’aimable veuve du docteur Nisbett, à qui les misères de cette basse corruption italienne n’avaient d’abord inspiré qu’un profond dégoût, et qui appelait Naples « un pays de musiciens et de poètes, de voleurs et de femmes perdues, » fut bientôt complètement subjugué par les charmes de lady Hamilton. Lady Hamilton le donna à la reine et mit la flotte anglaise au service de toutes les passions de la cour de Naples.

La correspondance de Nelson témoigna bientôt des ridicules excès où se laissait entraîner sa soudaine tendresse. « Ne soyez pas surpris, écrivait-il à lord Saint-Vincent, de la confusion étrange qui règne dans cette lettre. Je vous écris en face de lady Hamilton, et, si votre seigneurie était à ma place, je doute fort qu’elle pût écrire encore aussi bien. Il y a là de quoi troubler le cœur et faire trembler la main. » Plus il demeure à Naples et plus le joug s’appesantit. Le poison qu’ont reçu ses veines se fait jour de toutes parts et transpire à travers mille extravagances. Bientôt il n’achève plus une lettre sans y mêler le nom de lady Hamilton Lord Saint-Vincent, le comte Spencer, l’ancien vice-roi de la Corse lord Minto, l’empereur Paul Ier qui, sur sa demande, accorde à lady Hamilton l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, sa femme elle-même, cette compagne irréprochable et dévouée de sa jeunesse, cette amie éprouvée de son humble fortune, tels sont les confidens que va prendre son fol enthousiasme. « Où en serais-je, s’écrie-t-il, sans le bon sir William, sans l’incomparable, l’inappréciable lady Hamilton !… Ce sont leurs soins qui m’ont rendu la santé… Tous deux sont aussi grands par le cœur que par l’esprit… Qu’ils approuvent ma conduite, et je brave l’envie du monde entier !… Je ne voudrais rien faire sans les consulter.., car ma gloire leur est plus chère qu’à moi-même… Tous les trois nous ne faisons qu’un. » Tria juncta in uno, c’est ainsi qu’il désigne, que sir William désigne lui-même cette singulière association.

La veuve du docteur Nisbett avait eu de son premier mariage un fils qui, entré dans la marine sous le patronage de Nelson, avait rapidement franchi les premiers degrés de cette carrière. Déjà lieutenant à Ténériffe, le jeune Nisbett avait accompagné Nelson dans cette expédition. Ce fut lui qui releva l’amiral quand il fut renversé au fond de son canot par le boulet qui l’atteignit au moment où il mettait le pied sur le môle. Il lui lia fortement le bras avec sa cravate de soie, arrêta le sang qu’il perdait par sa large blessure, et, grace à cette présence d’esprit, lui sauva probablement la vie. Nelson aimait ce jeune homme dès son enfance, et cette circonstance les avait attachés davantage encore l’un à l’autre. Ce fut le premier lien dont il fit le sacrifice à sa fatale passion. Inquiet de l’influence plus marquée chaque jour qu’une femme sans pudeur semblait prendre sur l’époux de sa mère, le jeune Josué Nisbett, qui commandait alors la frégate la Thalie sous les ordres de Nelson, ne sut point dissimuler son mécontentement. D’abord importun, l ne tarda point à devenir odieux. Une circonstance fortuite, une offense publique dont lady Hamilton eut à se plaindre, fit éclater le courroux de l’amiral. Le capitaine Nisbett reçut l’ordre de quitter l’escadre, et Nelson sembla se séparer sans regret d’un jeune homme qui avait si long-temps combattu à ses côtés, et à qui il avait témoigné jusqu’à ce jour la tendresse et la sollicitude d’un père.

Mais quelle affection eût pu résister dans son cœur à ce charme tout puissant qui captivait ses sens et fascinait ses yeux ? « Lady Hamilton est un ange, écrivait-il au comte de Saint-Vincent, qui, déjà sexagénaire, devait s’étonner un peu de ces singulières confidences ; c’est un ange, et je place en elle toute ma confiance. Soyez sûr, mon cher lord, qu’elle la mérite entièrement. » Lady Hamilton est devenue en effet, près de la cour de Naples, l’interprète empressée de sa politique impatiente. C’est à elle qu’il adresse ses plaintes, qu’il confie ses plus secrètes inquiétudes ; c’est elle et non plus sir William, qu’il charge de les porter jusqu’au pied du trône. Voici le manifeste qu’il rédige à cette occasion ; déjà le style de Nelson a changé ; à la précision nerveuse, à la simplicité puritaine de ses premières dépêches a succédé une emphase verbeuse qui rappelle les proclamations de Ferdinand IV :


« Chère madame (écrit-il à lady Hamilton, le 3 octobre 1798), je ne puis envisager, sans en être ému, les maux qui (j’en suis certain, bien que je ne sois pas un homme d’état) ne peuvent manquer d’accabler ces contrés, aujourd’hui si loyales et si dévouées, grace à la pire de toutes les politiques, celle de la temporisation. Depuis mon arrivée dans ces mers au mois de juin dernier, j’ai vu dans les Siciliens le peuple le plus attaché à ses souverains, le plus ennemi des Français et de leurs principes. Depuis mon arrivée à Naples, j’ai trouvé toutes les classes de la société, de la plus élevée jusqu’à la plus infime, pleines d’ardeur pour une guerre contre la France ; car personne n’ignore que la république prépare une armée de brigands pour piller ces royaumes et y détruire la monarchie. J’ai vu le ministre de ce gouvernement insolent laisser passer sans observation la violation manifeste du troisième article du traité conclu entre sa majesté et la république française[2]. Cette conduite inusitée ne mérite-t-elle pas une sérieuse attention ? N’est-ce pas la coutume des Français d’endormir les gouvernemens étrangers dans une fausse sécurité pour les détruire plus facilement ensuite ? Comme je l’ai déjà établi, tout le monde ne sait-il pas que le pillage doit commencer par Naples ? Puisqu’on le sait et puisque sa majesté a une armée toute prête à entrer dans un pays qui l’appelle, pourquoi donc attendre la guerre sur son territoire, quand on peut la porter à l’extérieur ? L’armée du roi devrait être en marche depuis un mois… Si l’on veut persister dans ce misérable, dans ce pernicieux système d’ajournement, il ne me reste plus qu’à recommander à mes amis de se tenir prêts à s’embarquer au premier signal. Ce sera alors mon devoir de pourvoir à leur sûreté et à celle (je gémis de penser qu’une pareille mesure peut devenir nécessaire) de l’aimable souveraine de ces états et de sa royale famille. J’ai lu avec admiration son incomparable lettre de septembre 1796, si pleine d’une véritable noblesse. Puissent les conseils des Deux-Siciles être toujours guidés par de pareils sentimens de dignité, d’honneur et de justice, et puisent ces paroles du grand William Pitt, comte de Chatham, pénétrer jusqu’au cœur des ministres de ce pays : Ce sont les mesures les plus hardies qui sont les plus sûres ! »

C’est ainsi que Nelson croyait sauver la monarchie napolitaine. Il était homme à jouer un royaume aussi résolûment qu’une flotte, et trouvait malheureusement dans la reine un fatal penchant pour cette initiative imprudente. Suivant lui, il fallait se jeter à l’improviste sur les états du pape, y surprendre nos bataillons dispersés, faire la guerre avant de la déclarer. Tels étaient les conseils que par la bouche de lady Hamilton il fit souvent entendre à la cour de Naples. Des émigrés romains y joignaient leurs excitations et promettaient à l’armée d’invasion le concours d’une multitude fanatique. De tous les ministres, Acton était le seul qui appuyât ce projet périlleux dans le conseil. Le marquis de Gallo et le prince Belmonte Pignatelli, plus sages et mieux instruits de la situation de l’Europe, s’y opposaient de tout leur pouvoir. Nelson ne pouvait leur pardonner cette honnête résistance. « Ce marquis de Gallo, écrivait-il à lord Spencer, je le déteste. Il ignore les plus simples égards. Sir William Hamilton vient de découvrir qu’un messager part pour Londres dans une heure, et cependant j’ai passé hier une partie de la soirée avec ce ministre sans qu’il m’en ait dit un seul mot. Il admire ses cordons, ses bagues, sa tabatière. En vérité, en le faisant ministre, on a perdu là un parfait petit-maître. »

Deux considérations majeures s’opposaient cependant à l’entrée en campagne des troupes napolitaines. On n’avait ni argent pour les payer, ni général à mettre à leur tête. Le général, on l’avait demandé à l’Allemagne ; l’argent, à cette inépuisable source de tous les subsides, l’Angleterre « J’ai dit à la reine, écrivait Nelson au comte Spencer, que je ne croyais pas que M. Pitt pût exiger de nouveaux sacrifices du pays en ce moment, mais qu’assurément, si l’Angleterre voyait ce royaume faire de courageux efforts pour échapper à la destruction dont la France le menace, John Bull ne resterait pas en arrière et, ne laisserait pas ses amis dans la détresse. » Avec cette espérance et l’arrivée du général Mack parurent s’évanouir les derniers scrupules de la cour. Mack, à qui l’avenir réservait de si singulières mésaventures, et qui, après avoir perdu un royaume en quinze jours, devait, quelques années plus tard, capituler avec une armée, Mack passait alors pour un des meilleurs généraux de l’Europe. Il fut reçu à Naples comme le génie tutélaire des Deux-Siciles. C’était, un homme froid et grave, avare de longs discours, laissant tomber chacun de ses mots comme un oracle. Il promit d’écraser l’armée française, et on le crut sur parole.

Naples allait donc avoir l’honneur d’ouvrir cette nouvelle campagne. Le Piémont, excité à seconder ce mouvement, devait s’insurger sur les derrières de notre armée ; un corps de troupes, transporté à Livourne sur les vaisseaux anglais lui couperait la retraite. Tout était préparé pour envelopper et détruire les détachemens français disséminés dans les états du pape et la Haute-Italie. L’empereur, cependant, ne bougeait point encore. Soit que la saison lui parût trop avancée déjà, soit qu’il attendît les Russes, qui n’étaient pas arrivés, le gouvernement autrichien avait résolu de temporiser et de faire traîner les négociations en longueur jusqu’au mois d’avril. Cette résolution faillit abattre l’ardeur du gouvernement de Naples.


« Milord (écrivait Nelson au comte Spencer, le 13 novembre 1798, du camp de San-Germano, où s’était transporté la cour), sa majesté m’a appelé hier auprès d’elle pour concerter, avec le général Mack et le général Acton, l’ouverture des hostilités. 30,000 hommes, composant ce que Mack appelle la plus belle armée de l’Europe, ont défilé devant moi, et, autant que je puis juger de pareilles matières, je confesse qu’on ne peut voir, en effet, de plus belles troupes. Le soir, nous eûmes un conseil dans lequel il fut convenu que 4,000 hommes d’infanterie et 600 de vavalerie prendraient possession de Livourne. Je devais embarquer l’infanterie sur le Vanguard, le Culloden, le Minotaur et deux vaisseaux portugais. Un vaisseau napolitain eût escorté la cavalerie, qui devait prendre passage sur des bâtimens de commerce. Ce plan avait reçu l’approbation de sa majesté. Mack allait marcher sur Rome avec 30,000 hommes, je le répète volontiers, des plus belles troupes qui soient en Europe Les choses en étaient là quand j’allai me coucher. Ce matin, à six heures, je me suis présenté pour prendre congé de leurs majestés ; mais je les ai trouvées très abattues. Le courrier qui a quitté Londres le 4 de ce mois n’a apporté aucune assurance de secours de la part de l’empereur. M. Thugut ne répond que d’une façon évasive et désire, dit-il, que les Français soient les agresseurs. N’est-ce donc pas une agression que de rassembler une armée, comme cette cour le sait, comme le monde entier peut le savoir, pour envahir Naples, et dans une semaine en faire une république ? Puisque personne n’ignore ces projets, à coup sûr c’est là une agression, et de la plus sérieuse nature. Les troupes de l’empereur ne sont pas dans l’habitude de reprendre des royaumes sur l’ennemi, et il est plus aisé de détruire que de restaurer. Je me suis donc permis de dire à leurs majestés que le roi n’avait à choisir qu’entre trois choses : marcher en avant avec l’aide de Dieu et d’une juste cause, mourir, s’il le fallait, l’épée à la main, ou se tenir oci jusqu’au moment où on viendrait le chasser à coups de pied de son royaume. Le roi m’a répondu qu’il mettait sa confiance en Dieu et ne reculerait pas. Il m’a prié en même temps de rester ici jusqu’à midi, afin qu’on pût s’entendre avec Mack sur la nouvelle tournure que prennent les affaires. »


Après de longues hésitations, on en revient enfin au plan primitif. Le 28 novembre, Nelson débarque 5,000 hommes à Livourne, sous le commandement du général Naselli ; l’armée napolitaine se déploie sur cinq colonnes et s’avance, par des routes parallèles, sur Rome et la partie des états du pape qui confine aux Abruzzes. Du côté des Abruzzes, le chevalier Micheroux et le colonel San-Filippo rencontrent les premiers les troupes françaises, et laissent sur le champ de bataille quelques morts, beaucoup de prisonniers, leur artillerie et leurs bagages. L’aile droite de l’armée napolitaine a été repoussée, « pour ne pas dire pis, » ajoute Nelson ; mais Mack et Ferdinand IV sont entrés à Rome. Championnet, averti à temps, a évacué cette ville et concentré ses forces sur les bords du Tibre, entre Cività-Castellana et Cività-Ducale. La confiance de la cour de Naples commence à chanceler, et Nelson, qui l’a confirmée dans ses imprudens projets, n’est pas éloigné lui-même de partager ses craintes :

« En peu de mots (écrit-il au comte de Saint-Vincent, le 6 décembre 1798), voici quel est l’état de ce pays : l’armée est à Rome, Cività-Vecchia est occupée ; mais, dans le château Saint-Ange, les Français ont encore 500 hommes. Ils en ont 13,000 dans une position très forte appelée Castellana Le général Mack marche contre eux avec 20,000 hommes. Dans mon opinion, l’issue de ce combat est douteuse et d’elle seule dépend le sort de Naples. Si Mack est battu, ce pays-ci, en moins de quinze jours, est perdu, car l’empereur n’a pas encore ébranlé son armée, et, s’il ne se met en marche, ce royaume n’est point en état de résister aux Français. Mais il n’y avait point de choix à faire. C’est la nécessité qui a contraint le roi de Naples à prendre l’offensive, au lieu d’attendre que les Français eussent rassemblé des forces suffisantes pour le chasser en une semaine de son royaume. »

Les prévisions de Nelson ne tardent point à se réaliser. La plus belle armée de l’Europe s’est évanouie au seul bruit du canon. Battu sur les bords du Tibre, Mack n’essaie point retarder les progrès de l’ennemi ; il se croit environné de traîtres, et, plus prompt encore dans sa retraite que dans la marche inconsidérée l’a porté jusqu’à Rome, il dépasse Velletri, où Charles III avait battu les impériaux en 1744, Gate, que le maréchal Tsehiudy livre sans combat à Macdonald, le Garigliano, dont les eaux gonflées auraient couvert ses troupes, et ne s’arrête qu’à sept lieues de Naples, sur la ligne du Voltune et sous les remparts de Capoue. Dans la précipitation de sa fuite, 7,000 soldats sont restés en arrière. Ce sont des Napolitains, comme ceux qui se sont fait battre si indignement à Fermo, à Castellana, à Terni ; mais ceux-là ont un homme de cœur à leur tête, un émigré français, le comte Roger de Damas, et, bien que poursuivis par les troupes de Championnet, coupés par celles de Kellermann, ils s’ouvrent un passage vers les états toscans et vont s’embarquer à Orbitello. Cependant la terreur de la cour est déjà à son comble. Le 11 décembre, Ferdinand IV est arrivé à Caserte, suivi de près par les troupes françaises, et, depuis trois jours, ni l’ambassadeur anglais, ni Nelson, n’ont pu pénétrer auprès de la reine ; « mais les lettres qu’elle adresse à lady Hamilton, écrit l’amiral au comte Spencer, peignent toute l’angoisse de son ame. » - « Les officiers napolitains, dit-il, n’ont pas perdu beaucoup d’honneur, car Dieu sait qu’ils en avaient bien peu à perdre, mais ils ont perdu tout ce qu’ils en avaient… Mack a vainement supplié le roi de faire sabrer les fuyards. Il a lui-même, dit-on, arraché les épaulettes de quelques-uns de ces misérables pour les donner à de bons sergens… Tant de trahison et de lâcheté a fini par abattre le cœur de cette grande reine. Elle ne sait aujourd’hui en qui placer sa confiance. »

La cour, en effet, ne se croit plus en sûreté à Naples et songe à se réfugier en Sicile. Le 15 décembre, Nelson mouille son vaisseau hors de la portée des forts et rappelle à Naples le capitaine Troubridge, détaché avec deux vaisseaux sur la côte de Toscane « Le roi est de retour, lui écrit-il, et tout va au plus mal. Pour l’amour de Dieu, hâtez-vous et n’approchez de cette baie qu’avec précaution. C’est probablement à Messineque vous me trouverez ; mais informez-vous, en passant devant les îles Lipari, si nous ne sommes pas à Palerme. » La frégate l’Alcmène et trois vaisseaux portugais, sous les ordres du marquis de Niza, le rallient à propos dans ces circonstances critiques, et la fuite de la cour se prépare avec le plus profond mystère. Chaque nuit, par un passage souterrain qui conduit du palais au bord de lamer, lady Hamilton dirige elle-même le transport clandestin des joyaux et de l’argent de la couronne. Les antiquités les plus précieuses, les plus beaux chefs- d’œuvre des musées, les meubles des résidences royales de Naples et de Caserte, le numéraire et les lingots qui restent encore dans les banques publiques ou à l’hôtel de la monnaie, sont portés par les embarcations anglaises à bord du vaisseau le Vanguard. On montre encore au musée de Naples un anneau d’or, trouvé à Pompéi, que le roi Charles III y déposa en partant pour l’Espagne : « Je ne puis emporter, dit-il, ce qui est la propriété de l’état. » Son fils n’imita point ce généreux exemple, car il ne songea à quitter la capitale de son royaume qu’après avoir fait transporter sur l’escadre anglaise des richesses dont la valeur fut estimée par Nelson à plus de 60 millions de francs.

Quand ces trésors furent embarqués, le plus difficile restait encore à faire. Il fallait enlever la famille royale du milieu d’un peuple ombrageux et prêt à employer la violence pour la retenir. En effet, le bruit de son prochain départ s’est à peine répandu dans Naples, que des flots de peuple se pressant dans tous les sens, portant des bannières et des armes de toute espèce, accourent sur la place du palais. Un courrier de cabinet, arrêté sur le môle au moment où il allait se rendre à bord du Vanguard, est la première victime de cette effervescence : il tombe percé de coups, et son cadavre est traîné par les pieds jusque sous les fenêtres du roi. Ferdinand IV paraît alors à son balcon, engage le peuple à se disperser et lui promet de ne point quitter Naples ; mais, le soir même, Nelson débarque secrètement dans l’arsenal ; les canots de l’escadre s’approchent du quai et se tiennent prêts à lui prêter main forte ; les canotiers n’ont point reçu d’armes à feu, car il faut qu’il faut qu’ils agissent sans bruit, si une collision devient inévitable ; les chaloupes portant leurs caronades s’assemblent à bord du Vanguard ; l’Alcmène n’attend qu’un signal pour couper ses câbles et appareiller. A huit heures et demie par une nuit orageuse et sombre, la famille royale, sous la conduite de Nelson, sort furtivement du palais et se dirige vers le môle ; à neuf heures et demie, elle est en sûreté sous le pavillon britannique ; le lendemain, un édit, affiché sur les murs de la ville, annonce au peuple consterné que le roi a désigné pour vicaire-général du royaume le prince Francesco Pignatelli, et qu’il se rend en Sicile pour revenir bientôt à Naples avec de puissans secours.

Un vent contraire retint pendant deux jours le Vanguard au mouillage Le 23 décembre à sept heures du soir, il mit enfin à la voile, suivi d’un vaisseau napolitain, le Samnite, et d’une vingtaine de bâtimens de transport. Le lendemain, une violente tempête, la plus violente qu’il eût jamais éprouvée, écrivait Nelson au comte de Saint-Vincent, assaillit cette escadre fugitive, et le plus jeune des princes napolitains, saisi d’un mal soudain et inexplicable, expira dans les bras de lady Hamilton. Quelques heures plus tard, le Vanguard était en vue de Palerme ; mais ce dernier coup avait accablé la reine. Elle voulut se dérober aux transports d’allégresse qui accueillirent l’arrivée de la famille royale en Sicile. Laissant le roi savourer ces hommages, elle descendit à terre quelques heures avant lui, et gagna secrètement son palais, le 26 décembre à cinq heures du matin, le cœur plein d’une morne douleur et de sombres désirs de vengeance.

Telle fut la déplorable issue de cette singulière prise d’amies. De tous côtés, a Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Florence, à Londres même, on blâma vivement l’imprudence de la cour de Naples, et une partie du blâme retomba sur ceux qui l’avaient poussée à cette brusque rupture. « Je n’avais jamais pensé, écrivait Nelson à cette poque, que les Napolitains fussent un peuple de guerriers ; mais pouvais-je prévoir qu’un royaume défendu par 50,000 soldats, tous jeunes et de belle apparence, serait envahi par 12,000 hommes, sans que cette conquête fût précédée de quelque chose qu’on pût appeler une bataille ? » On pouvait prévoir pourtant, sans être un grand prophète, que des bataillons de nouvelle levée tiendraient difficilement contre les vieilles bandes de la république. La manœuvre habituelle de Nelson, une imposante concentration de forces sur un des points faibles de l’ennemi, eût peut-être racheté ce désavantage. Mack, au contraire, avait disséminé ses troupes en détachemens qui se firent battre l’un après l’autre. Cependant, ni les fautes de Mack, ni l’inexpérience de son armée n’eussent amené cette rapide invasion du royaume, si les conseils d’Acton et des Anglais, si ses propres terreurs n’eussent entraîné le roi en Sicile. Ce qu’il y eut de plus funeste dans cette campagne, ce ne fut point un premier revers qui pouvait être facilement réparé : ce fut ce soudain désespoir qui, déclarant tout perdu dès le principe, fit naître la pensée de cette fuite odieuse, précédée du pillage, suivie de l’anarchie, et que les Anglais qui l’avaient conseillée devaient rendre plus odieuse encore.

« Je n’oubliai point dans ces importans momens (écrivait Nelson le 28 décembre au comte de Saint-Vincent) qu’il était de mon devoir de ne pas laisser derrière moi de vaisseaux napolitains qui pussent tomber entre les mains de l’ennemi. Je me préparai à les brûler avant mon départ ; mais les représentation de leurs majestés m’engagèrent à différer cette opération jusqu’au dernier moment. J’ai donc invité le marquis de Niza à faire mouiller l’escadre napolitaine au large de sa division, et à diriger sur Messine ceux de ces bâtimens qu’il pourrait équiper avec des mâts de fortune. Je lui ai prescrit en même temps si les Français s’approchaient de Naples, ou si le peuple se révoltait contre son gouvernement légitime, de détruire immédiatement tous les navires de guerre napolitains et de venir me joindre à Palerme. »

Quelques jours après le départ de la famille royale, 3 vaisseaux, 1 frégate et quelques corvettes furent livrés aux flammes. En moins d’une heure, la marine napolitaine eut cessé d’exister. Aux plaintes de la cour, Nelson répondit que ses ordres avaient, été mal compris ; il désapprouva hautement l’officier portugais qui les avait exécutés, le commodore. Campbell, l’accusant d’avoir incendié les navires napolitains, contrairement à ses instructions, au moment où les troupes de sa majesté obtenaient quelques avantages sur l’armée ennemie. Il se montra même disposé à traduire cet officier devant un conseil de guerre ; mais la bonne et aimable reine voulut bien intervenir dans cette désagréable affaire : le coupable rentra en grace et Nelson lui pardonna en faveur de ses bonnes intentions.


II.

Pendant que les événemens que nous venons de raconter se passaient dans le royaume de Naples, la victoire d’Aboukir portait ailleurs ses fruits, et les tristes conséquences de notre impuissance maritime commençaient à se faire sentir. Dès les premiers jours du mois d’octobre 1798, les Maltais soulevés recevaient de l’escadre anglaise 1,200 fusils et des munitions ; 10 vaisseaux russes et 30 bâtimens turcs, rassemblés aux Dardanelles, se portaient sur les îles Ioniennes, et une expédition, partie de Gibraltar, faisait voiles vers Minorque. Un mois plus tard, Corfou se trouvait investi par 8,000 Turcs, la garnison de Malte était assiégée par 10,000 Maltais, bloquée par 3 vaisseaux anglais, et resserrée dans l’enceinte fortifiée de La Valette ; Minorque succombait sous les efforts réunis du commodore Duckworth et du général Stuart. Tous ces postes avancés, qui gardent les issues de la Méditerranée et qu’une politique prévoyante, dont les vues se dirigeaient déjà vers l’Orient, avait mis entre les mains de la république ou rangés sous son influence, étaient donc à la veille de tomber au pouvoir de l’ennemi : l’intérêt qu’excitaient ces possessions importantes s’effaçait cependant devant un regret plus amer. L’armée d’Égypte semblait à jamais perdue pour la France. Etaient-ce les 2 vaisseaux vénitiens et les 8 frégates bloqués dans Alexandrie par l’escadre du capitaine Hood, le Guillaume-Tell retenu dan le port de Malte, le Généreux conduit par le capitaine Lejoille de Corfou à Ancône, qui eussent pu frayer un passage à nos troupes à travers les escadres anglaises ? Les flottes réunies de la France de l’Espagne eussent à peine justifié cette tentative.

Loin de s’endormir dans une fausse confiance, le gouvernement britannique, depuis le combat d’Aboukir, redoublait d’activité. Les vaisseaux qui venaient de combattre sous les ordres de Nelson avaient été réparés à Gibraltar ou à Naples, et l’Angleterre, au commencement de l’année 1799, comptait à la mer 105 vaisseaux de ligne et 469 croiseurs. Ces 105 vaisseaux étaient presque tous employés dans les mers d’Europe et prêts à s’appuyer mutuellement à la première alarme. L’amiral Duncan, avec 16 vaisseaux anglais et 10 vaisseaux russes, veillait à la sûreté des convois de la Baltique, et s’opposait à la sortie des débris de l’escadre hollandaise mouillés au Texel. Lord Bridport croisait devant Brest, et lord Keith remplaçait devant Cadix le comte de Saint-Vincent, que l’état de sa santé retenait à Gibraltar L’ennemi était donc en force sur tous les points, et jamais notre situation maritime n’avait semble plus désespérée.

Sur le continent, la république était encore triomphante. En trois jours, le Piémont avait été occupé par nos troupes, et le 10 janvier 1799, un armistice, sollicité par le prince Pignatelli, livrait Capoue à l’armée de Championnet. Le 22 du même mois, cette armée était aux portes de Naples. Depuis le départ du roi, une popuplace en démence épouvantait de ses excès cette malheureuse ville. Le prince Pignatelli s’était enfui après la conclusion de l’armistice, le général Mack s’était réfugié dans le camp français, et les chefs que s’était donnés le peuple s’efforçaient vainement de l’apaiser et de le contenir. Championnet arrivait à propos pour sauver Naples des fureurs de ses habitans : maître de cette ville après deux jours d’une lutte opiniâtre, ce général songea à y rétablir l’ordre et la sécurité. La sagesse de ses dispositions eut bientôt calmé les ressentimens de la multitude, et le gouvernement qu’il institua sous le nom de république parthénopéenne obtint l’assentiment de la plupart des villes des Abruzzes et de la Calabre.

Déconcerté par la rapidité de cette conquête et croyant la famille royale éloignée pour long-temps du trône de Naples, Nelson songea à presser plus vivement le siège de Malte. Les récentes prétentions que venait d’afficher la Russie au sujet de cette île lui en faisaient un devoir. Paul Ier, succédant au baron de Hompesch, avait accepté le titre de grand-maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et l’escadre qui, sous les ordres de l’amiral Ouschakoff, manœuvrait à l’entrée de l’Adriatique, n’attendait que la chute de Corfou pour se porter sur les côtes de Sicile. Nelson, qui trouvait, à son grand scandale, les Russes moins dociles à ses insinuations que les Portugais, les eût mieux, aimés en ce moments les côtes d’Égypte. « Ces gens-là, écrivait-il dans son dépit, me semblent plus occupés de s’assurer des ports dans la Méditerranée que de détruire l’armée de Bonaparte. Si jamais ils s’établissent à Corfou, la Porte aura là une fâcheuse épine dans le pied. Comment le bon Turc ne soupçonne-t-il pas ce danger ? » Il fallut bien cependant qu’il se résignât à souffrir les Russes dans les îles Ioniennes, où ils restèrent jusqu’en 1807, mais il se promit bien de leur interdire l’accès de Malte.

Quand l’empereur Charles-Quint avait cédé à perpétuité le gouvernement des îles de Goze et de. Malte aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, il avait stipulé, comme condition de cette concession, que le jour où, par un motif quelconque, l’ordre viendrait à abandonner ces îles, Goze et Malte feraient retour à la couronne des rois de Sicile, leurs anciens seigneurs suzerains. Lord Nelson et sir William Hamilton évoquèrent cet ancien titre, que Ferdinand IV semblait peu empressé de faire valoir, et proclamèrent le roi de Naples souverain légitime des îles occupées par l’armée française. Les Maltais, qui de tout temps avaient détesté le pouvoir tyrannique des chevaliers, acceptèrent sans difficulté cette combinaison, et, par l’organe de leurs députés, reconnurent la suzeraineté de Ferdinand IV.


« Le roi de Naples, écrivait Nelson au capitaine Ball le 21 janvier et le 28 février 1799, est le légitime souverain de Malte, et je suis d’avis que son pavillon soit arboré sur tous les points de l’île ; mais il est certain qu’une garnison napolitaine livrerait la place au premier qui voudrait l’acheter Il est donc nécessaire que l’île soit placée sous la protection spéciale de sa majesté britannique pendant la durée de cette guerre. C’est pourquoi le roi de Naples a voulu que, partout où son pavillon serait arboré, le pavillon anglais fût arboré à la droite du sien, pour bien marquer la protection dont nous le couvrons… Je suis sûr que le gouvernement napolitain ne ferait aucune difficulté de céder la souveraineté de cette île a l’Angleterre, et j’ai dernièrement, de concert avec sir William, réclamé de sa majesté l’engagement secret de ne jamais céder Malte à aucune puissance sans le consentement du cabinet britannique… Le bruit a couru ici qu’un bâtiment russe chargé de proclamations adressées aux Maltais était allé vous rendre visite. Je hais les Russes, et si ce bâtiment a été expédié par l’amiral qui commande à Corfou, cet amiral est un polisson (a black-guard)… Vous ne devez souffrir sur l’île d’autre pavillon que le pavillon napolitain et le pavillon anglais. Dans le cas où quelque parti voudrait arborer le pavillon russe, ni le roi ni moi, nous ne permettrions que les Maltais tirassent à l’avenir du blé de la Sicile ou de tout autre endroit. »

Telle était l’attitude hostile adoptée par Nelson vis-à-vis du plus important allié de l’Angleterre ; mais les événemens allaient bientôt rappeler son esprit ardent et mobile vers un autre théâtre. Les succès de Championnet n’avaient pu malheureusement exercer qu’une faible influence sur l’issue des grandes opérations qui allaient s’ouvrir. L’Autriche, informée de l’approche des Russes, s’était enfin mise en mouvement, et la nouvelle coalition comptait déjà plus de 300,000 hommes sous les armes. Le directoire était mal préparé contre ces attaques formidables. Dès l’ouverture de la campagne, l’archiduc Charles rejeta Jourdan du Danube sur le Rhin et le général Cray poussa Schérer de l’Adige sur le Mincio, du Mincio sur l’Adda, où Suwarow, réuni au baron de Melas, eût peut-être détruit notre armée ; si le génie de Moreau n’en eût protégé la retraite. Ces premiers revers eurent, pour résultat d’obliger les 28,000 hommes qui occupaient Naples et les États Romains a évacuer leurs récentes conquêtes. Appelé à remplacer Championnet dans ces circonstances difficiles, Macdonald rappela les troupes qui, sous les ordres du général Duhesme, poursuivaient à outrance quelques bandes de paysans insurgés qui désolaient déjà la Pouille et la Calabre, laissa garnison dans le fort Saint-Elme, Capoue Gaëte et Cività-Vecchia, et, le 22 avril, commença à se replier sur la Toscane, pendant que Moreau se retirait vers la Rivière de Gênes.

La nouvelle république se trouva donc abandonnée à ses propres forces ; mais tout ce que Naples renfermait de noms illustres et d’hommes considérés était déjà compromis pour sa cause. Les nobles odieux à la cour, les propriétaires suspects aux lazzaroni, s’étaient spontanément réunis pour défendre leur vie et leur fortune contre les violences d’une populace effrénée ; un légitime instinct de conservation les avait faits républicains. Le pouvoir exécutif fut confié à cinq directeurs. Hercule d’Agnese, Napolitain naturalisé en France depuis trente ans, présida cette commission. Dominique Cirillo, un des médecins les plus estimés de l’Europe, dirigea les travaux du corps législatif. Un ancien capitaine d’artillerie, Gabriel Manthonè, fut nommé ministre de la guerre et général en chef de l’armée napolitaine. La garde du Château-Neuf fut confiée au chevalier Massa, ingénieur militaire, celle du fort de l’OEuf au prince de Santa-Severina. Le général Bassetti fut placé à la tête de la garde nationale ; le prince Caracciolo eut le commandement de quelques chaloupes canonnières qui composaient alors toute la marine de la république. Ettore Caraffa, comte de Ruvo et duc, d’Andria, Schipani, Calabrois de naissance, élevé récemment du grade de lieutenant à celui de général, commandaient les détachemens que le gouvernement napolitain avait réunis aux troupes du général Duhesme. De nouvelles levées se préparaient à soutenir ces deux premières colonnes : 3,000 hommes formèrent la légion calabroise, le duc de Rocca-Romana parvint à recruter un corps de cavalerie, et deux officiers expérimentés, Spano, vieilli dans les grades inférieurs de l’armée, Wirtz, colonel suisse autrefois au service du roi, prirent le commandement de deux régimens d’infanterie. Chacun en ce moment voulait concourir au salut de l’état. Les plus nobles dames quêtaient dans les églises au nom de la république, les comédiens ne représentaient plus que des tragédies d’Alfieri, et cette femme qui fut peintre, improvisatrice et martyre, la fameuse Éléonore Fonseca Pimentel, chargée de rédiger le Moniteur républicain, réchauffait de sa verve les esprits attiédis, les cœurs trop prompts à se décourager. L’instant critique était en effet venu : en quelques jours, la république parthénopéenne se serait consolidée ou aurait vécu. La cour, livrée à de stériles regrets, ne lui avait point fait obstacle, mais le peuple des campagnes, comme le peuple de Naples, s’était prononcé spontanément contre elle. C’était là l’ennemi que la jeune république devait étouffer sans retard, sous peine de succomber avant même d’avoir révélé son existence à l’Europe. On attaquait moins d’ailleurs son principe que son origine. La haine de l’étranger, dont elle avait accueilli le drapeau, avait soulevé contre elle les populations sauvages des Abruzzes et de la Calabre, un instinct de désordre et de brigandage empêchait ces populations de déposer les armes.

Les provinces napolitaines étaient alors soumises à l’influence immédiate de riches et puissans feudataires, dont une milice armée, connue sous le nom de sbires, faisait exécuter les volontés et les caprices. Les vices inhérens à ces sortes d’administrations féodales avaient depuis longtemps peuplé les montagnes d’une foule de bandits et de misérables qui formèrent avec les troupes baroniales le noyau des premiers soulèvemens. Dans les Abruzzes, les paysans marchaient sous la conduite d’un ancien sbire du marquis del Vasto, que plusieurs homicides avaient fait autrefois condamner aux galères ; dans la terre de Labour, une bande de brigands obéissait aux ordres d’un assassin à qui ses crimes avaient valu le surnom de Frà Diavolo, et que Nelson, habile à défigurer les noms étrangers, appelait alors le grand diable. Un ancien meunier, Gaëtano Mammone, partageait avec Frà Diavolo le commandement des insurgés de cette province. Les environs de Salerne étaient occupés par un rassemblement à la tête duquel combattaient un évêque et un ancien chef des troupes de la police, Gherardo Curci, surnommé Sciarpa La Basilicate était déchirée par la guerre civile, et quatre imposteurs corses, se faisant passer pour des princes du sang ou de grands officiers de la couronne, mettaient la Pouille et la Capitanate en feu. Ce n’étaient là pourtant que des mouvemens secondaires ; l’insurrection la plus grave avait éclaté dans la Calabre. Habitués à une vie rude et active, les Calabrois feraient aisément de bons soldats ; leur intelligence naturelle, leur extrême sobriété, leur grande pratique des armes à feu, les rendent surtout propres à la guerre de partisans. Les premiers, sous l’empire du fanatisme religieux, ils devaient donner un commencement d’organisation politique à la réaction des campagnes napolitaines contre les villes. Un curé de la Scalca, petite ville situé dans la Calabre citérieure, don Reggio Rinaldi, était parvenu à se créer un parti dans le pays ; il écrivit au roi pour lui faire part des dispositions des habitans et le prier d’envoyer en Calabre une personne revêtue d’un caractère honorable avec laquelle il pût conférer. Cette lettre arriva à Palerme dans les premiers jours du mois de février ; elle trouva la cour dans le plus grand abattement, et n’espérant plus son rétablissement sur le trône de Naples que des succès des armées étrangères. La reine était alors fort souffrante et dégoûtée des affaires, dont elle avait cessé de s’occuper ; quant à Ferdinand IV, il ne se souciait pas plus des intérêts et de la dignité de sa couronne que par le passé. Il avait accepté avec une résignation stoïque la perte de la moitié de ses états, et ce revers, qui avait répandu la consternation autour de lui, n’avait point un instant altéré sa santé. « Le roi est le mieux portant de nous tous, écrivait Nelson à cette époque ; grace à Dieu, c’est un philosophe ! La reine seule a cruellement souffert de tout ce qui est arrivé. » Les propositions du curé de la Scalca furent donc accueillies à Palerme avec la plus complète indifférence ; mais elles avaient frappé un homme entreprenant et désireux de se distinguer, qui, pendant que tout le monde hésitait encore à la cour, s’offrit pour conduire cette entreprise.

Cet homme était le fils d’un baron calabrois, le cardinal Ruffo, déjà presque sexagénaire ; il avait été trésorier apostolique du pape Pie VI, et avait étonné Rome du scandale de ses amours et de ses prodigalités. Pour s’en débarrasser, le pape l’avait fait cardinal. Acton, redoutant son esprit remuant et actif, le nomma vicaire-général du royaume ; il crut le perdre en décidant le roi à l’envoyer en Calabre. A la fin de février, Ruffo parti de Messine et vint débarquer à Scilla, où il s’était ménagé des intelligences. Il n’avait ni soldats ni argent, car la bande armée du curé Rinaldi ne l’avait pas encore rejoint. La petite ville de Scilla lui fournit 300 hommes dont il se composa sa garde, et avec lesquels il passa à Bagnara, qui avait été autrefois un fief de sa famille. Des déserteurs, des malfaiteurs échappés des bagnes ou des prisons, des soldats que la république avait eu l’imprudence de licencier, grossirent bientôt sa troupe. La ville fortifiée de Monteleone mise à contribution lui procura les moyens d’étendre le cercle de sa propagande. Distribuant, ainsi que l’écrivait Nelson, des ducats d’une main, des bénédictions de l’autre, il fit de rapides progrès dans le pays et fut bientôt maître de la Calabre ultérieure. Le clergé calabrois, le clergé le plus ignorant et le plus fanatique de l’Europe, se joignit à lui pour prêcher cette nouvelle croisade, et les curés de cette province, marchant eux-mêmes à la tête des jeunes gens de leur paroisse, arrivèrent en foule à Mileto, où il avait établi son quartier-général. Avec ces renforts, il se jeta sur la petite ville de Cotrone qu’il saccagea, soumit Cotanzaro, et, reprenant le chemin de Naples, s’avança hardiment jusque sous les murs de Cosenza.

Malgré l’avis qu’il reçut de ces succès, le roi ne plaçait encore son espoir que dans les secours qu’il attendait de ses alliés. Peu rassuré sur la possession même de la Sicile, il ne voulait point souffrir que Nelson s’éloignât de Palerme. Sur les instances de l’amiral, le général Stuart avait quitté Minorque et était venu occuper Messine avec 2,000 hommes. Trois mois s’écoulèrent ainsi sans que l’escadre anglaise tentât aucune entreprise contre Naples. Au mois de mars, quand la Calabre entière s’était soulevée, Nelson, qui partageait déjà tous les préjugés de la cour, ne croyait pas encore la Sicile en sûreté. « Nous sommes tranquilles pour le moment, écrivait-il au comte Spencer ; mais qui peut dire si nous le serons long-temps ? L’approche des Français pourrait tout changer. Je ne regarderai le royaume de Naples, la Sicile même, comme sauvés que lorsque j’apprendrai l’entrée des troupes impériales en Italie. » Corfou, cependant, ayant capitulé le 3 mars 1799, on songea à demander quelques troupes aux amiraux qui commandaient les forces employées par la Russie et la Porte à la réduction de cette île, et le chevalier de Micheroux fut détaché près d’eux en qualité d’envoyé extraordinaire. Dans les premiers jours d’avril, 4 à 500 Russes et autant d’Albanais débarqués à Manfredonia rallièrent les bandes insurgées de la Pouille et manœuvrèrent pour se réunir au corps d’armée du cardinal. Ce dernier venait d’emporter la place de Cosenza, et la retraite des troupes françaises augmentait son audace. Son année s’était d’ailleurs accrue des secours qu’on commençait à lui faire passer de la Sicile, ainsi que des renforts que lui avaient amenés des environs de Salerne Frà Diavolo et Sciarpa. Il avait une artillerie de campagne assez bien servie et des munitions en abondance : c’était précisément ce qui manquait aux places fortes qui auraient pu retarder ses progrès. Après quelques jours de siège, il enleva d’assaut la ville d’Altamura qu’il livra au pillage, prit Foggia, Ariano, Avellino, et, soutenu par les troupes auxiliaires que conduisait le chevalier, de Micheroux, vint s’établir à Nola sur le revers du mont Vésuse.

Depuis un mois, la nouvelle république marchait rapidement à sa perte. Obligé d’évacuer la Pouille, le comte de Ruvo s’était enfermé dans la citadelle de Pescara ; le duc de Rocca-Romana était passé avec sa cavalerie dans les rangs du cardinal ; les îles de Ponce et de Palmerola, celles de Capri, Ischia et Procida, qui commandent l’entrée du golfe, étaient rentrées dans l’obéissance à la vue de 4 vaisseaux de ligne placés par Nelson sous les ordres de Troubridge ; Schipani avait été battu par la bande indisciplinée de Sciarpa, Bassetti par les troupes de Mammone et de Frà Diavolo, Spano par les paysans de la Pouille, Manthonè par les Calabrois du cardinal Ruffo. Naples seule et quelques points fortifiés reconnaissaient encore l’autorité de la république. Dès qu’il fut instruit de ces événemens, Nelson se disposa à conduire son escadre devant Naples ; mais une nouvelle inattendue vint suspendre son départ. Bruix, trompant la surveillance de lord Bridport, avait franchi le détroit de Gibraltar, et remontait la Méditerranée avec la flotte de Brest, composée de 25 vaisseaux de ligne. L’escadre de l’amiral Keith, courant où le danger était le plus pressant, s’était lancée à sa poursuite, le 20 mai 1799, elle se réunissait devant Mahon, sous les ordres du comte de Saint-Vincent, à la division du contre-amiral Duckworth. Ce mouvement dégageait la flotte espagnole mouillée à Cadix, et l’amiral Mazarredo, pressé d’opérer sa jonction avec la flotte française, en profita pour appareiller avec 17 vaisseaux de ligne, dont 6 à trois ponts. Le jour même où 20 vaisseaux anglais mouillaient a Mahon, l’amiral espagnol arrivait devant Carthagène. Malheureusement cette traversée de Cadix à Carthagène avait suffi pour réduire la flotte espagnole à l’impuissance. 11 vaisseaux sur 17 avaient été en partie démâtés par un coup de vent que la flotte anglaise avait également essuyé sans en éprouver aucun dommage Bruix, à qui on prêtait le projet de se rendre en Égypte pour en ramener l’armée et Bonaparte, venait de reprendre la mer, et le comte de Saint-Vincent, plus souffrant que jamais avait remis à l’amiral Keith le commandement de la flotte anglaise. Ce dernier, rallié sous le cap Saint-Sébastien par cinq vaisseaux de ligne détachés de la flotte de la Manche, songea d’abord à mettre l’escadre de Nelson à l’abri d’une surprise : après lui avoir expédié le contre-amiral Duckworth avec 4 vaisseaux, il se dirigea sur Toulon dans l’espoir d’y obtenir quelques renseignemens sur la route qu’avait prise l’amiral Bruix.

La gravité des circonstances vint arracher Nelson aux funestes délices de Palerme ; il rappela près de lui le capitaine Troubridge, et le capitaine Ball, qui bloquait Malte avec deux vaisseaux. Rallié bientôt par l’amiral Duckworth, il se trouva à la tête de 16 vaisseaux de ligne, dont 3 vaisseaux portugais. Avec cette escadre, Nelson s’établit en croisière à la hauteur de Maritimo, sur le passage présumé de la flotte française. Il pouvait occuper cette station sans péril, car les événemens avaient obligé l’amiral Bruix à modifier ses premiers desseins : le projet de se rendre en Égypte devenait impraticable après les avaries qu’avaient éprouvées les vaisseaux espagnols. Bruix, ne pouvant plus se porter sur Alexandrie, résolut de ravitailler le corps de Moreau, dont il connaissait la détresse, et de secourir Gênes et Savone, menacées d’être investies par les Austro-Russes. Le 30 mai, il mouilla dans la baie de Vado, jeta dans Savone 1,000 hommes qu’il avait amenés de Brest, et, se dirigeant immédiatement sur Gênes, y fit entrer le 5 juin un immense convoi de blé. Dès le lendemain, montrant une activité trop peu commune alors dans notre marine, il faisait voiles vers l’ouest, et, pendant que les Anglais l’attendaient devant Minorque ou sur la route d’Alexandrie, il mouillait en rade de Carthagène.

Lord Keith cependant avait enfin trouvé sa trace ; mais, au moment où trente lieues à peine le séparaient de la flotte française, trois dépêches successives du comte de Saint-Vincent, alors malade à Mahon, l’obligèrent à rétrograder vers le cap Saint-Sébastien. Mal informé de la position de l’amiral Bruix, le comte de Saint-Vincent ne songeait qu’à prévenir la jonction de la flotte française avec les vaisseaux espagnols, et le mouvement rétrograde qu’il prescrivit à l’amiral Keith favorisa précisément cette opération. En se rapprochant de Minorque pour y rallier le vaisseau à trois-ponts la Ville de Paris, qui avait jusque-là porté le pavillon du comte de Saint-Vincent, lord Keith laissa pendant plusieurs jours le passage libre à nos vaisseaux, et quand il vint se présenter, le 22 juin, à l’entrée de Toulon, notre flotte, en sûreté dans le port de Carthagène, était déjà réunie à la flotte espagnole. Bruix ne voulait point conduire cette double armée au combat. Son but était atteint, il avait secouru Moreau ; il ne lui restait plus qu’à rentrer dans l’Océan et à aller abriter dans Brest la flotte espagnole, nouveau gage d’une alliance ébranlée, pacifique trophée de cette importante campagne. Lord Keith le poursuivit avec 31 vaisseaux jusqu’à la hauteur d’Ouessant ; mais, malgré les efforts de l’amiral anglais pour regagner le terrain qu’il avait perdu par ses hésitations, la flotte combinée entrait dans Brest le 13 juillet 1799, sans avoir soupçonné qu’à sa suite marchait une armée ennemie.


III.

Depuis que Nelson avait concentré ses forces sous Maritimo, et rappelé à Palerme le capitaine Troubridge, qui venait de rétablir l’autorité de Ferdinand IV dans les îles d’Ischia et de Procida, il n’était resté dans la baie de Naples qu’une escadre légère sous les ordres du capitaine Edward Foote. L’insuffisance de cette station avait naturellement contribué à prolonger la résistance des patriotes, et, à entretenir l’espoir qu’ils avaient conçu d’être secourus par l’amiral Bruix. Cependant, malgré les plus héroïques efforts, les troupes républicaines perdaient chaque jour du terrain, et voyaient tomber l’un après l’autre tous leurs postes avancés. Le 11 juin, le fort de Vigliena avait été emporté par les Russes et les Albanais ; le 13, les Calabrois s’étaient établis au pont de la Madeleine ; le 17, les forts de Rovigliano et de Castellamare avaient capitulé sous le feu de la division anglaise, et la petite troupe de Schipani, séparée des détachemens qui défendaient Naples, était venue se faire égorger dans Portici. Le 18 juin, les Français occupaient encore le fort Saint-Elme, mais le pavillon de la république parthénopéenne ne flottait plus que sur deux châteaux de mauvaise défense, le Château-Neuf et le fort de l’Oeuf. Bâti par Charles d’Anjou, vers le milieu du XIIIe siècle le premier communique avec le palais du roi et l’arsenal ; il a souvent servi de refuge aux souverains et aux vice-rois de Naples pendant les émeutes et les guerres civiles. Le second, construit par l’empereur Frédéric II sur une pointe de rochers qui se relie à la terre ferme par une chaussée étroite, n’était alors qu’un amas confus de vieux bâtimens sur lesquels on avait établi des batteries pour défendre la ville du côté de la mer. Ces derniers boulevards d’une liberté éphémère, entourés de toutes parts, assaillis par 60,000 hommes, et déjà battus en brèche par l’artillerie de campagne du cardinal, ne pouvaient, au dire des courtisans de Palerme, opposer aux troupes royalistes qu’une résistance inutile et désespérée. Si les républicains combattaient encore, c’est qu’ils s’attendaient à être secourus par la flotte française, mais que Nelson se montrât dans la baie de Naples, et la présence seule de son escadre, en éteignant cette suprême espérance, allait les contraindre à se livrer sans conditions à la merci royale.

Nelson était alors entièrement dominé par lady Hamilton et la reine. Pendant les six mois qui s’étaient écoulés depuis la fuite du roi à Palerme, il n’avait cessé d’exhaler son indignation contre les jacobins. C’était lui qui accusait la faiblesse du gouvernement napolitain, et gourmandait son indulgence.


« Toutes mes propositions, écrivait-il de Palerme au duc de Clarence, sont accueillies avec empressement : les ordres sont donnés à l’instant pour qu’on s’y conforme, mais, quand on en vient à l’exécution, c’est autre chose. Il y a là de quoi me rendre fou. Sa majesté vient cependant de faire mettre en jugement deux généraux accusés de trahison et de lâcheté ; elle a prescrit de les faire fusiller ou pendre, dès que leur culpabilité aura été prouvée. Si ces ordres peuvent être exécutés, j’aurai quelque espoir d’avoir fait ici un peu de bien, car je ne cesse de prêcher que le soin de récompenser et de punir à propos est le seul fondement possible d’un bon gouvernement. Malheureusement on n’a jamais su faire ni l’un ni l’autre en ce pays. »


Entouré de capitaines qui chérissaient en lui l’amiral intrépide et le chef bienveillant, Nelson leur avait sans peine inspiré son ardeur et transmis son exaltation En finir avec les Français et les rebelles était devenu le mot d’ordre de son escadre. Troubridge avait subi l’entraînement général, et s’était d’abord distingué à Ischia et à Procida par l’emportement de son zèle ; mais bientôt, mieux éclairé sur les véritables intérêts de son pays, il avait dénoncé à Nelson le rôle odieux qu’on préparait à l’Angleterre dans l’atroce réaction qu’il était facile de prévoir. Après avoir demandé à Palerme un honnête juge qui pût condamner sur la place ces misérables qui prêchaient la révolte à Ischia, après avoir voulu faire fusiller un général napolitain pour je ne sais quelle expédition manquée à Orbitello, le rude capitaine s’était soudain effrayé de voir son nom et celui de son amiral si intimement mêlés à ces querelles intestines.


« Je viens d’avoir une longue conversation, écrivait-il à Nelson le 7 mai 1799 ; avec le juge que la cour nous a envoyé. Il me dit qu’il aura fini son affaire la semaine prochaine, et que l’habitude des gens de sa profession est de se mettre en lieu de sûreté, dès que la condamnation a été prononcée. Il demande donc à être immédiatement embarqué, et m’a fait entendre qu’il voudrait l’être sur un bâtiment de guerre. J’ai appris aussi dans cet entretien que les prêtres condamnés devaient être envoyés à Palerme pour y être dégradés sous les yeux du roi, et qu’il faudrait ensuite les ramener ici pour leur exécution. Un bâtiment de guerre anglais employé à un pareil service ! En même temps, notre juge m’a demandé un bourreau. J’ai positivement refusé de lui en fournir un. S’il n’en peut trouver ici, qu’il en fasse venir un de Palerme ! Je vois bien leur plan : ils veulent nous mettre en avant dans cette affaire, afin d’en rejeter tout l’odieux sur nous. »


Ce fut dans cette situation d’esprit que Troubridge quitta la baie de Naples y laissa le capitaine Foote avec la frégaté le Seahorse et quelques bâtimens légers, et, le 17 mai, rejoignit Nelson à Palerme. Parti le 20 mai de ce port, Nelson y rentra, le 29. Il y apprit les nouveaux avantages que venait de remporter le cardinal Ruffo, et reçut, le 12 juin, au milieu de la nuit, la lettre suivante de lady Hamilton :


« Mon cher lord, je viens de passer la soirée chez la reine. Elle est bien malheureuse ! Le peuple de Naples, dit-elle, est entièrement dévoué à la cause royale, mais la flotte de lord Nelson peut seule ramener dans cette ville la tranquillité et la soumission au pouvoir légitime. La reine vous prie donc, mon cher lord, elle vous supplie, elle vous conjure, si la chose est possible, de faire en sorte de vous rendre à Naples. Pour l’amour de Dieu, songez-y et faites ce que la reine vous demande. Nous irons avec vous si vous voulez bien nous recevoir. Sir William est malade ; je suis loin d’être bien portante. Ce voyage nous fera du bien. Dieu vous bénisse ! »


Le lendemain, Nelson était sous voiles ; mais une lettre de lord Keith lui apprit que la flotte française devait être en ce moment sur la côte d’Italie, et cet avis le ramena encore une fois à Palerme. Il se hâta de mettre à terre les troupes siciliennes qu’il avait embarquées sur ses vaisseaux, et alla croiser pendant quelques jours devant Maritimo. Le 21 juin, cependant, cédant à de nouvelles sollicitations de la cour, et jugeant l’amiral Bruix suffisamment occupé par les forces qu’avait réunies le vice-amiral Keith, il abandonna cette croisière, reprit à bord du Foudroyant, vaisseau de 80, qui portait alors son pavillon, sir William et lady Hamilton, et se dirigea enfin avec 18 vaisseaux sur la baie de Naples.

Les : patriotes avaient mis ces délais à profit dans la nuit du 18 au 19 juin, ils avaient surpris les Calabrois campés sur le quai de la Chiaia avaient encloué une batterie de canons, fait sauter les caissons, et regagné leurs postes après avoir répandu la terreur dans le camp ennemi. Quand cette nouvelle arriva à Palerme, elle y produisit un profond découragement. « Hâtez-vous de paraître devant Naples, écrivit à l’instant même le ministre Acton à Nelson. Depuis que les républicains ont appris que la flotte française est à la mer, ils font de continuelles sorties contre nos troupes, et je vous avouerai que je crois le cardinal dans une position peu agréable. Le cardinal partageait probablement l’avis d’Acton sur sa situation, car, dès le lendemain de cette première sortie, il faisait prier le capitaine Foote de suspendre les hostilités, et offrait aux républicains des conditions que ces derniers hésitèrent long-temps à accepter. Le 2 juin, cependant, une capitulation fut signée par les commandans des troupes auxiliaires, au nom de la Russie et de la Porte ottomane, par le cardinal Ruffo et le chevalier de Micheroux au nom du roi de Naples ; par le commandant du fort Sanit-Elme et le chevalier Massa au nom de la France et de la république parthénopéenne. Le capitaine du Seahorse apposa sa signature au bas de cette capitulation. Les conditions accordées aux républicains étaient favorables ; mais l’énergie désespérée dont ils venaient de faire preuve et la présence de 2 vaisseaux français dans la Méditerranée ne permettaient pas à leurs ennemis de se montrer plus exigeans. Tous les individus composant la garnison du Château-Neuf et celle du fort de l’OEuf devaient en sortir avec les honneurs de la guerre, tambours battant et enseignes déployées, pour s’embarquer sur des bâtimens qui, munis d’un sauf-conduit, les transporteraient directement à Toulon. Jusqu’au jour où l’on apprendrait à Naples la nouvelle certaine de leur arrivée en France, l’archevêque de Salerne, le chevalier de Micheroux, le comte Dillon et l’évêque d’Avellino seraient retenus comme otages dans le fort Saint-Elme. Les personnes et les biens des républicains seraient respectés et garantis. Ceux d’entre eux qui ne voudraient point émigrer auraient la faculté de demeurer à Naples, sans qu’on pût les inquiéter pour leur conduite passée, eux ou leurs familles. Ces conditions étaient rendues communes non-seulement à toutes les personnes des deux sexes enfermées dans les deux forts admis à capituler, mais aussi à tous les prisonniers faits sur les troupes républicaines depuis l’ouverture des hostilités. C’est à ce prix que le roi rentrait en pleine possession de ses états. Le comte de Ruvo, maître des forts de Civitella et de Pescara dans les Abruzzes, consentait à les céder au cardinal aux mêmes conditions que les châteaux de Naples. Cependant les patriotes, suspectant la bonne foi ou la puissance du cardinal avaient exigé, avant de se rendre, que la signature du capitaine Foote leur garantît, mieux encor e que les otages du fort Saint-Elme, la fidèle exécution de ce traité. Le capitaine du Seahorse y engagea son honneur et celui de son pays. Il ne pouvait, d’ailleurs, conserver aucun doute sur les pouvoirs dont il était revêtu en cette circonstance.- « Le roi, écrivait Nelson au comte Spencer le 1er mai, a fait connaître par une proclamation quels étaient les républicains qui seraient exceptés d’une amnistie générale, mais tout individu, fût-ce le plus grand rebelle, à qui Troubridge aura dit : Ton crime t’est pardonné, sera sauvé par ce seules paroles. » Le capitaine Foote, héritier des pouvoirs du capitaine Troubridge, n’eût donc pu, sans une obstination inexplicable, refuser sa garantie au traité que venait de conclure le vicaire-général du royaume.

Déjà, en effet, les otages étaient échangés, les hostilités suspendues, et le pavillon de parlementaire arboré sur les forts républicains comme à bord de la frégate le Saahorse, quand Nelson parut à l’entrée de la baie. Il apprit, avant de mouiller, les conditions qui venaient d’être accordées aux rebelles. À cette nouvelle, il témoigna une douloureuse surprise et déclara que c’était la un infâme armistice qu’il ne ratifierait jamais. Le capitaine Foote reçut l’ordre, par signal, d’amener le pavillon de parlementaire arboré au mât de misaine de sa frégate, et, le 28 juin, Nelson fit connaître au cardinal Ruffo sa résolution de s’opposer à l’exécution de cette capitulation, jusqu’au moment où elle aurait reçu l’approbation du roi de Naples. Sa détermination, fortifiée par les éloges de sir William et de lady Hamilton, fut dès-lors inébranlable. En vain le cardinal vint-il à bord du Foudroyant défendre avec une noble énergie l’engagement sacré qu’il avait reçu de son souverain le droit de souscrire, comme le capitaine Foote avait reçu de son commandant en chef le droit de le ratifier, en vain ce dernier fit-il observer à Nelson que, lorsqu’il avait garanti des conditions aussi favorables aux rebelles, il devait plutôt s’attendre à voir arriver dans la baie de Naples la flotte française que l’escadre anglaise ; en vain lui représenta-t-il qu’en présence d’une telle éventualité, il n’avait pu se croire le droit de se montrer plus exigeant que le cardinal : Nelson, tout en rendant pleine justice à ce qu’il appelait les bonnes intentions du capitaine Foote, n’en persista pas moins à soutenir qu’il avait été la dupe de « ce misérable Ruffo, qui cherchait à créer à Naples un parti hostile aux vues de son souverain ; » le 28 juin, il se débarrassa de ce censeur incommode en l’envoyant à Palerme, avec l’ordre d’y mettre sa frégate à la disposition de la famille royale. Cependant, le 26, après avoir, conformément au neuvième article de la capitulation, relâché quelques prisonniers d’état, parmi lesquels figuraient le frère du cardinal Ruffo et dix soldats anglais tombés en leur pouvoir à Salerne, les républicains évacuèrent leur dernier refuge. Ils le quittèrent, ainsi qu’ils l’avaient stipulé, avec les honneurs de la guerre, et vinrent déposer leurs armes sur le rivage. Des embarcations les attendaient dans le port ; 14 navires avaient été disposés pour les recevoir. Ils y montèrent pleins de confiance dans la foi jurée, et, à la honte éternelle de Nelson, n’en sortirent plus que pour être livrés à la plus affreuse réaction qui ait jamais ensanglanté les marches d’un trône.

Parmi les personnes compromises dans ces tristes événemens, il en était une que quarante années de fidèles services semblaient recommander plus spécialement à la clémence royale. C’était le prince Francesco Caracciolo, vieillard septuagénaire, issu d’une branche cadette d’une des plus nobles familles de Naples. Il avait long-temps servi avec distinction dans la marine napolitaine et commandé, sous l’amiral Hotham, le vaisseau le Tancredi. En possession de la bienveillance de son souverain et d’une immense popularité, investi, en 1798, des fonctions d’amiral, Caracciolo avait mérité l’estime et l’affection des capitaines anglais au temps où la flotte britannique, oubliée de l’amirauté, saluait, à Saint-Florent, d’unanimes cris de joie l’opportune arrivée de deux vaisseaux napolitains. Quand la famille royale se réfugia à Palerme, Caracciolo l’y suivit avec son vaisseau, et ne quitta la Sicile pour rentrer à Naples qu’après avoir obtenu l’autorisation de Ferdinand IV mais bientôt, entraîné par les circonstances, il se laissa placer à la tête des forces navales de la république, et, avec quelques méchantes canonnières qu’il parvint à réunir, ne craignit pas d’assaillir plus d’une fois les frégates anglaises. Nelson, à cette époque, blâmait sans trop d’emportement la folie qu’il avait commise de quitter son maître, et semblait disposé à admettre qu’au fond du cœur l’amiral napolitain n’était pas un véritable jacobin. Dès que la capitulation fut signée, Caracciolo, mieux éclairé que ses compagnons sur l’esprit des guerres civiles, s’enfuit dans les montagnes. Sa tête fut mise à prix ; il fut trahi par son domestique et conduit à bord du Foudroyant le 29 juin, à neuf heures du matin. Le capitaine Hardy s’empressa de le protéger contre les insultes et les violences des misérables qui l’avaient arrêté, et qui, sur le pont même du vaisseau anglais, outrageaient encore leur prisonnier. L’amiral fut prévenu de cette arrestation, et Caracciolo remis à la garde du premier lieutenant du Foudroyant.

Nelson, en ce moment, était sous l’influence d’une extrême irritation nerveuse. Il se sentait dominé par une passion funeste, irrésistible, et qui devait détruire son bonheur domestique. Souvent, à cette époque, il avait exprimé à ses amis l’abattement de son ame et souhaité le repos de la tombe « Vous qui m’avez vu si rieur et si joyeux, écrivait-il à lady Parker, vous me reconnaîtriez à peine aujourd’hui. » Cet état de l’ame est souvent le prélude de grandes fautes. Il semble, en effet, que, sous l’empire de ces sentimens chagrins et de ces reproches intérieurs, le cœur se remplisse d’une sombre amertume et se laisse plus facilement entraîner à de tristes violences. Avec une précipitation qui trahissait le trouble d’une conscience mal affermie, Nelson se décida à faire juger immédiatement Caracciolo. Un conseil de guerre, présidé par le comte de Thurn, commandant de la frégate napolitaine la Minerve, reçut l’ordre de s’assembler à bord du Foudroyant, et à midi une sentence de mort était porté contre l’infortuné vieillard : ni ses cheveux blancs ni ses glorieux services n’avaient pu le sauver.

Dès que cet arrêt lui eut été communiqué, Nelson donna les ordres nécessaires pour qu’il fût exécuté le soir même. Caracciolo devait être pendu à la vergue de misaine de la frégate la Minerve. Après avoir si long-temps proclamé la nécessite de raffermir l’autorité royale par de rigoureux exemples, Nelson obéissait-il alors à un zèle fanatique, ou, cédant à d’infâmes suggestions, secondait-il en ce jour de lâches inimitiés et d’ignobles vengeances ? Il est certain que sir William et lady Hamilton étaient en ce moment à bord du Foudroyant, qu’ils assistèrent tous deux à l’entrevue de Nelson avec le cardinal Ruffo, servirent d’interprètes à l’amiral anglais et prirent une part très vive à cette conférence orageuse ; mais, quand bien même de pareils conseillers n’eussent pas été à ses côtés, il est probable que la conduite de Nelson n’eût point été différente en cette occasion. Proclamé dans l’Europe entière le champion de la légitimité, Nelson était alors enivré de sa propre gloire. Sa raison s’altéra au contact de tant d’adulations et s’égara dans un dévouement aveugle. Il avait d’ailleurs professé de tous temps une singulière estime pour cette espèce de courage qu’il appelait courage politique, et qu’il faisait consister dans l’adoption de mesures hardies et extrêmes, chaque fois que les circonstances semblaient en exiger l’application. Il se louait lui-même de savoir prendre en ces occurrences une détermination prompte et énergique, et d’être au besoin un homme de tête aussi bien qu’un homme de cœur. Alliant, à cette initiative irréfléchie une persistance opiniâtre, dès qu’il se fut engagé dans cette voie détestable où allait se souiller son honneur, il ne voulut plus reculer.

L’infortuné Caracciolo supplia deux fois le lieutenant Parkinson, à la garde duquel il était confié, d’intercéder pour lui auprès de lord Nelson. Il demandait un second jugement ; il demandait, du moins, s’il devait subir sa sentence, la faveur d’être fusillé « Je suis vieux, disait-il, je ne laisse pas d’enfans pour pleurer ma mort, et l’on ne peut me supposer un vif désir de prolonger une vie qui, dans le cours de la nature, devait bientôt finir ; mais le supplice ignominieux auquel je suis condamné me semble trop affreux. » Le lieutenant Parkinson n’obtint aucune répons de l’amiral, quand il lui transmit cette requête ; il voulut insister, plaider lui-même la cause du malheureux vieillard : Nelson l’écoutait, pâle et silencieux. Par un effort soudain il domina son émotion « Allez, monsieur, dit-il brusquement au jeune officier, allez, et faites votre devoir ! » Réduit à une dernière espérance, Caracciolo pria le lieutenant Parkinson de tenter une démarche auprès de lady Hamilton ; mais lady Hamilton avait fermé sa porte et ne sortit de sa chambre que pour assister aux derniers instans du vieillard, qui avait fait un inutile appel à son humanité. L’horrible exécution eut lieu, ainsi que Nelson l’avait prescrit, à bord de la frégate la Minerve, mouillée sous les canons du Foudryant, et le comte de Thurn en adressa à l’amiral anglais ce rapport sommaire, comme s’il eût voulu renvoyer à qui de droit la responsabilité de ces odieux détails : « Si da parte à su eccellenza l’ammiraglio lord Nelson, d’essere stata eseguita la sentenza di Francesco Caracciolo nella maniera da lui ordinata[3]. » Le corps de Caracciolo resta suspendu à la vergue de misaine de la Minerve jusqu’au coucher du soleil. La corde qui avait mis fin à ses jours fut alors coupée, et son cadavre, jugé indigne de la sépulture, fut abandonné au milieu du golfe. Cet acte sauvage accompli, Nelson en consigna la mémoire dans son journal, au milieu des événemens de mer et ainsi qu’il l’eût fait d’un incident ordinaire.


« Samedi, 29 juin. — Petite brise. — Temps couvert. — Le vaisseau portugais la Rainha et le brick le Balloon mouillent sur rade. — Assemblé une cour martiale. — Jugé, condamné et pendu Francesco Caracciolo, à bord de la frégate napolitaine la Minerve. »


Quel étrange égarement raffermissait donc ainsi ce cœur troublé ? A travers quel prisme mensonger Nelson pouvait-il envisager cette exécution barbare pour n’y voir qu’un acte régulier de justice militaire ? Qui l’avait chargé de prendre en mains la vengeance de la cour de Naples ? Qui l’avait autorisé à soustraire à la clémence royale un vieillard qu’elle eût peut-être sauvé ? Pourquoi cette initiative, pourquoi cette précipitation funeste, pourquoi ce meurtre inutile ? Les massacres dont Naples fut bientôt le théâtre excitèrent en Europe une réprobation générale ; mais cet horrible épisode vint jeter un éclat plus lugubre encore sur la part qu’avait prise Nelson à ces malheureux événemens : Fox, le premier, dénonça au parlement ces excès de la légitimité, dont la honte, par un manque de foi sans exemple peut-être dans les fastes de la guerre, avait rejailli jusque sur le pavillon britannique. Nelson sentit où portait cette attaque et voulut se justifier ; mais, mieux inspirés, ses amis supprimèrent sa protestation.


« Les rebelles, disait l’amiral, n’avaient obtenu qu’un armistice, et tout contrat de ce genre peut être rompu au gré de l’une des deux parties contractantes… Je suppose que la flotte française fût arrivée dans la baie de Naples, les Français et les rebelles auraient-il un instant respecté cette trêve ? Non, non, eût dit l’amiral français ; je ne suis point venu ici pour jouer le rôle de spectateur, mais pour agir. L’amiral anglais en a dit autant ; il a déclaré, sur son honneur, que l’arrivée de l’une des deux flottes, anglaise ou française, était un événement qui devait détruire toute convention préalable, car l’amiral français ni l’amiral anglais ne pouvaient venir à Naples pour y rester les bras croisés… J’ai donc proposé au cardinal de faire savoir aux Français et aux rebelles, en son nom et au mien, que l’armistice se trouvait rompu par le seul fait de la présence de la flotte britannique devant Naples ;… que les Français ne seraient point considérés comme prisonniers de guerre, si, dans deux heures, ils avaient livrée le château Saint-Elme aux troupes de sa majesté, mais que, pour les rebelles et les traîtres, aucune puissante humaine n’avait le droit de s’interposer entre eux et leur gracieux souverain, et qu’ils devaient s’en remettre entièrement à sa clémence, car aucune autre condition ne leur serait accordée. Le cardinal a refusé de s’associer à cette déclaration ; je l’ai signée seul et je l’ai envoyée aux rebelles. Ce n’est qu’après l’avoir reçue qu’ils sont sortis de leurs forts, comme il convenait à des rebelles, et comme le feront, j’espère, tous ceux qui trahiront leur roi et leur pays, pour être pendus ou traités selon le bon plaisir de leur souverain. »


Il est difficile de comprendre comment une nature droite et généreuse put s’abaisser à d’aussi misérables sophismes, comment cet homme, dont la marine anglaise admirait la mansuétude et la loyauté, qui ne vit jamais sans pâlir fustiger un de ses matelots, sut trouver le triste courage de violer un engagement sacré et de commander le supplice d’un frère d’armes et d’un vieillard. L’influence de lady Hamilton a dû contribuer sans doute à ces résolutions funestes, mais il faut laisser aux passions politiques, de toutes les passions les plus impitoyables, la part de responsabilité qu’elles ont le droit de revendiquer dans ce double crime. C’est à elles surtout qu’appartient ce fatal pouvoir de renverser toute notion d’humanité et de justice, de mettre le mépris des droits les plus sacrés et des lois les plus saintes au rang des vertus de l’homme d’état. Aux yeux de lord Spencer, les motifs qui avaient dicté la conduite de Nelson parurent aussi purs et aussi honnêtes que le succès de ses mesures avait été complet. La morale des grands gouvernemens, il faut en convenir, a fait quelque chemin depuis 1799.


IV.

Dès le mois d’avril 1799, Troubridge, plein d’ardeur, eût voulu que Ferdinand IV vînt le rejoindre devant Naples ; mais Nelson connaissait mieux le souverain des Deux-Siciles. « Où prenez-vous donc de pareilles idées ? écrivait-il alors au capitaine du Culloden. Dévoué comme il l’est à la cause royale, le peuple n’aurait qu’à courir aux armes. Le roi, s’il était sur les lieux, devrait nécessairement se mettre à la tête de ses sujets, et pour cela, je vous réponds qu’il n’y consentira jamais. » Ainsi, quand il eût fallu combattre et reconquérir son royaume, Ferdinand IV s’était tenu éloigné de sa capitale. Il allait y rentrer pour y donner le signal de nouveaux crimes et de nouveaux désordres. Le 5 juillet, laissant la reine à Palerme, il arriva à Naples sur une frégate napolitaine qu’escortait la frégate anglaise le Seahorse. Tout ce que put obtenir de lui le capitaine Foote (et il l’obtint comme une faveur personnelle accordée à ses services), ce fut la confirmation de la capitulation de Castellamare. Celle qui avait été conclue avec les garnisons du Château-Neuf et du fort de l’OEuf fut méconnue par le roi de Naples, comme elle l’avait été par l’amiral anglais, et une ordonnance royale, enveloppant dans une proscription générale plus de 40,000 citoyens, déclara passible de la peine capitale quiconque avait porté les armes contre le peuple ou le cardinal, avait accepté quelques fonctions de la république, pris part à l’érection de l’arbre de la liberté ou assisté à la destruction des emblèmes du pouvoir légitime. Excitée par cette proclamation, la vile populace obéit à sa férocité instinctive. Les lazzaroni furent une seconde fois les maîtres dans Naples. Ils pénétraient dans les maisons sous prétexte d’y chercher des jacobins, mais en réalité pour s’y livrer au pillage, traînaient dans les rues les malheureux qui leur étaient suspects, les conduisaient eux-mêmes dans les prisons trop étroites déjà, dressaient des bûchers sur les places publiques, et, après y avoir précipité des homme encore vivans, se disputaient quelques lambeaux de leur chair à demi brûlée. Et cependant le roi tenait sa cour à bord du Foudroyant, y recevait les grossiers hommages de ses fidèles sujets, et Nelson écrivait a lord Keith : « On ne peut, sans se sentir ému, être témoin de la joie que fait éclater le peuple de Naples, il faut entendre les cris d’enthousiasme dont tous ces hommes saluent leur père, car le roi, pour eux, n’a plus d’autre nom. A peu d’exceptions près, la conduite des nobles a été infâme ; mais le roi en est instruit, et je me réjouis de le voir si bien disposé à rendre à chacun la justice qui lui est due… Dieu merci, tout va bien. Ce pays-ci sera plus heureux que jamais. C’est le vœu le plus cher de leurs majestés. » Que conclure de pareilles paroles ? que penser de celui qui les profère ? Faut-il s’indigner de son hypocrisie, ou le pleindre de son aveuglement ?

Secondés par un détachement considérable pris à bord des vaisseaux anglais, les alliés, pendant que ces horreurs se passaient à Naples, remportaient de nouveaux avantages. Après avoir fait capituler le fort Saint-Elme et repris les otages, dernière garantie des malheureux patriotes, ils avaient mis le siège devant Capoue et Gaëte ; mais, en ce moment, lord Keith quittait la Méditerranée à la suite de l’amiral Bruix, et appelait à la défense de Minorque, laissée à la merci de quelques vaisseaux espagnols mouillés à Carthagène, l’escadre que Nelson avait mise au service du roi des Deux-Siciles. Malgré les ordres réitérés de lord Keith, Nelson ne voulut point abandonner les côtes d’Italie avant d’avoir rangé sous l’obéissance du souverain qui venait de le créer duc de Bronte la totalité de son royaume. Quoique Minorque n’eût point été attaquée, l’obstination de Nelson à résister aux injonctions de l’amiral Keith fut vivement blâmée par l’amirauté. Personne n’ignorait d’ailleurs, en Angleterre, à quel point l’illustre amiral était subjugué par la cour de Naples. Les journaux en murmuraient, et ses amis en concevaient de justes alarmes.

Dès que Gaète et Capoue eurent capitulé, Nelson, inquiet des conséquences de sa résolution, s’empressa d’expédier la plus grande partie de ses forces à Mahon et revint à Palerme avec le roi de Naples. Déjà les généraux Schipani et Spanò, pris les armes à la mam, avaient été immolés au stérile besoin de vengeance qui présidait à cette fatale restauration. Le général Massa, qui avait rédigé la capitulation, Eléonore Pimentel, cette femme héroïque, ce grand rebelle, comme l’appelait Nelson, les avaient suivis auIl gibet. Ettore Caraffa, Gabriel Manthonè, Dominique Cirillo, dont la reine elle-même implora vainement la grace à genoux, la marquise de San-Felice, que l’intercession de la princesse Marie-Clémentine, mariée à l’héritier du trône, ne put parvenir à sauver, tant d’autres victimes non moins illustres et non moins regrettables ne marchèrent au supplice qu’après le départ du roi. Les agens que Ferdinand IV avait investis de son autorité ne vengèrent que trop bien alors ses droits un instant méconnus. En quelques mois, leur zèle mercenaire eut fait couler plus de sang et de larmes que n’en avait coûté la guerre civile. Sourd à toute prière, Ferdinand confirmait ces horribles sentences. « Le roi est dans le fond un excellent homme, écrivait Nelson ; mais il est difficile de le faire changer d’opinion. Pour quelque cause que je ne comprends pas, l’acte d’amnistie, signé depuis près de trois mois, n’a pas encore été promulgué… On ne peut cependant couper la tête à tout un royaume, quand bien même ce royaume ne sera composé que de coquins » Ces violences judiciaires prirent de telles proportions, que le capitaine Troubridge, ce héros bourru que Nelson avait laissé à Naples avec le Culloden, et qui n’avait pas, comme il le disait lui-même, le cœur plus tendre qu’un autre, s’émut enfin de ces atrocités et commença à craindre qu’on ne poussât trop loin la réaction. « Aujourd’hui, écrivait-il à Nelson le 20 août 1799, onze des principaux jacobins, princes, ducs, représentans du peuple, ont été exécutés. Des femmes ont partagé leur sort. J’espère sincèrement qu’ils en finiront bientôt sur une grande échelle, et qu’ils proclameront alors une amnistie générale, car la mort n’est rien auprès de leurs prisons. »

Malgré les pleins pouvoirs qu’elle avait reçus de Ferdinand IV, la commission de gouvernement établie à Naples sous le nom de junte royale n’était point entièrement satisfaite encore. Elle réclamait avec instance le rappel du cardinal Ruffo, qui n’était, disait-elle au capitaine Troubridge, qu’un véritable embarras et nuisait par sa présence à l’entier rétablissement de l’ordre. Le roi n’avait guère le temps de songer à ces réclamations : il s’occupait alors de la fête de sainte Rosalie, et la junte dut écarter, comme elle l’entendrait, les obstacles que lui suscitait le cardinal. Il est probable qu’elle y réussit complètement, car, un mois après le départ du roi, Troubridge écrivait à lord Nelson que plus de quarante mille familles gémissaient sur le sort de quelques parens emprisonnes « Il est temps, lui disait-il, de proclamer une amnistie : non pas que je sois d’avis qu’on ait fait encore assez d’exemples ; mais la loi est si lente, que les innocens comme les coupables tremblent d’être jetés dans les cachots et de voir le glaive si long-temps suspendu sur leurs têtes. Les biens des jacobins se vendent ici à vil prix, et les gens du roi sont ceux qui les achètent. Aussi saisissent-ils tous les prétextes pour emprisonner un homme, afin de le voler. »

Troubridge était l’intime ami de Nelson, comme il l’avait été de lord Jervis. C’était un homme rude, mais loyal et justement estimé dans la marine anglaise Nelson lui avait accordé toute sa confiance et lui permettait d’user à son égard d’une franchise qu’il n’eût peut-être point tolérée chez un autre. A peine les Français eurent-ils évacué les derniers points qu’ils occupaient en Italie, Rome et Cività-Vecchia, que Troubridge fut envoyé à Malte pour en poursuivre le siége. Il eût voulu y entraîner Nelson et l’enlever ainsi aux séductions de la cour.


« Pardonnez-moi, milord (lui écrivait-il), pardonnez-moi, mais c’est ma sincère estime pour vous qui m’encourage à aborder ce sujet. Je sais que vous n’éprouvez aucun plaisir, à passer la nuit entière à jouer aux cartes. Pourquoi donc sacrifier votre santé, vos goûts, votre bien-être, votre argent, tout enfin, dans cette misérable cour ? J’espère que la guerre se terminera bientôt, et que la paix, en nous arrachant à ce repaire d’infamies, nous rendra les sourires des femmes de notre pays… Vous ignorez, milord, la moitié de ce qui se passe ; vous ignorez ce qu’on en dit. Ah ! si vous saviez ce que souffrent pour vous vos amis, je suis sûr que vous rompriez avec toutes ces fêtes nocturnes. On ne parle partout que des désordres de Palerme. Je vous en supplie, quittez ce pays ! Je voudrais que ma plume pût exprimer ce que j’éprouve. Vous n’hésiteriez pas à céder à mes instances. Ce n’est que ma sincère estime pour votre caractère, je vous le répète, milord, qui me donne la force de m’exposer ainsi à votre déplaisir ; mais, en vérité, l’intérêt de mon pays m’y oblige… Je maudis le jour ou nous sommes entrés au service de ce gouvernement napolitain ! Nous avons une réputation à perdre, milord ; ces gens-ci n’en ont point. Notre pays est juste sans doute, mais il est sévère, et je prévois d’ici que nous perdrons bientôt le peu que nous avons gagné dans son estime. »


On commençait, en effet, à se plaindre, hautement en Angleterre de la conduite scandaleuse de l’amiral Nelson. « On dit, lui écrivait le vice-amiral Godall, un de ses plus anciens amis, on dit, mon cher lord, que vous êtes Renaud dans les bras d’Armide, et qu’il faudrait la fermeté d’Ubald et de son compagnon pour vous arracher aux charmes de l’enchanteresse. » Ces bruits malveillans finirent par prendre une telle consistance, que lady Hamilton elle-même crut devoir y répondre. Ce fut à son ancien amant, l’honorable Charles Greville, neveu de sir William Hamilton, qu’elle adressa ses plaintes hypocrites.


« Nous sommes plus unis et plus heureux que jamais (lui écrivait-elle le 25 février 1800), n’en déplaise à ces infâmes journaux jacobins, si jaloux de la gloire de lord Nelson, de celle de sir William et de la mienne… Lord Nelson est, dans toute l’acception du mot, un grand homme et un homme vertueux, mais c’est là le prix que nous devions attendre de nos peines et de nos sacrifices. Parce que nous avons perdu notre santé au service de la bonne cause, il faut maintenant que notre réputation soit poignardée dans l’ombre. On a commencé par dire que sir William et lord Nelson s’étaient battus : ils vivent ensemble comme deux frères ; que nous avions joué et perdu : lord Nelson ne joue jamais, je puis vous en donner ma parole d’honneur. Soyez donc assez bon, je vous prie, pour démentir ces viles calomnies. Sir William et lord Nelson en rient ; mais, moi, je suis grondée par la reine et par eux tous, pour m’en être laissé affliger pendant un jour. »


L’amiral Keith cependant, de retour dans la Méditerranée, était venu établir lui-même sa croisière devant Malte, et Nelson avait été contraint de le suivre. Sa bonne fortune voulut qu’il atteignît près du cap Passaro, pendant que lord Keith gardait l’entrée du port de Malte, le Généreux, vaisseau de 74, échappé jadis au désastre d’Aboukir[4]. Assailli par 2 vaisseaux et 1 frégate, le Généreux fut obligé de se rendre, et le brave contre-amiral Perrée, dont il portait le pavillon, perdit la vie dans ce combat. Un éclat de bois l’avait déjà blessé à l’œil gauche ; mais il refusait de quitter son poste « Ce n’est rien, mes amis, disait-il aux matelots qui l’entouraient ; ce n’est rien, continuons notre besogne. » Le visage couvert de sang, il commandait encore lui-même la manœuvre, quand un boulet lui enleva la jambe droite. Il tomba sans connaissance sur le pont, et mourut au bout de quelques minutes.

Nelson conduisit le Généreux à l’amiral Keith, et cet amiral, rappelé devant Gênes par des circonstances plus pressantes, lui laissa le soin de bloquer le port de Malte, dont l’investissement se trouvait complet depuis que le brigadier-général Graham y avait conduit une partie des troupes anglaises qui tenaient garnison à Messine. Retenu loin de la cour, Nelson ne cessait de se plaindre de sa santé et d’insister auprès de lord Keith pour qu’il l’autorisât à rentrer à Palerme. En vain ce dernier lui représentait-il la nécessité de ne point disséminer ainsi ses forces, en vain lui défendait-il d’aller se ravitailler ailleurs qu’à Syracuse, en vain Troubridge lui répétait-il : « Malte ne peut tarder à se rendre, les seuls navires qui restent encore de la flotte d’Aboukir sont mouillés dans ce port ; écoutez les instances d’un ami sincère, ne retournez point en Sicile maintenant. Il peut être désagréable pour vous de rester sous voiles : eh bien ! laissez la le Foudroyant ; arborez votre pavillon à bord du Culloden, qui peut demeurer au mouillage, et chargez-vous de diriger les opérations du siége de concert avec le général. » Nelson n’y put tenir : comme Antoine, il eût en ce moment sacrifié un monde à son amour, et ne l’eût point regretté. Au mois de mars 1.800, il retourna à Palerme malgré la désapprobation de lord Keith, et, pendant son absence, le Guillaume-Tell, en voulant échapper à la croisière anglaise, fut capturé, après une héroïque défense, par 2 vaisseaux et 1 frégate. Nelson essaya de se consoler d’avoir manqué cette occasion de compléter son triomphe. « Je remercie Dieu, écrivit-il à lord Keith, de n’avoir point assisté à ce glorieux engagement, car ce n’est pas moi qui voudrais ravir la moindre feuille des lauriers de ces braves gens. »

Malgré la répugnance qu’éprouvait Nelson à quitter Palerme, il lui fallut, cependant reparaître devant Malte. Il y revint, amenant avec lui sir William et lady Hamilton, et quitta encore une fois cette croisière pour les reconduire en Sicile. Enfin sir William fut rappelé en Angleterre ; Nelson obtint d’y rentrer avec lui, pour entendre ces sévères paroles du premier lord de l’amirauté, le comte Spencer : « J’aurais voulu, milord, que votre santé vous permît de rester dans la Méditerranée ; mais, je crois, et c’est l’opinion de tous vos amis, que vous la rétablirez plus sûrement en Angleterre qu’en demeurant inactif dans une cour étrangère ; quelque agréables que puissent être pour vous les hommages et la reconnaissance qu’on y accorde à vos services. »

Le 10 juin 1800, Nelson partit de Palerme sur le Foudroyant. La reine de Naples, qui devait se rendre à Vienne, sir William et lady Hamilton furent reçus à bord de ce vaisseau. Nelson débarqua avec eux à Livourne. Ils traversèrent l’Italie, au risque de rencontrer quelque détachement de l’armée française, déjà victorieuse à Marengo, prirent passage à Ancône sur une frégate russe qui les conduisit à Trieste, et de là gagnèrent la capitale de l’Autriche. La reine s’y arrêta ; mais Nelson, sir William et lady Hamilton continuèrent leur voyage, et vinrent s’embarquer à Hambourg. Le 6 novembre, le vainqueur du Nil arrivait à Yarmouth. Il y fut accueilli par ces hommages spontanés que sait improviser l’enthousiasme populaire, hommages plus flatteurs pour lui que n’auraient pu l’être tous les honneurs officiels. De Yarmouth à Londres, son voyage ne fut qu’un long triomphe. La multitude saluait de ses acclamations, sans réserve et sans arrière-pensée, le héros mutilé qui, depuis huit années, n’avait jamais cessé de combattre au premier rang, le chef aventureux dont le succès avait absous l’audace. L’instinct plus délicat des autres classes de la société, bien qu’elles s’associassent à ces justes transports, réprouvait déjà les erreurs du soldat heureux et les scandales de sa vie privée. Sir William et lady Hamilton n’avaient point quitté lord Nelson depuis son départ de Palerme. Ils le suivirent à Londres. Lady Nelson et le vénérable père de l’amiral virent ce couple odieux venir s’établir sous le toit même où ils s’étaient réunis pour fêter le retour d’un époux et d’un fils ; trois mois s’étaient à peine écoulés depuis ce retour si impatiemment attendu, que Nelson, égaré par son fol amour, rejetait loin de lui une femme qu’il avait tendrement aimée et à laquelle (triste aveu du honteux entraînement auquel il obéissait) il adressa ce loyal et cruel adieu « .Je prends le ciel à témoin qu’il n’y a rien en vous, ni dans votre conduite, que je pusse reprendre ou que je voulusse changer ! » C’est lors que Nelson et Collingwood se rencontrèrent à Plymouth. Promu au grade de vice-amiral de l’escadre bleue le 1er janvier 1801, Nelson venait d’arborer son pavillon à bord du San-Josef. Le pavillon du contre-amiral Collingwood flottait à bord du Barfleur. Depuis le jour où ils avaient combattu ensemble sous le cap Saint-Vincent et partagé avec le capitaine Troubridge l’honneur de cette journée, les deux amis avaient cessé de marcher du même pas à la gloire et à la fortune. Le zèle ambitieux de Nelson avait été mieux servi par les circonstances que le dévouement calme et résigné de Collingwood. Pair d’Angleterre, le premier avait un nom européen ; la place du second n’était pas encore marquée dans l’histoire. De ces deux hommes, cependant, celui qu’on enviait était celui qu’il eût fallu plaindre. Il avait la grandeur et la célébrité ; il avait perdu la paix de l’ame.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. En 1791 : lady Hamilton avait alors près de trente ans.
  2. Article qui interdisait au roi des Deux-Siciles d’admettre plus de 4 bâtimens de guerre anglais à la fois dans la baie de Naples.
  3. « Son excellence l’amiral lord Nelson et prévenu que la sentence de Francesco Caracciolo a été exécutée de la façon qu’il avait ordonné. »
  4. Le Généreux, sous les ordres du capitaine Lejoille, avait forcé le blocus de Corfou et s’était rendu à Ancône pour y demander des secours. Accompagné de neuf transports qui portaient environ 1,000 hommes de troupes et des vivres, le capitaine Lejoille partit d’Ancône dans les derniers jours du mois de février 1799, et vint se présenter à l’entrée du port de Brindes. Cette ville était alors au pouvoir des insurgés, que commandait le Corse Boccheciampe. Le Généreux s’étant échoué, par la faute de son pilote, sous les batteries de la citadelle, ces batteries ouvrirent leur feu sur le vaisseau, et le premier boulet tua le capitaine Lejoille et blessa le général Clément, qui commandait les troupes. Après une canonnade assez prolongée, un détachement de soldats fut jeté à terre et enleva la citadelle. Boccheciampe fut tué dans cet assaut. Le Généreux rentra à Ancône et de la à Toulon, où il reçut le pavillon du contre-amiral Perrée.