La Dernière Crise ministérielle en Angleterre

La Dernière Crise ministérielle en Angleterre
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 115-131).

DE


LA CRISE MINISTERIELLE


EN ANGLETERRE.




A la fin de la dernière session, le ministère de sir Robert Peel était dans toute sa force. Les deux chambres du parlement lui accordaient des majorités triomphantes ; la confiance générale s’attachait à ses plans et devançait ses actes. Depuis M. Pitt, jamais gouvernement en Angleterre n’avait disposé d’un pouvoir plus étendu ni moins contesté.

L’Irlande devait être sa difficulté capitale. Placé entre des amis fanatiques et des adversaires irréconciliables, ayant à désarmer les passions d’un peuple aigri par la persécution et par la misère, et se posant le problème de faire vivre sous les mêmes lois deux races d’une civilisation inégale et d’une origine différente, les conquérans et les vaincus, on lui avait prédit qu’il échouerait sans gloire. Le procès d’O’Connell, cette brutalité arrachée à M. Peel par l’impatience d’un ministre qui est resté soldat, avait failli justifier la prédiction en compromettant tout ensemble la bonne foi et l’autorité du cabinet ; mais presque aussitôt M. Peel avait rétabli et amélioré sa situation par une politique aussi hardie qu’elle était grande. Il avait compris que, pour rattacher les Irlandais à l’Angleterre, il fallait s’attaquer à la fois à leur ignorance et à leur pauvreté incurable, leur donner l’instruction et le travail. La première partie de ce plan avait été réalisée par l’acte qui porte à 30,000 livres sterling la dotation du séminaire de Maynooth, ainsi que par un système d’instruction secondaire et académique qui a pour point de départ en matière de croyances religieuses une tolérance absolue ; la seconde partie le sera, quand une loi équitable aura réglé les relations des fermiers avec les propriétaires, et lorsqu’un réseau de chemins de fer, dont les principaux attendent la sanction de la chambre des communes, aura mis en valeur le territoire ainsi que les richesses minérales et les ressources industrielles de l’Irlande.

En proposant de telles réformes, le ministère avait contraint les membres de l’opposition à l’appuyer de leur parole et de leurs votes ; il avait fait violence aux préjugés de ses propres amis ; il avait dompté enfin les répugnances du pays tout entier. Bien que dix mille pétitions portant plus de douze cent mille signatures eussent protesté contre le bill qui relevait d’une trop longue dégradation le séminaire catholique, et que tout membre des communes favorable à ce bill eût eu à subir les injonctions menaçantes de ses commettans, en qui revivait, avec tout son fanatisme, le vieux levain protestant de 1640, le premier ministre tenant bon et imposant par sa fermeté aux deux chambres, la mesure avait obtenu dans les communes 317 voix contre 184, et dans la chambre des lords, en présence des évêques qui sont les piliers de l’église anglicane, 181 voix sur 231 votans. Pour la première fois, un gouvernement conservateur s’était placé en avant de l’opinion, qui cédait malgré elle à l’ascendant d’une raison éclairée se faisant l’organe d’une nécessité publique.

Dans l’ordre des intérêts matériels, les succès, quoique moins disputés, n’avaient pas été moins éclatans. Lord Stanley et sir J. Graham faisaient peut-être regretter l’habileté administrative des whigs ; mais, en revanche, les finances de l’état se trouvaient placées dans une condition beaucoup plus satisfaisante. Sir Robert Peel avait proposé et obtenu du parlement une série de mesures dont l’expérience n’avait pas tardé à confirmer le mérite, et qui avaient eu pour effet de rétablir l’équilibre entre les recettes et le dépenses, de mettre le crédit et la circulation monétaire à l’abri des crises, enfin d’affranchir en grande partie des entraves du fisc les relations commerciales du pays. L'income-tax, ce legs de l’état de guerre à l’état de paix, sans peser trop lourdement sur les contribuables, rendait annuellement au trésor près de 130 millions de francs. La séparation de la banque d’Angleterre en deux départemens distincts avait réussi à ce point que, dans le courant du mois de juin, la circulation des billets ne s’élevant pas au-dessus de 20 millions sterling, la banque avait dans ses coffres une valeur de 16 millions sterling en lingots ou en espèces. Le 3 pour 100 avait atteint et dépassé le pair ; le commerce et l’industrie étaient dans la situation la plus prospère. La suppression du droit de 10 pour 100, qui frappait le coton en laine à l’entrée du royaume, avait donné un nouvel essor au travail dans les comtés manufacturiers. De tous côtés, on voyait s’élever de nouvelles usines. Pour l’année 1844, les exportations de l’Angleterre représentaient la somme énorme de 58,584,292 livres sterling ; le salaire des ouvriers était en voie de hausse, et, comme ils ne payaient pas encore le pain trop cher[1], les classes laborieuses montaient d’un degré dans l’échelle sociale. Les sommes déposées dans les caisses d’épargne figuraient pour un total approximatif de 800 millions de francs, et le nombre des pauvres, dans une contrée où le paupérisme est invétéré et s’attache à la société comme une lèpre indélébile, avait diminué, sous l’influence de cette prospérité générale, de six ou de sept pour cent. Enfin la liste des crimes et des délits, qui marquait depuis dix ans une effrayante progression, avait présenté en 1844 trois mille accusés de moins, pour l’Angleterre seule ; avec l’aisance du peuple s’améliorait encore sa moralité.

Même résultat dans les relations extérieures. Si le cabinet britannique se rendait, quant à sa politique générale, plus solidaire qu’il ne convenait à un gouvernement libre des tendances manifestées par les cours du Nord, en revanche il n’avait rien de capricieux ni de cassant dans ses rapports diplomatiques. Le traité négocié par lord Ashburton, pour la délimitation des frontières.entre le Canada et les États-Unis, avait fait disparaître de ce côté les chances de guerre, et le traité par lequel la Grande-Bretagne modifiait le droit de visite sur les navires français tendait à calmer l’irritation qu’avaient produite, dans l’affaire de Taïti, les déclarations téméraires et déplacées de sir Robert Peel. Une seule éventualité menaçante apparaissait dans le lointain : la possession du territoire de l’Orégon pouvait donner lieu à des difficultés sérieuses, qu’aggravait encore l’humeur envahissante des États-Unis, encouragée par l’adjonction du Texas ; mais le gouvernement, en vue du conflit que l’on redoutait, avait fait les plus formidables préparatifs, et derrière lui l’Angleterre était unanime.

Grace à la position insulaire du Royaume-Uni, à la prépondérance de ses forces navales et au développement qu’ont pris ses intérêts coloniaux, les questions extérieures n’y occupent que très médiocrement l’attention publique. On les abandonne au gouvernement avec une confiance qui ne peut tenir qu’à l’absence du danger. Ce détachement à peu près absolu de la politique, dans son application aux affaires du dehors, permet au peuple anglais d’intervenir plus activement et avec plus d’efficacité dans la conduite de ses affaires intérieures. Ailleurs, on dirige peut-être l’opinion publique ; en Angleterre, l’aristocratie, le gouvernement, la presse, à très peu d’exception près, tout le monde la suit. Après l’émancipation des catholiques et la réforme électorale de 1832, la question des céréales va bientôt confirmer, par un exemple nouveau, ce principe du gouvernement parlementaire.

La gravité de la question est dans la scission profonde qu’elle fait naître entre les intérêts de la propriété foncière et les intérêts industriels. Des deux côtés, ces intérêts sont organisés pour la lutte. Les propriétaires fonciers, n’admettant pas que l’on puisse abolir ni même réduire les droits établis à l’importation des grains étrangers, sans diminuer par contre-coup leurs revenus et la valeur des terres, ont formé, en vue du maintien des lois sur les céréales, des associations agricoles qui s’intitulent sociétés de protection. Les manufacturiers, considérant la législation qui leur interdit d’échanger leurs produits contre les blés du Nouveau-Monde ou de la Baltique comme un instrument de cherté et comme un obstacle au développement des relations commerciales, insistent au contraire pour que ces lois soient effacées au plus vite d’un tarif de douanes qui a déjà remplacé le principe de la prohibition par celui de la liberté. Pendant quelque temps, leurs réclamations ont gardé un caractère individuel ; mais, depuis deux ans, l’association qui s’est formée à Manchester sous le tit e de ligue contre les lois sur les céréales (anti-corn-law league) a compris qu’elle ne pouvait gagner sa cause qu’à la faveur de l’agitation quelle imprimerait à l’opinion publique. Brochures, journaux, réunions solennelles, prédications ambulantes, souscriptions fabuleuses, elle a tout mis en œuvre ; ni l’enthousiasme ni l’argent ne lui ont manqué. Depuis l’union politique de Birmingham, cette formidable démonstration qui intimida l’aristocratie au point de décider l’adoption du bill de réforme, l’Angleterre n’avait rien vu de comparable. Pourtant la ligue est plus savamment et plus fortement conçue : elle a un principe de vie et de durée, elle est à la fois politique et industrielle ; c’est la protestation d’une classe de citoyens qui aspire du chef de la richesse, comme d’autres du chef de la propriété territoriale, à l’influence et au pouvoir.

Le ministère, placé entre les deux camps, s’était efforcé de rester neutre. Il tenait au parti agricole par son origine et par les sympathies bien connues de la plupart de ses membres ; il tenait au parti industriel par les mesures qu’il avait déjà prises en faveur de la réforme commerciale, et laissait dériver sa barque au courant des idées. Il n’avait, du reste, d’engagemens avec personne. La loi existante, qui est l’ouvrage de sir Robert Peel, est une atténuation du système prohibitif, tel que les lois de 1815 et de 1828 l’avaient institué ; mais, quoique lié à cette mesure par un amour-propre d’auteur, le premier ministre, mis en demeure par ses partisans de la déclarer définitive, avait refusé hautement de leur donner cette garantie. La situation, à ce moment, ne présentait aucun symptôme d’urgence ; le jour du succès ou de la défaite ne semblait prochain pour aucun des deux partis. Dans la chambre des communes, la motion annuelle de M. Villiers avait été repoussée par une majorité de deux contre un[2]. En dehors du parlement, la ligue agissait vigoureusement sur les esprits ; elle gagnait du terrain, mais sans acquérir cette force d’impulsion qui annule la résistance. Le parti manufacturier était en voie de faire des conversions, tandis que les argumens de ses adversaires se montraient, selon l’expression de lord John Russell, de plus en plus faibles. Il travaillait encore, non sans résultat, à fabriquer des électeurs, en se prévalant de la disposition légale qui permet à tout possesseur d’une propriété (freehold) de 40 shillings de revenu de prendre rang dans les listes électorales ; mais l’action des ligueurs ne s’exerçait que sur les grandes villes et sur les comtés les plus voisins des centres industriels. Après deux années d’efforts, ils avaient tout au plus la perspective de déplacer vingt à vingt-cinq voix dans les élections prochaines. Ayant voulu aborder trop tôt ce rôle politique et faire dès à présent acte de puissance, ils avaient échoué dans plusieurs épreuves, et notamment à Sunderland, où l’éloquence de M. Cobden, combinée avec la célébrité du candidat radical, le colonel Thompson, n’avait pas empêché le triomphe de M. Hudson, qui réunissait à la qualité de riche propriétaire celle non moins séduisante d’heureux spéculateur. Ajoutons que, si les fermiers ne se déclaraient pas partout favorables au système protecteur, les ouvriers des manufactures ne se passionnaient en aucune façon pour la liberté du commerce. Le peuple imitait la conduite du gouvernement ; il demeurait neutre et il attendait. On pouvait donc croire, sans fermer les yeux aux progrès des esprits, que l’heure de l’émancipation n’avait pas sonné, et que le cabinet avait encore tout le temps d’y préparer l’Angleterre.

Une mauvaise récolte en Irlande, une récolte médiocre dans la Grande-Bretagne, ont suffi pour hâter la maturité de cette situation. Le dieu est intervenu au dénouement comme dans la tragédie antique ; pour employer une métaphore qui est familière aux orateurs de la ligue, les saisons ont combattu contre l’aristocratie.

A la première nouvelle de l’épidémie qui avait frappé les pommes de terre et qui enlevait ainsi à une partie de la population la base de sa subsistance, lorsqu’on eut constaté que le rendement des céréales, qui devaient combler le déficit, était inférieur à celui d’une année moyenne, chacun vit venir de loin cette nécessité qui renverse les combinaisons des hommes. Le gouvernement s’y résignait tout le premier, et il y a lieu de croire que, dès ce moment, sir Robert Peel méditait une réforme quelconque dans les lois qu’il avait récemment défendues ; mais toute situation a ses entraînemens, dans la faiblesse comme dans la force. Les réformes dont on n’a pas voulu quand elles étaient un progrès, on a mauvaise grace à les reprendre quand elles ne peuvent plus être qu’un temps d’arrêt. Les partis ne tardèrent pas à soupçonner les embarras du ministère, et, les ayant reconnus, ils cherchèrent à les exploiter.

La lettre de lord John Russell aux électeurs de la Cité est le point de départ de cette attitude nouvelle. En tacticien consommé, lord John Russell a reconnu qu’il ne manquait plus au mouvement qu’un chef politique et qu’une direction parlementaire, et il a pris en main le drapeau que la ligue avait arboré. Avant cette démonstration décisive, les whigs formaient un parti intermédiaire qui se refusait également à conserver le système protecteur dans son intégrité, et à le renverser de fond en comble. Comme moyen de transaction, ils avaient proposé d’établir, à l’importation des blés étrangers, un droit fixe de 8 shillings d’abord, et, plus tard, de 5 shillings. C’était une position analogue à celle que sir Robert Peel occupait dans le parti conservateur, où il travaillait à modérer les tendances restrictives, comme les whigs les tendances libérales. En quittant ce terrain de la transaction, lord John Russell venait proclamer que le temps des demi-mesures était passé, et il déjouait par avance toute tentative du gouvernement pour s’y maintenir.

La démarche d’un homme d’état qui dirigeait depuis onze ans la fraction libérale dans la chambre des communes ne pouvait pas être un acte individuel ni isolé. Pourtant cet acte avait encore une portée plus grande que celle d’un simple engagement de parti, car il impliquait l’adhésion d’une fraction de l’aristocratie aux doctrines de liberté que l’aristocratie avait considérées jusqu’alors comme fatales à son pouvoir et à sa richesse. C’est au nom des grandes familles whigs que lord John Russell a dit : « La lutte que l’on soutient pour rendre le pain rare et cher, quand il est évident qu’une partie au moins de ce prix additionnel sert à augmenter le taux des fermages, ne peut que faire le plus grand tort à une aristocratie qui, cette semence de division une fois écartée, resterait forte par la propriété, forte par la constitution du parlement, forte par l’appui de l’opinion publique, forte par l’ancienneté de ses relations, et par la mémoire de ses immortels services. »

C’est un des caractères distinctifs du gouvernement en Angleterre que le parti conservateur, le parti qui ne sépare pas l’église de l’état, le parti aristocratique par excellence, prend volontiers pour alliés et pour chefs des hommes qui semblaient devoir être les organes naturels de la bourgeoisie, et qui portent encore sur leur front la rouille de la roture. La noblesse de lord Lyndhurst lui est personnelle ; celle de sir Robert Peel date à peine de deux générations. En revanche, le parti libéral n’est capable que d’une agitation plus ou moins stérile, tant qu’il n’a pas à sa tête quelques membres de la classe privilégiée ; il rappelle, trait pour trait, ces milices du moyen age, qui ne savaient combattre que lorsqu’un chevalier apportait la discipline dans leurs rangs et les menait au combat. Sous ce rapport, la lettre de lord John Russell a fait plus que la propagande organisée par la ligue ; elle a déterminé l’adhésion de lord Morpeth, de lord Kinnaird, et la résignation de beaucoup d’autres ; elle a décidé la haute banque et le haut commerce ; elle a rendu possible ce meeting vraiment extraordinaire, dans lequel M. Cobden a porté la parole devant le lord-maire et sous les voûtes de Guildhall.

Il n’y a qu’une voix parmi les whigs sur l’opportunité d’une démarche qui atteste la prévoyance et la résolution de leur général en chef ; mais les plus politiques en ont blâmé la forme. La lettre de lord John Russell était écrite avec une amertume, et elle avait un caractère agressif, qui ont dû blesser profondément le premier ministre. Les circonstances semblaient indiquer la convenance, la nécessité même d’un rapprochement entre les deux fractions modérées de la chambre des communes. Le temps ayant effacé les plus graves dissentimens qui les séparaient, la distance était désormais peu sensible entre les opinions, et n’existait plus que de personne à personne. Cette coalition, à laquelle tout le monde songeait, excepté peut-être les deux hommes qui pouvaient seuls la former, la lettre de lord John Russell l’a rendue tout-à-fait impossible ; elle a rouvert et agrandi le fossé qui allait être comblé. Les destinées de l’Angleterre seront certainement affectées par cet incident, mais les whigs y perdront plus que l’Angleterre.

Lord John Russell calcule trop bien la portée de ses démarches pour que l’on ait le droit de supposer qu’il a fait ici autre chose que ce qu’il voulait faire. Le chef des whigs a su évidemment ce qu’il acceptait et ce qu’il repoussait : il a préféré l’alliance des radicaux à celle des tories modérés ; il a déplacé l’avenir de son parti, et peut-être aussi l’avenir du gouvernement. Quant à sir Robert Peel, il n’était pas maître de suivre l’exemple qu’on lui donnait, ni de se rejeter dans la résistance aussi loin que ses adversaires allaient à l’avant-garde. Il arrive un moment, dans l’histoire des sociétés, où les préjugés et les intérêts des vieux partis ne peuvent plus trouver d’organes. Sir Robert Peel a dû juger que ce moment était venu.

Dans les derniers jours de novembre, il porta la difficulté au conseil des ministres. Le cabinet était partagé sur la question des céréales. Lord Aberdeen, sir J. Graham et M. Sidney Herbert formaient, avec le premier ministre, le parti des concessions ; le reste du ministère y répugnait plus qu’il n’y résistait, lord Stanley faisant valoir des scrupules plutôt que des argumens, et le duc de Wellington entrevoyant dans le lointain seulement des nécessités que sir Robert Peel croyait pressantes. Dans cette disposition des esprits, les conseils de cabinet se succédaient sans conclure. L’on attendait avec anxiété la décision du ministère, lorsque le Times, qui semble avoir le privilège des révélations opportunes, publia un article dont voici les premières lignes, et qui fit une prodigieuse sensation :

La détermination du cabinet n’est plus un secret. On assure que le parlement doit être convoqué pour la première semaine de janvier, et que le discours du trône recommandera aux chambres d’examiner sans délai les lois sur les céréales, afin d’en préparer l’abrogation complète. Sir Robert Peel dans la chambre des communes, et le duc de Wellington dans la chambre des lords, se disposent, dit-on, à mettre à exécution le vœu exprimé par la couronne. » La nouvelle, présentée dans ces termes absolus, excita d’abord autant d’incrédulité que de surprise. Comment admettre, non pas seulement que sir Robert Peel eût brûlé ses vaisseaux (car le même homme qui s’était déjà fait whig pouvait tout aussi bien aller jusqu’au radicalisme), mais que le duc de Wellington, l’auteur de la loi de 1828, un membre de cette trinité de ducs en qui se personnifiait le système protecteur, abjurant les croyances de toute sa vie, se rendît volontairement et sans transition complice d’un revirement que l’aristocratie foncière allait regarder comme une trahison ? Cependant le Times insistait, malgré les démentis et les clameurs de la presse ministérielle, et il faut avouer que les évènemens qui suivirent semblent lui avoir donné raison.

Il y aurait quelque témérité à prétendre que la proposition faite au conseil par le premier ministre, et adoptée par la majorité dans les premiers jours de décembre, fût la suppression immédiate et absolue de tout droit d’importation sur les grains provenant de l’étranger ; mais que la résolution, arrêtée un moment entre les membres du cabinet, ait impliqué l’abrogation complète des lois sur les céréales ou seulement une modification importante dans l’économie de ces lois, il n’en est pas moins certain que le ministère avait résolu d’abandonner la politique qu’il avait jusque-là défendue dans cette question, et que le duc de Wellington s’était d’abord rallié au venu de ses collègues. La publicité prématurée donnée par le Times aux projets du conseil paraît avoir ébranlé la résolution du duc, résolution qui avait dû lui coûter beaucoup, et qui était trop récente pour être fermement assise. Craignant de se voir en butte aux reproches de ses amis politiques avant l’heure où le pays recueillerait les fruits de ce douloureux sacrifice, il crut sans doute qu’il ne lui était permis ni d’appuyer ni de combattre une détermination à laquelle il avait eu part, et il envoya sa démission à sir Robert Peel. La retraite du duc de Wellington entraînait la dissolution du ministère. Le cabinet avait besoin, pour vivre et pour agir, de la majorité dans les deux chambres. Sir Robert Peel était tout-puissant à la chambre des communes, mais le duc de Wellington disposait de la chambre haute ; et comment gouverner, quand on relevait des intérêts aristocratiques, sans le concours de l’homme qui avait la confiance de l’aristocratie ? Lord John Russell, représentant du mouvement populaire, aurait pu se passer de cet appui, et l’on verra qu’il ne l’a pas osé ; mais sir Robert Peel le pouvait moins qu’un autre, et il ne le tenta point. Dès que la détermination du vieux guerrier lui fut connue, le premier ministre adressa l’offre de sa démission à la reine, qui passait les derniers jours de l’automne dans sa résidence de l’île de Wight. La retraite du ministère devint publique le 10 décembre ; ce jour-là, un cabinet éprouvé par de longues et glorieuses luttes, rompu aux difficultés, habitué au succès, et dont l’habileté égalait peut-être la fortune, tomba sous le poids d’un dissentiment intérieur.

La reine fit quelques efforts pour changer la résolution de sir Robert Peel ; mais, comme elle se pique, avant tout, de rester scrupuleusement dans les limites tracées par la constitution à sa prérogative, le chef des tories se retirant, elle manda le chef des whigs pour lui confier les pouvoirs que la royauté, dans ces momens difficiles, doit reprendre, mais qu’elle ne doit pas garder, même pour un jour. Lord John Russell se trouvait à Édimbourg lorsqu’éclata la crise ministérielle ; le 10 décembre, il arrivait à Osborne-House, ayant laissé derrière lui le bruit des changemens qui se préparaient. Le 11, de retour à Londres, il annonçait à ses amis que la reine lui avait confié la mission à la fois délicate et ardue de former un gouvernement.

Après l’avortement de cette combinaison, l’on a cherché à expliquer la déconvenue des whigs par l’intervention d’une influence étrangère. L’échange assez actif de courriers qui se faisait entre les Tuileries et Windsor a donné lieu à des suppositions qu’il serait dangereux d’accréditer. Nous avons voulu remonter à la source de ces bruits. Il paraît qu’une lettre a été en effet adressée à la reine Victoria, lettre conçue dans les termes de la plus parfaite réserve, et qui se bornait à des vœux pour que l’œuvre de conciliation commencée par lord Aberdeen entre la France et l’Angleterre fût continuée par son successeur présumé. La reine a dû en donner communication à lord John Russell, qui n’y a vu, dit-on, qu’un acte de courtoisie. Au reste, l’on a montré des deux côtés une prudence pareille. Lord Palmerston n’a-t-il pas fait connaître aux chefs du centre gauche, à M. Guizot, qui s’en est vanté, et même ailleurs, où l’on ne s’en vantera pas, à quel point ses dispositions étaient changées à l’égard de la France ? Nous vivons dans un temps où l’on ne sait pas toujours avoir des amis et leur rester fidèle, mais où l’on craint surtout d’avoir des ennemis.

Quoi qu’il en soit, les obstacles étaient assez nombreux, et la situation assez grave pour justifier l’hésitation que les whigs firent d’abord paraître. Sir Robert Peel se retirait, bien qu’il eût la majorité dans la chambre des communes. Le chef de la minorité n’allait-il pas se placer dans une situation moins enviable encore et plus précaire, en acceptant un pouvoir que des courans contraires devaient annuler ? Le seul avantage des whigs consistait dans la netteté de leur conduite. Moralement, ils étaient mieux placés que les tories pour entreprendre la réforme des lois sur les céréales ; car ce principe, à des degrés divers, avait toujours fait partie de leur bagage politique : ils n’avaient ni passé à renier, ni engagemens à rétracter, et ils ne partaient pas de la prohibition pour aboutir, à force de métempsycoses, au giron de la liberté. Leurs intentions n’étant pas suspectes, leurs actes devaient en avoir plus de force, et l’opinion publique enflait leurs voiles long-temps délaissées.

Mais le gouvernement est, avant tout, une question de majorité, c’est-à-dire de nombre. Sur ce point, les whigs n’avaient qu’à ouvrir les yeux pour apercevoir les plus tristes réalités. Dans la chambre des communes, ils n’avaient pas la majorité, et ils n’étaient pas certains de l’obtenir pour cette réforme spéciale, même avec l’appui de sir Robert Peel. Enfin une dissolution, en la supposant prochaine, ne pouvait pas leur faire gagner plus de vingt à trente voix. Quelle que fût l’énergie avec laquelle se prononçât l’opinion publique, il n’y avait pas lieu d’espérer, dans les élections, des résultats comparables à ceux que l’on avait emportés d’assaut, à la veille et en vue du bill de réforme. Les convictions se modifient, mais on ne convertit pas des intérêts.

La plus vulgaire des prévoyances conseillait donc de poser la question à la chambre actuelle, et de la mettre en demeure ; mais il fallait d’abord connaître les intentions de ceux des ministres démissionnaires qui avaient paru pencher pour une réforme des lois sur les céréales : aurait-on le concours de sir Robert Peel, et détacherait-il de la majorité un certain nombre de voix ? Voudrait-il, en un mot, faciliter ou embarrasser la marche du ministère dont sa retraite provoquait la formation ? Il paraît que, dans une entrevue de lord John Russell avec sir James Graham, le chef des whigs demanda des explications qui ne lui furent pas données complètes ni très rassurantes. Cependant la réserve dans laquelle se renfermaient M. Peel et ses amis n’impliquait pas nécessairement un refus de concours. Lord John Russell considéra sans doute la situation des tories modéras indépendamment de leurs dispositions personnelles ; il jugea que, si le ministère whig n’avait pas à compter sur leur alliance, il n’avait pas non plus à redouter leur hostilité, et, sans s’arrêter à l’étude de leurs mouvemens, il crut devoir passer outre.

Au moment où lord John Russell, pour répondre à la confiance de la reine et pour ne pas négliger un retour de fortune, entreprenait de renouer les anneaux brisés du ministère whig, les principaux membres de cette combinaison étaient presque tous absens. Lord Palmerston se trouvait seul à Londres, et, depuis le premier instant des négociations jusqu’au dernier, il fut aussi le seul qui encouragea le premier ministre désigné dans la pensée de relever, malgré les difficultés des circonstances, l’espèce de défi jeté au parti. Il fallait mander lord Lansdowne, lord Morpeth, lord Normanby, lord Grey, M. Macaulay, M. Baring, M. Labouchère, sir J. Hobhouse, lord Cottenham, dispersés aux quatre coins de l’Angleterre. De là, les lenteurs de cet enfantement qui ne devait pas arriver à terme. Après plusieurs réunions à Chesham-Place, résidence de lord John Russell, réunions entremêlées de voyages à Windsor, où la reine s’était rendue pour faciliter les communications qu’exigeait le dénouement de la crise, lord John Russell, effrayé sans doute de la désunion et de la froideur qu’il apercevait autour de lui, fit savoir à sir Robert Peel que, dans le cas où le premier ministre consentirait à garder ou à reprendre la direction des affaires publiques, il pourrait compter sur l’appui de l’opposition. Sir Robert Peel déclina l’ouverture ; il ne voulait pas gouverner par la permission ni sous le patronage des whigs, et, si l’opposition devait renoncer au gouvernement, il entendait que ce fût non par un acte de déférence pour lui, mais par un aveu bien constaté d’impuissance.

Ce calcul égoïste ne dut pas échapper à lord John Russell ; il comprit sans doute aussi que l’occasion qui s’offrait aux whigs était une trêve inespérée à l’espèce d’ostracisme qui avait pesé sur eux depuis quatre ans, et qu’en renonçant à la saisir, ils allaient passer condamnation dans leur propre cause. Les ouvertures de conciliation adressées à sir Robert Peel remontent au 17 décembre ; le 18, après avoir consulté ses futurs collègues, et après avoir obtenu que le duc de Wellington, quoique étranger à la combinaison, conservât le commandement de l’armée, lord John Russell acceptait publiquement la mission de composer un ministère ; ce qui est la formule consacrée en Angleterre pour annoncer l’existence d’une nouvelle administration. Peux jours plus tard, le premier ministre en expectative se présentait à Windsor pour remettre entre les mains de la reine les pouvoirs qu’il avait reçus.

Que s’était-il passé dans l’intervalle ? Les whigs avaient le champ libre : la reine les souhaitait peut-être ; les tories s’écartaient pour leur faire place ; le parti radical les appelait ; O’Connell applaudissait à leur rentrée. Les obstacles ne pouvaient donc venir et ne vinrent en effet que d’eux-mêmes. Parmi les membres désignés pour composer le futur cabinet, les uns, envisageant principalement le côté sombre de la situation, ne se prêtaient qu’à regret à une combinaison qui avait peu de chances de durée ; les autres, plus préoccupés de la position faite ou à faire aux personnes, adressaient leurs objections aux élémens dont se formait cet embryon de ministère. Une partie des whigs, ceux qui représentaient plus particulièrement la tradition aristocratique et qui, en leur qualité de grands propriétaires, conservaient un fonds de tendresse pour le système protecteur, ne concevaient pas que l’on élargît le cadre un peu étroit dans lequel s’était traînée l’ancienne administration ; ils n’admettaient pas que les hommes qui avaient gagné la bataille en recueillissent les résultats, et ils voyaient toute une révolution dans le fait de l’adjonction de M. Cobden, agitateur populaire et manufacturier, qui n’avait d’autre noblesse que son incontestable capacité. Cependant l’insistance de lord John Russell avait emporté ce point, et M. Cobden serait entré dans le cabinet, s’il l’avait voulu.

La position de lord John Russell lui-même soulevait des résistances plus sérieuses. Il était impossible de lui disputer la direction politique, car, selon les usages de l’Angleterre, la reine l’avait fait premier ministre en l’appelant. La supériorité de talent justifiait d’ailleurs un pareil choix non moins que l’éminence du caractère. Ajoutons que l’état des affaires et des esprits en Angleterre exige impérieusement aujourd’hui que le premier lord de la trésorerie appartienne à la chambre des communes, et que dans la chambre des communes tous les membres du parti whig reconnaissent l’autorité de lord John Russell. Assurément, lorsque le duc de Wellington, malgré la célébrité qui s’attache à son nom, et bien qu’il ait commandé le gouvernement ainsi que les armées, cède à sir Robert Peel la direction de son parti, on chercherait vainement dans les rangs des whigs une illustration devant laquelle les droits de lord John Russell dussent s’effacer. Toutefois une société aristocratique comporte des prétentions que l’on s’expliquerait difficilement en France. Il ne faudrait pas trop s’étonner si lord Lansdowne, déjà chancelier de l’échiquier en 1807, ministre de l’intérieur en 1827, président du conseil privé en 1830, héritier d’un grand nom et possesseur d’une immense fortune, avait vu avec déplaisir les préférences de la couronne porter sur un cadet de famille doté d’un revenu assez mince, et comparativement nouveau dans la carrière politique. Le caractère de lord Lansdowne est trop honorable pour que l’on ait le droit de supposer qu’il a poussé la logique du mécontentement jusqu’à dissoudre de propos délibéré la combinaison à laquelle il était appelé à concourir ; mais la froideur qu’il y apportait a dû très certainement réagir sur les dispositions de ses collègues.

Au reste, le malentendu qui existait entre les membres présumés du ministère, ce n’est pas lord Lansdowne, c’est lord Grey (lord Howick) qui l’a fait éclater. Lord Grey passe pour avoir un caractère difficile, pour être le dissolvant de toute combinaison dans laquelle on l’admet. Il s’était séparé, en 1839, du cabinet présidé par lord Melbourne, et lord John Russell n’ignorait, pas, en lui demandant son concours, qu’il désapprouvait la politique suivie en 1840 à l’égard de la France. Il y avait là des incompatibilités que l’on pouvait prévoir, ou dont il fallait prendre son parti ; lord John Russell n’a fait ni l’un ni l’autre.

Dans la distribution des portefeuilles, lord John Russell ayant offert à lord Grey le ministère des colonies, celui-ci s’empressa d’accepter ; mais il demanda à savoir à qui serait confié le ministère des affaires étrangères. Le premier ministre ayant fait connaître que ce poste était réservé à lord Palmerston, lord Grey déclara qu’il verrait avec plaisir lord Palmerston au nombre de ses collègues, mais qu’il ne pouvait pas siéger dans un cabinet où le ministre qui dirigeait les relations extérieures en 1840 se trouverait appelé à remplir les mêmes fonctions. Nous avons lieu de croire que l’objection soulevée par lord Grey existait dans la pensée de la plupart de ses collègues ; il a eu seul le courage de dire tout haut ce que d’autres se contentaient de penser tout bas.

Laissons de côté les impressions que le nom de lord Palmerston a pu produire en France. Ne recherchons pas même si les craintes manifestées par les capitalistes en Angleterre et si l’exclusion donnée par des membres du même parti à l’homme qui les servit si long-temps était une expiation nécessaire de ses fautes. Lord Grey ne considère pas comme viable un ministère dont lord Palmerston fait partie, et lord John Russell, en dehors de lord Palmerston, ne voit pas de ministère possible. Si la difficulté qui vient de se présenter a suffi pour arrêter les whigs dans cette circonstance, elle les arrêtera dans un an, dans plusieurs années, pour bien long-temps sans doute. La retraite de lord John Russell est donc la plus grande faute qu’il ait pu commettre ; ce n’est pas la démission du ministère qu’il a donnée, c’est la démission du parti.

Les whigs se mettant désormais hors de cause, et les vieux tories n’essayant pas même de concourir, sir Robert Peel restait maître de la situation. Les circonstances allaient l’investir de cette dictature qu’il avait souhaitée, et en vue de laquelle il avait, pour quelques jours, brisé ou suspendu l’existence du ministère. Une sorte de baptême nouveau le dégageait plus complètement des liens de parti. Après s’être fait de tory conservateur, il pouvait de conservateur devenir un instrument d’innovations, un ministre populaire. Sur l’appel que vient de lui adresser la reine, sir Robert Peel a retiré sa démission. Il rentre, triomphant de ses adversaires politiques et de ses collègues. La mort l’a délivré d’un dissident, lord Wharncliffe ; il le remplace, dans la présidence du conseil privé, par le duc de Buccleugh, qui remet lui-même la présidence du bureau de contrôle, c’est-à-dire le gouvernement de l’Inde, à lord Ellenborough. Lord Stanley quittant l’administration des colonies, ce poste est confié à M. Gladstone, une des espérances et des lumières du parti. Le duc de Wellington reprend son siège dans le cabinet, comme si aucun dissentiment grave n’avait existé entre lui et le premier ministre ; le ministère continue à diriger les affaires, comme s’il n’y avait jamais eu de déchirement dans son sein, en sorte que l’on se demande s’il était bien nécessaire de faire ce grand éclat, et de laisser l’Angleterre pendant quinze jours sans gouvernement.

Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que sir Robert Peel a joué la comédie, et que l’intérêt de sa situation personnelle a été l’unique mobile de sa conduite ; mais nous croyons aussi qu’il n’avait qu’à vouloir pour épargner au gouvernement et au pays la crise que l’on ne sait encore comment caractériser. Avec l’autorité qu’il exerce sur le cabinet, des explications nettes et sincères auraient peut-être calmé les scrupules et désarmé les ombrages. Malheureusement le premier ministre ne condescend jamais à s’expliquer. Il ne cherche pas à inspirer la confiance, il la commande. Mystérieux dans ses plans et réservé dans ses formes jusqu’à la hauteur, il tient tout le monde à distance. Sir Robert Peel a des collègues et des alliés politiques, mais il n’a pas d’amis. De là vient que, dans toutes les circonstances où il faudrait agir par la persuasion, il est réduit aux coups de tonnerre.

A peine rentré au pouvoir, le premier ministre a déjà repris ses allures de sphinx. On ne savait pas très clairement ce qu’il voulait avant la crise ; on sait encore moins ce qu’il se propose de faire depuis. Demandera-t-il au parlement l’abolition complète et immédiate de tout droit d’importation sur les grains étrangers, ou bien se ralliera-t-il, comme l’annoncent quelques journaux, à un système d’abolition graduelle ? Ses collègues l’ignorent peut-être encore, et en sont là-dessus au même point que le public. Cependant, le caractère de sir Robert Peel étant donné, on peut raisonnablement conjecturer qu’il ne s’arrêtera pas à moitié chemin, et que ses plans pècheront moins par la timidité que par la hardiesse. Ajoutons que la retraite de lord Stanley n’aurait pas de sens dans le cas où sir Robert Peel voudrait laisser subsister, ne fût-ce que pour un temps, la législation actuelle. Le représentant de la maison de Derby quitte évidemment le cabinet pour ne prendre aucune part à une mesure que l’aristocratie juge funeste à ses intérêts, et cette mesure ne peut être que la liberté du commerce des grains.

Dans la pensée de sir Robert Peel, l’abrogation des lois sur les céréales paraît se lier à un remaniement complet de l’assiette de l’impôt. Le premier ministre veut donner des compensations à la propriété foncière en la dépouillant de ses privilèges ; on parle de la suppression de la taxe sur la drêche, ou des taxes de comtés, qui seraient désormais imputées sur les fonds généraux de l’état. D’autres supposent que sir Robert Peel va faire main-basse sur l’excise, affranchir par conséquent de tout impôt les boissons spiritueuses, pour augmenter en revanche le tarif de l'income-tax ; mais on ne raie pas ainsi d’un trait de plume des ressources dont le produit annuel s’élève à 300 millions de francs. Quoi qu’il en soit des détails, la pensée est certaine. La réforme, telle que sir Robert Peel la conçoit, a deux parties essentielles pour chacune desquelles il compte apparemment sur une majorité différente, espérant faire passer l’abolition des lois sur les céréales à l’aide des whigs, et les mesures de compensation à l’aide des tories. Au fond, le problème qu’il se pose est celui-ci : rendre hommage aux principes, sans irriter ni froisser les intérêts. Pour cela, il faut rendre à l’aristocratie d’une main ce qu’on lui enlèvera de l’autre : le gouvernement de bascule devient une nécessité de la situation dans laquelle le premier ministre s’est placé.

Cependant la ligue garde une attitude de défiance et de menace. La campagne va commencer ; les armes et les munitions sont prêtes. Les chefs de cette croisade, qui ont déjà levé, dans l’intérêt de leur propagande, une contribution de 100,000 livres sterling, en demandent aujourd’hui 250,000, et Manchester, en un seul jour, vient d’en souscrire 60,000 pour sa part. Quelles convictions ou quels intérêts que ceux qui inspirent de tels sacrifices ! M. Cobden déclarait la semaine dernière, à Manchester, que l’abrogation des lois sur les céréales suffirait pour dissoudre la ligue ; mais il ajoutait en même temps que, dans le cas où l’aristocratie toucherait à l’assiette de l’impôt, elle ferait naître une autre ligue, et obligerait la classe moyenne à soulever les classes laborieuses contre cette nouvelle forme d’oppression. Le moment est donc solennel et l’occasion décisive ; il dépend de sir Robert Peel d’étouffer ou de semer dans les esprits les germes de la guerre. On ne doit pas escamoter les réformes, quand on veut éviter les révolutions.


LÉON FAUCHER.

  1. En juin 1813, le prix moyen du blé en Angleterre était de 45 shillings par quarter, soit environ 20 fr. par hectolitre ; il est aujourd’hui de 65 shillings
  2. 254 contre 122.