La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans/La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans/Section3

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« Mort de douleur ! », s’écria Sara. « Ah ! monsieur d’Aigremont, vous n’avez pas imaginé sans doute que je me serais donnée à un autre, sachant que vous m’aimez. — Pourquoi non, si c’était votre avantage. » Sara me regarda d’un air de reproche qui signifiait : Ingrat, tu ne me rends pas Justice ! Je me jetai sur sa main, que je baisai. Sara approcha ses lèvres de rose de ma joue, j’en sentis l’impression délicieuse et j’en fus enivré de bonheur…

La vérité du sentiment paraissait dans les regards de Sara et moi, j’étais sous le charme lorsqu’on frappa rudement à ma porte. Comme j’avais une jeune personne chez moi, je courus ouvrir ; c’était la mère de Sara. Elle entra, en tenant une lettre à la main : « Je viens vous voir aussi, me dit-elle avec un agréable sourire ; voyez cette lettre que je reçois à l’instant ». Elle me pressa de la lire, et sur un signe qu’elle fit à sa fille, Sara nous quitta.

« Je vous ai envoyé ma fille volontiers, me dit-elle, sur la demande qu’elle m’en a faite cependant ; c’est pour que vous tâchiez de gagner sa confiance, et de connaître ses dispositions. Elle est si dissimulée avec moi, sans doute parce qu’elle me craint, car je l’ai élevée sévèrement, qu’elle ne peut ou qu’elle n’ose me dire sa pensée. Voici ce dont il s’agit. Il y avait ici, l’été dernier, un jeune homme que vous avez vu ; c’est M. du Châtaignier. Ce jeune homme me l’avait demandée en mariage. J’y avais consenti, mais j’ai observé depuis qu’il était sans établissement. Il me doit sa pension, pour le temps qu’il a demeuré chez moi ; cette lettre est de son père, qui me propose d’aller dans son pays : voyez, lisez-la. Mon intention est de refuser nettement son fils et de lui demander mon paiement ; mais je voudrais que la réponse fût bien tournée et bien piquante, pour deux raisons, qui sont de blesser assez son amour-propre pour qu’il empêche son fils de songera ma fille, et qu’il me paie sur-le-champ. Faites-moi cette réponse, je vous en prie, j’ai confiance en vous. Je vous prie ensuite de connaître à fond les dispositions de ma fille et de vouloir bien m’en instruire. Je vais vous la renvoyer dans l’après-diner, sous quelque prétexte, comme d’un livre, que vous avez oublié de lui donner. »

Je fus charmé de cette marque de familiarité, mais j’étais en ce moment encore si désintéressé, à ce qu’il me semblait, que je résolus de ne pas faire la réponse, que je n’eusse parlé à la demoiselle ; j’aurais été fâché de la brouiller avec un amant qu’elle aurait aimé.

Elle revint en effet à six heures du soir. Elle paraissait plus embarrassée qu’à l’ordinaire, car elle me demanda beaucoup de pardons de me déranger. Je lui répondis que c’était l’heure à laquelle je quittais le travail et que je ne pouvais en être plus agréablement distrait, que par le charme de sa présence. Puis, entrant en matière, je lui dis : « Mademoiselle, je suis chargé par madame votre mère de faire réponse au père de M. du Châtaignier. Mais je ne voudrais pas m’acquitter d’une commission qui serait désobligeante pour vous. » J’attendis sa réponse. Sara baissa les yeux en rougissant et me chargea de remercier absolument M. du Châtaignier fils. « Vous le pouvez, monsieur, dit-elle, sans me désobliger, je vous assure ! je le méprise trop pour le regretter. Lorsqu’une fois on m’a manqué essentiellement, je n’en reviens plus. » Cette réponse me donnait carte blanche ; je fis une lettre telle que la désirait la mère. J’en écrivis plusieurs autres au père de ce jeune homme, pour presser le paiement de la pension, et on m’obligeait à les tourner très durement.

Cependant, je voyais Sara toutes les semaines pendant deux ou trois jours, car elle venait le dimanche, et ce n’était que le lundi, quelquefois le mardi, qu’elle s’en retournait chez sa maîtresse. Au renouvellement de l’année, nous n’étions pas encore des connaissances assez familières pour que je hasardasse un présent de quelque valeur. Je faisais des réflexions sur mon âge et, malgré la confiance avec laquelle Sara me parlait, je sentais que je ne pouvais être qu’un père à son égard, au lieu d’un amant. Ce fut la première de ces qualités que je lui offris, dans les termes les plus affectueux. Elle y répondit d’une manière charmante, mais avec retenue. « Oui, me dit-elle, le premier jour de l’année, soyez mon père, puisque je suis abandonnée de celui que la nature m’a donné. Commençons une liaison si agréable pour moi, avec cette nouvelle année ; qu’elle me soit plus favorable que les dernières !… » Elle jeta sur moi un regard touchant et deux larmes humectèrent sa paupière. Je la pressai contre mon cœur : « Ma chère fille ! — Mon bien-aimé papa ! — Auriez-vous des peines ?… parle, ma fille, quelque chose te chagrinerait-il ? — Ah ! que j’aime ce ton ! vous me tutoyez ! il me semble que j’en suis davantage votre fille. — Aimable, charmante enfant ! — J’ose me promettre un heureux

Portrait de L.Mercier
Portrait de L.Mercier
PORTRAIT DE L. MERCIER
(Musée Carnavalet.)


avenir de notre liaison ; vous serez mon père, mon guide, mon protecteur. — Ah ! ma chère fille ! je crains d’être aussi ton amant ! — Quand cela serait ?… » En achevant ce mot, Sara cacha sa rougeur dans mon sein. Je lui donnai deux baisers et elle m’en rendit un qui ne finit pas si vite ; son visage resta collé contre le mien… La situation était trop délicieuse pour qu’elle m’ennuyât, mais enfin, je me sentis inondé des larmes de ma jeune amie. Surpris, effrayé, je l’enlevai dans mes bras : « Qu’as-tu, ma chère fille ? réponds à ton papa. — Une autre fois. — Ne serais-tu pas heureuse ? — Heureuse, moi ! — Ah ! je l’ai toujours présumé !… Fille si digne du bonheur ! Fille parfaite ! tu serais malheureuse !… Regrettais-tu ton amant ? — Ne m’en parlez pas, je le déteste. — Quelle est donc la cause nouvelle ?… — Nouvelle !… elle ne l’est pas… Vous connaissez ma mère ? — Oui, répondis-je précipitamment, et… mes sentiments pour vous deux sont absolument contraires : ici, toute mon estime, toute mon amitié, toute ma tendresse… ; là (désignant la mère), tous les sentiments opposés. » Nous n’en dîmes pas davantage à cette visite. Sara s’était oubliée auprès de moi ; elle se leva précipitamment. « Je serai grondée ! — Pourquoi ? elle consent à vos visites… — Vous ne savez pas tout !… Adieu. »

Le jour des Rois étant arrivé, l’envie d’amuser Sara me fit offrir une collation pour tirer le gâteau. Je me faisais une fête de donner ce petit régal à ma jeune amie, qui devait rester plusieurs jours à la maison, la fête tombant un samedi. En effet, cette soirée fut une des plus agréables de ma vie, sans en excepter les temps heureux de ma jeunesse, lorsque j’aimais et que j’avais droit de m’attendre à l’être. Nous étions quatre à table, Sara, sa mère, le pro-mari de celle-ci, nommé de Valfleuri, et moi. Il ne se trouva pas de fève, parce que probablement elle était tombée au pro-mari qui la fit disparaître. Il n’y a rien qui familiarise autant que de manger ainsi ensemble, et ce jour avança plus notre familiarité que nos entretiens pendant six semaines, qui s’étaient écoulées depuis la première visite de Sara. Nous dînâmes ensemble le lendemain. Sara vint m’inviter de la part de sa mère, et j’avais pris quelques précautions, ayant eu envie de m’inviter moi-même. L’entretien que nous eûmes, le matin de ce jour-là, fut encore plus confiant que celui de la veille ; Sara me parla avec une vérité intéressante, et mon cœur, sans que je m’en aperçusse, prenait toute la tendresse dont il était susceptible… Nous jouâmes dans l’après-diner et je me retirai sur les cinq heures, pour me remettre au travail.

À sept heures et demie, Sara se fit entendre à ma porte. J’y volai. Elle entra d’un air d’amitié qui me ravit. Nous causâmes de ses amours avec du Châtaignier. Elle ne convint pas de l’avoir aimé, mais s’étendit sur les marques d’une véritable tendresse qu’il lui avait données. Je hasardai des caresses qui ne furent pas mal accueillies et ce fut ce jour-là que, dans la conversation, je l’assurai que je ne voudrais pas, s’agit-il de mon bonheur, porter atteinte à la vertu d’une fille honnête, que j’avais une probité trop délicate pour abuser de la confiance d’une mère et de celle de sa fille. Mais j’ajoutai, je ne sais pourquoi, que je n’aurais pas les mêmes scrupules avec une fille déjà entamée… (Oui, je tins ce discours imprudent, mais j’en ai porté la peine !…) Sara me répondit en m’assurant qu’elle avait son innocence première. « Ce titre est sacré pour moi, lui dis-je, fille aimable ; je serai votre ami, votre tendre père, et rien de plus ; mais je serai tout cela si parfaitement que je ne vous laisserai rien à désirer. Soyez ma fille chérie, le voulez-vous ? — Oui, papa, je la serai. Je ne change jamais quand le mérite a déterminé mon penchant. — Ma chère Sara, c’est sur ta générosité, non sur mon mérite, que je veux compter. » J’osai lui prendre un baiser sur la bouche, elle s’y opposait un peu, mais à ma prière elle me le rendit et j’en pris mille ensuite. Je venais de la tutoyer comme amant, je voulus l’engager à en faire de même. Elle hésita ; enfin, elle refusa de me donner cette marque de familiarité. Nous soupâmes ensemble.

Si tous mes lecteurs devaient être affectés comme moi, je ferais un Journal et il serait assez intéressant ; il montrerait la gradation de cette passion impérieuse et cruelle qui naît en nous sans consulter la raison, et que la raison, soutenue du mépris, de l’indignation, ne réussit pas toujours à détruire.

La mère de Sara s’aperçut aisément de la passion naissante que m’inspirait sa fille. Le lundi, j’allai saluer les dames, le matin, à ma première sortie. « Nous dînerons ensemble, me dit la mère, faites vos affaires ; nous ne nous mettrons à table qu’à trois heures ou même plus tard, et en sortant de table nous irons à une Comédie bourgeoise. Cela ne sera pas superbe, ce sont des acteurs du commun, mais nous rirons. D’ailleurs, j’ai des billets de l’auteur d’une pièce nouvelle qu’on y donnera. Il a été mon pensionnaire et je ne veux pas le désobliger. » J’acceptai avec transport, ravi d’avoir une journée de plus la compagnie de ma chère Sara. Nous partîmes d’assez bonne heure. En chemin, Sara me dit : « Je vous demande de l’indulgence pour l’auteur. Maman vous a trompé en vous disant que la pièce est d’un de ses pensionnaires. Elle est d’une fille de ma maîtresse, de Mlle Damé l’aînée ; j’en ai une copie dont je veux vous faire présent. Soutenez la pièce, je vous prie. » Je le promis.

Arrivés au théâtre, nous fûmes placés très avantageusement. On donna d’abord un drame de M. Mercier, le Déserteur[1]. Je n’avais pas encore vu représenter cet ouvrage plein de force et de pathétique ; il fit sur moi une impression prodigieuse. Pour Sara, elle en parut encore plus affectée et ses larmes donnaient aux miennes plus de douceur. On joua ensuite un petit opéra-comique. On ne s’avise jamais de tout[2]. Enfin, la pièce nouvelle. Le commencement ne m’intéressa pas beaucoup. Sara me regardait en tremblant. J’ignorais l’intérêt quelle prenait à la pièce, je ne cherchais pas à la faire valoir, j’oubliais qu’elle m’en avait prié. J’étais dans ces dispositions quand je trouvai un endroit délicieux, que j’applaudis avec transport[3]. Sara me pressa la main, elle me dit qu’elle se mourait d’envie de m’embrasser. Je lui dis que j’avais le même désir. « Comment trouvez-vous la pièce ? — Charmante. — Vrai ? — D’honneur. — Elle est de moi. » À ce mot, je fus transporté. Je croyais bien que Sara avait de l’esprit, mais je ne l’aurais jamais soupçonnée d’être l’auteur de la pièce.

Comme elle n’est pas imprimée et qu’elle est courte, je vais la mettre ici : on jugera si je fus excusable de croire Sara capable de l’avoir faite. Ce petit ouvrage pourra contribuer aussi à faire voir que si je suis devenu éperdument amoureux, aucun des moyens de me subjuguer ne fut omis par la plus aimable des enchanteresses[4].

Les Deux Cinquantenaires

La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans

L’Amour et la Folie

  1. Le Déserteur, drame en cinq actes, de Mercier, fut représenté en 1782, au Théâtre-Italien (où avait été joué sous le même titre en 1769 un opéra-comique de Sedaine et Monsigny). Les relations de Mercier et de Restif datent de 1782. À cette époque, Mercier consacra au Paysan perverti, dans son Tableau de Paris, tout un chapitre dans lequel il disait ; « Le silence absolu des littérateurs sur ce roman plein de vie et d’expression, et dont si peu sont capables d’avoir conçu le plan et formé l’exécution, a bien droit de nous étonner, et nous engage à déposer ici nos plaintes sur l’injustice ou l’insensibilité de la plupart des gens de lettres qui n’admirent que de petites beautés froides et conventionnelles, et ne savent plus reconnaître ou avouer les traits les plus frappants et les plus vigoureux d’une imagination forte et pittoresque. » Une véritable amitié naquit de cet éloge, amitié mêlée de refroidissements et de brouilles dans lesquels le caractère bizarre et la prodigieuse vanité de Restif lui donnèrent tous les torts.
  2. Opéra-comique en un acte, de Sedaine et Monsigny, qui fut joué pour ta première fois à la Foire Saint-Laurent en 1761.
  3. Cet endroit sera indiqué dans la pièce par une note.
  4. Cette pièce n’est qu’une vraie misère : mais M. d’Aigremont, une fois qu’il sut de qui elle était, la trouva charmante, et il porta la prévention jusqu’à croire qu’il l’avait trouvée telle auparavant.
    (R.)