La Demeure mystérieuse/Chapitre IX



IX.

Les fiançailles d’Arlette

Il était dit qu’Antoine Fagerault serait pour Jean l’occasion de constantes surprises. Ses relations avec Arlette, leur mariage inattendu, la sympathie que leur témoignaient les Mélamare, l’inconcevable achat de l’hôtel, autant de coups de théâtre, annoncés d’ailleurs comme des événements les plus normaux de la vie quotidienne.

Ainsi, durant les jours où d’Enneris s’était volontairement tenu à l’écart pour juger plus sainement une situation dont il ne devinait point d’ailleurs la gravité, l’adversaire avait profité magnifiquement des délais accordés, et avancé fort loin sa ligne de bataille. Mais était-ce vraiment un adversaire, et leur rivalité amoureuse, à tous deux, impliquait-elle réellement la perspective d’une bataille ? D’Enneris était contraint de s’avouer qu’il ne possédait aucune preuve certaine, et qu’il se guidait d’après sa seule intuition.

— À quand la signature du contrat de vente ? dit-il en plaisantant. À quand le mariage ?

— Dans trois ou quatre semaines.

D’Enneris eût eu de la joie à le saisir à la gorge, cet intrus qui s’installait dans la vie selon son bon plaisir, et contrairement à ses volontés à lui, d’Enneris. Mais il aperçut Arlette qui s’était levée, et qui pâle encore et toute fiévreuse, vaillante cependant.

— Allons-nous-en, dit-elle. Je ne veux pas rester plus longtemps. Et je ne veux pas non plus savoir ce qui s’est passé, et non plus que maman le sache. Plus tard, vous me raconterez cela.

— Plus tard, oui, fit d’Enneris. Mais en attendant, il faut que nous vous défendions mieux que nous ne l’avons fait contre les attaques. Et pour cela, il n’est qu’un moyen, c’est de nous concerter tous deux, M. Fagerault et moi. Le voulez-vous, monsieur ? Si nous nous entendons, Arlette est hors de danger.

— Certes, s’écria Fagerault, et soyez sûr que, pour ma part, je ne suis pas bien loin de la vérité.

— À nous deux, nous la découvrirons tout entière. Je vous dirai ce que je sais, et vous ne me cacherez rien de ce que vous savez.

— Rien.

D’Enneris lui tendit la main, d’un geste spontané, auquel l’autre riposta par un geste non moins chaleureux.

— Je vous ai mal jugé, monsieur, fit d’Enneris. L’homme qu’a choisi Arlette ne peut être indigne d’elle.

L’alliance fut conclue. Jamais d’Enneris n’avait donné une poignée de main où il y eût plus de haine inassouvie et un tel désir de vengeance, et jamais cependant adversaire n’avait accueilli ses avances avec plus de cordialité et de franchise.

Ils redescendirent tous trois devant le garage. Arlette, trop fatiguée pour marcher, pria Fagerault de chercher une voiture. Et, tout de suite, profitant de ce qu’elle était seule avec Jean d’Enneris, elle lui dit :

— J’ai des remords envers vous, mon ami. J’ai fait beaucoup de choses sans vous en prévenir, et des choses qui ont dû vous être désagréables.

— Pourquoi désagréables, Arlette ? Vous avez contribué à sauver M. de Mélamare et sa sœur… n’était-ce pas mon intention également ? D’autre part, Antoine Fagerault vous a fait la cour, et vous avez accepté de vous fiancer à lui. C’est votre droit.

Elle se tut. La nuit tombait, et d’Enneris voyait à peine son joli visage. Il demanda :

— Vous êtes heureuse, n’est-ce pas ?

Arlette affirma :

— Je le serais tout à fait si vous me gardiez votre amitié.

— Ce n’est pas de l’amitié que j’ai pour vous, Arlette.

Comme elle ne répondait pas, il insista :

— Vous comprenez bien ce que je veux dire, n’est-ce pas, Arlette ?

— Je le comprends, murmura-t-elle, mais je ne le crois pas.

Et, vivement, d’Enneris se rapprochant, elle reprit :

— Non, non, ne parlons pas davantage.

— Comme vous êtes déconcertante, Arlette ! Je vous l’ai dit dès les premiers jours. Et j’éprouve encore près de vous cette impression d’une chose cachée, d’un secret… un secret qui se mêle à tous ceux qui rendent cette affaire mystérieuse.

— Je n’ai aucun secret, affirma-t-elle.

— Si, si, et je vous en délivrerai, de même que je vous délivrerai de vos ennemis. Je les connais tous déjà, je les vois agir… je les surveille… l’un d’eux surtout, Arlette, le plus dangereux et le plus fourbe…

Il fut sur le point d’accuser Fagerault, et dans la pénombre il sentit qu’Arlette attendait ses paroles. Mais il ne les prononça point, car les preuves lui manquaient.

— Le dénouement est proche, dit-il. Mais je ne dois pas le brusquer. Suivez votre route, Arlette. Je ne vous demande qu’une promesse, c’est de me revoir autant que cela sera nécessaire, et de vous arranger pour que je sois reçu, comme vous l’êtes, chez M.  et Mme de Mélamare.

— Je vous le promets…

Fagerault revenait.

— Un mot encore, dit Jean. Vous êtes bien mon amie ?

— Du plus profond de mon cœur.

— Alors, à bientôt, Arlette.

Une voiture stationnait au bout de l’allée. Fagerault et d’Enneris se serrèrent de nouveau la main, et Arlette partit avec son fiancé.

— Va, mon bonhomme, se dit Jean, pendant qu’ils s’éloignaient, va. J’en ai maté de plus difficiles que toi, et je jure Dieu que tu n’épouseras pas la femme que j’aime, que tu n’habiteras pas l’hôtel Mélamare, et que tu rendras le corselet de diamants.

Dix minutes après, Béchoux surprenait d’Enneris tout pensif, au même endroit. Le brigadier accourait, essoufflé, en compagnie de deux acolytes.

— J’ai un tuyau. De la rue La Fayette, Laurence Martin a dû venir dans ces parages où elle a loué, il y a quelque temps, une sorte de remise.

— Tu es prodigieux, Béchoux, fit d’Enneris.

— Pourquoi ?

— Parce que tu finis toujours par arriver au but. Trop tard, il est vrai… enfin, tu y arrives.

— Que veux-tu dire ?

— Rien. Sinon que tu dois poursuivre ces gens-là sans répit, Béchoux. C’est par eux que nous serons renseignés sur leur chef.

— Ils ont donc un chef ?

— Oui, Béchoux, et qui a pour lui une arme terrible.

— Quoi ?

— Une gueule d’honnête homme.

— Antoine Fagerault ? Alors tu soupçonnes donc toujours ce type-là ?

— Je fais plus que de le soupçonner, Béchoux.

— Eh bien, moi, le brigadier Béchoux, ici présent, je te déclare que tu te mets le doigt dans l’œil. Je ne me trompe jamais sur la physionomie des gens.

— Même sur la mienne, ricana d’Enneris, en le quittant.

L’assassinat du conseiller municipal Lecourceux et les circonstances où il se produisit remuèrent l’opinion publique. Lorsqu’on sut, par les révélations de Béchoux, que l’affaire se rattachait à celle du corselet, que la boutique de la revendeuse à la toilette que l’on recherchait avait comme locataire en nom la demoiselle Laurence Martin, et que cette Laurence Martin était celle-là même à laquelle M. Lecourceux avait donné audience, tout l’intérêt, un moment assoupi, se réveilla.

On ne parla plus que de Laurence Martin et du vieux qui boitait, complice et assassin. Les raisons du crime demeurèrent inexplicables, car il fut impossible de savoir exactement sur la rédaction de quel rapport Laurence Martin avait voulu influer par une offre d’argent. Mais tout cela semblait si bien combiné, et par des gens si exercés dans la pratique du crime, qu’on ne douta point que ce fussent les mêmes qui avaient agencé l’affaire du corselet de diamants, et les mêmes aussi qui avaient machiné le complot mystérieux contre M. de Mélamare et sa sœur. Laurence, le vieillard, la revendeuse, les trois associés redoutables, devinrent célèbres en quelques jours. Leur arrestation d’ailleurs paraissait imminente.

D’Enneris revit Arlette chaque jour à l’hôtel Mélamare. Gilberte n’oubliait pas l’audace avec laquelle Jean l’avait fait évader et le rôle qu’il avait joué. Il reçut donc, sur la recommandation d’Arlette, le meilleur accueil auprès d’elle et auprès du comte.

Le frère et la sœur avaient repris confiance dans la vie, quoique leur résolution de quitter Paris et de vendre leur hôtel fût définitive. Ils éprouvaient le même besoin de partir et considéraient comme un devoir de faire au destin hostile le sacrifice de la vieille maison familiale.

Mais ce qui restait encore de leurs longues inquiétudes se dissipait au contact de la jeune fille et de leur ami Fagerault. Arlette apportait dans cette demeure, pour ainsi dire abandonnée depuis plus d’un siècle, sa grâce, sa jeunesse, la clarté de ses cheveux blonds, l’équilibre de sa nature et l’élan de son enthousiasme. Elle s’était fait aimer, à son insu et tout naturellement, de Gilberte et du comte, et d’Enneris comprit pourquoi, dans leur désir de la rendre heureuse, ils avaient cru concourir à une bonne action en appuyant les prétentions de Fagerault, de celui qu’ils considéraient comme leur bienfaiteur.

Quant à lui, Fagerault, très gai, toujours de bonne humeur, expansif et insouciant, il exerçait sur eux une influence profonde, qu’Arlette semblait subir au même point. Il était vraiment le type de l’homme qui n’a pas d’arrière-pensée et qui s’abandonne à la vie en toute confiance et en toute sécurité.

Aussi avec quelle attention anxieuse d’Enneris étudiait la jeune fille ! Il y avait entre elle et lui, malgré leur conversation affectueuse devant le garage de Levallois, une certaine gêne que Jean n’essayait pas de combattre. Et, cette gêne, il s’obstinait à croire qu’Arlette la conservait même en dehors de lui, et qu’elle ne se laissait pas aller au bonheur naturel d’une femme qui aime et dont le mariage approche.

On n’eût point dit qu’elle envisageait l’avenir à ce point de vue, et que cet hôtel de Mélamare, qu’elle allait habiter, fût sa maison d’épouse. Lorsqu’elle en parlait avec Fagerault — et c’était tout le sujet de leurs conversations — ils semblaient aménager le siège social d’une œuvre philanthropique. C’est qu’en effet l’hôtel Mélamare, selon les projets d’Arlette, devenait le Foyer de la « Caisse dotale ». Là se réunirait le conseil d’administration. Là les protégées d’Arlette auraient leur salle de lecture. Le rêve d’Arlette, mannequin de chez Chernitz, se réalisait. Il n’était jamais question des rêves d’Arlette jeune fille.

Fagerault était le premier à en rire.

— J’épouse une œuvre sociale, disait-il. Je ne suis pas un mari, mais un commanditaire.

Un commanditaire ! Ce mot, chez d’Enneris, dominait toutes ses pensées dans leur évolution autour d’Antoine Fagerault. De si vastes projets, achat d’hôtel commandite, installations, révélaient une grosse fortune. D’où venait cette fortune ? Les renseignements, recueillis par le brigadier Béchoux auprès du consulat et de la légation argentine, établissaient qu’effectivement une famille Fagerault s’était installée à Buenos-Ayres une vingtaine d’années auparavant, et que le père et la mère étaient morts au bout de dix ans. Mais ces gens-là ne possédaient rien, et l’on avait dû rapatrier leur fils Antoine, un tout jeune adolescent à cette époque. Comment cet Antoine que, depuis, les Mélamare avaient connu assez pauvre, s’était-il, enrichi soudain ? Comment… sinon par le vol récent des merveilleux diamants de Van Houben ?

L’après-midi et le soir, les deux hommes ne se quittaient pour ainsi dire pas. Chaque jour ils prenaient le thé chez les Mélamare. Tous deux pleins d’entrain, allègres et démonstratifs, ils se prodiguaient les marques de leur amitié et de leur sympathie, se tutoyaient à l’occasion et ne tarissaient pas d’éloges l’un sur l’autre. Mais de quel œil frémissant d’Enneris épiait son rival ! Et comme il sentait parfois le regard aigu de Fagerault qui le fouillait jusqu’au fond de l’âme !

De l’affaire, entre eux, il n’était jamais question. Pas un mot de cette collaboration que d’Enneris avait réclamée et qu’il eût refusée si l’autre l’avait offerte. En réalité, c’était un duel implacable, avec des assauts invisibles, des ripostes sournoises, des feintes, et une égale fureur contenue.

Un matin, d’Enneris avisa, aux environs du square Laborde, bras dessus bras dessous, Fagerault et Van Houben qui paraissaient au mieux. Ils suivirent la rue Laborde et s’arrêtèrent devant une boutique fermée. Du doigt, Van Houben montra l’enseigne : « Agence Barnett et Cie ». Ils s’éloignèrent en parlant avec animation.

— C’est bien cela, se dit Jean, les deux fourbes se sont acoquinés. Van Houben me trahit et raconte à Fagerault que d’Enneris n’est autre que l’ex-Barnett. Or un type de la force de Fagerault ne peut manquer, à bref délai, d’identifier Barnett et Arsène Lupin. En ce cas il me dénonce. Qui démolira l’autre, Lupin ou Fagerault ?

Cependant Gilberte prenait ses dispositions de départ. Jeudi le vingt-huit avril (et l’on était au quinze), les Mélamare devaient abandonner leur hôtel. M. de Mélamare signerait le contrat de vente et Antoine donnerait un chèque. Arlette préviendrait sa mère, les bans seraient publiés et le mariage aurait lieu vers le milieu de mai.

Un peu de temps encore s’écoula. Une telle exécration lançait l’un contre l’autre d’Enneris et Fagerault que leur camaraderie affectée n’y résistait pas toujours. Malgré eux les deux hommes se laissaient aller, par instants, à prendre posture d’adversaires. Fagerault eut l’audace d’amener Van Houben au thé des Mélamare, et Van Houben marqua la plus grande froideur vis-à-vis de Jean. Il parla de diamants et déclara qu’Antoine Fagerault était sur la piste du voleur, et il dit cela avec un tel accent de menace que d’Enneris se demanda si le dessein de Fagerault n’était pas de le mettre en cause, lui, d’Enneris.

La bataille ne pouvait tarder. D’Enneris, dont les idées s’appuyaient sur une réalité de plus en plus solide, en avait fixé la date et l’heure. Mais ne serait-il pas devancé ? Un fait dramatique se produisit qui lui parut de mauvais augure à ce sujet.

Il avait pris à sa solde le portier du Mondial Palace où demeurait Fagerault et il savait par lui, et par Béchoux, d’ailleurs, dont la surveillance ne se démentait pas, que Fagerault ne recevait jamais ni lettres ni visites. Un matin, néanmoins, d’Enneris fut averti qu’on avait perçu quelques mots d’une communication téléphonique, très courte, échangée entre Fagerault et une femme. Rendez-vous était pris pour le soir à onze heures et demie dans le jardin du Champ-de-Mars, « à la même place que la dernière fois ».

Le soir, dès onze heures, Jean d’Enneris rôda au pied de la tour Eiffel et dans les jardins. Il faisait une nuit sans lune et sans étoiles. Il chercha longtemps et ne rencontra pas Fagerault. Ce n’est guère avant minuit qu’il avisa, sur un banc, une masse épaisse qui lui parut être une femme ployée en deux, la tête presque sur les genoux.

— Eh ! dites donc, cria Jean, on ne dort pas comme ça en plein air… Tenez, voilà qu’il pleut.

La femme ne remuait pas. Il se pencha, sa lampe électrique à la main, vit une tête sans chapeau, des cheveux gris et une mante qui traînait sur le sable. Il souleva la tête qui retomba aussitôt : il avait eu le temps de reconnaître, toute pâle, de la pâleur d’une morte, la marchande à la toilette, la sœur de Laurence Martin.

L’endroit se trouvait à l’écart des allées centrales, au milieu de massifs, mais non loin de l’École militaire. Or, sur l’avenue, passaient deux agents cyclistes dont il attira l’attention d’un coup de sifflet, et qu’il appela au secours.

— C’est bête ce que je fais, se dit-il. À quoi bon m’occuper de cela ?

Dès que les agents se furent approchés, il leur expliqua sa découverte. On dévêtit un peu la femme et l’on aperçut le manche d’un poignard planté au-dessous de l’épaule. Les mains étaient froides. La mort devait remonter à trente ou quarante minutes. Le sable, à l’entour, était piétiné, comme si la victime s’était débattue. Mais la pluie, qui commençait à tomber fortement, effaçait les traces.

— Il faudrait une automobile, observa l’un des agents, et la porter au poste.

Jean s’offrit.

— Amenez le corps jusqu’à l’avenue. Moi, je reviens avec une voiture : la station est tout près.

Il se mit à courir. Mais, à la station, au lieu de monter dans le taxi, il se contenta d’avertir le chauffeur et de l’envoyer au-devant des agents. Pour lui, il s’éloigna du côté opposé à vive allure.

— Pas la peine de faire du zèle, se disait-il. On me demanderait mon nom. Je serais convoqué à l’instruction. Que de tracas pour un homme paisible ! Mais qui diable a tué cette revendeuse ? Antoine Fagerault, à qui elle avait donné rendez-vous ? Laurence Martin qui a voulu se débarrasser de sa sœur ? Il y a une chose de plus en plus évidente, c’est que la brouille est entre les complices. Avec cette hypothèse, tout s’explique, la conduite de Fagerault, ses plans, tout…

Le lendemain, les journaux de midi relatèrent en quelques lignes l’assassinat d’une vieille femme dans les jardins du Champ-de-Mars. Mais, le soir, double coup de théâtre ! La victime n’était autre que la marchande à la toilette de la rue Saint-Denis, c’est-à-dire la complice de Laurence Martin et de son père… Et dans une de ses poches on avait recueilli un bout de papier qui portait ce nom tracé d’une écriture grossière et visiblement déguisée « Ars. Lupin. » En outre les agents cyclistes racontèrent l’épisode de l’homme trouvé près du cadavre et qui s’était prudemment esquivé. Aucun doute : Arsène Lupin se trouvait mêlé à l’affaire du corselet de diamants !

C’était absurde, et le public ne manqua pas de réagir. Arsène Lupin ne tuait jamais, et n’importe quel misérable pouvait avoir inscrit le nom d’Arsène Lupin. Mais quel avertissement pour Jean d’Enneris ! Combien le fait d’évoquer la silhouette de Lupin prenait de signification ! La menace était directe : « Abandonne la partie. Laisse-moi libre. Sinon je te dénonce, car j’ai en main toutes les preuves par lesquelles on remonte de d’Enneris à Barnett et de Barnett à Lupin. »

Mieux que cela, ne suffisait-il pas de prévenir le brigadier Béchoux… Béchoux, toujours inquiet, qui ne subissait qu’avec impatience l’autorité de d’Enneris et qui saisirait avidement l’occasion d’une aussi magnifique revanche ?

Or c’est ce qu’il advint. Sous prétexte de poursuivre l’enquête relative aux diamants, Antoine Fagerault, de même qu’il avait introduit Van Houben, amena Béchoux chez les Mélamare, et l’attitude gauche et compassée du brigadier avec d’Enneris ne pouvait laisser place à la moindre hésitation : pour Béchoux, d’Enneris devenait brusquement Lupin. Seul Lupin avait pu accomplir les exploits que Béchoux avait vu Barnett accomplir, et seul Lupin avait pu rouler Béchoux comme Béchoux avait été roulé ; Béchoux devait donc sans retard, et d’accord avec ses chefs de la Préfecture, préparer l’arrestation de Jean d’Enneris.

Ainsi, chaque jour, la situation empirait. Fagerault, qui avait paru soucieux et désemparé à la suite de l’aventure du Champ-de-Mars, recouvrait son humeur habituelle, mais, volontairement ou non, prenait vis-à-vis de Jean une sorte de désinvolture dont l’arrogance se déguisait mal. On le sentait triomphant, comme un homme qui n’a plus qu’à lever le doigt pour que se déclenche tout le mécanisme de la victoire.

Le samedi qui précéda le contrat de vente, il bloqua d’Enneris dans un coin et lui dit :

— Eh bien, qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?

— De tout cela ?

— Oui, de cette intervention de Lupin ?

— Bah ! je suis plutôt sceptique à cet égard.

— Tout de même, il y a des charges contre lui, et il paraît qu’on le file de près, et que sa capture n’est plus qu’une question d’heures.

— Sait-on jamais ? Le personnage est malin.

— Si malin qu’il soit, je ne sais pas comment il pourra s’en tirer.

— Je vous avoue que je ne me tourmente pas pour lui.

— Moi non plus, remarquez-le. Je parle en spectateur désintéressé. À sa place…

— À sa place ?…

— Je filerais à l’étranger.

— Ce n’est pas le genre d’Arsène Lupin.

— Alors j’accepterais une transaction.

D’Enneris s’étonna :

— Avec qui ? et à propos de quoi ?

— Avec le possesseur des diamants.

— Ma foi, fit d’Enneris, en riant, étant donné ce qu’on sait de Lupin, je crois que les bases de transaction seraient faciles à déterminer.

— Et ces bases ?

— Tout pour moi. Rien pour toi.

Fagerault sursauta, croyant à une apostrophe directe.

— Hein ? Que dites-vous ?

— Je prête à Lupin une formule de réponse conforme à ses habitudes. Tout pour Lupin, rien pour les autres.

Fagerault rit de bon cœur à son tour, et sa physionomie était si loyale que d’Enneris s’irrita. Rien ne lui était plus désagréable que l’impression « bon enfant » qui se dégageait d’Antoine et qui attirait au jeune homme toutes les sympathies. Et l’anomalie apparaissait cette fois au moment même où Fagerault se croyait assez fort pour agir en provocateur. D’Enneris jugea bon d’engager le fer sans plus tarder, et, passant subitement du ton de la plaisanterie au ton d’hostilité, prononça :

— Pas de phrases entre nous. Ou du moins le minimum. Trois ou quatre suffisent. J’aime Arlette. Vous aussi. Si vous persistez à l’épouser, je vous démolis.

Antoine parut stupéfait de l’algarade. Cependant, il répliqua, sans se démonter :

— J’aime Arlette et je l’épouserai.

— Donc, refus ?

— Refus. Il n’y a aucune raison pour que je subisse des ordres que vous n’avez, vous, aucun droit à me donner.

— Soit. Choisissons le jour de la rencontre. La signature du contrat de vente a lieu mercredi prochain, n’est-ce pas ?

— Oui, l’après-midi, à six heures et demie.

— J’y serai.

— À quel titre ?

M. de Mélamare et sa sœur partent le lendemain. J’irai leur dire adieu.

— Vous serez certainement le bienvenu.

— Donc à mercredi.

— À mercredi.

Au sortir de cet entretien, d’Enneris ne tergiversa pas. Restaient quatre jours. À aucun prix, il ne voulait courir le moindre risque durant cette période. Il fit donc un « plongeon » dans les ténèbres. On ne le vit plus nulle part. Deux inspecteurs de la Sûreté déambulèrent devant son rez-de-chaussée. D’autres surveillèrent la maison d’Arlette Mazolle, d’autres celle de Régine Aubry, d’autres la rue qui bordait le jardin des Mélamare. Aucune trace de Jean d’Enneris.

Mais, durant ces quatre jours, caché dans une de ces retraites bien aménagées qu’il possédait à Paris, ou bien camouflé comme lui seul savait le faire, avec quelle fièvre il s’occupa de la bataille finale, concentrant toute son attention sur les derniers points qui demeuraient obscurs et agissant ensuite selon le résultat de sa méditation ! Jamais il n’avait senti plus vivement la nécessité d’être prêt, et l’obligation, en face d’un adversaire, d’envisager les pires éventualités.

Deux expéditions nocturnes lui procurèrent certaines indications qui lui manquaient. Son esprit discernait à peu près nettement toute la chaîne des faits et toute la psychologie de l’affaire. Il connaissait ce qu’on appelait le secret des Mélamare, et dont les Mélamare n’avaient entraperçu qu’une face. Il savait la raison mystérieuse qui donnait tant de force aux ennemis du comte et de sa sœur. Et il voyait clairement le rôle joué par Antoine Fagerault.

— Ça y est ! s’écria-t-il le mercredi à son réveil. Mais je dois bien savoir que, lui aussi, il doit se dire : « Ça y est ! » et que je peux me heurter à des périls que je ne soupçonne pas. Advienne que pourra !

Il déjeuna de bonne heure, puis se promena. Il réfléchissait encore. Ayant traversé la Seine, il acheta un journal de midi qui venait de paraître, le déplia machinalement, et, tout de suite, fut attiré par un titre sensationnel, en tête de colonne. Il s’arrêta et lut posément :

Le cercle se rétrécit autour d’Arsène Lupin, et l’affaire évolue dans le nouveau sens que laissaient prévoir les derniers événements. On sait qu’un monsieur de tournure jeune et vêtu avec élégance cherchait, il y a quelques semaines, des renseignements sur une marchande à la toilette qu’il tâchait de retrouver. Cette femme, dont il se procura l’adresse, n’était autre que la revendeuse de la rue Saint-Denis. Or, le signalement de ce monsieur correspond exactement au signalement de l’individu que les agents cyclistes ont surpris au Champ-de-Mars près du cadavre, et qui s’est enfui sans avoir depuis donné signe de vie. À la Préfecture, on est persuadé qu’il s’agit d’Arsène Lupin. (Voir à la troisième page.)

Et à la troisième page, en dernière heure, cet entrefilet signé : « Un lecteur assidu. »

Le monsieur élégant que l’on poursuit s’appellerait, selon certaines informations, d’Enneris. Serait-ce le vicomte Jean d’Enneris, ce navigateur qui, soi-disant, a fait le tour du monde en canot automobile et dont on a fêté l’arrivée l’année dernière ? D’autre part, on est fondé à croire que le célèbre Jim Barnett, de l’agence Barnett et Cie, ne faisait qu’un avec Arsène Lupin. S’il en est ainsi, nous pouvons espérer que la trinité Lupin-Barnett-d’Enneris n’échappera pas longtemps aux recherches, et que nous serons débarrassés de cet insupportable individu. Pour cela, ayons confiance dans le brigadier Béchoux.

D’Enneris replia rageusement le journal. Il ne doutait pas que les conclusions du « lecteur assidu » ne provinssent d’Antoine Fagerault, lequel tenait toutes les ficelles de l’aventure et dirigeait le brigadier Béchoux.

— Voyou ! grinça-t-il. Tu me le paieras… et un bon prix !

Il se sentait mal à l’aise, gêné dans ses mouvements, et déjà comme traqué. Les passants avaient l’air de policiers qui le dévisageaient. N’allait-il pas s’enfuir, comme le lui avait conseillé Fagerault ?

Il hésita, songeant aux trois moyens de fuite qu’il avait toujours à sa disposition : un avion, une auto, et, toute proche, sur la Seine, une vieille péniche.

— Non, c’est trop bête, se dit-il. Un type comme moi ne flanche pas à l’heure de l’action. Ce qui est vexant, c’est que je vais être obligé, en tout état de cause, de lâcher mon joli nom de d’Enneris. Dommage ! Il était allègre et bien français. En outre, me voilà fichu comme gentleman navigateur !

Inconsciemment néanmoins, obéissant à sa nature, il inspectait la rue contiguë au jardin. Personne. Aucun agent. Il contourna l’hôtel. Rue d’Urfé, rien de suspect non plus. Et il pensa que Béchoux et Fagerault, ou bien ne l’avaient pas cru capable d’affronter le danger — et ce devait être le désir secret de Fagerault — ou bien avaient pris toutes leurs mesures à l’intérieur de l’hôtel.

Cette idée le cingla. Il ne voulait pas qu’on l’accusât de lâcheté. Il tâta ses poches, pour être bien sûr qu’il n’y avait pas laissé, par mégarde, un revolver ou un couteau, ustensiles qu’il qualifiait de néfastes. Puis il marcha vers la porte cochère.

Une hésitation suprême : cette façade des communs, morose et sombre, ressemblait à un mur de prison. Mais la vision souriante, un peu ingénue, un peu triste, d’Arlette lui traversa l’esprit. Allait-il livrer la jeune fille sans la défendre ?

Il plaisanta, en lui-même :

— Non, Lupin, n’essaie pas de te donner le change. Pour défendre Arlette, tu n’as pas besoin d’entrer dans la souricière et de risquer ta précieuse liberté. Non. Tu n’as qu’à faire tenir au comte une toute petite missive où tu lui révéleras le secret des Mélamare et le rôle qu’Antoine Fagerault joue là-dedans. Quatre lignes suffisent. Pas une de plus. Mais, en réalité, rien ne t’empêchera de sonner à cette porte, pour la raison bien simple que cela t’amuse. C’est le danger que tu aimes. C’est la lutte que tu cherches. C’est le corps à corps avec Fagerault que tu veux. Tu succomberas peut-être à la tâche — car ils sont prêts à te recevoir, les gredins ! — mais, avant tout, cela te passionne de tenter la belle aventure et d’affronter l’ennemi sur son terrain, sans armes, seul, et le sourire aux lèvres…

Il sonna.