La Damnation de Saint Guynefort/Texte entier

L’Avenir illustré : supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne (Éditions du 25 décembre 1902 (no 159), 1er janvier 1903 (no 160), 8 janvier 1903 (no 161) et 15 janvier 1903 (no 162)p. 1-45).

La Damnation de Saint Guynefort



Amicalement dédié à Paul Paulhiac.



I


Vous autres ne connaissez pas La Noaillette… ? je n’en suis point autrement étonné. C’est un petit village de sept ou huit maisons, jadis lieu principal d’une paroisse de trente feux environ, aujourd’hui réunie à celle de Saint-Agnan-d’Hautefort, au pays de Périgord. La chétive église bâtie de pierres de grès rouge, effritées par le temps, où on dit encore la messe le jour de la fête votive, est toujours surmontée de son clocher en pigeonnier, dont un marguillier bénévole s’entête à brandir la cloche chaque jour, aux heures rituelles de l’Angélus. Sous le pavé de larges dalles, creusées par les sabots de nombreuses générations, sont entassées pêle-mêle, dans les anciennes sépultures de familles disparues, des charretées d’ossements qui attendent pour se débrouiller, la venue de l’ange qui doit sonner la diane du Jugement dernier.

Et, précisément, c’est à propos d’une concession de tombeau près de l’autel de saint Guynefort, trouvée dans les minutes d’un notaire du dix-septième siècle, que j’ai fait connaissance avec ce saint.

J’ai d’abord cru à l’identité de ce caporal de la troupe céleste, avec le patron de la paroisse de Villeneuve-de-Dombes. J’y ai cru d’autant plus, que saint Guinefort de Villeneuve a la spécialité de guérir les maladies infantiles, et qu’à La Noaillette il existe, dans le cimetière, une fontaine où l’on va plonger, — « saucer », comme on dit au pays, — les enfants malades. Mais j’ai vite reconnu qu’une similitude de nom m’induisait en erreur, Saint Guynefort de La Noaillette n’est pas le même que celui de Villeneuve, et ce n’est pas un saint ordinaire, puisqu’il est damné.

Il est vrai que son collègue du pays de Dombes, n’est pas non plus un saint banal, car il fut en son vivant un chien lévrier. Ce chien ayant été tué injustement d’un coup d’épée par le seigneur son maître, les bonnes gens du pays virent dans la destruction du château de ce maître barbare, qui eut lieu quelque temps après, une punition du ciel. Ce sentiment de justice pitoyable aux bêtes, dégénéra bientôt en un véritable culte en l’honneur du chien martyr. Les mères apportèrent leurs enfants malades sur son tombeau, et il s’y opéra, comme de juste, des guérisons miraculeuses. Quoique plus tard un moine jaloux, Étienne de Bourbon, ait fait déterrer et brûler le corps de ce lévrier Guinefort, il est encore vénéré dans le pays et continue à guérir les enfants, ainsi qu’on le peut voir dans l’Histoire de la Civilisation française, de Monsieur Alfred Rambaud : point ne conte sornettes.

Le saint Guynefort de La Noaillette, n’était pas un chien, lui, mais un homme et même un habile homme, ainsi qu’allez le voir.

En l’an de grâce 1250, l’année même où le roi saint Louis fut pris à la Mansourah, un matin d’avril, les maçons qui construisaient l’églisotte de La Noaillette, virent venir du côté de Chasseins, un homme inconnu qui descendit dans le vallon, traversa le petit ruisseau de la Beuse, sur des pierres mises à l’exprès, et monta le coteau en suivant un chemin qui existe encore, mais tellement creusé par le temps, que les branches des vieilles souches des chênes qui le bordent, se rejoignent au-dessus de la tête du monde qui passe par là.

Arrivé à la cime du terme, le quidam se trouva juste devant le chantier de l’église et salua les ouvriers. Ceux-ci lui rendirent honnêtement le salut et le considérèrent un instant.

De fait, l’homme en valait la peine. C’était un grand gaillard robuste, vêtu d’une robe de bure couleur de la bête, avec une pèlerine garnie de coquilles d’outre-mer et une capuce ou capuchon, qui lui servait de coiffure par le mauvais temps. Pour le moment, ce couvre-chef était rabattu sur l’échine de l’étranger, et laissait voir une tignasse drue et noire, comme aussi la barbe frisée qui lui montait quasi jusqu’aux yeux.

Le pèlerin s’assit sur un bloc de pierre, son bourdon en mains auquel était attaché une gourde, — que nous autres appelons, un « coujou », — et regarda faire les maçons qui avaient repris leur travail. Ils étaient quatre qui, avec un goujat, se galéraient à monter une grosse pierre d’angle le long d’un madrier en plan incliné. Voyant qu’ils ahanaient fort à ce faire, l’homme posa son bourdon contremont le mur et vint donner un coup de main aux travailleurs.

— Quartier ! — cria-t-il, — et la lourde pierre soulevée gagna un bon pied et demi.

— En vous remerciant ! — dit l’un des limosins au pèlerin, lorsque la pierre fut en place ; — vous n’êtes pas trop cassé !

Lui sourit. — Vous me semblez braves gens, dit-il. Je veux vous aider, même après que j’aurai repris mon chemin… Il vous faut une cabre, autrement à monter ainsi, pierres, mortier et bois, vous n’en finiriez pas, tout en peinant fort.

— Une cabre ? — dit l’un des ouvriers, étonné.

— La cabre et son mâle le bouc, sont mauvaises bêtes du diable ! — ajouta un autre.

Le pèlerin sourit de rechef. — Ne craignez point, bonnes gens. Un qui vient de terre sainte ne vous veut induire en damnable commerce avec cette male bête de Satanas. Je parle à vous d’un engin qui montera vos quartiers en place et tous matériaux très aisément… Tenez ainsi est fait cet engin :

Et avec son bourdon, l’homme pérégrin traça sur terre, comme un grand A. — Vers la cime, dit-il, est une roue pleine, creusée sur champ, qu’on nomme poulie. Au bas, presque, est un treuil manœuvré par des barres, où s’enroule un câble qui, passant sur ladite poulie, élève à hauteur nécessaire toutes choses qu’on veut.

— Vous avez l’entendement aussi bon que la poigne, — dit le maître maçon. — Sans être trop curieux, êtes-vous fort pressé d’aller ?

— Il me tarde d’arriver en mon natif pays ; mais pour vous servir en ce besoin, je m’attarderai bien un petit.

— Adonc, vous plairait-il montrer aux charpentiers qui débitent le bois, à monter cette dite cabre ?

— Très volontiers, je le ferai, bonnes gens, bien content de donner la main à votre sainte entreprise.

— En vous remerciant bien de votre honnêteté grande et bonne volonté !

— Entre christians, mes amics, on se doit aider.

— Si le voulez donc, allons au chantier des compagnons de monseigneur saint Joseph.

— Allons.




II


Le lendemain, la chèvre était prête à faire son office, mais il manquait de câbles forts assez, les cordes à puits du village étant trop menues. Tandis que le maître des limosins se grattait la tête, survint un gentillâtre nommé Hélie Joffre, qui demeurait en une maison noble sise entre La Noaillette et Hautefort, appelée de son nom : Joffrenie.

— Il y a foison de cordages pour les engins de guerre, au chastel d’Hautefort, — dit ce personnage lorsqu’on lui eut expliqué la chose ; — je vais en faire demander au seigneur Aymar.

L’honnête écuyer ayant su des maçons que l’étranger pérégrin avait donné le plan du tant industrieux engin, l’emmena chez lui, et, chemin faisant, apprit avec intérêt que son nom était Guynefort, qu’il était clerc, revêtu de la prêtrise, — quoique indigne, — et revenait de la terre sainte, ayant traversé beaucoup d’étranges pays et vu quantité de choses extraordinaires.

Convié à souper à Joffrenie, le pèlerin émerveilla ses hôtes par le récit de ses mirifiques aventures. La damoiselle Sybille, maîtresse du logis, buvait les paroles du saint homme qui s’était agenouillé au tombeau du Christ, et avait rapporté de Jérusalem une maille de la cadène dont Simon Barjone, dit : saint Pierre, avait été chargé par le commandement du vilain roi Hérode, comme il est écrit au chapitre XII des Actes des apôtres.

— Et cette maille… vous l’avez ? — demanda-t-elle d’une voix tremblante d’émotion.

— Elle est là, — répondit Guynefort, en posant la main au-dessous de son teton droit, dans la position de : l’arme au bras.

— Vous plairait-il nous la montrer ?

— En votre considération, très volontiers.

Et le pèlerin tira d’une des nombreuses poches de dessous sa robe, un paquet plié d’une grossière étoffe de poil de chèvre. Cette première enveloppe défaite, en laissa voir une seconde de laine rayée. Sous celle-ci se montra une troisième couverture de velours bleu. À mesure que le pèlerin développait précieusement le paquet, la figure des deux époux prenait une expression respectueusement émue. Enfin, lorsqu’il défit le tabis écarlate qui recélait la vénérée maille et la montra à ses hôtes, ceux-ci se mirent à genoux.

Père, mère, enfants et serviteurs appelés, baisèrent pieusement la sainte relique présentée par le pèlerin, qui la réintégra ensuite dans ses multiples enveloppes, et, finalement, dans sa poche secrète.

Ensuite, Guynefort raconta par quelle suite de circonstances extraordinaires le précieux chaînon était venu en sa possession. Il avait été obligé de feindre d’apostasier, et de judaïser un petit, pour capter la confiance du riche marchand qui le gardait comme un talisman de famille, transmis de génération en génération, depuis le geôlier de la prison où avait été bouclé Pierre…

Jésus ! faisaient ces braves gens, en oyant les contes sans fin de l’imaginatif pèlerin.

Enfin, Guynefort avoua qu’il avait dû finir par voler subtilement la sainte relique, pour ne pas la laisser es-mains d’un méchant bourreau de Notre-Seigneur. Il s’était confessé de ce pieux larcin ; néanmoins, sa conscience le lui reprochait quelquefois…

— Oh ! — protestèrent tous les assistants.

— Oncques ne fîtes action plus méritoire ! — dit l’écuyer Joffre.

Vers neuf heures du soir, après avoir mangé en guise de marrons, des châtaignes « camberones » arrosées du petit vin gris du crû, tout le monde alla se coucher, y compris le pèlerin qui accepta sans trop se faire prier ce supplément d’hospitalité.

Au milieu de la nuit, le bon gentilhomme et sa noble épouse, furent réveillés par un bruit étrange qui partait de la chambre voisine, où couchait Guynefort. C’était comme des coups de bâton ou de corde, appliqués sur un corps qui rendait un son mat.

— C’est le pèlerin qui se donne le fouet ! — dit la damoiselle Sybille.

— Grand bien lui fasse, m’amie ! — lui répondit en l’embrassant, après un grand signe de croix, le sire Joffre qui s’était réveillé de belle humeur.

Cependant, ayant un quart d’heure durant, roué son traversin de coup, de discipline, le pèlerin se remit la tête dessus et ne tarda pas à ronfler.

Le lendemain, au déjucher, notre homme ayant cassé la croûte avec son hôte, s’en fut peu après au chantier de l’église, où il resta jusqu’à midi, aidant les ouvriers de ses conseils, et parfois aussi de ses bras. Lorsqu’à la position du soleil le maître maçon eut jugé qu’il était l’heure de repaître, le pèlerin revint à Joffrenie où la table mise l’attendait.

Après dîné, il s’en retourna au chantier, et lorsque le susdit soleil fut descendu derrière la butte de La Mothe, il reprit encore le chemin de Joffrenie, où sur les sept heures on servit le souper.

Et cela continua ainsi les jours ensuivants. Il semblait qu’il y eut entre le pèlerin et ses hôtes, un accord tacite : lui pour recevoir, eux pour donner l’hospitalité à la mode périgordine, qui est à dire large, complète et de bon cœur.

Au bout de la semaine, pourtant, une pensée intéressée avait germé dans l’esprit des deux époux. Ils convoitaient la relique du pèlerin, et rêvaient au moyen de se l’approprier. Non pas peut-être pour eux en particulier, mais pour la future église de La Noaillette, à qui elle donnerait du lustre en faisant des miracles, comme cela ne pouvait manquer.

D’abord ils pensèrent à l’acheter ; mais, sans point de doute, le clerc Guynefort ne s’en dessaisirait qu’à un haut prix, que de petits hobereaux comme eux ne pouvaient payer. Dès lors, pourquoi ne pas la lui voler ? En ces temps de foi ardente, on ne reculait pas devant un larcin de ce genre que l’intention sanctifiait. L’histoire du suaire de Cadouin tant de fois volé et revolé, est là pour l’attester.

Mais, au premier abord, la chose ne paraissait pas facile, ni même au second. Le pèlerin était toujours exactement aiguilleté, et son troc ne le quittait jamais, non pas même la nuit, car il couchait vêtu pour mortifier son corps. Ainsi qu’il le disait humblement, il ne se dépouillait qu’un instant pour se donner la discipline.

La difficulté de dérober à Guynefort sa précieuse relique, fit naître dans l’esprit de la damoiselle Sybille un projet plus honnête.

— Que comptez-vous faire de la sainte maille ? — demanda-t-elle un jour au pèlerin en déjeunant.

— S’il plaît à Dieu, je la déposerai en l’église de ma paroisse native, où elle fera des miracles sans point de doute.

— Et d’où êtes-vous ? si je ne suis pas trop curieux, — demanda l’écuyer.

— Du pays d’Auvergne et de l’évêché de Saint-Flour, — répondit imprécisément Guynefort.

— Votre projet est pieux et grandement louable, — reprit la damoiselle Sybille ; — pourtant, considérez que la paroisse où fûtes baptisé est pourvue d’un curé, ou d’un prieur, ou d’un prévôt, en sorte que votre donation faite, tous les avantages temporels que procurera la relique à ladite paroisse, redonderont au profit d’un autre…

— Oh ! je ne recherche point les biens périssables de ce monde terrien ! — interrompit humblement Guynefort.

— En Dieu, je le crois, saint homme ! Mais prenez garde pourtant, qu’il faut soutenir le corps afin qu’il puisse vaquer au service du Seigneur, et, pour ce faire, manger et boire… conséquemment avoir un bénéfice…

— Peu me suffira, — dit le pèlerin.

— Hé bien, — dit à son tour l’écuyer, — puisque vous êtes clerc, pourquoi ne seriez-vous pas le curé de notre paroisse, où Dieu semble vous avoir conduit comme par la main ? Elle est petite, mais néanmoins, en dîmes, rentes en nature et en deniers, oblations et menues offrandes, plus que suffisante pour entretenir en bonne santé corporelle un honnête curé, et lui fournir par surcroît, les moyens de secourir les pauvres de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

— Je serais heureux de rester parmi de bons christians comme vous êtes, puisque Dieu a voulu que j’y sois venu, — dit le pèlerin ; — cependant donnez-moi le loisir d’y penser cette nuit.

— Bien volontiers, — répondirent ensemble les deux époux.

Cette nuit-là, le traversin de Guynefort en vit de dures. À plusieurs reprises, la damoiselle Sybille, réveillée par le bruit, poussait son mari du coude :

— Ce pauvre homme se tuera, ainsi faisant !

— Espérons que non, m’amie ! il fait son devoir, imitons-le.

À son lever, le lendemain, Guynefort déclara que Dieu l’avait inspiré, et qu’il se rendait au désir de ses hôtes. Seulement il y avait la question du bénéfice… Quel était le collateur ?

— Comme dans un grand nombre de paroisses tenues en bénéfice séculier, le curé doit être, selon l’antique usage, choisi par les ouailles, — répondit le sire Joffre. — Mais que cela ne vous inquiète point. Le moment venu nous irons ensemble dans tous les villages, dans chaque maison, et il ne vous manquera pas un seul suffrage.

— Adonc, ce sera la volonté de Dieu manifestée par la voix du peuple, — répondit Guynefort : — Vox populi, vox Dei.

C’est de lui que vient cet adage dont on a tant usé et abusé depuis.


III


Quatre mois après, la petiote église de La Noaillette était faite et parfaite. Les charpentiers avaient posé à la cime du clocher un beau bouquet qui avait été congrûment arrosé le dimanche d’après, et maintenant un superbe coq de fer étamé, indiquait les quatre vents de l’horizon aux bonnes gens du bourg. Au dedans, tout était en ordre. Le plafond fait de lambris cloués en voûte était passé en gris ; le maître-autel était en sa place, au chevet, avec tous les chandeliers et autres accessoires nécessaires. Peu auparavant, les fondeurs de cloches de l’Orsarie, en Nailhac, avaient fait leur œuvre au pied même du clocher, selon la coutume, et au moyen de la fameuse cabre, la campane, pesant seulement deux quintaux la pauvre ! avait été montée et logée en son lieu et place.

Il n’y avait plus qu’à consacrer la nouvelle église, et à installer le capelan. Mais auparavant il fallait le choisir, et c’est pour cette fin que tout le peuple de la paroisse était assemblé à La Noaillette, le dimanche de la Nativité.

Ainsi que l’avait prédit le sire Joffre, le clerc Guynefort fut élu haut la main, et quelques pauvres galliots coureurs de bénéfices qui guignaient la place, s’en retournèrent déconfits. Le pèlerin n’eut pourtant pas l’unanimité des voix des chefs de famille. Un certain Mondissou, du Clédier-de-Villemur, passa résolument à gauche, lorsque le nom de Guynefort fut mis en avant. C’était alors la manière de voter : « non » ; car comme bien on pense, en ce temps là les bulletins de vote et les urnes en sapin n’étaient pas encore inventés.

Interrogé par l’écuyer sur le motif qui le mouvait à senestre, Mondissou répondit sans barguigner, qu’il s’était marié au carnaval dernier avec une jeune femme frisque et gaillarde, laquelle était férue du pèlerin depuis son arrivée dans la paroisse, ce qui lui déplaisait très fort, attendu qu’il n’avait aucun goût pour les femmes « consacrées », c’est-à-dire honorées des faveurs des oints du Dieu vivant, de manière qu’il eût voulu voir Guynefort, curé tout ailleurs qu’à La Noaillette.

Mais le vieux Quailler, de la Charlie, peigneur de chanvre de son état, et doyen des marguilliers, oyant cela, répliqua pertinemment au jaloux, que les anciens de la paroisse avaient pourvu à la chose. Et en effet, à ce moment quatre ou cinq bonshommes macrobiens s’avancèrent vers le nouveau curé, et, très respectueusement, lui expliquèrent que les paroissiens entendaient que leur capelan eût, selon l’antique coutume, une prêtresse, ou sacristine, ou bénédicte, comme les curés de Bonneguise, Nailhac, Saint-Agnan et autres du voisinage ; et ce, à seule fin de n’être tenté de croquer les ouailles gentilles confiées à sa garde.

— Vous me faites tort en ceci, mes amics ! — répondit Guynefort ; — toutefois j’accepte cette humiliation en pénitence de mes péchés. Comptez que par avant ma prise de possession de la cure, vous serez satisfaits.

Le lendemain, le bon prêtre élu s’en fut à Périgueux, monté sur un petit bardot prêté par l’écuyer Joffre. Son voyage était aux fins d’impétrer l’investiture canonique de la cure de La Noaillette. L’évêque d’alors était Pierre de Saint-Astier ; mais, d’aventure, lorsque Guynefort se présenta au palais épiscopal, mondit seigneur était allé voler la perdrix, avec ses oiseaux, dans la vallée de l’Ille, chez un de ses nobles parents. En son absence, ce fut le vicaire général qui, au vu du procès-verbal de l’élection, et des lettres de prêtrise délivrées par l’évêque de Saint-Flour, dûment collationnées et scellées, confirma Guynefort dans la possession de la cure de La Noaillette. En même temps, le dit vicaire, délégua pour consacrer l’église et installer le nouveau curé, le très révérend dom Jacques de Glenadel abbé de Tourtoirac.

De Périgueux, Guynefort revint à Joffrenie où il ne fit que coucher. Le lendemain il repartit pour se mettre en quête d’une prêtresse, afin de tenir la sienne promesse faite aux bonnes gens de La Noaillette.

Quelques jours plus tard, l’avant-veille de son installation, il revint, amenant avec lui une sacristine jeunette et brave à plaisir.

Où ce mâtin de Guynefort avait-il été dénicher ce gentil oiseau ? En bas Limosin pour sûr, car jamais plus coquet barbichet ne coiffa plus mignonne créature, d’Ayen à Ségur ! Bien faite de corps, la jambe fine comme toute bonne limosine, des cheveux dorés, une bouche rose qui laissait voir de jolies petites quenottes blanches, et des yeux rieurs couleur de coque d’aveline, telle était Nicolette. Avec ça un air fripon, et une démarche gracieuse, qui balançait derrière elle sa courte jupe de futaine à grain d’orge.

En notre temps sans foi, des impies comme vous ou moi, eussent trouvé à gloser sur cette gente marguillière. Ainsi ne firent pas les paroissiens de La Noaillette ; ils furent enchantés au contraire, et complimentèrent Guynefort d’avoir recruté une aussi mignarde créature. Le jaloux Mondissou lui-même se déclara satisfait :

— Avec cette prêtresse — dit-il, — notre curé ne sera pas induit en tentation de courir après les poules et poulettes de la paroisse.

Quoique cette assertion fut sujette à interprétation, à cause de la nature de l’homme, — je ne parle pas de la femme ! — qui facilement va au change et appète préférablement les pommes du voisin, nul ne protesta.

Le jour de la consécration de la petite église de La Noaillette, tous les curés d’alentour venus à la cérémonie, guignèrent la joliette limosine et félicitèrent leur confrère, avec une pointe d’envie. Le vieil abbé de Tourtoirac, l’honora même d’un coup d’œil de regret en se ramentevant sa jeunesse. Mais les prêtresses qui avaient accompagné leurs prêtres, selon l’usage, lui trouvèrent l’air un petit peu beaucoup trop déluré.

Après la consécration de l’église, Guynefort fut mis en la « libre, actuelle et corporelle possession de la cure de La Noaillette, avec tous ses droits, cens, rentes, dîmes et autres revenus dépendant d’icelle. » Le révérend dom Glenadel le prenant par la main, l’introduisit dans l’église et lui remit la clef du portail. En entrant, la corde de la cloche pendant, Guynefort sonna trois coups en l’honneur de la Sainte Trinité ; puis, toujours conduit par le seigneur abbé, il alla au maître autel qu’il baisa, après quoi il fit son oraison à monseigneur Saint-Pierre et lut l’évangile du jour. Cela fait, il en vint à la porrection des vases sacrés, et enfin ayant aspergé et encensé, le clergé, le sire Joffre, les manants, et visité les fonts baptismaux, la prise de possession fut complète et achevée. Procès-verbal fut dressé du tout et signé des principaux assistants.

Une clause du dit procès-verbal, portait que le curé donnait en pur don, exempt de toute simonie, et à jamais, à l’église de La Noaillette, la sainte maille de la chaîne du prince des apôtres. Après avoir été baisée dévotieusement par tous les fidèles, la dite maille fut réintégrée dans un reliquaire de cuivre, offert par le sire Joffre et la damoiselle son épouse.

Tout naturellement, l’église fut consacrée à Dieu sous le vocable de Saint-Pierre-es-liens.

Point n’est besoin de dire qu’à l’issue de la double cérémonie on banqueta sérieusement, et qu’il y eut de notables beuveries. Quelques curés prirent un petit plumet ecclésiastique, et le vénérable dom Glenadel s’en retourna un peu cardinalisé de la trogne, tant il avait bu d’un certain hypocras confectionné pour les gargamelles de marque.

— Messire, vous verserai-je de cet hypocras ? J’y ai mis tous mes soins à l’intention de votre Révérence, — demandait d’une voix douce Nicolette exclusivement attachée au service de l’abbé pendant le repas.

— Verse mon enfant ! verse divine Hébé ! — disait le bonhomme agréablement chatouillé au col par l’aile du barbichet, lorsque la gente bénédicte se penchait pour remplir le hanap abbatial.

Avant de remonter sur sa mule blanche, dom Glenadel tapota du revers des doigts la joue de Nicolette.

— Grand merci ma fille, tu as réjoui les yeux d’un vieillard ; que Dieu te bénisse !




IV


Dans toutes choses divines et humaines, il arrive des fois qu’après les premiers moments d’enthousiasme il y a du relâche et de la tiédeur. Ici, rien de pareil. La paroisse de La Noaillette pouvait se jacter d’avoir le plus pieux et honnête ménage sacerdotal qu’il y eût dans tout l’archiprêtré de Saint-Médard, et possible, dans l’évêché de Périgueux. La sacristine était attentive à faire son office. L’église était soigneusement balayée chaque matin ; l’huile ne faillait jamais dans la lampe du sanctuaire ; les burettes d’étain brillaient sur la crédence, et l’autel était toujours orné de fleurs de la saison. Le curé, lui, remplissait exactement tous ses devoirs, et il le faisait avec une exemplaire piété. Depuis qu’il avait charge d’âmes, il avait pris un air grave, comme celui qui sent tout le poids de la terrible responsabilité qui pesait sur sa tête.

Il n’imitait pas la plupart de ses confrères qui chassaient, jouaient aux dés, godaillaient entre eux avec leurs prêtresses, et expédiaient leur messe dans un petit quart d’heure en avalant la moitié des paroles liturgiques. C’était vraiment une chose édifiante que de le voir officier, pieux et recueilli, tandis que la sacristine le servait les yeux baissés, modeste, sérieuse, et montait les marches de l’autel ou glissait légèrement sur les dalles, comme un ange du paradis.

Dans la semaine, peu de gens étaient édifiés ; il n’y avait jamais à l’église qu’un vieux stropiat, otieux par force, qui prenait plaisir à voir la gentille Nicolette servir la messe. Mais le dimanche, tous les paroissiens étaient là, et se complaisaient à entendre messe et vêpres dites avec tant de ferveur pieuse et de religieuse dignité. Le curé avait une voix vibrante et profonde, et c’était une agréable chose que de l’ouïr chanter les versets des vêpres, alternant avec la voix douce et suave de Nicolette. La pauvrette ne savait lire, et il lui avait fallu apprendre par cœur tous les répons des offices. Elle écorchait bien parfois les mots latins, mais les bonnes gens présents n’avaient garde de s’en apercevoir.

Les prônes de Guynefort étaient simples, mais bien appropriés à l’intellectualité de ses ouailles. L’excellent homme pour se faire tout à tous, selon le précepte de l’Apôtre, prêchait en patois, nul de ses paroissiens, sauf ceux de Joffrenie, n’étant en état d’entendre le français d’alors, non plus que le latin.

Pour les diverses vacations de son ministère, il n’y avait que bien à en dire. Indulgent au confessionnal, consolant au chevet des malades, gai aux mariages, triste aux enterrements, par surcroît, à l’encontre d’aucuns de ses confrères, il était désintéressé. Jamais il n’exigeait que les fidèles le payassent pour leur administrer les sacrements à Pâques, comme c’était l’usage alors. Lorsqu’un de ses paroissiens mourait, il allait faire la levée du corps à la maison mortuaire, aussi loin que ce fut. Et, franchement, si vous aviez vu les chemins du Fornial et de La Charlie, il y a seulement cinquante ans de ça, vous diriez comme moi qu’il avait de la vertu.

Et puis, il faut ajouter ceci : soit baptêmes, mariages, enterrements et autres fonctions curiales, il faisait tout gratis pour l’amour de Dieu. Avec ça charitable comme le bon Samaritain.

Il eût été malheureux qu’il en pâtit, ce digne homme : c’eut été à dégoûter de faire le bien. Aussi n’en pâtissait-il point, par la grâce de Dieu, car les offrandes et oblations des paroissiens reconnaissants, affluaient à la maison presbytérale.

Dès les premiers temps de son ministère, une opinion très favorable s’était formée dans la paroisse sur le compte de Guynefort : on l’aimait pour sa bonté, on l’estimait pour sa sagesse, et on le respectait pour sa vertu. Mais le respect devint de la vénération, lorsqu’on sut de la damoiselle Sybille, qu’il se donnait la discipline toutes les nuits. Des commères curieuses interrogèrent là-dessus Nicolette, qui confirma les dires de la noble épouse du sire de Joffrenie. À la deuxième heure de matines, lorsque chantait le coq rouge du presbytère, les voisins entendaient parfois le bruit de coups sourds accompagnés de courts gémissements ; c’était le bon curé qui se macérait en tapant à tour de bras sur les sacs de blé de la dîme, rangés dans son corridor.

Peu à peu, le bruit des mérites de Guynefort se répandit en dehors de sa paroisse. De toutes celles d’alentour d’abord, et ensuite des pays circonvoisins, on venait à la fête votive de Saint-Pierre-es-liens qu’il avait instituée en son église, et qui tombait le premier du mois d’auguste appelé maintenant août. En ce jour solennel, la sainte maille était tirée de son reliquaire, et le curé se fatiguait à la faire baiser aux dévots venus en foule, dans la fiance que ce fer sacré leur communiquerait de sa force. Par exception, ce jour-là une soupière était disposée tout près, où les forains seuls déposaient leur offrande, car les naturels de La Noaillette étaient admis gratis au baise-maille. Dans ce saint et fructueux jour, l’excellent curé ramassait force deniers nérets, ou noirs, et même pas mal de deniers blancs, d’argent. La dame châtelaine d’Hautefort, venue sur sa haquenée, baisait la première la sainte relique, comme de juste, et laissait tomber dans la soupière un agnel d’or, monnaie toute neuve alors, frappée par ordre du saint roi Louis IX.

Des fois il y avait de pauvres diables, manants et vilains, qui n’ayant pas même un denier noir, apportaient un présent en nature : gélines, poulets, canards, lièvres, conils, que le curé recevait en toute bonne volonté, pour ne contrister ces membres souffrants de Jésus-Christ.

En cette saison du commencement d’août, voisine de la canicule, il n’y a guère encore de fruits mûrs, ce qui est fâcheux pour une fête votive. Les gens de Bonneguise qui à leur fête de la Saint-Cloud avaient force pêches et percès, se gaussaient de ceux de La Noaillette à cette occasion. Pour remédier à cela, le curé fit venir d’Angoisse près La Noaille, du plant de ces fameuses poires, qui, pour leur âpreté ont, selon quelques-uns, donné leur nom au baillon des condamnés d’autrefois. Le plant réussit très bien dans les terres rouges de la paroisse, et ces poires tant décriées, cuites au vin vieux avec un grain de coriandre et de fenouil, selon une recette rapportée de Jérusalem par Guynefort, faisaient de saintes et délicieuses compotes. Leur renommée devint telle, que la coutume d’avoir des poires cuites pour la frairie du premier août, s’est perpétuée à La Noaillette jusqu’à nos jours. Seulement, comme avec le temps tout dégénère, la recette du bon curé est perdue, ainsi que l’espèce des poires d’Angoisse. Pour leur « vote » les gens font maintenant cuire à l’eau, de méchantes poires de la Saint-Jean.

La bénédiction de Dieu sur la paroisse de La Noaillette était si visible depuis qu’elle avait ce curé, que le seigneur d’Hautefort donna en pur don au saint homme, une jolie mule allant l’amble, et, pour la nourrir, un pré sur le bord de la Beuse. En outre, bientôt la communauté fut assez riche pour acheter une nouvelle cloche afin de donner plus de solennité aux fêtes. Cette cloche n’était pas grosse il est vrai, car avec l’autre elles ne pesaient toutes deux que trois quintaux, ainsi qu’il conste de l’inventaire des cloches de la châtellenie, fait en 1530 par le seigneur Jean d’Hautefort, sur l’ordre du roi ; mais aussi, la paroisse n’était pas grande.

Cette prospérité de la paroisse de La Noaillette, et surtout la bonne fame et renommée du curé Guynefort, excitaient la jalousie des autres curés d’alentour. Le vicaire perpétuel de Nailhac, son proche voisin, exerçait fréquemment sa verve malicieuse aux dépens de son confrère, et daubait sur la gentille Nicolette, détestée des prêtresses ses consœurs pour la plupart un peu rances. Mais le plus enragé de ces capelans, c’était le prieur de Saint-Agnan, petit homme roux, bilieux, méchant et avare, qui considérait les libéralités du châtelain seigneur justicier de sa paroisse, faites à Guynefort, comme un vol fait à lui-même, et, pour ce, le vitupérait en toute occasion.

L’excellent curé laissait dire, continuait à édifier ses paroissiens, et parfois confondait ses détracteurs.

Un jour de calendes, il dînait chez son confrère de Bonneguise en compagnie d’autres curés dont était le prieur de Saint-Agnan, qui criblait son pauvre confrère des flèches barbelées de ses épigrammes, comme archer tirant sur beau noyer grollier.

Guynefort se contenait, et se bornait à répondre modestement lorsque ces attaques étaient par trop vives. Cette modération loin de calmer le fougueux prieur l’excitait fort, d’autant qu’il avait quelque peu abusé des burettes, au point de se trouver un pied au moins dans les vignes du Seigneur.

— Tenez saint homme ! — dit-il exaspéré à Guynefort, — voici une mouche morte, noyée en ce vase ; ce n’est qu’une bestiole infime, que ne la ressuscitez-vous ?

— Il n’est pas plus aisé de rappeler la vie en un ciron qu’en un caméléopard, — répondit doucement Guynefort ; — toutefois avec l’aide de Dieu j’essaierai.

Là-dessus, tous les curés s’esclaffèrent et trinquèrent à sa santé, le croyant devenu fou. Lui, sans se troubler, prit une pincée de sel broyé fin dans l’égrugeoir, en fit un petit tas sur la touaille, au soleil, mit la mouche dessus, la saupoudra d’une autre pincée de sel, recouvrit le tout de son gobelet de verre de fougère et dit à ses confrères :

— Par ce sel, symbole de la force, le Seigneur manifestera s’il lui plaît son infinie puissance, en rendant la vie à cette mouche.

Un moment se passa, pendant lequel les curés se gaussaient de Guynefort ; puis la mouche remua une patte, deux pattes, se remit sur pied, marcha lentement d’abord, lissa ses ailes, et ensuite s’étant bien séchée, elle accéléra sa marche et fit le tour de sa prison transparente.

Alors le subtil Guynefort enleva son gobelet, et la mouche s’envola aux yeux ébahis des assistants qui en restèrent bouche bée.


V


Cette ressuscitation, bientôt connue dans tout le pays, augmenta singulièrement la réputation de vertu de Guynefort. Mais pour cela, l’envie jalouse ne désarma point, en sorte que le pauvre curé fut peu après en grand accessoire à l’officialité de Périgueux, où il avait été dénoncé par le prieur de Saint-Agnan, comme sorcier et magicien. Il y en avait plus là qu’il ne fallait pour le faire rôtir à petit feu. Heureusement, le révérend dom Glenadel chargé de l’enquête par monsieur l’official, réussit à éloigner le fagot des chausses du bon curé.

Lui, supportait tout doucement les tracasseries et les persécutions. Pourtant quelquefois la patience lui échappait comme il est arrivé à de grands saints, témoin Simon Barjone, déjà nommé, qui d’un coup de son grand braquemart, coupa l’oreille droite d’un serviteur du grand-prêtre, appelé Malchus, lequel a donné son nom à ces forts coutelas dont on se servait jadis, et aussi à d’anciens confessionnaux n’ayant qu’une seule oreille, qui est à dire, un seul guichet.

Le bon Guynefort, de mœurs plus douces que saint Pierre, n’essorilla pas le prieur, il se contenta de lui secouer les puces un peu fort. Un jour qu’il revenait de Tourtoirac où il avait été remercier dom Glenadel du bon office qu’il lui avait rendu, il rencontra précisément son homme dans le vieux chemin qui descend au nord de la colline d’Hautefort, allant vers Saint-Agnan. Il était entre chien et loup ; personne aux alentours. Guynefort commença par colaphiser son dénonciateur sur les deux joues ; puis le saisissant d’une main par le collet de sa soutanelle, et de l’autre par le fond des chausses, il l’envoya par dessus la haie, la tête la première, les jambes rebindaines, dans un roncier, et continua son chemin, le laissant se dépêtrer comme il put.

En arrivant chez lui, le curé trouva un bon homme de l’Haubertie qui l’attendait au coin du feu, — dans « la queyrio » comme on dit au pays, — pour le prier de jeter le dimanche venant, le premier ban de sa fille qui se voulait mettre la corde au col, — comme il dit, — c’est-à-dire se marier.

— Avant toute chose, — dit l’hospitalier Guynefort tout guilleret de la petite exécution qu’il venait de faire, — avant toute chose il convient de souper ; ajoute une écuelle, Nicolette : compère du Prat, sieds toi là.

Ayant mangé une bonne assiettée de soupe grasse et fait ainsi que son hôte un fort chabrol périgordin, qui est à dire, l’assiette rase de vin à faire noyer un caneton, le curé prit en sa mémoire les noms de la promise et du futur, puis se mit à trancher une géline dont le ventre était plein d’une farce à l’œuf.

Sur la fin du souper, le vieux du Prat enhardi par la bonté du curé, et sans doute aussi par son vin, lui exposa son embarras.

Il n’avait qu’une toute petite maisonnette où il n’était pas bonnement possible de faire tabler deux douzaines de cousins et amis conviés à la noce ; joint à ça, qu’il n’avait pas les gages nécessaires, plats, assiettes, cuillers, gobelets, pour tout ce monde…

— Nicolette te prêtera tout ça, — interrompit Guynefort.

— En bien vous remerciant, notre monsieur le curé ; mais c’est aussi la place qui manque…

— Alors, moi je te prêterai ma grande salle presbytérale, de l’autre côté.

Le vieux se confondit en remerciements, et s’en fut bien repu, bien ouillé, et content comme un pinson.

Le jour de la noce, ils étaient vingt-cinq attablés dans la salle de la cure, mangeant et buvant ferme. Quant aux plaisanteries traditionnelles assez salées qu’on fait aux « novis » en Périgord, les convives étaient un peu retenus par la présence du curé qui présidait au repas, comme il était juste. Pourtant la « lie-chausse », ou jarretière, de la mariée, lui fut dérobée selon l’usage ancien, par un garçon qui s’était glissé subrepticement sous la table. Les parents de l’épousée avaient porté au presbytère toutes leurs victuailles, et un nombre respectable de ces grandes pintes de vin, dont douze font le baril et vingt-quatre la charge.

Mais enfin, tant ils burent, que la desserte était sur table près de sa fin, lorsque Nicolette vint dire à Guynefort :

— Ils n’ont quasi plus de vin !

Lui pensa un instant, puis élevant la voix dit aux « novis » et aux « contre-novis » :

— Prenez une pinte et allez la garnir à la fontaine de Saint-Pierre.

Les quatre jeunes gens étant revenus, déposèrent la pinte pleine d’eau devant le curé.

Guynefort la regarda une minute, puis comme inspiré soudain, la prit et la plaça dans un placard à double fond qui correspondait à un autre dans la cuisine. Après cela il se recueillit en une oraison jaculatoire, tandis que Nicolette vaquait à ses affaires de l’autre côté.

Au bout d’un moment, le bon curé se dressa en pieds, leva les yeux et les bras vers le ciel représenté par les solives du grenier, marmotta des paroles que nul n’entendit, fors le mot par lequel il termina son invocation : « Amen ! »

Et rouvrant le placard au milieu d’un silence solennel qui avait remplacé la gaîté bruyante des convives, Guynefort en tira la pinte et la posa devant lui sur la table. Puis debout, grave et sérieux, il dit aux épousés :

— Parez votre gobelet !

Et, prenant la pinte, tandis que tous les assistants émus épiaient anxieusement quel liquide allait sortir du goulot, il versa……

— Miracle ! Miracle ! — s’écrièrent tous les gens de la noce en voyant couler dans le verre un vin clair et vermeil.

— Buvez ! — dit le curé aux époux, — et que ce vin vous donne la force de porter les misères de la vie, et de résister aux tentations du Malin !

À leur tour, les parents et invités burent avec recueillement ce vin miraculeux :

— Il fleure la framboise, — faisait l’un.

— Point ; il sent la fleur de mars, — répliquait un autre.

— Tout de même, — disait le soir Guynefort à Nicolette, — il ne faudrait pas faire souvent de noces comme ça, autrement mon vieux vin de Saint-Pantaly aurait bientôt filé.

Ce miracle eut beaucoup plus de succès que le précédent. Ressusciter une mouche, ce n’était pas rien de bien utile, ni agréable, disaient les gens positifs. Mais transmuer l’eau en un vin exquis, c’était chose éminemment délectable, profitable, et celui qui avait ce pouvoir était un saint à adorer à deux genoux. Il n’est point besoin de dire que le brave curé fut vivement sollicité par quelques paroissiens amateurs de la bonne purée septembrale, ou tisane vineuse, de renouveler ce miracle ; mais il refusa, disant qu’il ne fallait pas tenter Dieu.

La fontaine où l’eau avait été puisée, en acquit une grande réputation, surtout lorsque non guères longtemps après, Guynefort eut guéri un enfant malade d’une mauvaise fièvre typhique, par des immersions prolongées dans le bassin d’icelle. Ainsi le bon curé est l’inventeur du traitement de la fièvre typhoïde par l’eau froide, n’en déplaise à ceux qui croient inventer alors qu’ils ne font qu’imiter.

À la suite de cette guérison miraculeuse, les bonnes gens du pays en vinrent tout doucettement à considérer l’eau de la fontaine, comme ayant une vertu, non seulement curative, mais encore préservative. De toutes parts les mères accouraient, portant leurs enfantelets sur les bras et les « sauçaient » dans l’eau salutaire. Voyant cela, le curé toujours avisé, fit construire un petit édicule et mit sous clef la fontaine. De ce moment, les étrangers forains durent payer un denier pour en avoir l’usage, car les paroissiens trempaient leurs enfants gratis, par la politique habile de Guynefort. Mais peu à peu, par le cours du temps, des curés avares en vinrent à faire payer aussi les paroissiens, et par le renchérissement naturel des choses, augmentèrent beaucoup le prix.

Dans la première moitié de ce siècle passé, il en coûtait cinq sols pour plonger les enfançons dans l’eau de la fontaine, maintenant enclose dans le cimetière ; et moi qui vous parle, j’y ai été « saucé » par ma nourrice, à ce prix : — il y a soixante-cinq ans de ça, hélas !

Aujourd’hui il faut donner dix sous, ce qui est cher pour les pauvres gens ; aussi voit-on de temps en temps, par chez nous, la mère d’un petit drole malade, quêter avec icelui sur les bras, pour se procurer les dix sous exigés, non par le curé, il n’y en a plus, mais par le marguillier volontaire de la petite république religieuse de La Noaillette.

Prêtre ou laïque, les institutions profitables sont bonnes à garder.




VI


Une vingtaine d’années après son arrivée à La Noaillette, Guynefort était en pleine possession d’une grande renommée de sainteté, qui rayonnait à quelques lieues de là. Des pays de Génis, Saint-Robert, Villac, Condat, Azerat, Sainte-Yolée, Saint-Médard, Anlhiac, les vilains et serfs attachés à la glèbe, venaient, pleins de foi, apporter leurs enfants au bon curé qui les plongeait dans l’eau bienfaisante en disant un court oremus, ou bien encore, lui commander, — en payant cela s’entend, — une messe pour la prospérité de leur maisonnée.

Le jour de la Saint-Pierre, il y avait une telle foule de gens venus baiser la sainte maille, que dans les chemins, cafourches ou carrefours et vergers autour du village, c’était comme une foire : des tentes étaient dressées partout pour donner la pitance aux pèlerins et les abreuver. En ce jour béni, les habitants vendaient à pot et à pinte leur petit vin reginglet, heureux de s’en défaire à bon prix avant qu’il ne se rebouillît.

Ce jour là qui enrichissait La Noaillette, faisait aussi les affaires du curé. Rien que le salaire des messes demandées suffisait à le nourrir toute l’année avec Nicolette, et lui permettait par surcroît de se montrer largement hospitalier avec quiconque venait à la cure. Et puis les bonnes femmes de mères dont les enfants avaient été guéris par Guynefort, ne se montraient pas ingrates, et lui faisaient de champêtres présents. Il recevait tant de poulaille à cette occasion, qu’il l’envoyait vendre le jeudi d’après au marché d’Excideuil, ce qui avilissait les prix sur la place des Cordeliers ce jour-là.

Dans la paroisse, il n’y avait qu’un cri : quel saint homme ! si pieux, si charitable, si miséricordieux, si austère ! qui se fouette trois fois la semaine comme s’il en avait besoin ! et qui, chose unique dans la chrétienté, ne demande pas un denier à ses ouailles !

Cela avait commencé par une réputation de « jovence », c’est-à-dire que l’en avait fiance qu’il « portait bonheur ». Les voisins étaient heureux de le rencontrer en partant pour la foire, persuadés qu’ils vendraient bien leur cochon. Tout le monde avait remarqué aussi que depuis qu’il faisait les processions des Rogations, il n’avait pas grélé dans la paroisse ; et encore, que tous les épousés dont il avait béni le lit, selon l’usage, avaient procréé comme dans les contes de fées, ou comme dans la garenne à lapins de Joffrenie.

Aussi, le dimanche, les femmes se mettaient le plus possible sur son passage lorsqu’il entrait à l’église, afin d’être effleurées par sa robe, et ainsi bénéficier de sa « jovence ». Ensuite, comme — à La Noaillette ! — elles étaient un petit indiscrètes, elles en vinrent à toucher son surplis lorsqu’il officiait, ou son bréviaire manuscrit oublié sur la balustrade du chœur. Puis sa réputation de sainteté grandissant toujours, elles avaient fini par lui couper quelques rognures de son vêtement, et lui chicoter son bâton d’épine.

La femme du juge seigneurial d’Hautefort qui était une hardie commère, avait même osé un jour qu’il était en oraison, lui couper une boucle de ses cheveux noirs mêlés de quelques fils blancs. Le bon curé avait fait le semblant de ne pas s’en apercevoir, pour ne pas être obligé de se fâcher, mais depuis, il se couvrait la tête d’une aumusse, afin de se mettre à l’abri de ces pieux larcins.

Dans La Noaillette et les pays circonvoisins, tous donc étaient unanimes à célébrer les vertus du curé Guynefort. Ses confrères d’alentour, quoique jaloux, avaient désarmé devant l’universelle vénération des fidèles, et nulle voix discordante ne s’élevait pour protester. Nulle est un peu trop dire. Le prieur de Saint-Agnan, constant ennemi de Guynefort, était mort d’un accès de bile rentrée, mais le curé-prévôt de Saint-Raphaël l’avait remplacé en ceci. Ce n’était point la jalousie de la réputation de sainteté de son confrère de La Noaillette qui le travaillait, mais un intérêt purement temporel. La sainte maille du prince des apôtres faisait tort au tombeau de saint Rémy, lequel était, et est encore, dans l’église de Saint-Raphaël. Depuis que Guynefort avait imaginé de tremper les petits enfants dans la fontaine du cimetière, on ne les portait plus comme autrefois sur le tombeau de l’archevêque de Reims, venu, on ne sait pourquoi, se faire enterrer dans un canton perdu de ce pays de Périgord. Les personnes d’âge, hommes et femmes, allaient bien encore quelque peu chevaucher sa pierre tombale ; mais en finale, la clientelle du dit saint Rémy était notablement réduite ; d’ l’ire du prévôt de Saint-Raphaël, homme pratique et bien entendu aux négoces de ce chétif monde terrien.

Mais ses criailleries se perdaient dans le concert des fidèles qui chantaient les louanges de Guynefort, de manière qu’il prêchait dans le désert : Vox clamantis in deserto, comme dit l’autre, et comme disait Guynefort lui-même en goguenardant de son confrère avec Nicolette.

L’excellent homme était donc dans la meilleure situation du monde ; adoré de ses paroissiens, vénéré de tous, il était « mûr pour le ciel », comme le dit très bien un moine de Châtres qui prêcha la Passion à La Noaillette en l’an de N. S. 1273. Cependant son aspect extérieur n’annonçait pas l’évènement qui devait le ravir à sa paroisse pour l’introduire dans les « vallées bienheureuses » selon une autre expression du dit moine prêcheur. Son teint était fleuri, son œil vif ; il avait l’estomac robuste, les jambes solides, et tous les jours il bénissait avec Nicolette, le Seigneur de lui avoir conservé ses forces.

Mais les desseins de Dieu sont impénétrables ; malgré toute vraisemblance, la catastrophe arriva.

Le surlendemain de la fête de l’Ascension, le clocheur allant sonner l’angelus, trouva dans l’église, contre le mur, juste en face de l’autel des saints Côme et Damien, le bâton du curé. Mais dans quelle condition superbe ! fleuri comme au temps où il était vivant dans une haie d’aubépine, ou de « buisson blanc » comme on parle à La Noaillette et même ailleurs.

Éperdu, le bonhomme s’en alla clamer la nouvelle dans le village, et bientôt les habitants accourus purent constater le miracle.

Car c’en était un, il n’y avait pas à en douter. Le bâton fleuri était bien celui du curé Guynefort ; c’était bien cette lanière tressée qu’il passait à son poignet, et le maréchal reconnut sans doute aucun, la virole de fer dont il avait armé le gros bout du bâton. Aussitôt les deux cloches sonnées à toute volée apprirent aux bonnes gens de la paroisse, que quelque chose d’extraordinaire était arrivé au petit bourg.

Alors de tous côtés accoururent les curieux, hommes, femmes, enfants, le sire Joffre en tête, car il était à cheval. À la vue du bâton fleuri tous s’exclamèrent joyeusement, et bénirent Dieu d’avoir donné ce signe à son peuple de La Noaillette.

Mais Mondissou, du Clédier-de-Villemur, qui avait l’esprit de contradiction, jeta un peu d’eau froide sur cet enthousiasme pieux, en faisant remarquer que le moine avait comparé l’odeur des vertus de leur curé à celle qui montait des haies d’épine au beau mois de mai, de manière que ce miracle pouvait être interprété comme un sinistre présage.

Sur ces entrefaites survint Nicolette, essoufflée, venant de porter charitablement la soupe à une femme ancienne et malade, demeurant dans les bois devers les Rebières. Interrogée pour savoir où était le curé qu’on n’avait pas trouvé chez lui, la sacristine apprit aux paroissiens que Guynefort était parti la veille sur son âne, pour aller prier avec les bons religieux du Dalon. Après quoi elle s’agenouilla, et remercia le Seigneur d’avoir fait apparaître le mérite et les vertus du curé Guynefort.

Pendant que tous priaient ou se congratulaient, on entendit au dehors des voix qui s’écriaient lamentablement. Le curé revenait, mais dans quel triste état ! Sans connaissance, inerte et maintenu par deux frères lais du Dalon, sur son âne, qu’un troisième frère menait par le licol. Ces braves frocards racontèrent à la foule empressée, que le « saint curé », — comme ils dirent, — avait eu un « coup de sang » le matin même à l’issue de table, au moment des grâces.

Transporté dans son lit, Guynefort trépassa au coucher du soleil, malgré les soins de plusieurs bonnes femmes ayant chacune leur remède infaillible, et les larmes de la pauvre Nicolette qui ne savait plus où elle en était. Il mourut déconfès, car nul n’eut l’idée d’aller quérir un prêtre pour un aussi saint homme.

Et après qu’il eut expiré, tous se remémorèrent les paroles de Mondissou qui s’acquit ainsi une belle renommée de sagesse.

L’enterrement du bon curé attira une foule immense à La Noaillette, et tous les assistants vinrent en une file interminable toucher le cercueil placé devant le chœur sur un theu funèbre. Le curé de Lachapelle-Saint-Jean, homme astucieux et fluet qui convoitait la succession du défunt, s’était bénévolement offert pour prononcer son oraison funèbre. Il avait été agréé des paroissiens, car c’était un clerc à la langue si bien pendue, qu’on disait de lui que la matrone-ventrière qui lui avait coupé le filet, n’avait pas volé ses cinq deniers.

Ce curé donc, exalta jusqu’aux nues les vertus de Guynefort, et rappela ce trait touchant de son humilité, qu’il avait troqué contre un âne, sa jolie mule, présent du châtelain, ne voulant plus la chevaucher parce que son divin maître s’était contenté d’une bourrique. Ensuite ayant affirmé qu’on ne remplacerait jamais ce saint prêtre, le scélérat s’écria en guignant sournoisement Nicolette :

— Heureux qui lui succèdera !…

Et de fait il avait raison. Si la sacristine n’avait plus la taille flexible et la démarche ailée de la jeunesse, elle était toujours fraîche et accorte. Sa personne agréable était plus charnue, plus potelée, et par ainsi mieux en point pour tenter un grison de quarante-huit ans comme le curé de Lachapelle, qui en eût fait très volontiers ses dimanches et fêtes.

Lorsqu’arrivé à la péroraison de son discours, l’orateur levant les bras en haut, montra d’un geste inspiré, Guynefort introduit en paradis et colloqué au nombre des saints, il y eut une explosion d’enthousiasme, et toute l’assistance s’écria d’une commune voix :

C’EST UN SAINT !

À quoi le prédicateur répondit hardiment, que Dieu parlait par la voix du peuple de La Noaillette.

S’il eût su le latin, il eut dit ainsi que Guynefort lors de son élection à la cure, « vox populi, vox Dei » ; mais il était comme moi et comme beaucoup de curés de son temps, il n’en savait mot.

Ainsi fut canonisé sommairement comme tant d’autres saints de village, sans paperasses, sans débats, sans opposition ni avocat du diable, à l’unanimité des ouailles, le bon curé Guynefort. En ce temps-là les gens quoique bêtes un petit, ne l’étaient pas au point de donner des sommes folles pour faire inscrire un brave homme dans les almanachs nouveaux. Où diable les bonnes âmes de La Noaillette auraient-elles pris les soixante-dix mille écus romains, — environ trois cent cinquante mille francs, vous entendez ! — qu’a coûtés la canonisation de Saint-François-de-Paule ? ou seulement les centaines de mille francs payés de notre temps au signor apostole de Rome, Mastaï, et à ses prédécesseurs pour celle de Labre le pouilleux ? Toute la paroisse ne les valait pas !

Après les aspersions et les encensements rituels, le cercueil du défunt curé fut descendu dans une fosse creusée contre le mur intérieur de l’église, juste à l’endroit où avait été trouvé son bâton d’épine fleuri. Sur la lame qui recouvrit le tombeau, les paroissiens firent incontinent ériger un autel en son honneur, et ajoutèrent désormais aux litanies des saints cette invocation glorieuse :

Saint Guynefort
Pour la vie et la mort !


VII


Là-haut, les choses n’allaient pas tout-à-fait aussi bien. Le bon Guynefort revêtu, ne sais comment, de sa forme mortelle, gravissait péniblement un chemin montueux, pierreux, malaisé, bordé de ronces et d’épines, qu’un poteau indicateur appelait, Voie étroite. Les pierres roulaient sous ses pieds, les ronces lui égraffignaient les mains, il suait, soufflait, tirait la langue, et de temps en temps s’arrêtait pour reprendre haleine.

« Il me semble, — se disait-il alors, — que je suis dans le chemin du Charreyrou, qui monte du gué Gonthier au bourg d’Hautefort. Si j’avais seulement mon bâton que Nicolette fit brûler l’autre jour, pour le remplacer par un autre fraîchement coupé dans la haïe fleurie de notre « baradis », encore patience ! »

Et après avoir soufflé, Guynefort continuait à gravir la montagne escarpée. Sur le coup de midi il arriva au sommet d’icelle et vit une esplanade bordée par un grand bâtiment semblable à un cloître, où il entra comme un âne dans un moulin.

Il était dans une sorte de vestibule, dans une salle des « pas perdus » vaste et déserte, avec des piliers de mauvais style soutenant une voûte surbaissée. En face de lui était un guichet où il alla frapper après avoir fait cette réflexion à part lui :

« On n’est pas gêné, céans ! »

Le guichet s’ouvrit incontinent et un mignon chérubin aux joues roses, aux cheveux blonds bouclés, muni aux omoplates d’une belle paire d’ailes blanches, lui demanda poliment :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je voudrais entrer en paradis.

— On n’y entre pas comme ça……, attendez un peu. Saint Pierre est allé au rapport, il va revenir dans un instant.

En attendant le pipelet céleste, Guynefort examina le greffe du séjour des bienheureux. C’était une grande pièce éclairée par en haut, dont les murs étaient cachés par d’innombrables registres rangés sur des rayons. Devant des bureaux de bois noirci, étaient assis de petits anges qui paraissaient très appliqués à leurs écritures. Au fond, s’ouvrait une porte monumentale donnant sur l’habitacle des élus. Les flons-flons d’une musique de théâtre forain se faisaient entendre de l’autre côté de la porte.

— Vous avez concert aujourd’hui ? — demanda Guynefort au chérubin qui se tenait près du guichet.

— Heu ! concert si l’on veut. David et Cécile ont raccolé quelque croque-notes pour monter un orchestre, et ils les font répéter.

En ce moment la porte s’ouvrit, et dans des flots de lumière, Guynefort aperçut d’immenses rangées de personnages, coiffés d’une auréole, vêtus d’habits resplendissants et assis sur des fauteuils dorés, qui bâillaient à se décrocher la mâchoire.

— Que d’évêques ! — s’écria-t-il.

— Des évêques ? — fit le petit chérubin avec un sourire ; — nous n’en avons pas tant que vous diriez bien !

Cependant, saint Pierre, car c’était lui qui avait ouvert la porte, la referma et vint droit au guichet :

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un air rébarbatif.

— Pierre Guynefort, quoique indigne, curé de La Noaillette au pays de Périgord.

— Et vous voulez entrer… comme tous les autres, sans doute ?

— Oui, si c’était possible.

— Qu’avez-vous fait pour ça ?

— Saint patron, je vous ai fait dédier l’église de La Noaillette, et j’ai mis votre culte en grand honneur dans tout le pays, au moyen d’une maille de la chaîne dont vous fûtes chargé par l’ordre du méchant roi Hérode……

— Tu es un farceur, mon bon, — interrompit saint Pierre en fronçant ses sourcils touffus ; — le roi ne me fit oncques mettre en une geôle.

— Pourtant, c’est dit dans les Actes des apôtres……

— Luc rêvait lorsqu’il écrivit ça ! Petit Kiriel, — ajouta le portier des cieux en s’adressant à un des angelots, — descends-moi le grand-livre du Périgord où se trouve cette fameuse paroisse de La Noaillette.

Le petit scribe battit des ailes et s’éleva jusqu’au plus haut rayon où il prit un gros registre celui du Périgord noir, La Noaillette est dans le Périgord blanc…… et en terre rouge…

Le chérubin remonta et descendit un autre registre que saint Pierre se mit à feuilleter.

— Ton répertoire n’est pas à jour, petit ! Je serai obligé de te priver de sortie !

— Mais, saint Pierre, vous cherchez à la lettre N ! Voyez à la lettre L ; l’article fait partie du nom.

— Hé ! hé ! tu pourrais avoir raison… Voyons un peu : La Bachellerie, La Boissière-d’Ans, Ladouze… La Noaillette… Nous y voici.

Et saint Pierre se mit à lire attentivement. Bientôt il donna des signes d’impatience, puis s’adressant brusquement à Guynefort :

— Qu’est-ce que tu me chantais tout à l’heure avec ton indignité ? Tu es canonisé là-bas ! Et éclatant ironiquement de rire :

Saint Guynefort
Pour la vie et la mort !

— Ce sont mes paroissiens qui ont imaginé ça, — dit tout doucement le défunt curé ; — je ne suis qu’un pauvre pécheur, je ne le sais que trop, hélas !

— Comment ! — s’écria le porte-clefs céleste en agitant son trousseau : — pauvre pécheur ! un homme qui de son vivant a fait des miracles !

— Si petits ! — insinua Guynefort.

— Ressusciter une mouche, n’est pas peu de chose !… Et puis changer l’eau en vin ! C’est un miracle que Notre-Seigneur lui-même n’a pas dédaigné de faire aux noces de Cana…… Enfin, faire refleurir ton bâton comme celui du compagnon Joseph !… tout cela n’est pas de la petite cervoise……

— Je le faisais en vue de la plus grande gloire de Dieu, — dit Guynefort un peu plus haut.

— Je te crois ! et à ton avantage.

— Chacun cherche le sien, — dit le défunt curé à qui la moutarde montait au nez ; — vous avez bien assez intrigué pour avoir le principat dans le collège des apôtres !

— Tu crois ça, mauvais imposteur !

— Oui ! et toi qui te mêles d’éplucher les autres, penses-tu qu’on ne sache pas toute ta conduite et tes palinodies ? Souviens-toi comment Paul te riva ton clou à Antioche !

— Ah ! tu es un partisan de Saül le bon-ami de Thècle ! — s’écria Pierre furieux.

— Parfaitement, Céphas ! c’était un autre homme que toi !

Ici le porte-clefs du ciel ricana ironiquement, et Guynefort reprit :

— En somme ma coulpe est petite. J’ai fait boire à de braves gens qui n’en avaient oncques tâté de pareil, une pinte de mon bon vin vieux de Saint-Pantaly…

— Et tourné méchamment en dérision le miracle de Notre-Seigneur !

— Ça vaut toujours mieux que de le renier trois fois, comme tu as fait, Barjone !

— Va-t-en au diable !

Et saint Pierre refermant brusquement le guichet, faillit guillotiner Guynefort. Heureusement il se retira vivement, et son nez qui dépassait un peu l’alignement fut seul légèrement éraflé.

Aller au diable, c’est fort bien ; mais encore faut-il savoir où il loge.

— Mauvais pêcheur d’eau douce ! — grommelait Guynefort en redescendant ; — et pense-t-il donc que le purgatoire soit fait pour les chiens !


VIII


Au pied de la montagne du paradis, le bon curé se trouva dans une vaste plaine marécageuse, obscurcie d’un brouillard épais et froid. Longtemps il erra au hasard à travers les nauves et les « rosières » où parfois voltigeaient des « eychantis » ou feu-follets. Enfin il arriva par cas fortuit, à l’entrée d’un pourpris immense fermé par un lourd portail bardé de clous. Ayant appliqué son œil à la serrure, Guynefort aperçut une innumérable foule de gens qui allaient et venaient sans but et sans ordre, dans un désert glacé, sans un arbre, sans un brin d’herbe. Tous avaient sur leurs figures pâles, une telle expression de froid ennui, que le défunt curé se dit en lui-même :

« Ces gens-ci ont l’air de s’embêter comme des rats morts… Pourtant, voyons un peu : »

Et il cogna du poing deux bons coups : pan ! pan !

La porte s’ouvrit, et une sorte de portier ou de gardien-chef, laid, jaune et rechigné, demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Entrer un peu pour voir comme on est là-dedans.

— Avez-vous un billet d’écrou ?

— C’est donc une prison, ici ?

— Sans doute, puisque c’est le purgatoire… Il faut bien savoir si vous en avez pour vingt-quatre heures, ou pour cent mille millions de milliards, de milliasses, de trilliasses d’années… votre billet le dira.

— Je n’en ai pas.

— Alors vous n’avez que faire ici. Il vous faut monter plus haut… ou peut-être descendre plus bas.

À ce moment, Guynefort se sentit pénétré jusqu’à la fressure, par un froid glacial qui se dégageait de ce refrogné geôlier du purgatoire.

— Brrr… ! — fit-il, — on gèle ferme, céans !

— Peut-être irez-vous en lieu où il fera trop chaud ! — répliqua l’autre en fermant la porte.

Le ci-devant curé de La Noaillette s’en alla et se remit à parcourir la plaine en tous sens, cherchant un lieu où on le voulut recevoir.

Après des heures, arrivant à une cafourche où se croisaient plusieurs chemins, ne sachant lequel prendre, recru, harassé, il s’assit sur une pierre. Comme il était là, se demandant où il giterait, Guynefort aperçut deux inconnus de bonne mine qui le considéraient avec attention, et puis consultaient leurs tablettes.

Ayant échangé leurs impressions, ces deux quidams vinrent à lui et fort civilement le saluèrent :

— Vous paraissez étranger en ces lieux ? — dit l’un.

— Et en quête d’un gîte, — ajouta l’autre.

— Précisément.

— Si vous le voulez bien nous vous guiderons.

— Volontiers.

Et Guynefort suivit les deux inconnus.

Tout près de là commençait une belle avenue sablée de fin, bordée d’arbres exotiques, et en pente douce : on n’avait qu’à se laisser couler.

Tout en cheminant, les deux guides amenèrent discrètement le voyageur à décliner son nom :

— Pierre Guynefort, ci-devant curé de La Noaillette.

— Ah ! très bien, — dirent les deux compagnons en échangeant un coup d’œil.

À un certain endroit, au bout de l’allée, s’ouvrait une entrée souterraine. Les deux familiers s’effacèrent honnêtement, et de la voix et du geste, firent :

— Après vous…

Le chemin s’enfonçait sous terre, pas toujours bien uni. Il y avait des sortes d’escaliers naturels, des ressauts de rochers ; mais l’un des guides qui avait pris le devant, prévenait obligeamment Guynefort :

— Prenez garde ! ici il y a un mauvais pas !

« Voilà des gens bien polis, — se disait le défunt, — et fort différents de ce mal-appris de Pierre. »

Enfin, après avoir longtemps cheminé sous terre, l’homme de devant s’arrêta devant une porte de bronze et frappa trois coups à la manière des francs-maçons.

La porte s’ouvrit, coup sec, et Guynefort fut introduit incontinent sans aucune de ces formalités inquisitoriales qu’il avait rencontrées précédemment. En entrant, il fut d’abord suffoqué par une chaleur extrême, et ouvrit et referma plusieurs fois la bouche comme une carpe tirée sur le sable.

— Ne craignez rien, — dit l’un des conducteurs, — il fait un peu chaud ici, mais c’est comme aux étuves moresques, on s’y habitue promptement.

Ayant dit, les deux inconnus guidèrent le bon Guynefort à travers d’immenses souterrains peuplés d’individus occupés à des divertissements variés. Ils jouaient aux dés, au cheval fondu, aux marelles, à la truie, au colin-maillard, à croix-ou-pile, au chêne fourchu, à pair ou non, à la paume, et autres jeux moult récréatifs et exercitatifs. De bûchers comme ceux des inquisiteurs terriens, de chaudières, d’hastes, de rôtissoires, de grils, de poëles à frire les pécheurs, point.

De loin en loin, ils rencontraient des êtres fantastiques pourvus de minuscules cornes pour tenir leur chaperon, qui surveillaient les habitants de ces demeures souterraines, et de temps en temps, faisaient une petite exécution de justice, anodine ou plus sévère selon les cas.

Comme ils passaient devant un groupe occupé à gehenner un prêtre, Guynefort s’écria :

— Hé ! voici notre ami le prieur de Saint-Agnan !

Et s’arrêtant, curieusement il considéra trois ou quatre joyeux diables à cornes, qui, au moyen de lourdes génovines d’or en guise de palet, jouaient au bouchon avec son vieil ennemi. N’entendez point, je vous prie, que le prieur jouait avec eux, non, il servait de bouchon, et les diables tiraient sur ses tibias, ce qui lui faisait jeter les hauts cris.

— Il a trop aimé les pièces d’or, d’argent, voire de cuivre, et il est puni par le moyen d’icelles, — dit un des guides. — À quoi lui a servi d’être pécunieux sur terre ? d’avoir rempli son escarcelle de deniers agrippés à chacun et à tous, aux pauvres comme aux riches ?

— Laissons ce vilain, — dit l’autre guide, — il a été haineux, cupide et avare ; il n’a que ce qu’il mérite.

Et ils passèrent, pendant que le malheureux prieur demandait grâce aux joueurs qui se moquaient de lui.

Après avoir parcouru cet étage de cavernes, Guynefort et ses conducteurs descendirent des escaliers qui les conduisirent à un étage inférieur, d’où ils descendirent encore à un troisième souterrain, et successivement à d’autres. À mesure qu’ils descendaient, la chaleur devenait plus forte, mais la transition se faisant insensiblement, Guynefort n’en était point incommodé. Enfin tant marchèrent et descendirent le défunt curé et ses compagnons, qu’ils se trouvèrent en une belle et spacieuse salle, au fond de laquelle sur une estrade, un gros homme cornu comme feu Moïse, était assis en une simple chaire de bois qu’eut dédaignée un évêque. Ce personnage d’aspect jovial, était entouré de courtisans cornus aussi, mais plus petitement, comme de bon juste.

Au bas de l’estrade recouverte d’un tapis fait de peaux de papes, tannées selon les bonnes méthodes, tous les trois s’arrêtèrent, et l’un des estafiers dit :

— Sire, voici un curé que nous vous amenons.

— Encore un ! — s’écria Satanas, — je vais être obligé de faire agrandir l’enfer pour loger tous ces clercs ! Et pourquoi viens-tu ici ? continua-t-il en s’adressant à Guynefort.

— C’est qu’on ne m’a pas voulu ailleurs.

— Et tu viens au refugium peccatorum, curé…

— Voire ! Je ne suis point clerc.

— Alors que chante Garifel ?

— J’étais curé pour rire…… ayant hérité des papiers et lettres de prêtrise d’un mien camarade, mort du feu St-Antoine.

— Et tu en as fait les fonctions ?

— Oui, et je vous ai envoyé bien des gens !

— Comment ça ?

— Comme je n’étais pas prêtre, non plus que vous, ceux que je mariais vivaient en état de concubinage ; les enfants que je baptisais restaient entachés du péché d’Adam ; les mourants que j’absolvais n’étaient point absous… et tout ce monde venait droit ici !

Et lors, Guynefort raconta par le menu toute son histoire : la résurrection de la mouche, l’eau changée en vin, le bâton fleuri et quelques autres de ses bons tours, notamment sa manière de se donner la discipline.

Toute la cour infernale riait de bon cœur, surtout Lucifer qui s’esclaffait comme un bon diable et se tenait les côtes, tandis que son gros ventre sursautait.

— Viens ça ! — dit-il enfin à Guynefort, — tu es un gentil paillard ! Je veux faire quelque chose pour toi. Voyons, veux-tu être bouilli ou rôti ?

— Heu !

— Préfères-tu être grillé ?

— Comme Laurent ? merci. Je voudrais n’être cuisiné d’aucune de ces façons.

— Mon ami, les décrets de la Providence qui ont remplacé les antiques arrêts du Destin, sont inflexibles comme eux ; il faut donc que tu sois puni. Mais comme en définitive, diaboliquement parlant, ta coulpe est légère, que tu as été bon, charitable, hospitalier, et que je ne suis pas le terrible croquemitaine dont on épeure les petits enfants sur la chétive planète sublunaire appelée : Terre, tu recevras chaque jour trois coups de discipline…

— Comme ceux que je me donnais sur les sacs de blé ?

— Sur les fesses, mon ami, sur les fesses…… avec une queue de renard…

— Grand merci, monseigneur !

— Puis, comme j’aime les gens d’esprit, les humains qui ont de l’engin et du savoir faire, je t’attache à ma cour ; tu seras mon porte-curedent : viens recevoir les insignes de ta dignité.

Lors gravit les marches de l’estrade le curé Guynefort, et lorsqu’il fut agenouillé devant le roi des enfers, celui-ci lui passa au col une chaîne d’or à laquelle pendait un étui enrichi de pierreries, contenant le curedent royal :

— Tu te tiendras derrière moi pendant les repas, et lorsque j’aurai soupé d’une cuisse de nonnain, bien dodue, bien grassouillette et tendre, je te donne licence de sucer le curedent après que je m’en serai servi… Hein ?

Là-dessus, toute la cour diabolique éclata de rire, et la cérémonie achevée, les diables courtois emmenèrent Guynefort se rafraîchir à la buvette.

Et tandis que joyeux propos trottaient, que circulaient les flacons de vins de Falerne, de Chypre, de Ténédos ; les coupes d’hydromel, d’hypocras, et que trinquaient les courtisans infernaux à la santé du nouveau venu ; en bas, sur la Terre, dans l’église de La Noaillette, on chantait à tue tête :

Saint Guynefort
Pour la vie et la mort !


Avril 1901. Eugène LE ROY.