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La Dame verte
Nouvelle posthume
Alphonse Lemerre.

LA
DAME VERTE




Un soir de l’hiver dernier, je descendais, bras dessus, bras dessous, avec un ami, une de ces rues qui vont comme elles peuvent, c’est-à-dire parfois tout de travers, des boulevards extérieurs à Notre-Dame de Lorette ; rues assez régulièrement bâties ; en revanche assez irrégulièrement habitées pour la plupart : mœurs sujettes à l’alignement. Nous avions dîné à Montmartre, non pas dans un riant jardin peuplé de tilleuls et sous une joyeuse tonnelle couronnée de chèvrefeuilles et de clématites, mais dans un salon ni joyeux ni riant, chaudement clos ; qu’exiger de plus d’un salon ? Les clématites, les aubépines et les chèvrefeuilles sont partis en compagnie des lilas de Romainville et des roses de Fontenay pour un monde meilleur, le jour où les embellissements de Paris en ont enlevé les beautés. Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés.

D’ailleurs, il faut le dire, nous étions dans une saison où les fleurs dorment encore de leur sommeil d’hiver. Il tombait une pluie fine comme poivre et froide comme givre, moitié eau, moitié neige, pailletant les verres des lanternes d’une quantité de petites perles vertes ou bleues, selon que le gaz les éclairait ; humectant les murs des maisons comme s’il pleuvait par toutes les croisées ; savonnant les pavés sous les pieds des passants menacés d’un glissement perfide, et apportant à l’odorat cette fraîcheur fade qui, par les temps humides, monte des caves. Le silence de minuit mêlait sa taciturnité à ce délabrement universel, à ce frisson dont on se sent enveloppé, traversé jusqu’aux os, jusqu’au cœur, jusqu’à l’âme, les nuits froidement pluvieuses d’hiver à Paris. Ces nuits-là, poëmes dégelés, sont la complainte de la nature. D’ondée en ondée, de glissade en glissade, d’éclaboussures en éclaboussures, dont nous nous étions naturellement gratifiés mon ami Albert Varèse et moi, nous étions arrivés à la rue Pigalle, modèle de ces rues indiquées plus haut, type de la famille, échantillon du drap : rue aimable et de travers ; une porte honnête entre deux portes courtisanes ; rideaux sombres qui ne s’ouvrent jamais ; rideaux roses qui s’ouvrent trop souvent pour laisser voir une tête qui sourit et se retire. Sonnez ici ; ne sonnez pas là ! Ici : Cave canem ! là, Cave autre chose.

— Voyez-vous cette longue ligne de croisées peu éclairées ? me dit Albert Varèse.

— Pas éclairées du tout, s’il vous plaît, répondis-je à mon ami.

— Si ! une lumière court de pièce en pièce, paraît et disparaît.

— Je l’aperçois. C’est la lampe de quelque domestique cherchant à s’assurer, avant d’aller se coucher, qu’il n’y a aucun voleur caché dans l’appartement. Mais pourquoi me montrez-vous ces croisées ?

— Voici pourquoi je vous arrête au beau milieu de la rue.

— Et au beau milieu de la boue.

— Je tiens avant de nous éloigner d’ici à ce que vous gardiez dans votre cerveau, mouillé à cette heure comme une de ces feuilles de papier sans colle sur lesquelles on va imprimer des caractères typographiques, l’empreinte de cet étage entouré d’un balcon, celle de ces huit croisées, de cette porte cochère, celle des quatre angles formés par la coupure de la rue où nous sommes et de la rue qui la traverse ; enfin pour que vous gardiez en vous l’image sincère de la physionomie de l’endroit.

— Vous avez donc à me raconter quelque événement qui se serait passé ici ?

— Oui, mais le vent, mais cette pluie, mais ce froid…

— Votre histoire, je le suppose, n’est pas en trois volumes ?

— Grâce au ciel, non !

— Eh bien, abritons-nous sous cette marquise, et racontez.

— C’était en 1848, date mémorable pour tout le monde ; quelques jours seulement après la révolution ; et je revenais, comme aujourd’hui, de dîner chez le bon docteur Michelin à Montmartre. Et c’était aussi le même temps que ce soir, moins froid, je m’en souviens, mais tout aussi maussade. Ajoutez à cette maussaderie quelques enjolivements, absents aujourd’hui de notre itinéraire : les émeutiers, pardon ! les révolutionnaires avaient dépavé les rues pour construire des barricades, produit l’obscurité la plus profonde dans tout Paris en arrachant les tuyaux de gaz, provoqué des inondations dans une foule de quartiers, et celui-ci n’était pas excepté, en crevant les conduites d’eau.

Je ne vous parle pas du silence noir, de l’effroi silencieux, de la terreur qui planaient, dès la nuit venue, sur la ville entière livrée à des gens sortis des flancs d’une guerre civile.

Je marchais donc, juste à l’heure où nous sommes en ce moment, à travers tous ces frissons, pour me rendre chez moi, quand, arrivé ici même, je fus surpris de voir l’étage que je vous ai montré tantôt si obscur, éclairé cette nuit-là à ses huit croisées, mais éclairé à profusion, comme si nous eussions été en pleine sécurité, Louis-Philippe faisant son whist avec M. de Montalivet, et M. Guizot préparant une improvisation destinée à répondre le lendemain à un discours de M. Ledru-Rollin ou de M. Odilon Barrot.

Quelles gens pouvaient donc prendre tant de plaisir, s’abreuver de tant de joie, quand, ailleurs, et ailleurs c’était partout à cette époque, on tendait furtivement l’oreille au bord des draps pour écouter si le rappel ne battait pas dans la rue, si on n’entendait pas des coups de fusil, ces coups de fusil que nous avons entendus pendant quatre mois consécutifs sans trêve ni merci ! si le tocsin ne tintait pas dans le lointain. Se mariait-on à cet étage ? Mais aucun mariage ne se célébrait plus dans ces jours de deuil ; tous avaient été remis à des jours moins sombres.

— Je crois deviner, dis-je, ce qui se passait à cet étage.

— Oui, vous avez deviné. Assez énergiquement poussées l’épée dans les reins par la police du règne de Louis-Philippe, les maisons de jeu se rouvraient avec enthousiasme en 48, n’ayant plus à craindre, ce règne étant fini, ses espions, ses agents, ses commissaires en écharpe et ses procureurs du roi en toque. Vous avez deviné. J’avais devant moi une maison de jeu, un salon de rouge et noire, un tripot enfin. La réunion devait être au grand complet, car je ne voyais pas arriver de voiture, et aucune personne venue à pied ne franchissait le seuil de la porte. Mais si l’on ne pénétrait plus dans cet antre éclairé à giorno, de temps en temps il en sortait des visages renversés par le désespoir ou rouges de colère ; ceux que la mauvaise fortune avait couchés d’un coup de pied sur le carreau. Ah ! ils ne se faisaient pas faute de malédictions et d’imprécations : quelques-uns, avant de s’éloigner tout à fait, menaçaient du poing la façade exécrée de la maison et semblaient lui promettre de venir la démolir dès qu’ils se sentiraient en force.

Demander à ces damnés s’il pleuvait, si le froid était vif, si l’humidité serrait le gosier, c’eût été adresser la même demande à ceux qu’un sentiment contraire jetait au dehors ; qui, heureux de l’or dont leurs poches étaient gonflées, couraient se faire ouvrir les portes de la Poissonnerie anglaise, du café de Paris, du café Riche, d’un établissement quelconque, afin de passer la nuit autour d’une table couverte d’excellents mets froids et d’excellents vins très-chauds. Ces joyeux groupes se composaient en général de jeunes femmes et de jeunes gens entourés de quelques maturités des deux sexes, feuilles fanées serrées autour de ces bouquets de fleurs fraîches ; expliquons-nous, fraîches relativement parlant. À Paris, je ne l’apprendrai à personne, les fleurs, les femmes, les femmes de ce monde-là, bien entendu, sont souvent éblouissantes d’éclat ; mais fraîches, jamais !

Une de ces folles volées venait de sortir de cette maison, et avait, après son passage, laissé la rue plongée dans un silence plus épais qu’auparavant — absolument comme ferait une lampe qui, ayant traversé un endroit obscur, le laisse plus obscur encore derrière elle — lorsque je sentis une main s’appuyer sur mon bras et y peser.

— C’était une femme ?…

— Oui, c’était une femme.

— Quelque mendiante, comme il en rôde toujours autour des maisons de jeu ?…

— Voulez-vous écouter mes premières paroles échangées avec elle ?

— Sans doute, sans doute.

— Monsieur…

— Madame.

— Rendez-moi un service, oh ! un très-grand service.

— La charité ? Vous demandez la charité !

J’avais mis la main à la poche pour en sortir mon porte-monnaie.

— Au contraire, me dit la femme plantée devant moi.

— Comment, au contraire ! Est-ce que vous m’auriez pris aussi pour quelque mendiant qui ?… ma position sous cette porte a pu en effet…

La double erreur eût été comique.

Il n’y avait pas d’erreur, et vous allez juger vous-même que la situation n’allait pas du tout tourner au comique.

La main qui s’était appuyée un instant sur mon bras se dégagea vivement du châle ou du manteau qui la couvrait, et me désigna l’étage éclairé de la maison de jeu.

— C’est une maison de jeu, me dit-elle.

— Je le suppose, madame.

— Voici cinq cents francs.

Et me prenant la main comme de force, elle l’ouvrit sans que j’eusse le temps de m’en aviser seulement.

Elle y mit un rouleau d’or.

— Montez dans cette maison, à cet étage, et jouez cette somme-là pour moi, mais jouez-la à un jeu qui aille vite, très-vite ; il n’en manque pas là-haut ; jouez jusqu’à ce que vous ayez tout perdu ou que vous ayez gagné dix mille francs. Allez, je vous attends.

— Mais, madame, je ne vous connais pas.

— Si vous me connaissiez, je ne m’adresserais pas à vous.

— Mais vous ne me connaissez pas non plus.

— Qu’importe ! Voulez-vous ou non me rendre ce service ?

— Non, madame.

Je tendis la main pour remettre dans la sienne, qui ne s’avança pas, le rouleau de cinq cents francs.

Elle frappa du pied, et derrière son voile il me sembla voir ses regards se porter au ciel avec une résignation douloureuse et terrible. Il y avait comme une accusation blasphématoire dans cette invocation suprême.

— Vous ne voulez pas ?… Tenez ! Je n’ai pas le temps de prier ; mais vous me refusez là une chose !… une chose !…

— Mais, madame, si je vous refuse, c’est que l’étrangeté de votre demande…

— Elle n’a rien d’étrange : il faut que je risque cet argent… il le faut ! Je ne puis pas monter jouer moi-même… je ne suis pas de ce monde-là… il me fait peur… Ah ! monsieur, toutes ces explications dévorent un temps !… la nuit s’avance, et il faut qu’avant le jour… Il ne passera donc personne dans la rue que je puisse charger… puisque vous ne voulez pas…

— Mais ce passant que vous invoquez peut être un voleur, et vous confieriez…

— Eh bien, s’il me vole, je me dirai que j’ai perdu là-haut au jeu l’argent que je veux risquer… Écoutez ! quelqu’un vient, s’interrompit la jeune femme éplorée, c’est un passant, et je cours… Non ! se reprit-elle avec un découragement amer, c’est Elle qui se promène en m’attendant, c’est « Elle ! »

Elle ?… que voulait dire cette femme par ce mot : Elle ? Je ne voyais personne dans la rue où j’étais ni dans celle qui la coupait à angle droit. Était-ce une échappée du fameux docteur Blanche, dont la maison était encore à Montmartre à cette époque-là ?

Une seconde fois j’avançai la main pour lui rendre son rouleau d’or.

— Non, monsieur, non, vous ne me le rendrez pas. Je vous conjure de monter là-haut, de risquer cette somme afin que je puisse… Enfin il me faut dix mille francs avant le jour. Je vous dis qu’il me faut dix mille francs !

— Mais c’est de la folie !

— Oh ! non ! monsieur, ce n’est pas de la folie.

— Je vous dis, madame, que c’est…

— C’est de l’honneur, monsieur.

Ce ne fut pas la bouche de celle qui me parlait qui prononça ce mot, ce fut son âme tout entière.

Parmi les mots, il y en a d’irrésistibles si on en croit les sorciers ; des mots qui arrêtent dans sa chute la pierre en train de tomber. Le mot honneur, comme cette jeune femme le dit, m’arracha un cri et une résolution.

— Mais je vous avertis, lui dis-je, je vous avertis que je ne suis pas joueur.

— Allez, je vous attends.

— Je n’ai jamais mis les pieds dans aucune maison de jeu.

— Je vous attends, je vous attends !

— Mon inexpérience peut d’un seul coup vous faire perdre vos cinq cents francs.

— Allez, monsieur, mais allez ! allez !

Elle me poussa vers la porte qui nous faisait face et qui était toute grande ouverte, ce soir-là, et illuminée autant qu’elle est sombre et fermée en ce moment.

J’entrevis alors, à la clarté d’une des lanternes de la porte, l’ensemble de ses traits. Ils me parurent fort beaux, mais leur grande pâleur leur donnait une beauté de fantôme, surtout sous le voile vert à travers lequel je les apercevais. Comme ce voile était très-long, ainsi qu’on les portait alors, elle s’en drapa vivement le visage, la pensée tardive lui étant venue sans doute qu’elle avait commis l’imprudence de me le laisser voir.

À peine avais-je dépassé le seuil, qu’elle courut à travers la pluie se tapir dans l’ombre où nous étions elle et moi une minute auparavant, et où nous nous trouvons tous les deux ce soir vous et moi, me dit Albert Varèse. Mais en me retournant pour la voir encore une fois, continua-t-il, car je ne me lassais pas de cette curiosité si imprévue, il me sembla voir aussi une ombre doubler l’angle de l’autre rue et s’avancer vers elle. Je n’apercevais pas distinctement, il s’en faut de beaucoup ; pourtant, il me parut à peu près certain que cette ombre était celle d’une femme.

— Quelle aventure !

— J’y avais déjà les deux pieds : il n’était plus temps de la fuir.

Après avoir traversé la cour de l’hôtel, je gravis, fort étourdi de l’événement, véritable coup de pistolet, un assez beau perron, et, par un escalier de marbre, qui avait été franchi sans doute par des pieds plus honnêtes que ceux dont il était foulé cette nuit-là, je parvins à l’entrée des salles, salons et cabinets de jeu.

Les mille et une descriptions que vous avez lues des maisons de jeu étant à peu près exactes, et comme vous n’êtes pas arrivé d’ailleurs jusqu’ici sans avoir satisfait la curiosité d’en connaître quelques-unes, dans le but de les décrire vous-même dans certains de vos ouvrages, je ne vous fatiguerai pas de l’inutile tableau de celle où je pénétrai.

Cependant, comme la révolution de 48 avait déteint d’une façon bizarre et même assez grotesque sur les mœurs parisiennes, je ne veux pas omettre de vous dire que beaucoup de jeunes gens, afin de se mettre à l’unisson de la note républicaine, avaient adopté la pipe, le cigare devant, selon eux, les faire paraître trop aristos (expression née de la démoralisation du moment) aux yeux de la démoc-soc, autre belle expression contemporaine. Et c’était vraiment très-laid et très-drôle que tous ces habits noirs, ces tenues en général assez bonnes, et ces hideux brûle-gueules. Du reste, c’était tout le changement opéré jusqu’alors par la révolution sociale de 48 ; et, en conscience, ce n’était pas la peine.

Tout en allant de la grande entrée des salons à l’une des tables où l’on jouait le lansquenet, je défis silencieusement au fond de ma poche le rouleau qui contenait les vingt-cinq pièces d’or.

Les règles de ce jeu, le plus facile de tous les jeux de hasard, sont trop familières à tout le monde pour que je perde une seule minute à vous les expliquer. Je vous rappellerai seulement, parce que cela est nécessaire à la clarté du récit, que celui qui distribue les cartes au lansquenet, c’est-à-dire le banquier, est forcé de tenir contre les joueurs toutes les mises, jusqu’à concurrence des sommes déjà gagnées par lui. Or, quand je m’approchai du tapis vert, le banquier du lansquenet avait déjà récolté dix ou douze mille francs, réalisés en pièces d’or amoncelées sous ses yeux. Je pouvais donc risquer tout ce qui me convenait ; je risquai cent francs ; la carte du banquier était un sept. Il fait le jeu et retourne pour lui un sept ; j’avais perdu. La seconde fois sa carte était un valet ; au cinquième jeté, le valet de carreau s’abattit sur son jeu ; j’avais donc encore perdu cent francs : total deux cents francs d’engloutis. Je réfléchis et n’aventurai plus qu’en tremblant cent autres francs, qui allèrent en un clin d’œil rejoindre les deux cents disparus. Découragé par ce troisième échec, je laissai passer le coup suivant sans jouer ; précisément ce coup-là démonta le banquier, qui fit, comme d’usage, place à un autre ; j’aurais gagné si je n’avais pas passé. Ces fluctuations me tourmentaient déjà au delà de ce que je puis dire. Que voulez-vous, quand on n’est pas joueur !… Pourtant il fallait que je prisse un parti immédiat : ou celui de retourner vers la jeune femme, qui m’avait imposé la pénible tâche de jouer pour elle et de lui restituer deux cents francs, reste tronqué de ses espérances, ou d’affronter de nouveau la fortune. Ce fut le parti auquel je m’arrêtai. Mais brûlant de sortir d’une anxiété de plus en plus dévorante, je jouai d’un seul coup deux cents francs. Je gagnai ! Je joue ensuite cent francs, je gagne encore. La somme entière m’était donc revenue : les cinq cents francs !

Explique l’homme qui pourra ! Voilà qu’au moment où la veine me souriait, agité, ému par toutes les transes que j’avais traversées puisque j’étais descendu, vous venez de le voir, jusqu’à perdre les quatre cinquièmes de la somme dont j’étais le dépositaire, la peur me saisit, m’étrangle, et m’envoie au cerveau cette réflexion, qu’avant d’arriver à un gain de dix mille francs, dix mille francs ! s’il m’était jamais donné d’y atteindre, je passerais par des crises, par des angoisses sans proportion comme nombre et comme profondeur avec celles que j’avais déjà éprouvées. Puis, il faut aussi vous le dire, j’avais remarqué, pendant le coup que j’avais laissé passer sans jouer, que je devais être entouré de gens d’une délicatesse fort équivoque. Oui, j’avais avisé parmi eux deux anciens commis de mon père, chassés sans bruit de sa manufacture pour des erreurs de chiffre dans la balance de l’année. Il fallait donc m’attendre, là ou à toute autre table de jeu, à être volé, et volé d’un argent qui ne m’appartenait pas, qui m’avait été confié, double raison, la dernière surtout, pour renoncer à la mission beaucoup trop épineuse que j’avais acceptée. Après tout, je ne connaissais pas cette jeune dame, je ne connaissais pas davantage le jeu, et en outre je croyais parfaitement connaître la moralité de la plupart des joueurs réunis dans l’endroit. Ma résolution fut bien arrêtée : je m’éclipsai brusquement des salons de jeu de la rue Pigalle et je descendis l’escalier quatre à quatre pour me dégager sans retard d’une situation que je jugeais maintenant illogique, louche, malsaine, trop heureux, comme on dit, d’avoir su tirer mon épingle du jeu.

Dès qu’elle m’eut aperçu, la dame au voile vert, ivre, pour ainsi dire, de connaître le sort que je lui apportais, s’élança vers moi avec un empressement furieux, et dans ce mouvement, qu’elle opéra en passant d’un côté de rue à l’autre, elle me confirma ce que j’avais soupçonné quand je l’avais quittée pour monter aux salles de jeu : c’est qu’elle était avec quelqu’un… l’ombre entrevue par moi auprès d’elle était bien une femme.

— Perdu ? n’est-ce pas, me demanda le voile vert d’une voix rauque, sèche, brûlée, je dirais.

— Non, madame.

— Gagné ?

— Non, madame. Voilà votre argent.

Elle ne fit aucun mouvement pour reprendre les pièces d’or que je lui tendais : ses deux mains venaient de tomber paralysées le long de son corps pareillement frappé de stupeur.

Quoique mon attention fût fortement concentrée sur elle, je n’en dirigeai pas moins une partie sur le point où j’étais convaincu maintenant d’avoir vu une seconde femme.

Pourquoi se trouvaient-elles ensemble ? Pourquoi l’une s’était-elle détachée de l’autre pour me faire cette extraordinaire proposition de jouer son argent, tandis que l’autre s’était furtivement dissimulée dans l’ombre, presque enfuie ? Cette communauté de mystère qui semblait se scinder sur un point… Après tout, il se pouvait aussi que sur ces deux femmes, l’une fût plus courageuse que l’autre, et que ce fût celle-là qui eût pris l’initiative hardie de m’aborder. La seconde, la plus timide, conseillait ; et l’autre, la première, se dévouait.

Vous ne me direz pas sans doute : « Pourquoi ne demandiez-vous pas à celle-là ce que c’était que l’autre femme ? » Vous comprenez sans doute que du moment où je refusais de jouer pour elle, je n’avais pas le droit illimité de l’interroger, quoique l’impression produite sur moi par sa rare beauté, je ne vous le cacherai pas, ne me laissât pas tout à fait indifférent sur toutes ces choses. D’ailleurs, j’avais bien trop à apprendre sur elle pour chercher à pénétrer ce que pouvait être sa compagne nocturne.

Ses premières paroles, dès qu’elle eut repris assez de souffle pour articuler quelques sons, furent :

— Et pourquoi n’avez-vous pas joué pour moi, quand vous m’aviez quittée sur la promesse formelle de le faire ?

— J’ai joué pour vous, madame.

— Vous avez joué pour moi ! mais alors ?…

— J’ai perdu d’abord, j’ai gagné ensuite, et enfin quand j’ai eu rattrapé la somme que vous m’aviez remise, je n’ai plus voulu…, je n’ai pas osé recommencer.

— Et pourquoi ?

— Parce que j’ai découvert que je me trouvais parmi des voleurs.

— Qu’importe ! on continue.

— Mais…

— On vole les voleurs.

— Mais, madame…

— Le beau crime !

L’exaltation toujours croissante de cette femme se termina par cette explosion.

— Ah ! si je savais voler au jeu !

Le croirez-vous ? ce mot inouï, qui eût dû me faire reculer, eut sur moi un effet tout différent.

Elle compléta ainsi sa redoutable exclamation :

— Oui, si je savais voler, je monterais là-haut, tout là-haut, dans cet enfer, et je ferais comme les autres : je tromperais ; j’aurais de fausses cartes ; je mettrais l’argent des autres dans ma poche ; est-ce que je sais ce qu’ils font ? Mais je le ferais ! je le ferais pour avoir mes dix mille francs. Donnez-moi vite cet or, remettez-moi cet or, se reprit-elle d’une voix convulsive, ses mains tremblantes tendues pour recevoir, rendez-moi mes cinq cents francs, je sais ce qui me reste à faire.

Je les lui rendis, et aussitôt emportée, entraînée par l’idée qui la subjuguait, elle s’enfonça éperdument dans la cour de la maison de jeu.

Elle avait déjà laissé derrière elle une douzaine de marches conduisant à l’entrée des salles quand je l’arrêtai vivement par le bras.

— Mais où allez-vous ?

— Jouer.

— Mais vous perdrez votre argent.

— C’est possible.

— C’est sûr.

— Soit !

— Eh bien ?…

— Eh bien si je perds, je m’élancerai de cette croisée dans la rue. Du moins j’aurai tenté, j’aurai risqué… Et s’il y a une chance sur mille de gagner, j’aurai peut-être cette chance… ailleurs je n’ai pas même cette chance-là. Donc…

— Donc, si cette seule chance ne sort pas, interrompis-je, et elle ne sortira pas, vous vous tuerez ?

— Sur-le-champ ! je vous l’ai déjà dit… ainsi laissez-moi… je n’aurais plus le temps… mais laissez-moi donc !

— Plus qu’un mot !

— Vite !

— Ne me disiez-vous pas tantôt, quand vous me suppliiez de jouer pour vous cet or que je vous ai rendu, qu’il s’agissait pour vous de l’honneur ? Sans doute, c’est chose grave que d’avoir à dégager son honneur d’un pas difficile, mais il faut compter aussi avec la vie, surtout à votre âge.

— Eh bien, monsieur, me riposte comme une balle celle que je croyais avoir jetée dans une hésitation favorable à mon projet de la détourner du sien ; puisque vous voulez que je tienne plus à la vie qu’à l’honneur, je vous l’apprendrai, je vous l’apprends, il s’agit pour moi de l’une et de l’autre, de la vie et de l’honneur.

Elle venait de renverser mon objection et d’y passer dessus à pieds joints.

Je repris précipitamment l’or que je lui avais rendu, et, la repoussant derrière moi, je remontai d’un trait l’escalier qui menait aux salles de jeu. Il s’agissait de sa vie !

Sans m’arrêter à l’une de celles où l’on jouait le lansquenet, le souvenir de ma récente lutte à ce jeu ne m’ayant pas absolument encouragé à y élire une seconde fois le domicile de ma douteuse étoile, j’allai droit à une roulette.

Quoique ce jeu n’existât plus en France depuis 1836, j’en avais assez entendu parler pour savoir qu’en plaçant son argent sur un seul des trente-six numéros dont il se compose, on gagne trente-cinq fois sa mise ; dix-sept fois, si on la place sur deux numéros voisins l’un de l’autre ; huit fois, sur quatre ; cinq fois, sur un sixain, c’est-à-dire sur six numéros ; le double de la mise, si elle était placée sur douze numéros ; et la moitié de cette même mise, si l’on opère sur vingt-quatre chiffres.

Sans vouloir tout risquer en une seule fois, décidé cependant à beaucoup risquer plutôt que de mourir en détail, je disséminai les cinq cents francs sur six numéros : bonne inspiration ! j’eus la joie d’en voir sortir un coup de fortune qui, me valant six fois ma mise, me rapporta conséquemment trois mille francs.

Que je gagne encore une fois autant, que j’aie encore un pareil coup, me dis-je, et j’enlève dix-huit mille francs, somme presque le double de celle dont j’ai besoin pour combler les désirs et les vœux de cette jeune femme, à laquelle, je l’avoue, je m’intéressais de plus en plus, me trouvant vis-à-vis d’elle dans une de ces positions que vous avez peut-être connues vous aussi, où le cœur, heureux et irrité à la fois, semble vouloir conquérir en un instant tout le temps qu’il a perdu à ne pas connaître telle personne soudainement aimée.

Cependant, me dis-je encore, risquer tout pour avoir le double, est-ce raisonnable ? n’est-il pas plus sage de n’exposer d’abord que la moitié de ces trois mille francs, me contentant de réaliser neuf mille francs s’il arrive que je gagne ?

Ce raisonnement l’emporta… mais à quoi bon tant de prudence ?… À quoi bon vous faire tant languir ? Je perdis une première fois ; je perdis une seconde ; en sorte qu’une minute après mon si beau raisonnement, j’avais complétement perdu en deux coups les trois mille francs gagnés, par conséquent aussi les cinq cents francs, unique et dernière espérance de la dame au voile vert.

Il ne me restait plus qu’à lui transmettre la fatale catastrophe.

Au premier moment, elle m’accabla, elle m’anéantit, absolument comme si j’avais été moi-même, moi seul la cause de ce désastre, auquel je n’avais en réalité contribué en rien, si ce n’est par l’influence de ma mauvaise étoile ; et je reconnus alors qu’on ne pèse jamais assez, si prévoyant qu’on soit, les inconvénients qu’il y a à prendre dans les hasards de la vie la place d’un autre ; inconvénients que rien ne balance, pas même le succès. C’est assez de sa propre destinée ; s’imposer celle d’autrui est toujours, à peu d’exceptions près, une faute ou un malheur. Pour ma part, j’étais malheureux au possible de cette perte d’un autre occasionnée par moi. J’en souffrais, j’en tremblais, j’en aurais pleuré. Ajoutez que l’intérêt que cette jeune personne désolée avait allumé en moi s’exaltait, pour ainsi dire à vue d’œil, de tout le tort imaginaire que je me prêtais. Vous comprenez maintenant que la perte des cinq cents francs n’était pas chose gaie à lui porter ; la nouvelle me parut au contraire si terrible à dire, que je me demandai un instant si je ne ferais pas mieux de m’esquiver par quelque issue secrète et de ne plus jamais revoir celle qui m’attendait dans la rue le visage anxieux, le cœur palpitant, la vie aux bords des lèvres.

Pourquoi non ? me répondis-je : pourquoi ne m’échapperais-je pas sans la voir ? Ne m’a-t-elle pas dit, sur un ton exempt de toute hésitation, qu’elle se tuerait si elle perdait les cinq cents francs qu’elle avait consacrés à lui en procurer dix mille par le jeu ? Eh bien ne me voyant pas revenir, elle conclura clairement que son argent a disparu dans le gouffre d’une perte, et son sort s’accomplira.

Une autre idée, dans ce conflit ardent, tumultueux d’idées, me fit aussitôt renoncer à ce projet de fuite. Oui, elle se tuera, c’est certain, c’est vrai, me dis-je de nouveau, mais si elle ne m’a pas vu revenir, elle peut emporter de moi en mourant, de moi qu’elle ne connaît pas, cette honteuse opinion que je l’ai volée. Oh !

Je n’hésitai plus, j’allai droit à mon devoir ; je descendis rapidement à la rue pour porter à la pauvre femme la triste nouvelle, ou plutôt l’ordre de mourir.

J’étais si pressé, si impatient de me délivrer de mon pénible, de mon cruel message, qu’en tournant un angle d’escalier avec trop peu d’attention, je m’accrochai par la chaîne flottante de ma montre à une des boules de cuivre de la rampe, accident qui en détermina, comme cela arrive presque toujours quand on est pressé, plusieurs autres à sa suite. Tiré par la chaîne, mon gilet s’ouvrit, et mon porte-monnaie, chassé de ma poche par la secousse générale, alla tomber sur le palier où mon argent se répandit. Me voilà forcé de m’arrêter pour le ramasser : cinq ou six pièces d’or, quelques pièces de moindre valeur.

C’est en les replaçant à la hâte dans le porte-monnaie, que me vint la pensée, qui ne me serait probablement jamais venue sans cela, de me demander pourquoi je n’essaierais pas de réparer avec mon argent la malheureuse, la déplorable, la désastreuse perte que j’avais fait éprouver à l’inconnue à qui je courais l’annoncer.

La réponse à cette question ne se fit pas attendre. Je tournai sur-le-champ le dos au point où je me rendais, pour me rendre de nouveau au point que je venais de quitter, me disant, dans cette réaction spontanée d’une résolution sur l’autre : « Si je perds ces cent vingt ou cent cinquante francs qui sont à moi, ma perte se confondra avec celle de la jeune femme au voile vert, et si je viens à gagner… oh ! gagner ! » quelle tendre et rose illusion !… Rassurez-vous, je ne l’avais pas au moindre degré.

Vous admettez bien, mon ami, qu’une fois ce besoin de jouer mon argent dans un but expiatoire étant entré dans mon esprit, je n’avais plus à discuter un quart de seconde avec moi-même. Aussi ne fut-il pas discuté. Du pas ferme du soldat, brave ou non, mais déterminé, qui va au feu, j’allai de nouveau à la roulette.

La soirée touchait à son beau moment ; l’or coulait comme métal fondu sur les tables, entre les doigts, ou se figeait en forme de volcan devant les pontes anxieux et avides.

Quand j’entendis la voix solennelle du banquier dire : « Messieurs, faites votre jeu ! » je posai cent cinquante francs, tout ce que j’avais, sur un seul numéro, le 5. Or, comme il y a contre le joueur trente-six numéros sans compter le zéro et (je crois) le double zéro, ce qui fait trente-huit mauvaises chances, je vous laisse à penser si j’espérais gagner. Mais le jeu s’engage, la roulette tourne sur son pivot, la bille lancée par le banquier bondit et s’arrête sur le numéro… 5. J’avais gagné ! gagné trente-six fois cent cinquante francs ; cinq mille quatre cents francs ! Mon cœur se gonfla, et je sentis mes paupières se mouiller. Le banquier, lui, n’eut, j’en suis sûr, aucune douce émotion, mais les pontes parurent charmés de ma victoire. Tout banquier est leur ennemi.

Un autre coup allait commencer.

Le banquier venait encore de dire : « Messieurs, faites votre jeu ! »

Que faire ? J’étais loin encore de mes dix mille francs. Étourdi, ivre, fou de mon bonheur, et m’imaginant qu’il allait continuer, je place encore sur un seul numéro tout ce que j’avais gagné.

La galerie murmura hautement de cette témérité qu’avait précédée une témérité déjà assez grande. J’entendis circuler autour de moi ces mots :

— C’est un insensé !

— C’est un brûlé !

— C’est un enragé !

— Il mérite de perdre !

— De tout perdre !

— Jusqu’à sa chemise !

— Jusqu’à ses bretelles !

C’est possible, me disais-je à part moi, mais je ne reviendrai pas sur ce qui est.

Les dés étaient jetés. Je me trompe, ils n’étaient pas encore jetés, car au moment où le banquier allait abandonner la bille, un joueur, placé près de lui, le prenant par le bras, lui dit : « Arrêtez ! »

— Pourquoi ? demanda le banquier étonné de cette licence.

— Parce que si le numéro sur lequel monsieur a mis cinq mille quatre cents francs vient à sortir, répondit le ponte en me désignant, il faudra que vous lui payiez trente-six fois sa mise, c’est-à-dire que vous lui comptiez cent quatre-vingt-quatorze mille quatre cents francs. Or, comme vous ne payez pas au delà de six mille francs, vous comprenez qu’il est inutile de laisser poser un enjeu aussi fort.

L’avis arrivait à propos ; seulement il ne venait pas du banquier qui, si j’avais gagné, ne m’aurait donné en effet que six mille francs, et qui, si j’avais perdu, devait ramener devant lui avec son râteau mes cinq mille quatre cents francs. Je ne laissai donc pour toute mise sur le tapis que trois cents francs que j’aventurai plus que jamais sur un seul numéro. Courons à l’événement.

Le banquier se penche sur la roue aux trente-six numéros, l’agite, et la balle vertigineuse, que des regards de mille expressions diverses, haletantes, suivent dans sa course vagabonde sur les cases, va se loger dans la case qui porte mon numéro, le 9, cette fois. Gagné !

J’avais encore gagné ! entendez-vous, gagné ? oui gagné ! gagné ! c’était un rêve, un miracle, tout ce qu’il vous plaira, mais j’avais gagné. Je ne savais pas au juste ce que j’avais gagné : le banquier me compta six mille francs, limite extrême, je vous l’ai dit, de la perte que la banque pouvait supporter.

Ajoutez tout de suite ces six mille francs aux cinq mille quatre cents que j’avais réalisés comme premier bénéfice, et vous me verrez emportant onze mille quatre cents francs en papier. Était-ce assez beau ? Assez inouï ? assez prodigieux ?

Donc, victoire complète ! la si intéressante femme au voile vert, la femme placée sous le coup de je ne sais quel redoutable événement, allait recevoir de mes mains dans les siennes la somme inespérée, le papier providentiel dont dépendaient, m’avait-elle affirmé, son honneur et sa vie.

Sans avoir eu conscience de quarante ou cinquante marches que j’avais dévorées pour me rendre auprès d’elle, je me trouvai dans la rue ; elle n’y était plus. À droite, à gauche, mes regards la cherchent, personne ! Solitude, obscurité, silence, partout.

Allons ! elle aura perdu patience, elle aura désespéré de me voir revenir : elle sera partie ! partie pour aller où ?… ne me l’avait-elle pas dit ?…

La vie, murmurai-je amèrement, est donc un leurre perpétuel ? Implorez, suppliez, rien ne se réalisera, rien ne répondra à vos cris lamentables ni à vos prières les plus ardentes ; abandonnez-vous alors au désespoir, lâchez la détente de l’arme posée sur votre front, lancez-vous du haut de la berge dans la rivière, et la fortune, cette railleuse maudite, accourra une minute après, vous apportant dans ses cauteleuses mains la chose pour laquelle vous avez perdu la raison ou la vie, toujours, toujours trop tard. Brisé, découragé, furieux contre la destinée, je me disposai, il fallait bien s’y résoudre, à quitter cette rue Pigalle qui m’avait coûté plus de sensations violentes en une seule soirée que dix ans d’existence au milieu des passions de la jeunesse, et comme l’air, de très-humide qu’il était, une heure auparavant, était devenu très-froid, je dépliai et j’endossai, pour parcourir le chemin qui me restait à faire avant d’arriver chez moi, le caban de toile gommée que j’avais gardé jeté sur mon bras depuis le commencement de la soirée.

Après avoir inutilement fouillé du regard vingt fois encore, et dans tous les sens, toutes les cavités d’ombre de la rue Pigalle, ne pouvant me décider à croire que la jeune femme au voile vert était partie sans chercher à connaître son sort, j’allais entrer dans la rue qui traverse cette même rue Pigalle, tenez, là où mon doigt vous indique, quand j’entendis bruire des voix et des rires à quelques pas dans le brouillard dont cette rue était gorgée jusqu’aux toits des maisons. Je m’arrêtai et j’écoutai très-attentivement. Une des voix mêlées à ce rire me parut celle de la femme au voile vert. Étrange chose que cette gaieté ! À la distance où j’étais je ne pouvais pas saisir d’une façon distincte les paroles échangées entre elles, mais je devinais aux lambeaux qui m’arrivaient qu’il était question des événements de la nuit. Je recueillais ces mots : « Aussi, pourquoi êtes-vous allée vous imaginer ?… Non ! c’est trop naïf !… Attendre… attendre… quoi attendre ?… Encore une fois !… Illusion !… ma chère… Je vous répète… Ah ! l’honnêteté du hasard !… »

Et les rires railleurs de reprendre. Était-ce de mon honnêteté qu’il s’agissait ? L’ironie s’exerçait-elle à mes dépens ?

Eh quoi ! quand je venais de brûler mon sang dans un combat acharné, désespéré, avec le hasard, pour conquérir dix mille francs que je tenais encore tièdes dans la main en billets de banque, elles tourneraient en vol au dévouement mon équipée chevaleresque ? J’avais donc deviné juste quand je me prédisais ce qui m’arriverait si je fuyais après une perte ? Elles m’auraient généreusement accusé d’être un fripon… Cette belle opinion de l’humanité résumée en ma personne !… Avais-je décidément affaire à deux femmes de ce quartier équivoque ? Ma foi, je l’aurais cru, si une très-judicieuse réflexion ne m’eût rappelé fort à propos que l’une de ces belles, aux lèvres si moqueuses, m’avait, en dépit de son peu de foi dans la probité générale et dans la mienne en particulier, confié cinq cents francs, et que personne au monde, même dans ce monde-là, ne jette ainsi au vent pareille somme pour s’amuser à ses propres dépens. C’est égal, me disais-je, cela est à éclaircir, à dégager de toute espèce de doute, car, si je me prouve qu’on m’a bafoué, je veux bien rendre dans ce cas cinq cents francs, quoique à la rigueur ma délicatesse ne doive rien à qui je n’ai rien emprunté pour les gagner ; mais dix mille francs ?… Non ! non ! non !

À la faveur de mon water-proof d’un gris de pluie admirable et de ma maigreur originelle, je pus sans crainte d’être découvert entrer dans la rue même où les deux femmes poursuivaient leur entretien, me glisser jusqu’à une faible distance de la place où elles étaient, et de cette façon-là entendre nettement ce qu’elles se disaient.

Une voiture de maître stationnait à quelques pas de là.

Un fait essentiel, bien précieux pour moi, résulta tout de suite de mon changement de position, de mon rapprochement de la scène que j’avais tant d’intérêt à connaître : c’est qu’une seule de ces deux femmes alimentait la conversation, qu’elle seule parlait, qu’elle seule riait, tandis que l’autre, celle au voile vert, semblait rester là par contrainte, par un effort suprême sur elle-même.

C’est à cette dernière que celle qui n’avait pas de voile disait d’un accent de plus en plus accusé, touchant presque à l’injonction :

— Encore une fois, laissez-moi vous dire que la personne qui nous attend chez elle doit singulièrement perdre patience. Nous lui avions promis de nous trouver chez elle à minuit, et il est bientôt quatre heures. Une dernière fois vous décidez-vous à vous y rendre ?

— Encore une minute ! répondit, affolée d’irrésolution, pourtant les deux pieds toujours dans la fuite, celle à qui venait d’être reprochée sur un ton d’autorité cette longue irrésolution.

— Encore une minute, dites-vous, mais c’est bien la vingtième fois que vous prenez cette minute, et vingt fois, et jamais, vous n’avez vu revenir celui que vous avez l’espoir fantastique de voir reparaître dans cette minute, ce modèle de confiance à qui vous avez remis si bénévolement vos cinq cents francs. Crédulité, ô crédulité de la jeunesse !

— Ne le calomniez pas !

— Moi, le calomnier ! j’ai de lui la meilleure opinion du monde. Seulement il n’a pas pris la peine, convenez-en, de la justifier.

— S’il eût été un malhonnête homme, riposta celle qui me défendait, car il n’était plus douteux qu’il fût question de moi, serait-il revenu me dire tantôt, en me rendant mon or, qu’il se refusait à le risquer de nouveau avec des gens dont l’improbité l’effrayait ?

— Oui, oui, oui, c’est la fleur de la probité errante, de la loyauté nocturne ; mais, quoi qu’il en soit, il n’est plus revenu, il ne revient pas, et je puis vous jurer…

— Il peut revenir, madame…

— Quand ? dans six mois ? Voyons, soyons sérieuses dans une situation sérieuse. Ne m’avez-vous pas dit hier qu’enfin vous consentiez ?

— Je ne consens plus.

— Oh ! alors…

— Je ne consens plus à rien, rien, rien !

— C’est différent.

— Alors votre père…

— Taisez-vous ! Je ne veux plus recommencer avec moi-même une lutte… une lutte impossible.

— Vous prenez donc sur vous la responsabilité des événements prêts à le frapper ?

— Je ne serai plus là.

— Où serez-vous ?

Joignant l’action résolue à la réponse résolue, ou plutôt remplaçant la réponse par l’action, la jeune femme au voile vert, dont je découvrais de plus en plus la soumission à quelque événement formidable dont l’autre femme avait aussi la clef, partit, s’échappa, visiblement déterminée à réaliser sur-le-champ le sombre projet dont j’avais reçu la confidence, décidée à l’accomplir, ne comptant plus sur moi, n’espérant plus en mon retour.

L’autre femme la retint énergiquement par le bras, se plaçant en même temps devant elle pour lui barrer le chemin.

Dans ce mouvement brutalement significatif qu’elle exécuta avec une prestesse inouïe et une précision si grande qu’on eût dit qu’elle avait prévu qu’elle serait forcée d’y recourir, elle exposa son visage aux rayons de la lanterne de la voiture arrêtée de l’autre côté de la rue.

La lumière l’éclaira en plein. C’était un beau visage assurément : brun, énergiquement caractérisé, d’un type andalous par sa pâleur ardente et de fougueux cheveux noirs. Quoique les détails et les nuances, qui sont tant aux physionomies, m’échappassent, entrevus à cette clarté artificielle et fausse, dilatée en outre par la diffusion d’un brouillard cotonneux, je fus frappé de leur expression peu bienveillante.

Ils me rappelèrent ceux de la Némésis antique, beaux à ravir et à effrayer tout à la fois.

Ce n’était plus une jeune femme comme l’autre, ni même une femme jeune, à vrai dire. Si elle ne descendait pas encore la montagne, elle penchait déjà vers l’autre versant. L’équilibre était rompu. Cependant, je vous le répète, sans ce caractère de méchanceté empreint sur ses traits, je lui trouvais de grands charmes encore.

J’aurais su qu’à l’exemple de beaucoup de souverainetés parisiennes, cette femme avait une histoire, j’aurais affirmé que la dernière page était encore fraîche.

— Tuez-vous, c’est très-bien, dit-elle à celle dont elle avait coupé le chemin de la fuite, abandonnez au désespoir, au déshonneur, celui que cette nuit encore vous vouliez en arracher par un sacrifice… par un sacrifice après tout bien léger.

— Bien léger !

Celle qui venait de relever ainsi, avec une véritable horreur dans l’accent, la manière dont l’autre qualifiait un fait, un acte, une chose qui échappait jusqu’ici à ma pénétration, chercha après ce mot, cri impératif de sa conscience, à se dégager du bras soudé au sien. Elle n’y parvint pas. Elle fut forcée de demeurer en place pour entendre encore ces paroles sorties en foudre de la bouche qui les dit :

— Expliquons-nous nettement, madame ! Imprudence ou folie, le nom que vous portez va être inévitablement, publiquement flétri… est-ce vrai ?

— Oui.

— Aucune porte ne vous est ouverte ; vous frappez à la mienne. Est-ce vrai ?

— Oui, oui.

— Elle s’ouvre. Je retire votre désespoir ; j’imagine un moyen de vous sauver. Vous l’acceptez. Est-ce toujours vrai ?

— Oh ! oui, mais…

— Avez-vous accepté, oui ou non ? Vous avez accepté. Alors, moi, je cours, je prie, je supplie, je promets, je m’engage, j’obtiens que vous aurez ces dix mille francs, somme qui, certes ! n’est pas facile à réunir dans ces temps d’aimable révolution, et la preuve, c’est que la personne obligeante qui vous les donne a engagé elle-même, pour se les procurer, des valeurs considérables, des titres pour dix fois au moins ces dix mille francs. Et quand elle a compromis pour vous, aliéné peut-être pour toujours une partie de sa fortune, j’irai lui dire négligemment : « Il n’y a rien de fait, tout est rompu. Vous avez perdu cent mille francs pour en avoir dix mille, arrangez-vous, c’est votre affaire ; cette dame a mieux aimé se tuer. » Oh ! non, et vous allez me suivre, s’il vous plaît.

Ceci dit, elle prit énergiquement sous son bras la jeune femme épouvantée, qui, arrivée à son dernier effort de résistance, allait, par défaillance de cœur, par épuisement de volonté, se laisser entraîner, traîner serait mieux dire, là où tout en elle se révoltait d’aller. La minute était suprême pour elle. Une catastrophe, suspendue à un cheveu, la menaçait ; quelle était cette catastrophe ?…

Je me montrai.

— Voilà, madame, dix mille francs, lui dis-je, en lui présentant vingt billets de banque de cinq cents francs réunis en paquet.

Un étonnement, moitié doute moitié sourire, fut sa réponse ; et ce sourire, qui ne posait sur rien, ressemblait au sourire blanc et vide de l’idiotisme : une ombre, rien de la réalité.

— Prenez donc vos dix mille francs, lui dis-je de nouveau.

— Vous me dites, monsieur ?… Le sourire continuait, mais plus précis cependant.

— Prenez, lui dis-je une troisième fois, les dix mille francs que je viens de gagner avec vos cinq cents francs.

L’explosion suivit le silence.

Enfin elle avait compris. Elle saisit les vingt billets de banque, les fourra, les repoussa, les entassa, les écrasa dans le fond de sa poche, comme on ne le ferait pas d’un mouchoir. Il y avait dans tout cela comme le fait d’une personne encore à demi endormie, qui ne veut pas être prise au piége d’un rêve, et qui se dit en elle-même : « Prenons garde que ce soit un rêve ; ça pourrait en être un ; je ne veux pas que ce soit un rêve ! je veux que ce soit un fait réel, une chose vraie, indéfaisable. »

C’était assurément là le raisonnement intérieur que faisait cette pauvre jeune femme qui, à force de bonheur et d’exaltation dans le bonheur, devenue un sentiment, une idéalité, plus et moins qu’une femme, jeta ses deux bras autour de mon cou et en m’embrassant me dit : « Oh ! que vous êtes bon ! que vous êtes bon ! que Dieu vous récompense sur la terre et dans le ciel ! »

L’autre femme, acteur et témoin dans cette scène, s’était figée et durcie en marbre ; en bronze, plutôt : le marbre n’a pas la dureté rigide, la fixité inflexible avec laquelle elle me regardait. Elle était passée furie ; la véritable Némésis avait pris le dessus ; il me semblait que ses cheveux se tordaient, couleuvres noires, vipères jaunes, autour de son front d’une pâleur implacable en ce moment.

Évidemment tout s’écroulait sur l’échafaudage où sa redoutable machination était dressée, et l’échafaudage lui-même s’abîmait avec elle et sur elle. J’ignorais profondément ce qu’elle avait espéré, mais ce qu’elle avait espéré était brisé, anéanti : poussière. Je n’aurais pas lu cela sur son splendide et féroce visage, que le son de sa voix enrouée par la rage me l’eût confirmé.

— Eh bien, madame, puisqu’il en est ainsi, puisque vous avez vos dix mille francs…

Elle hachait les mots avec un tranchoir : ils saignaient.

L’autre femme ne la laissa pas achever : « Puisque j’ai dix mille francs, répliqua-t-elle, je m’en vais… »

Ce fut sa conclusion à elle.

Toute à sa joie, toute à son désir de rentrer chez elle avec son trésor, elle ne voyait plus ni celle qui lui parlait, ni moi, ni quoi que ce fût au monde. Ce despotisme spontané de la personnalité humaine rentrait trop dans la vérité, il s’expliquait d’ailleurs si bien par la réaction immédiate de la joie sur la douleur éprouvée, qu’il ne m’étonna pas.

— Madame, il me semble qu’il est bien tard, lui dit la Némésis contenue dans le bouillonnement de sa colère par ma présence, pour que vous vous risquiez ainsi à rentrer à pied chez vous, si loin d’ici, et dans les temps peu tranquilles où nous vivons. Ma voiture va vous ramener.

Sa voiture !

La belle voiture de maître arrêtée de l’autre côté de la rue était donc à elle ?

Dans l’état d’ivresse heureuse, indescriptible où elle nageait jusqu’aux lèvres, préoccupée sans doute de s’éloigner n’importe comment d’un endroit qui ne lui rappelait rien qui ne lui fût une torture, la femme au voile vert suivit sans réflexion celle qui lui faisait cette proposition du reste fort naturelle, du moins à mon point de vue.

Mais, à peine avait-elle appuyé le bout de ses brodequins sur le marchepied et jeté les yeux dans l’intérieur de la voiture, qu’exhalant un cri d’épouvante elle se rejeta effroyablement en arrière, ressaisit le pavé avec frénésie et courut devant elle avec une rapidité si folle, si désespérée, que deux secondes après elle avait disparu comme un flocon de brouillard dans l’espace.

L’autre femme était montée aussitôt dans la voiture, dont elle ferma rudement la portière sur elle ; et les chevaux lancés au galop de sa colère, comme s’ils l’avaient partagée, descendirent la pente rapide de la rue Blanche dans la direction de la rue Saint-Lazare. Némésis avait disparu dans son char.

Et je restai seul dans la rue déserte, dans l’obscurité, dans le vide, dans le silence, me demandant à mon tour, au milieu de ce subit isolement, si tout ce qui venait de se passer n’était pas un rêve.

— Ce qui n’était pas un rêve, dis-je à mon ami Albert de Varèse, arrêté, pensif, à cette station de son aventure nocturne dans la rue Pigalle, c’est que vous aimiez déjà cette jeune femme.

— Déjà ! dites-vous ; je l’aimais depuis des années et des années, depuis toujours. On a toujours aimé celle qu’on doit réellement aimer : on ne la trouve pas, on la retrouve. Oh ! oui, je l’aimais. Mais, se reprit Albert de Varèse, comme le reste de mon histoire à laquelle vous semblez vous intéresser, n’exige pas absolument que nous demeurions ici exposés à l’humidité de la nuit, je vous dirai, pendant que nous boirons quelques chaudes tasses de thé — vrai caravane, venu de Kiahta — ce que j’ai encore à vous dire.