La Dame de la rue Blanche : Fortunée Hamelin

La Dame de la rue Blanche : Fortunée Hamelin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 903-930).
LA DAME DE LA RUE BLANCHE
FORTUNÉE HAMELIN
D’APRÈS SES LETTRES AU COMTE DE MONTREL

On était en plein Directoire, en pleine frénésie joyeuse, en pleine « fureur dansante. » Il y avait ce soir-là bal à l’hôtel Thélusson. Mme de D... , une rescapée d’ancien régime, poussée par une curiosité intrépide, s’était décidée à se fourvoyer avec sa fille Ernestine, dans ce monde nouveau. Pour une femme encore toute guindée par des soucis de bon ton aristocratique, se lancer ainsi dans le brouhaha des Merveilleuses et des Incroyables était une aventure imprudente.

Dès son entrée au bal Thélusson, Mme de D... eut la chance de trouver un homme de bonne compagnie, un de ses pairs, le marquis d’Hautefort qui, avec une philosophie indulgente et amusée, se plaisait à s’adapter à l’élégante société d’alors. Il s’était offert pour être l’introducteur de Mme de D... ; aussi prit-elle son bras pour faire le tour des salons. La duchesse d’Abrantès nous raconte bien joliment cette petite promenade.

Désireuse de pouvoir mettre un nom sur telle ou telle élégante qui attirait son attention, Mme de D... questionnait son cavalier. Il eut tour à tour à lui désigner la générale Bonaparte, sa fille Hortense et, proh pudor ! Mme Tallien. C’en était trop. Quel milieu pour une personne de qualité ! Toute frémissante, la noble dame exhale sa mauvaise humeur ; elle apostrophe M. d’Hautefort : « Comment m’avez-vous amenée ici, mon cher ami ? » Mais elle n’était pas au bout de ses indignations ; d’autres motifs de scandale la guettaient.

« Dans ce moment, écrit Mme d’Abrantès, une forte odeur d’essence de rose se fit tout à coup sentir dans l’appartement. Un mouvement assez vif fit porter vers la porte une foule de jeunes gens au-devant d’une jeune femme qui arrivait seulement, quoiqu’il fût prodigieusement tard... Son regard vif et malin étincelait d’esprit et exprimait en même temps toute la bonté de la personne la plus simple. Elle était tout à la fois bonne amie et la plus séduisante des femmes. Enfin elle plaisait. Elle était à la mode et son nom était redouté ou souhaité, lorsqu’on désirait être jugé par elle. Tous les hommes remarquables du bat l’entourèrent, aussitôt qu’elle parut... M. Charles Dupaty, M. de Trénis, M. Laffitte lui demandèrent à l’instant de danser avec eux. Elle répondit à chacun avec une expression de bonne humeur et d’esprit, en souriant de manière à montrer deux rangées de dents d’ivoire, et continua d’avancer en agitant ses légères draperies parfumées, embaumant ainsi tout l’appartement. Mme de D..., que cette odeur tourmentait et comme toutes les personnes tracassières qui veulent toujours se plaindre de ce qui plait aux autres, commença par s’agiter sur la banquette où elle avait enfin trouvé place et finit par dire très haut :

— En vérité ! Je crois que c’est la femme ou la fille de Fargeon [1]. Il y a de quoi faire évanouir l’homme le plus robuste.

— C’est Mme Hamelin, dit M. d’Hautefort.

— Mme Hamelin... Mme Hamelin... Venez ici, Ernestine, mettez votre palatine et partons... Et ce marquis ! m’assurer que je trouverais ici mon ancienne société ! Vraiment oui ! Depuis une heure je tombe de fièvre en chaud mal. Allons, ma fille, partons.

Qui était donc cette Mme Hamelin qui suscitait la vertueuse indignation de Mme de D... et alarmait sa vigilance maternelle ?

Au temps dont nous par le la duchesse d’Abrantès, Mme Hamelin tenait une des premières places parmi les élégantes, aimables et spirituelles vedettes du Tout-Paris mondain. Zélatrice de la mode, la mode en avait fait une des femmes les plus en vue, et il n’était pas de fêtes où elle ne vînt briller par sa verve étincelante et sa beauté du diable.

Elle était née, en 1776, à Saint-Domingue. Démentant toutes les théories tyranniques qui veulent que le milieu où nous avons vu le jour nous impose notre façon d’être, elle n’avait en aucune sorte le charme langoureux qu’on veut trouver chez toute créole. Bien au contraire, elle nous apparaît comme une agitée. Pétillante d’animation, elle s’adonnait à des intrigues politiques, parfois à des intrigues amoureuses, s’appliquant à toutes choses avec un malicieux entrain.

Jeanne, Geneviève, Fortunée Lormier-Lagrave, c’était son nom de jeune fille, avait épousé, en 1792, Antoine, Marie, Romain Hamelin, fournisseur général des armées.

Balzac, dans son introduction à la Physiologie du mariage, met en scène, sans les nommer, deux dames qui seraient, parait-il, la duchesse d’Abrantès et Mme Hamelin et nous rapporte certains propos de ces deux dames.

— Avez-vous remarqué, ma chère, dit Mme d’Abrantès, que les femmes n’aiment en général que les sots ?

— Que dites-vous là duchesse, réplique sa compagne, et comment accorderez-vous cette remarque avec l’aversion qu’elles ont pour leurs maris ?

Pauvre M. Hamelin ! Ces mots sont révélateurs et comment s’étonner après cela que Fortunée ait fait de son mariage un contrat à titre temporaire ? Elle s’en affranchit par une séparation de biens le 3 Messidor an X. La tutelle maritale ne l’avait pas empêchée d’entrer bien joyeusement dans la grande fête du Directoire. Elle y trôna à côté de Mme Tallien. On imita ses manières et sa mise, on copia ses coiffures à la Titus, à la Caracalla, ses tuniques à la Flore, à la Diane, au lever d’Aurore, ses cothurnes, cette partie si importante de la toilette d’une Merveilleuse et qui, au dire de Cope, étaient parfois d’un coloris, d’une éloquence, d’une fraîcheur, d’une poésie incomparables. Mme Hamelin put même s’enorgueillir d’une réforme d’importance : ce fut elle qui rétablit le port des chemises.

La duchesse d’Abrantès nous a laissé de son amie de charmants portraits. « Il est difficile, nous dit-elle, de donner une idée de l’esprit de Mme Hamelin et, n’ayant jamais copié personne, elle est fort retranchée dans son individualité. Il faut l’entendre pour avoir l’idée d’une personne éminemment spirituelle. Elle était alors une forte jeune femme gaie, vive, aimant à rire et provoquant parmi ses amis cette joie confiante inséparable d’une réunion de quatre ou cinq personnes liées ensemble. Elle avait surtout un charme assez rare à rencontrer, c’est beaucoup de naturel dans ses manières et dans ses paroles. Peut-être ce naturel n’aurait pas été bien à une autre, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est qu’à elle il lui allait parfaitement… Son esprit avait de la malice et souvent cette malice de chatte avait les griffes un peu longues. Mais je crois que comme les chats aussi elle ne les allongeait que lorsqu’on lui marchait sur les pattes ou sur la queue. »

M. André Beaunier, dans son délicieux livre Trais Amies de Chateaubriand, nous dit qu’Hortense Allart avait le cœur sur la main et qu’elle tendait la main volontiers. Fortunée Hamelin ne manqua pas de faire assez souvent ce même geste : Les bénéficiaires en furent nombreux. La chronique cite Montrond, le colonel Fournier[2], etc., non pas une multitude que nul ne peut compter, mais une liste assez copieuse. Évidemment la pimpante Merveilleuse ne sut pas garder tout ce qu’il faut pour être un sujet d’édification. L’hôtel de la rue Blanche, si coquet, si agréablement ombragé, sa demeure pendant plusieurs lustres, ne fut pas en tous points un temple austère de la Vertu.

Si notre héroïne se plut à danser avec tous les Vestris de bals Thélusson ou Longueville, elle fut surtout liée avec le monde militaire. Elle voyait beaucoup Bonaparte, Junot dont elle négocia le mariage. Marmont, pour lequel elle conserva toujours « un vieux fond d’habitude. » D’aucuns prétendent même qu’entre elle et Bonaparte il y eut un peu plus que des relations d’amitié. En tout cas, il est de fait qu’elle fut une des premières à vouer une fougueuse admiration au vainqueur d’Arcole. Pour être plus près du glorieux général et de ses brillants auxiliaires, ne vint-elle pas séjourner à Milan auprès de son amie Joséphine de Beauharnais ? Elle aussi fut donc de l’armée d’Italie. Le prestige de nos triomphes enchantait son imagination ; l’épopée napoléonienne galvanisa ses enthousiasmes et elle eut au cœur un grand amour de la cause bonapartiste pour laquelle elle se prodigua.

Si l’Empire combla tous ses désirs, quelle fut son indignation au retour des Bourbons ! Avec sa nature ardente, Fortunée Hamelin ne pouvait être une résignée. Elle n’était pas de ceux qui attendent sous l’orme des jours plus à leur convenance, de ceux qui se bornent à se lamenter et qui, dans leur inaction, espèrent toujours qu’à la fin la patience restera dame Elle était une agissante. Immédiatement elle part en guerre contre les Bourbons. Elle groupe les mécontents, stimule leur zèle, conspire tant et si bien que la police de Louis XVIII s’émeut et signifie à la dangereuse bonapartiste d’avoir à s’éloigner. Elle barguigne un peu ; cet ordre n’est pas de son goût, ; enfin, elle se décide à partir pour Bruxelles en novembre 1815.

Deux ans après, la voilà de nouveau à Paris. Le duc de Richelieu avait autorisé ce retour. Il l’avait même sans doute provoqué, car Mme Hamelin allait se consacrer, au profit du Gouvernement, à d’assez vilaines besognes. Elle allait devenir une indicatrice. Qu’est-ce à dire ? On reçoit dans son salon, on va dans ceux des autres et, tout en papotant, en débinant son prochain, en jouant au whist, en causant théâtre et chiffons, en se permettant quelques prudentes digressions politiques, on se renseigne, on scrute les opinions, on évente des projets, on tâche de savoir comment pense un tel : peut-il être rangé parmi les fidèles ou faut-il le tenir en suspicion ? Bref, en d’élégants atours on fait du moutonnage mondain.

Déjà sous l’Empire, Fortunée Hamelin avait été embrigadée dans la police politique, dans ce que Bourrienne, au cours de ses Mémoires, appelle la police d’opinions, et Napoléon faisait grand cas de ses rapports. A cette époque du moins, Fortunée Hamelin s’attachait à sa besogne avec une passion que commandait son enthousiasme bonapartiste ; mais comment concevoir qu’elle ait repris du service sous Louis XVIII ? Des besoins d’argent l’y poussèrent sans doute. M. Ernest Daudet, dans une très intéressante étude [3], nous a révélé que Mme Hamelin fut stipendiée par la Restauration au prix de 12 000 francs par an. Cette somme était peut-être indispensable à l’ancienne Muscadine [4] pour boucler le budget de ses élégances. Faut-il croire qu’ayant change de maître, elle changea d’opinions ? Nullement. Sa préférence pour les Bonaparte demeurera fidèlement au fond de son cœur et elle s’arrangea du mieux qu’elle put pour concilier cet amour avec les nécessités que lui imposaient des soucis pécuniaires.

Si pour l’aimable policière les intrigues politiques allaient ainsi bon train, peut-on dire que les intrigues amoureuses vaquaient entièrement ? Non. Le démon des heures précédentes ne l’avait pas mal tourmentée : celui de midi ne devait pas la laisser en repos. Il est vrai que ce midi commençait à se faire tardif. Le beau temps du Directoire, des bosquets d’Italie, des fêtes chez Barras, des danses avec M. de Trénis était déjà lointain. Cela n’empêche que Fortunée ne désarmait pas encore : comme tant d’autres, elle fut complaisante pour M. de Chateaubriand. C’est à l’époque où il s’abandonnait aux joies du pouvoir si ardemment convoité, qu’il témoigna une prédilection passagère à l’ancienne Merveilleuse. Celle-ci aura désormais et pour toujours deux cultes : celui de Napoléon et celui de l’auteur d’Atala.

La révolution de 1830 vint bousculer choses et gens. Mon grand père, le comte Guillaume, Isidore de Montbel, qui, sans grand enthousiasme, avait fait partie du ministère Polignac, était parti sur les routes de l’exil. Il séjournait à Vienne ; quelle ne fut pas sa surprise quand, un jour, il trouva dans son courrier une lettre de Mme Hamelin !

Dès lors, et pendant plusieurs années, elle éprouvera le besoin de lui écrire l’indignation passionnée qu’éveillait en elle la monarchie de Juillet. Dans les notes qu’il a laissées, mon grand père fait maintes fois allusion à cette correspondance et ainsi j’ai pu constater que beaucoup de ces lettres, — surtout parmi les premières en date, — ont été malheureusement égarées. Quoi qu’il en soit, ce qui subsiste est délicieusement alerte. Mme Hamelin y aborde un peu tous les sujets et avec un esprit inlassable. C’est un charmant bric-à-brac de politique intérieure, de politique extérieure, de mondanités, de littérature. C’est un reflet de sa vie agitée, de son âme ardente, de son amusante ironie ; c’est aussi le reflet d’un temps troublé entre tous où les horions des émeutes étaient pour les défenseurs du pouvoir une gratification quasi quotidienne. On y trouve les mots cinglants, des aperçus ingénieux, des idées turbulentes.

Le comte de Montbel recevait presque tout son courrier de Paris par l’intermédiaire de son ancien secrétaire, M. Esquirol. Ainsi lui parvinrent les pages de Mme Hamelin.

Son rôle passé devait conférer encore à cette dernière un peu de ce mystère qui enveloppe les choses et les gens de la police. Peut-être est-ce pour cela que M. Esquirol, quand il parlait d’elle, la désignait sous un nom qui sérail pour un roman un titre alléchant et qui conviendrait assez bien à une héroïne de conspiration ; il l’appelait la Dame de la rite Blanche.

Et maintenant que voilà présentée la Dame de la rue Blanche, amusons-nous à faire quelques glanes dans ses lettres.


Quand Mme Hamelin entame une correspondance avec le comte de Montbel, il y avait un peu plus d’un an que Charles X avait été renversé par Louis-Philippe, après les journées révolutionnaires de juillet 1830. Le vieux roi vivait en exil, choyant son petit-fils le Duc de Bordeaux en faveur duquel il avait renoncé à ses droits au trône. Ceux qui voulaient le rétablissement de la monarchie légitime appelaient déjà cet enfant Henri V, et Mme Hamelin, comme on le verra, favorable à une nouvelle Restauration, travaillait à provoquer l’avènement du jeune prince.

Au mois de septembre 1831, elle écrit : « Des amis proscrits réclament mes lettres, mes démarches, et désormais, levée à huit heures, recevant soixante, quatre-vingts personnes dans la journée, écrivant dans toutes les directions et parcourant tous les quartiers, — surtout aux jours d’émeute, — souvent je me couche brisée, n’ayant d’autre consolation que d’être utile à ceux que j’aime et nuisible à ceux que je déteste. » Notre ancienne Merveilleuse se dépeint là en toute vérité, avec sa pétulance, son ardeur acharnée contre ce qui n’est pas de son goût.

Dans ses lettres au comte de Montbel, elle se montre avant tout politicienne et, pour justifier ses diatribes contre Louis-Philippe, voici le tableau qu’elle se plait à faire de la France en cette aurore de la monarchie de Juillet :

« C’est un chaos, dit-elle, qu’en y regardant de près on ne peut même comprendre. Les tribunaux acquittent les gens qui appellent Philippe : Usurpateur fainéant. Les vainqueurs de Juillet refusent le serment et sont applaudis, encouragés. Le Roi est bafoué et sourit à toutes les insultes. Le pillage est au comble. L’état intérieur ne se peut comprendre d’où vous êtes. Les propriétaires sont écrasés par des impôts à peu près arbitraires et doublés. Les propriétés sont sans valeur, si on veut vendre et ne représentent plus rien comme hypothèque. Qui que ce soit ne prête, surtout à Paris. Les notaires ayant ruiné leur clientèle se sauvent par douzaines. La semaine dernière seule, trois ont fait banqueroute. Les notaires G... et B... . m’ont volé près de 500 000 francs. Toute l’industrie de France, sans exception, est en banqueroute et par conséquent sans travail. La moitié des grands quartiers de Paris est vide et couverte d’écriteaux. Point d’étrangers. Dans les hôtels garnis, on paie 300 francs les appartements loués jadis 15 et 18. Plus de toilettes. Pour les arts, n’en parlons point, ce n’est pas pour eux l’agonie, c’est la mort.

« Dans ces affreuses circonstances, nos gouvernants mettent le comble à nos maux par leur fatale administration. Ce n’est pas encore un sauve qui peut, mais un pille qui peut général. C’est la seule chose bien faite en France. Toutes les entreprises sont renouvelées et données au coin du feu entre amis. Fi de la publicité ! On appelle tout l’urgence et, par urgence, on a donné l’Opéra à l’ami Véron avec la légère subvention de 850 000 francs. D’autres soumissionnaient pour 300, le plus haut pour 350. Les affaires plus obscures telles que fournitures, entreprises privées se donnent pour des participations. »

Au dire de Mme Hamelin, toute cette gabegie ne s’arrête pas Là. Il y avait en outre de scandaleuses prébendes. Louis-Philippe se serait abandonné à la reconnaissance la plus prodigue envers ceux qui l’avaient hissé au pouvoir. « Ainsi, affirme-t-elle, nos meneurs ont reçu galamment, Benjamin Constant 300 000 francs au 23 août, Laffitte des millions, etc… Tous les fonds secrets ont été dévorés à l’instant et les 30 millions destinés au petit commerce ont été employés à payer l’intrigue et les vainqueurs civils, lesquels vainqueurs ne se montraient pas aux journées. » Pour qu’on fasse confiance à de telles assertions, l’auteur de ces lignes ajoute péremptoirement : « J’ai des notes précises et précieuses sur toute cette immense curée. Voilà la seule magnificence de Philippe. »

Mme Hamelin exècre es révolutionnaires de 1830 et elle sort de ses gonds quand on veut les apparenter aux grands ancêtres. « Voulez-vous comparer ce gâchis à la première révolution ? s’écrie-t-elle« Ça se ressemble comme Mirabeau et Guizot. La première révolution avait des motifs. Elle donna immédiatement le territoire à partager avec la planche des assignats. La rapace industrie n’existait pas encore. Enfin les hautes capacités, l’énergie, le plus complet désintéressement caractérisaient la révolution d’alors. Non, les hommes des deux temps n’ont pas de rapports, ni ne veillent les mêmes choses Les femmes mêmes, devenues des symboles, représentent bien leur parti. Madame Tallien, bonne, belle, est la colombe d’une révolution qui eut de l’éclat. La Feuchères assassinant sur un coffre-fort, est l’emblème de Philippe et de son élévation. »

Mme Hamelin fait ici allusion à un drame qui eut à cette époque un grand retentissement. Le 27 août 1830, le vieux duc de Bourbon, le dernier des Condé, avait été trouvé pendu dans sa chambre à Chantilly. Mme de Feuchères, sa maîtresse, qui avait obtenu de lui un testament en sa faveur, fut accusée de l’avoir assassiné avec l’aide de complices. Cette affaire reste. mystérieuse vint devant les tribunaux. La Cour royale de Paris déclara qu’il n’y avait pas lieu à poursuites. La mort énigmatique du Duc de Bourbon déchaîna néanmoins les passions politiques ; car le vieux prince, qui léguait une forte somme à Mme de Feuchères, instituait en même temps le Duc d’Aumale, le fils de Louis-Philippe, son principal héritier. Les ennemis de la famille d’Orléans soutinrent que d’habiles combinaisons avaient joué en l’occurrence. D’après eux, Louis-Philippe et les siens auraient circonvenu Mme de Feuchères pour qu’elle extorquât au Duc de Bourbon l’engagement de laisser sa fortune au Duc d’Aumale et, ! si ce résultat était obtenu, Mme de Feuchères ne serait nullement inquiétée pour ce qu’elle pourrait hériter du vieux prince.

Voilà ce que soutenait l’opposition et ses attaques se faisaient acharnées. Elle ne se lassait pas d’invectiver la sœur du roi, Mme Adélaïde, qu’il prenait pour Egérie et qui, prétendait-on, avait épousé secrètement le général Athalin, Contre cette coadjutrice du souverain, Mme Hamelin, elle aussi, lance des imprécations. « Le Palais-Royal, écrit-elle, est soumis à une camarilla bien autrement vive, jacasse, rapace, inepte que celle du pauvre Pavillon de Marsan. Mme Adélaïde est le seul monarque de France. Elle règne avec M. Athalin. Ça lui a pris sur le tard, mais de façon à réparer le temps perdu. Comme elle est courageuse et que le reste est poltron, ça explique d’un seul mot son immense ascendant. »

On l’a justement dit : la cocarde est une opinion qui ne tient qu’à un fil. Que de fois, dans les débuts du XIXe siècle, les pauvres courtisans du pouvoir eurent-ils à couper cette mince attache, à troquer leur cocarde pour en arborer une autre de couleur différente ! Après tant de tribulations, tant de fidélités successives, dans quel état se trouvait donc l’année, quelles étaient ses tendances ? Mme Hamelin nous renseigne à cet égard.

« Les colonels sont bonapartistes, les officiers royalistes, les soldats républicains. Ce bout d’armée n’a de beau que son nom. Les chevaux sont pitoyables, parce qu’il a fallu gagner des millions sur eux. Les colonels, gros voltigeurs de l’Empire, ont de 50 à 62 ans et pèsent 200 livres. Ils sont là seulement pour attendre le grade et la retraite de maréchal de camp. Il n’y a plus le moindre accord entre eux et leurs régiments qui trouvent dur d’essuyer deux genres d’émigrés. Je parie que pas un seul des colonels actuels, — pas un, — n’est en état de supporter une campagne d’hiver et ce sont les colonels qui ont fait les succès de nos armées ; c’est la vie, l’âme des batailles. Les officiers en masse sont en opposition, soit par bonapartisme, soit par royalisme. Oui, qu’on m’en croie, ce ne sont pas là les paroles d’une émigrée, d’une dame du Palais Caroline, d’une congréganiste enfin. C’est une personne qui écoute les hurlements de tous les partis, qui est mêlée à la littérature, aux arts, aux grands noms, à l’industrie, au commerce, aux colonies et même à ceux qui gouvernent et c’est avec une profonde et douloureuse conviction que cette personne vous déclare que ce pays n’a plus d’élan, plus de force. » Bref, si l’on n’y met pas bon ordre au plus tôt, Mme Hamelin pense que le pays est perdu. Et, mon Dieu ! c’est ce que partout et toujours ont répété, et peut-être même cru, ceux qui n’étaient point satisfaits de la forme de leur Gouvernement.

L’humeur atrabilaire de Mme Hamelin s’explique sans doute, — et surtout, nous voulons le croire, — par le chagrin de ne point voir à la tête de la France ceux qui seraient le mieux faits pour conduire ses destinées. Mais n’a-t-elle pas d’autres motifs d’aigreur ? Il est si triste pour une personne jadis influente de sentir que son crédit s’effrite ! Et cette tristesse n’est-elle pas doublée, quand cette personne a été une jolie femme, qu’elle vieillit, que sa beauté est un souvenir et qu’elle doit désormais uniquement compter sur son esprit ? Sa nature emportée, qui, aux heures de la jeunesse, avait procuré à Fortunée Hamelin une joie exubérante de vivre, lui valait peut-être, au moment du déclin, des déceptions amères, des rancœurs. Un printemps, un été radieux ; mais l’automne n’épanchait pas cette douceur lénifiante, dont il est parfois empreint ; il était maussade, il était quinteux.

En 1829, le journal la Mode rappelait cruellement à l’ancienne Merveilleuse, à celle qu’on appelait jadis « le premier polisson de Paris, » que le temps de ses merveilles était passé. Il la proposait ironiquement comme présidente honoraire d’un jury qui aurait à statuer sur les questions d’élégance. Elle n’était pas encore évincée du monde, elle était assidue à toutes les fêtes, mais ces fêtes ne faisaient qu’exciter son esprit caustique, et elle ne manquait pas de le verser dans les comptes rendus politico-mondains qu’elle adressait au comte de Montbel. En voici un où elle décrit un bal chez Louis-Philippe :

« Le Juif couronné par les Doctrinaires vient d’ouvrir les Tuileries. Il est trop prudent pour avoir fait des dépenses intérieures. Ainsi, sauf les fossés, les routes souterraines conduisant au dehors, rien n’a été restauré, ni même nettoyé. On a trouvé au Garde-Meuble quelques étoffes fort belles provenant des commandes faites par Charles X à Lyon, et vite on a tendu tout cela, remis des carreaux, frotté et dansé.

« La composition du premier bal fut incroyable ; néanmoins, ce beau palais, son air de grandeur, sa mélancolie frappèrent tous les conviés, qui sautèrent tristement dans ce lieu si peu dansant. Le souper servi dans la galerie ne remonta guère les esprits. Il fut détestable, pis même qu’au Palais-Royal. Partout on retrouvait des pâtés de veau, des longes de veau et de mauvaises galantines. Le vin de Champagne du Roi se fabrique dans ses terres de Normandie, et il fallait se nommer pour en obtenir.

« Après ce festin, la famille royale se relira, et, le naturel prenant le dessus, on dansa des galopes si vigoureusement que les bandes joyeuses parcoururent les corridors et que, dans un escalier, vingt femmes furent culbutées, traînées aux rires de toutes les autres. C’étaient des gaietés de la rue Saint-Denis qui avaient vendu beaucoup de fleurs. Ce résultat doit encourager. Les rues Saint-Denis, Saint-Honoré, Saint-Martin étaient contentes, la vente allait. On a pu voir que près de trois mille personnes tenaient à l’aise dans ce noble palais, que le roi Charles X eût bien fait de substituer sept ou huit fêtes par an aux tristes réunions du jeu et que le Palais-Royal a l’air d’une maison de filles en comparaison des Tuileries de Médicis. »

Passant ensuite au récit d’une soirée chez Casimir Périer, Mme Hamelin écrit : « C’était vraiment là le bal chez le roi de France et M. Périer fit le souverain. Carte blanche aux entrepreneurs. Une foule de jolies jeunes filles et les plus belles tentes imaginables éclairées par un milliard de bougies. Ici, il faut noter un changement inouï dans les modes françaises. Ce bal fera époque. Les femmes, les filles mêmes parurent presque nues. Les robes de bal s’échancrent sur l’épaule et dans le dos, de telle sorte qu’elles arrivent exactement à la ceinture et ne tiennent que par elle.

« Dans cette soirée, il a paru une jeune fille d’une beauté comparable aux Gazani, aux Tallien. Jamais je n’ai rien vu de si ravissant ; c’est une Mlle Falurle, fille du député, industriel et propriétaire immensément riche, car cette jeune personne apportera avec ce visage une dot d’un million. C’était la vraie merveille de la fête, et les salles se vidaient pour la suivre. Il y eut au souper abondance de truffes, de bon vin, de glaces délicieuses, et les bougies, de première qualité, ne coulaient pas sur les robes. De chez le Roi, toutes les femmes rentrèrent avec des taches de graisse et disaient : « Regardez donc les bougies du Roi. » Les galops furent plus décents que chez le Roi, car la compagnie était meilleure, et jamais, non jamais, on ne vit tant de chair fraîche. Avec la mode, malheur aux maigres, anathème aux vieilles ; jamais on ne vit tant de jolis pieds attachés à des jambes qu’on ne cache pas plus que les épaules. Enfin, la personne même fait tous les frais de la toilette ; les tailles étant plus longues que jamais, les robes n’ont pas trois pieds de hauteur, puisqu’elles prennent aux mollets et finissent à la ceinture.

« Ces robes, difficiles à bien faire, ne s’exécutent que par Mlle Palmire, qui a détrôné Victorine aussi lestement que Philippe l’a fait des Aînés. Cette Palmire, fille d’esprit, a compris son siècle et a dit : « Faisons de la toilette à bon marché, « ne couvrons que le quart d’une femme et habillons-les par « entreprise. » Ainsi une robe de bal chez Philippe coûte, dessus dessous, de 130 à 150 francs avec tous les rubans, même les fleurs. Vous voyez que la nudité est ici très économique. On a répudié les blondes et surtout les colliers qui coupent les lignes ; aussi, pour dire la vérité, les bijoutiers, invités à tous ces bals, faisaient des mines épouvantables.

« Au bal de M. de Rothschild, MM. de Blancmesnil et de Chabot ont voulu murmurer un peu contre l’usage féodal que conserve M. le Duc d’Orléans de faire rompre tous les engagements des femmes qu’il a priées à danser. Ces messieurs dirent très haut : « Mais ce grand Poulîot [5] nous enlève toutes les danseuses, c’est un usage du Moyen âge et pour un prince des barricades !... » On le répéta par toute la ville et les aides de camp du prince s’en mêlèrent. M. de Flahaut a déterminé le prince à une explication directe avec M. de Chabot. Eh bien ! Eh bien !... M. de Chabot a été faible, il a consenti à écrire une rétractation dans la Tribune. M. de Chabot se rétracter dans une gazette ! C’est bien la peine de tant ressembler à Henri IV ! »

Les railleries de Mme Hamelin procèdent, je le crois, d’un peu d’amertume. Et pourtant, ne serait-ce pas aller vite en besogne que de juger ainsi et ne faudrait-il point voir encore dans ces douloureuses indignations ou dans ces sarcasmes, la spontanéité d’une femme qui prend tout à cœur, tout en ayant beaucoup d’esprit. Walpole a dit que la vie est une tragédie pour ceux qui sentent, une comédie pour ceux qui pensent. Mme Hamelin sentait et pensait. Ce qui se déroulait autour d’elle ne lui est-il pas apparu comme une tragi-comédie où l’on glane des sujets de tristesse, mais aussi des motifs de gaîté malicieuse ?


Pour s’adresser à un ancien ministre de Charles X, avait-elle trouvé un chemin de Damas et s’était-elle subitement convertie à la foi légitimiste ? C’est peu vraisemblable. En quête d’opinions sur la sémillante politicienne, j’ai feuilleté le journal inédit du comte de Montbel et j’y ai découvert ces mots : « Le maréchal Marmont a reçu une lettre de Mme Hamelin. Elle lui parle avec une colère extrême du gouvernement actuel dont elle proclame l’incapacité, l’impossibilité. Amenez-nous Reichstadt, dit-elle, nous le recevrons avec enthousiasme. Nous subirions Henri V avec résignation, tout hors ce qui est. Le maréchal, — ajoutait mon grand père, — aurait tort ainsi que moi de se fier à cette dame. »

Et plus loin, dans le même journal, je lis encore ceci à propos de quelques pages envoyées par l’ex-policière. « C’est là un tableau piquant de la France d’aujourd’hui. Le tout est vu dos coulisses par une femme active, spirituelle, pénétrante, qui d’ailleurs connaît tous les acteurs et vit fort mêlée avec eux. Ses lettres sont un baromètre. Quand elle avait de l’espoir dans le bonapartisme, elle écrivait à Marmont ; quand elle voit briller l’étoile d’Henri V, c’est à moi qu’elle s’adresse. En tout cas, elle est fort bonne à consulter, il lui arrive d’être sincère. »

Ces quelques mots nous révèlent l’état d’âme de celle qui nous occupe. Si, d’aventure, elle entre en coquetterie avec le parti légitimiste, c’est qu’elle veut avant tout renverser Louis-Philippe. Le moyen le plus réalisable serait, semble-t-il, de lui substituer le Duc de Bordeaux ; aussi se montre-t-elle toute prête à s’y appliquer, mais avec sa raison qui hésite à poursuivre la chimère la plus séduisante, car si elle écoutait son cœur, elle appellerait l’Aiglon, l’Aiglon qui ressusciterait un peu la grande épopée, qui redonnerait du lustre à la France et peut-être une bonne situation à Fortunée Hamelin. Mais ne soyons pas sceptiques et croyons à la vérité de ses sentiments, quand elle nous apparaît comme ayant reporté sur le duc de Reichstadt son grand amour pour les Bonaparte. La prédilection qu’il lui inspire est assurément sincère, peut-être même désintéressée. Ecoutons-la, pour nous en convaincre, crier son chagrin, quand elle apprend que le fils du grand Empereur est aux prises avec un mal implacable et qu’en Autriche on ne donne point à ce mal les soins qui conviendraient.

« J’ai lu en pleurant un passage touchant de votre lettre. On m’a suppliée de le laisser copier et il a paru dans le Temps. Ceux qui ne connaissent pas l’expression sèche de Raguse ont pensé que c’était de lui. Votre âme a bien un autre style. Dès que le cœur vibre, le talent est arrivé. Voilà pourquoi, monsieur, vos lettres sont charmantes.

« Ce que vous me dites de l’héroïque enfant est accablant. »

Et aussitôt Mme Hamelin de suggérer quelques moyens de salut.

« D’abord un silence complet de six mois au moins, du lait, une fumée intérieure de goudron, puis les Pyrénées. De quoi les Pyrénées n’auraient-elles pas guéri le duc de Reichstadt ? Mais cédons tout à la politique et parlons seulement de l’humanité, de la voix du sang. Si l’Italie, les Pyrénées sont interdites à ce noble enfant, ne pouvait-on l’envoyer dans une île de la Grèce, à Madère si réputée pour les poitrines irritées ? Que sais-je ? Constantinople n’est pas républicaine et on y respire un air doux et embaumé. Tout valait mieux que Vienne. La distraction est si puissante à son âge ! On faisait voyager même le Masque de fer avec lequel notre duc a plus d’un rapport.

« Mais enfin accordons encore Vienne. Pourquoi, aux premiers graves indices, n’avoir pas fait arriver deux des lumières de Paris ? Quoi ! ici un épicier est à peine malade que sa famille va porter son louis d’or à Dupuytren, Broussais, Biet ; et on ne les fait pas venir pour un enfant dont on est responsable devant Dieu et devant les hommes ! On dit que le choléra vous a enlevé vos vieilles expériences, que Malfatti [6] est systématique, on dit, on dit qu’on est au désespoir. Elevez votre voix courageuse, s’il en est temps encore. Qu’on fasse arriver de grandes renommées ! Ne serait-ce, hélas ! que pour déraciner les odieux soupçons. Je ne puis vous parler d’autre chose. De l’attendrissement, je passerais à la colère et j’aime encore mieux les larmes. Mon Dieu, qu’on en verse en France ! Si elles arrivent au ciel, nous sommes sauvés. »

Si, par moments, Fortunée Hamelin a des ferveurs bonapartistes, il n’en reste pas moins qu’elle semble s’attacher à la cause d’Henri V et, pour la faire triompher, elle s’agite, cherche à faire naître de saintes haines, stimule les rancunes, secoue les découragés. Mais elle se lamente, elle trouve les légitimistes mous et sans cohésion. D’une plume alerte, elle nous les dépeint et en la lisant surgissent à nos yeux des ducs, des marquis ou des comtes à la manière de ce marquis de Claviers-Grandchamp dont M. Bourget nous a brossé le portrait.

« Je crains de vous affliger, avoue-t-elle au ministre proscrit, en vous parlant sincèrement du parti royaliste, ce parti si grand par le nombre, la richesse, la civilisation, les beaux souvenirs, l’immense clientèle. Eh bien ! il a trouvé le moyen de se faire émigré sans quitter le sol, émigré moins les dangers, moins le dévouement, moins le beau côté enfin. Certes, je n’ai pas l’injustice de lui reprocher son inaction en juillet. Là tout fut surprise. Les amis du Roi ignoraient tout, les chefs d’armée perdirent la tête et la monarchie fut perdue sans avoir pu battre un rappel. Non, soyons justes. Nul ne pouvait prévoir que M. de Polignac allait livrer bataille sans troupes, sans subsistances et en choisissant Raguse pour cette si grande affaire. Mais depuis ! Ils ont d’abord barricadé leurs hôtels, chassé leurs valets et se sont envolés de toutes parts. Passe encore. Il fallait éviter la première bagarre, se rallier, se mettre en sûreté. Les voilà tous dans leurs terres.

« Là, bien en sûreté, on devait croire qu’ils n’allaient pas s’isoler du peuple, des électeurs, de leurs moyens d’influence. Rien. Les grilles furent fermées, la salle à manger scellée, les gens réformés, les ouvriers congédiés. Lorsqu’on voyageait, si on voyait un château délabré, des jardins abandonnés, on était assuré d’avance qu’ils appartenaient à un bon et riche carliste. Tout à côté, on voyait une propriété pimpante, des millions de fleurs, des valets, des terrassiers. A qui cette jolie demeure ? — A M. un tel, député, banquier, fabricant. — Et ce château si sale ? — A M. de Talaru : c’est Chamarante. A M. Aldobrandini : c’est Saint-Sevrin. A M. de Luynes : c’est Dampierre.

« A force, à force, ils revinrent un peu, mais toujours s’isolant, se craignant même entre eux. L’opinion se soutint et se soutient d’une façon respectable sans doute, mais avec l’égoïsme, l’étroitesse de toute notre époque. La passion dominante de la noblesse française, c’est l’économie et l’acquisition des terres. Tous achètent... aucun ne dépense. Ils possèdent en définitive les seules fortunes réelles de France. Ils pourraient avoir dans leurs terres une influence immense. Eh bien ! non. Un peu de morgue, beaucoup d’avarice éloignent d’eux les classes aisées qui seraient heureuses, flattées de se rallier, de s’appuyer sur eux. La noblesse a changé de rôle. Elle s’est faite bourgeoise par sa lésinerie, et la bourgeoisie s’est faite noble par ses goûts élégants, son hospitalité et son luxe. Aujourd’hui, le peuple juge par les charités, les travaux, la dépense. Il ne sait pas l’histoire. Il serait facile de la lui bien enseigner.

« Le malheur réel du parti royaliste est de se croire individuellement trop considérable pour apprendre, obéir et faire des sacrifices. Maintenant, en France tout s’associe, se coalise. Depuis les savetiers jusqu’aux maréchaux, chacun apporte son tribut. Alors on accepte une direction, des chefs, on discute, on choisit ; mais enfin on est classé, obéissant, payant pour sa cause, sa pensée, son espérance. On appartient à son temps qui est un temps de révolution. On la combat, on la pousse suivant ses opinions, mais enfin on est homme de son époque et de sa cause. La noblesse seule n’a ni direction, ni chefs, ni société, ni coalition. Elle ne paye pour rien, ne souscrit jamais. »

Lassé de toutes les tribulations de sa vie, Charles X, en exil, achevait ses jours les yeux tournés vers le passé, tout au culte de ses souvenirs. Sa belle-fille, la Duchesse de Berry, ardente Napolitaine, s’accommodait mal de cette résignation. Avec intrépidité, elle se faufile jusqu’en Vendée pour tenter d’y soulever les Chouans. Voilà qui, pour le coup, plait à Mme Hamelin. C’est de la hardiesse, c’est du mouvement, c’est de la folle aventure peut-être, mais qui ne risque rien n’a rien ; et faisant allusion à des légitimistes plus débonnaires dont l’action se bornait à aller jusqu’en Bohême déposer aux pieds de Charles X le tribut de leur fidélité, elle leur décoche ce trait : « Ils préfèrent le voyage de Prague à celui de Vendée... Pour tout dévouement, ils s’abonnent à la Gazette de France. »

Et pourtant, si on voulait, quel parti d’opposition on pourrait créer, quels résultats on pourrait escompter ! Hardiment à la tâche et la moisson est proche. Oui, Mme Hamelin croit qu’avec un peu de volonté, d’adresse, voire d’entregent, on pourrait assurer l’avènement d’un monde meilleur, meilleur, car elle entrevoit la possibilité d’y satisfaire son insurmontable désir de jouer un rôle. La voilà donc qui dresse des plans de batailles, de concentrations, de forces contre le régime détesté. « Mon Dieu ! mon Dieu ! Quelle belle guerre sans canons, ni morts, ni blessés on pourrait faire à tout ceci ! Ce serait une petite armée disciplinée, habile, manœuvrant à la Turenne plutôt qu’à la Bonaparte, c’est-à-dire faisant beaucoup avec peu d’hommes et peu d’argent, visant à tous les chefs influents des armées ennemies, les traitant galamment, leur donnant de bons petits dîners où tout se dit, se réconcilie, se lie, où les haines s’apaisent et les ambitions s’aiguisent. En France, les chefs de parti aiment tous les truffes. » Bref, comme elle s’en explique ailleurs, Fortunée Hamelin rêve d’une coalition légitimo-républicaine.

Quand il fut question d’un rapprochement entre les partisans des princes d’Orléans et les légitimistes fidèles au comte de Chambord, une vieille dame, comptant parmi ces derniers, disait à tout venant : « Savez-vous ce que sera cette fusion ? Une infusion de simples et de plantes vénéneuses. » Sans nul doute, quelque quarante ans plus tôt, elle aurait apprécié tout de même le mélange légitimo-républicain que voulait préparer Fortunée Hamelin. Celle-ci, bien au contraire, ne craignait nullement de contaminer les ultras de droite au contact d’éléments de gauche ; c’est qu’elle pensait comme penseront toujours ceux qui veulent réaliser l’alliance de leur groupe avec un autre groupe. Sous cape, elle estimait que la meilleure manière pour le parti légitimiste de s’unir au parti républicain serait tout uniment de l’absorber. Mais pour ce faire, il faudrait du tact, il faudrait des charmeurs et où trouver de meilleurs séducteurs que parmi les gens de lettres ou les grands avocats ?

« Dans notre armée, écrit-elle, je camperais au centre notre riche et glorieuse littérature, oui, glorieuse, monsieur, car vous ne comptez pas un seul de nos grands talents qui n’appartienne de cœur, d’âme, de génie, à l’un des partis généreux de la France. Vous comprenez que ces deux nobles opinions sont la royaliste et la républicaine. Quant au juste milieu, il possède la littérature de l’Empire qui consiste en trois vieux radoteurs tels que Jouy, Arnault et Etienne. Pas une recrue de talent ne lui a encore été possible, car vous ne croirez jamais aux calomnies contre Lamartine.

« Avec nos beaux génies au centre, nous serons bientôt en relation intime avec tous les astres républicains. Carrel, en première ligne, serait caressé, enivré d’éloges. Alexandre Dumas, Didier, Cavaignac sont déjà nos amis. Berryer arriverait le soir, leur parlerait de ce ton de modération, de grandeur qui me le fait prendre quelquefois pour un homme de l’intimité de Louis XIV. »

Mais bien vite, au galop de la plume, un tantinet de malice à l’adresse d’un grand ami.

« M. de Chateaubriand, continue Fortunée Hamelin, apprendrait un peu l’art de se communiquer, de parler des autres et de flatter les amours-propres. Tout lui sera facile. Bientôt l’union, la confiance existeraient entre notre armée et les brigades républicaines. Qu’elle serait bientôt immense, cette armée commencée avec un noyau d’élite, et que je serais heureuse d’en commander une division ! Oui, le courage renaît à l’aspect des choses difficiles, mais possibles.

« Le parti républicain si nombreux en province, si instruit à Paris, partout si brave, n’est pas si noir qu’on le pense de loin. Ses principes sont arrêtés et ses principes sont tellement différents de ceux qu’on lui suppose qu’on serait tenté de leur dire : Mais vous ne voulez donc pas la République ! Bref, leur République à la Périclès, à l’eau de rose se peut très bien arranger avec des idées plus sages, plus réalisables. Le jour des comptes arrivant, alors la petite propriété se jettera dans les bras des légitimistes et toutes les influences républicaines satisfaites par les concessions indispensables, le parti turbulent sera cerné le jour même de son triomphe. Pour arriver sans embrasement à cette solution, il faut se mettre à l’œuvre. Le commerce a ses commis-voyageurs, la noblesse peut bien avoir les siens.

« Le grand malheur des hommes de talent est de n’être jamais des hommes d’affaires. Bonaparte seul était tous les deux ; aussi c’était un génie. Les moyens d’influence, les séductions, la patience, la colère, tout était mis en jeu. La Restauration n’a pas compris ce principe si simple de gouvernement : prenez la force, l’influence où elles se trouvent. En 1814, la force, l’influence étaient dans l’armée et les impérialistes. Il fallait les accepter, ils auraient fait la monarchie puissante. Il faut donc maintenant marcher à côté des Républicains, ne pas s’en effrayer et s’emparer de leur force pour la diriger, pour s’en préserver. En ce moment, les deux partis s’estiment, se rencontrent avec plaisir. Cette estime mutuelle est déjà un grand pas. »

Pour faire porter tous leurs fruits à ces prémisses de fraternisation, Mme Hamelin compte beaucoup sur le talent de Berryer et de Chateaubriand. Elle voit en eux non seulement des semeurs qui pourront faire lever à nouveau de belles convictions sur les jachères légitimistes, mais encore elle les croit capables d’endoctriner d’autres partis et de sceller avec eux des alliances. Tout cela lui donne motif à parler de l’auteur d’Atala. L’amour n’est pas toujours aveugle, il n’empêche pas Fortunée de se gausser un peu de son illustre ami. Évidemment elle a foi dans l’influence du grand enchanteur, mais elle sourit en remarquant la foi que lui-même a en cette influence. Volontiers elle s’amuse à dépeindre le prestigieux vicomte en des attitudes qui dénotent un caractère exempt de simplicité.

« M. de Chateaubriand, écrit-elle, est ici où il ne devait plus revenir. Il n’y a pas tenu trois mois. Il s’est fait conseiller ce retour par une chanson de Béranger. Badinage à part, je crois à la loyauté de son âme, à la force qu’il conservera, à ses écrits. C’est un bijou que toute couronne de France devra attacher à son bandeau, c’est le bas-relief de tout édifice. Mais sa politique ! J’ai peine à conserver mon sérieux devant ce roman de Restauration, laquelle Restauration il trouverait détestable, si elle ne se faisait pas à sa troisième brochure et par lui et pour lui. Je lui disais : « Vous croyez diriger, arrêter et régner au fond de la grotte comme Egérie. Un beau matin, la révolution reviendra incendier Egérie, les palais et l’Europe. » Il ne le croit pas et s’imagine que, devant ce chaos, il apaisera les ambitions déchaînées, fera dire à la Reine d’emmener sa famille à la ville d’Eu et s’avancera aux Tuileries avec une brochure dans la main gauche et Henri V à la main droite. »

Dans une autre lettre, Mme Hamelin raconte encore : « J’ai vu M. de Chateaubriand. Il était d’une colère ! C’est alors qu’il est charmant, il cesse d’être un peu guindé, il abonde en belles paroles, en images et vaut mieux que toutes ses préfaces. » A quelques jours de là de nouveau deux ou trois phrases pour finir en pointe sèche le portrait du grand homme. « Il s’opère un changement fâcheux dans l’humeur de M. de Chateaubriand. Il est sombre, inaccessible. Toute conversation dont il n’est pas le seul objet l’ennuie et le jette dans la distraction. Son talent au reste survit à sa bonne humeur. Il repousse un peu durement nos illustrations littéraires. »

Mme Hamelin nous parle alors de ces « illustrations littéraires » qui « seraient à couver pour des cœurs royalistes. » C’est d’abord son ami Balzac qui, avec ses beaux romans, « vous serre le cœur dans un étau ; » c’est Jules Janin qui, avec ses feuilletons des Débats, « vous fait rire en dépit de tous les chagrins ; » c’est Alfred de Musset dont il faut lire le délicieux Spectacle dans un fauteuil ; c’est Mme Sand « qu’on place tout à coup fort au-dessus de Mme de Staël. » Toutes ces « illustrations » sont, peu ou prou, gagnées à la cause légitimiste. Il suffira de réchauffer leur zèle. « Inutile de parler encore de l’Aigle poétique. Victor Hugo persévère avec acharnement dans une opinion qui est toute de rage, de bile. Ses malheurs et ses passions augmentent ou abattent son talent, mais aux dépens de sa vie, car il change beaucoup. Lamartine qui a perdu sa fille unique cherche dans l’occupation la possibilité de vivre. Il est député. La poésie y perdra beaucoup et la tribune y gagnera peu. »

Mais. au dire de Mme Hamelin, la grande affaire, l’affaire primordiale, c’est d’attirer, c’est de se concilier le fameux républicain Armand Carrel, « Carrel qui seul est une armée, le premier de nos publicistes, le plus fécond, le plus naturel, dont l’éloquence est jeune et fraîche, dont l’injure est accablante, dont l’épée est aussi alerte que la plume. . Il est la pensée, la marche, l’emblème républicain. Dès que le bruit commence, les jeunes hommes s’en emparent pour le forcer à rester à l’écart, c’est leur religion, c’est la pagode. »

Pour développer ou faire naître de bons et solides sentiments royalistes dans toute cette république des lettres, il faut que des « salons sanctuaires s’ouvrent. » On y accueillera « ces jeunes gens » à bras ouverts, et, tout en les choyant, on leur fera entendre la saine doctrine. Malheureusement partout porte close et l’aimable politicienne s’afflige : « Je sais des gens, écrit-elle, qui avaient fort désiré que Mme Alfred de Noailles, si spirituelle, si ardente carliste, voulût bien ouvrir une maison où elle eût recueilli les sommités de toutes les opinions. Le grand âge de la princesse de Foix, les habitudes de son hôtel firent avorter ce dessein. Mme Arthur de la Bourdonnaye a fait quelques essais dont le succès devrait encourager, mais elle part de bonne heure pour la campagne et le manque d’union de son intérieur paralyse tout. J’ai vu Berryer au désespoir de la difficulté d’organiser seulement quatre maisons dans toute la ville. »

Ayant ainsi exposé les moyens de renforcer le parti pour lequel elle est toute prête à besogner, Fortunée Hamelin en vient à la tactique que ce parti devrait suivre. Sa politique n’est pas celle des pêcheurs de lune, mais plutôt celle des pêcheurs en eau trouble. Les temps sont fertiles en émeutes : pourquoi donc ne pas exploiter les commencements d’insurrection, pourquoi ne pas essayer de les manœuvrer habilement pour les faire tourner en fin de compte au plus grand dam de Louis-Philippe et au plus grand avantage du duc de Bordeaux ? « Notre révolution de 1830, écrit-elle, devrait se prendre comme les buffles de mon pays : reculer lorsqu’il arrive, puis le pousser dans les ravins qu’il côtoie et là lui jeter ses biens. »

Les ravins que le gouvernement de Juillet côtoie, mais ce sont les multiples manifestations de l’hostilité populaire, vrais précipices au fond desquels on pourrait aisément faire choir Louis-Philippe, roi des Français, pour instaurer à sa place le Duc de Bordeaux roi de France. Mme Hamelin nous montre quel beau ravin par exemple eût été la terrible explosion de révolte qui éclata à Lyon en novembre 1831. Elle regrette qu’on n’ait pas su en tirer profit. Les ouvriers exaspérés par leur misère auraient été à ceux qui leur eussent promis du pain. Il fallait tout simplement leur en promettre, déclare notre politicienne, et par eux, avec eux, on aurait fait une troisième Restauration. Il y a donc eu là une bonne occasion manquée, mais Fortunée Hamelin a tout l’air d’en attendre d’autres d’un avenir prochain. Il faudra, en l’occurrence, se montrer plus clairvoyants et aiguiller les soulèvements populaires vers des fins légitimistes.

Cette opportune utilisation des mouvements de révolte est un moyen de politique intérieure. Dans le jeu de la politique étrangère, n’y aurait-il pas aussi de bons atouts pour gagner la partie ? Ici, Fortunée Hamelin s’abandonne à des ardeurs inconsidérées. Poussée par un belliqueux entrain, elle ne s’embarrasse pas de scrupules et elle ameuterait volontiers l’Europe entière contre la France pour voir bouter dehors Louis-Philippe. Ce prince est d’origine révolutionnaire, et comment tous les monarques ne comprennent-ils pas que son facile avènement est pour leurs peuples un pernicieux exemple ? Les souverains devraient méditer l’aventure de Charles X et se convaincre qu’en admettant l’élévation au trône d’un ambitieux qui a bousculé le principe d’hérédité, ils risquent de voir un jour ou l’autre leur couronne saisie par quelque factieux. Tous les princes doivent sauvegarder où que ce soit la légitimité et ne point tolérer l’usurpation. Ainsi pense Fortunée, ainsi veut-elle que pensent tous les rois ou empereurs. Dès lors, elle estime que lus chancelleries agiraient sainement en se servant de la première complication diplomatique venue, comme d’une machine de guerre contre le roi-citoyen qui trône aux Tuileries.

Dans l’affaire des Pays-Bas, par exemple, où l’une contre l’autre se dressaient la Belgique et la Hollande, il aurait fallu faire bloc avec cette dernière, puisque Louis-Philippe soutenait le gouvernement de Bruxelles. Une autre fois, c’est la question d’Aucune. Au mois de décembre 1831, une insurrection avant éclaté dans la Romagne contre le gouvernement de Grégoire XVI, les Autrichiens intervinrent en faveur du Pape. Casimir Périer, pour protester contre cette intervention, envoya des troupes qui débarquèrent à Ancône et occupèrent la ville sans coup férir. « Metternich, tu dors donc ? » s’écrie Mme Hamelin. Elle est tout étonnée que le célèbre homme d’État supporte que les soldats d’un souverain révolutionnaire viennent ainsi fouler le sol d’Ancône qui est la clef de toute l’Italie ; mais voilà que soudain cette grave question la jette dans d’attendrissants souvenirs. Elle se prend à évoquer un lointain passé et, en le rappelant, elle se donne la très douce émotion que l’on éprouve « en ressaisissant un peu de sa vie par ses commencements. »

« J’avais seize ans, écrit-elle, lorsqu’un soir, assise à broder près de Madame Bonaparte, j’entendis le Petit Général dire ceci au colonel Junot qui revenait d’Ancône : « Comment ! tu as pu faire envoyer là-bas 3 000 hommes ? C’est plus qu’il n’en faut. Je ne puis leur faire comprendre qu’Ancône, c’est l’Italie. Ah ! si la mer était libre ! Avec la mer libre et Ancône, une campagne de six semaines suffit pour prendre toute l’Italie, en y étouffant toutes leurs armées. » Et Junot en riant aux éclats : « Oui, six semaines ! Voilà pourquoi nous nous battons depuis dix-huit mois. — La mer était-elle libre ? Tu vois bien qu’au lieu de tant de combats, de marches, de montagnes, Ancône seule nous épargnait tout cela, car elle prend à revers les Apennins et les Alpes. La France derrière tout cela, la mer libre et Ancône ! Oui, certainement, en six semaines. » C’est sur l’honneur, ajoute Mme Hamelin, que je vous certifie ces paroles. Ce bon vieux souvenir s’est retracé si frais qu’il me semblait entendre encore la voix basse et timbrée de Napoléon et les éclats inconsidérés de Junot. Je me disais : la mer est libre, la France est derrière, les Apennins et les Alpes à revers, de plus l’Italie révolutionnaire. »

Bref elle entrevoit que le Gouvernement français, aidé par les hommes turbulents de là-bas, pourrait bien bouleverser à son profit l’Italie entière. Comment le laisse-t-on faire et comment ne trouve-t-on pas là un bon motif d’agir contre Louis-Philippe et de le chasser des Tuileries comme il en a chassé Charles X ?

Conservant ses habitudes policières et le goût de fureter un peu partout, Mme Hamelin est tout heureuse, quand elle peut découvrir quelque dessous de la politique. En voici un. L’Empereur de Russie, à l’instar de plusieurs autres souverains, boudait la monarchie de Juillet. Louis-Philippe s’alarmait de cet état de choses et cherchait à y remédier. Fortunée, à l’affût de tout ce qui se tramait aux Tuileries, apprend soudain que le Roi, pour améliorer ses relations avec le Tsar, tente tout d’abord de se concilier l’ambassadeur de Russie, Pozzo di Borgo. Comment s’y prend-il ? Par des voies obliques, en adulant judicieusement la maîtresse du dit ambassadeur. C’est en somme toute une savante combinaison. Pour gagner le potentat moscovite, on essaye en premier lieu de gagner son représentant à Paris et l’on espère agir efficacement sur ce dernier en s’employant auprès de celle qui est toute-puissante sur son cœur.

Cette histoire est-elle vraie ? C’est Fortunée Hamelin qui la raconte.

« En Sicile, écrit-elle, il existait en 1809 ou 1810 un magasin de modes tenu par deux Françaises, nées à Lyon. Ces demoiselles se prétendaient filles d’un émigré et elles firent bien, puisque cela inspira à Caroline [7] beaucoup d’intérêt pour elles. Un Anglais passablement riche, M. Greham, était amoureux de la cadette. Mme Dolomieux et la princesse P... se mirent en tête de la lui faire épouser. Mme la duchesse d’Orléans [8] entra dans cette innocente captation et le mariage se fit.

« A la Restauration, la petite Pauline Greham s’établit en France et y fut très appuyée par la famille d’Orléans. Elle est devenue la maîtresse de l’ambassadeur de Russie Pozzo. Cette liaison prend tous les ans plus d’empire sur lui. Il y passe sa vie et tombe dans le plus violent désespoir à toutes les infidélités. Cependant la cour a ramassé ce moyen de crédit. La petite Greham est dans la plus haute faveur et traite de tout. Elle donne moins de chagrin à Pozzo et ne le quille plus. Elle proclame hautement ce que lui doit la France. Elle acquitte noblement, dit-elle, l’hospitalité de Sicile. Enfin, c’est une jactance complète, mais qui, au fond, a beaucoup de vrai. A tout âge, les hommes sont influencés par leurs maitresses, mais à celui de Pozzo, on est dominé. Connaît-on bien cette affaire en Russie ? Elle est importante. »

Sans nul doute, Mme Hamelin espérait que le comte de Montbel irait tout de go dévoiler cette intrigue à son ami M. de Tatistcheff, ambassadeur du Tsar à Vienne.


La dernière lettre de Mme Hamelin au comte de Montbel est de 1836, et c’est seulement dans une liasse datée de 1850 que je trouve à nouveau l’écriture si curieuse de la pétulante créole. Ces pages ne furent pas adressées à mon grand père, mais à Marmont de qui il les tenait. Elles furent griffonnées à l’heure où le pouvoir était enfin entre les mains d’un Bonaparte. Elle doit donc exulter d’aise, la grande admiratrice de Napoléon. Hélas ! elle est au contraire toute désenchantée, et ce désenchantement fut un des derniers que la vie devait lui infliger, puisqu’elle mourut le 29 avril 1851.

Voyons comment à Marmont, ce vieil ami de l’armée d’Italie, elle raconte ses déceptions, en même temps que des choses assez curieuses à propos de Chateaubriand :

« Je suis si confuse d’être confuse ! Cette situation est si peu dans mes allures que je ne savais comment aborder mes aveux et rétractations. Cher ami, pardonnez à mes inconcevables illusions. Oui, oui, j’ai cru le prince Louis-Bonaparte neveu de l’Empereur, — au moins par ce reflet que les aînés imprimeur aux cadets, selon l’illustre Buffon. Lorsque j’ai aperçu ces yeux ternes et caves, ce corps d’une pièce où l’opium règne en maître, tempéré par le Xérès, je n’ai retrouvé ni le sang corse, ni le hollandais qui était très beau, ma foi, ni le gentleman rider. Hélas ! Hélas ! Quelle effroyable mystification ! Quelle leçon désespérante, inouïe !

« Nous voguons sur une nacelle gouvernée par toutes les mains ou menottes. Une seule passion domine : la rage de poursuivre l’œuvre de caricature de l’Empire. Machiavel n’était qu’une rosière près de notre lâche majorité.

« Je vous le dis en toute franchise, depuis six mois la légitimité a perdu des chances immenses. Si, aux grandes époques, elle se fût manifestée par un manifeste, un geste, un principe bienveillant répété par des bouches écoutées ! Les royalistes ne se voient qu’entre eux, jugez des progrès du parti. Lors de la réunion de la Législative, je fus trouver des amis qui ont voix au Conseil. Je priai, suppliai Berryer, d’appuyer l’opinion d’un manifeste à la France. Je fis plus, j’eus l’insolence d’écrire ce manifeste. Je le présentai à Berryer. Il parut très content : j’admets par politesse. Il ne s’agit pas, croyez-le bien, d’un auteur mécontent, car je poursuis sans me lasser et sans demander qu’on fasse d’Henri V un héros au plumet blanc. Chaque époque a sa nécessité. Nous nous battrons en temps utile, en riant de ce nigaud de Congrès de la Paix. Ce qu’il faut absolument, mais absolument, c’est qu’on sache qu’Henri V est un prince de chair et d’os, ne vivant ni pour l’opium, ni pour le Xérès, ni pour des femmes pires que des filles. Ce qu’il faut, c’est qu’on croie à sa parole royale et chrétienne, qu’on cesse de le peindre comme une pagode indienne, comme vivant dans sa propre divinité. »

S’il faut tout dire, Henri V, là-bas dans son exil, lui semble bien inactif pour un prétendant au trône, et elle s’écrie : : « Mais on prend donc aussi de l’opium à Frohsdorff ! Il n’en restera plus aux Chinois. »

Ici, Mme Hamelin en revient à un sujet qu’elle développait déjà quelque vingt ans plus tôt dans ses lettres au comte de Montbel. A nouveau elle reparle de l’apostolat légitimiste que pourraient exercer ses bons amis les gens de lettres. « Pourquoi ignorer que la littérature bien conduite serait une influence incalculable ? Que fait-on ? On laisse perdre Victor Hugo, lui au fond si parfaitement bon, si aristocrate, même si religieux. Je vous vois tous sauter en l’air. C’est que là-bas vous ne savez rien des choses et des hommes. Oui, oui, Hugo ne cherche que le chemin. S’il s’égare, c’est qu’on n’a pas songé que de tels hommes sont des armées et que les armées ont des éclaireurs.

« J’habite dans le vieux donjon des La Tour d’Auvergne. Après février, la demeure des Hugo, place Royale, fut prise d’assaut, pillée. Les femmes se sauvèrent par les toits et ne voulurent jamais rentrer dans ce quartier volcanique. Je les engageai à voir un beau logement vide où le mobilier moyen âge serait bien placé. Ils y vinrent ; ils sont excellents, charitables, polis et très amusants. Ça m’allait, je les vois beaucoup. Toute la politique, la littérature arrivent là le soir. On y cause à ravir. Je quitte ce docte séjour pour aller à ma petite MadeIaine [9] où je trouve à côté une muse assez sévère, la princesse Nicolas Troubelzkoï. Celle-là est terriblement savante pour moi qui reste ignorante, hors l’improvisation. Je suis heureuse, recherchée fort au delà de mon mérite, mais la pauvreté me paralyse. Recevoir mille accueils, ne rien rendre, c’est dur. Les misères de l’Ile Bourbon m’enlèvent mes derniers écus, Tendez la main au Président, me dit-on, il fera Edouard [10] : receveur général comme ses ancêtres. Non, non, ni Philippe, ni Louis. S’il faut quitter Paris, j’irai dans mon chalet manger des pommes de terre ; je vous avoue que je les déteste. »

Tournons la page et notons ce que Fortunée Hamelin nous dit encore de son cher, de son magnifique M. de Chateaubriand : « Avez-vous reçu ma lettre sur lui adressée à Mme Kisseleff ? écrit-elle à Marmont. Elle a eu un succès fou. Je le dis tout naïvement. Dix mille ont été enlevés en huit jours. C’est que le sujet était charmant. Je disais vrai sur tout et, en admirant cet incomparable écrivain, je dévoilais ce caractère amer, dédaigneux et farouche. A dater de Philippe, il dépasse tous les classiques, car, dans sa variété infinie, en prenant tous les styles, il les a donnés dans leur suprême perfection. Ce séjour à Prague est divin. Girardin me dit que le onzième volume allait surpasser encore le dixième. Hugo, Musset, sont à genoux devant ce génie qui, à leur sens, n’a rien de comparable et qui termine, à l’âge où tout s’éteint, par un chef-d’œuvre effaçant les plus belles pages de sa jeunesse. »

En lisant ce qui suit, pensons que Fortunée a maintenant soixante-dix ans passés. Plus de coiffure à la Titus, mais sans doute de longues anglaises encadrant un visage tout ridé. Notre ex-Merveilleuse écrivant à Marmont est peut-être attablée devant un bonheur du jour où sont enfermés quelques galants billets de Montrond troussés dans la forme du XVIIIe, sans doute aussi des lettres à la hussarde du colonel Fournier voisinant avec des épitres de René toutes palpitantes de lyrisme.

Ce passé lui inspire-t-il des remords ou simplement le regret qu’il soit le passé ? Peut-être trouve-t-elle que Montrond, Fournier et les autres, ce fut en somme peu de chose ; ce furent des passades ne valant ni repentir, ni souvenir attendri. Mais, pour ce qui est de Chateaubriand, ah ! que la voilà surexcitée ! Il y a quelque chose d’un peu comique à entendre cette septuagénaire proclamer avec ardeur et contre toutes les allégations contraires qu’elle a occupé, — elle en est sûre, — la toute première place dans le cœur du célèbre écrivain. Pour en convaincre Marmont, Fortunée copie ce passage d’un billet que lui adressait Chateaubriand peu de jours avant d’être emporté : « Surtout, n’en voulez jamais à celui qui va mourir en vous aimant et en se souvenant que vous avez été la plus charmante providence de sa vie. »

Jadis, en 1829, arrivait dans la Ville Éternelle une pimpante écervelée, Hortense Allart. Elle y débarquait ayant en tête la ferme intention de faire la conquête de notre ambassadeur, M. de Chateaubriand. Ce gros indiscret de Sainte-Beuve a publié un manuscrit que lui avait confié Hortense et où elle raconte : « A Rome, je fus curieuse de voir M. de Chateaubriand, mais je n’osais. Enfin, je m’appuyai du nom de Mme Hamelin. Je lui écrivis. Il répondit tout de suite et j’allai chez lui le lendemain. » Voilà comment le nom de Fortunée présida aux amours du vicomte et d’Hortense. C’est piquant. Mme Hamelin, généreuse, n’en tint pas rigueur à sa « pauvre noble folle d’amie. » Bien au contraire, leur intimité persista. L’une et l’autre n’avaient-elles pas pour les rapprocher une haine commune ? Toutes deux haïssaient Juliette Récamier. « Pardonnez-lui, écrivait encore Chateaubriand dans le billet déjà cité. Elle avait peur de vous. »

Lui pardonner, Mme Hamelin n’en a cure. Juliette n’a-t-elle pas empêché son adorateur de consacrer quelques lignes à Fortunée dans les Mémoires d’Outre-Tombe ? C’est là un dommage qui ne se peut oublier.

« Hortense, écrit enfin Mme Hamelin à Marmont, possède des lettres très belles de M. de Chateaubriand, cent à peu près. Ces lettres jettent par terre la comédie réciproque de lui et de Mme Récamier. » Avec quelle insistance Fortunée souligne-t-elle ces mots « comédie réciproque. » Ah Dieu certes ! avec elle, ce ne fut pas une comédie. Et voilà que l’ancienne Merveilleuse s’éteint lentement, en gardant au cœur la grande consolation d’avoir été « la plus charmante providence de M. de Chateaubriand. »


GUY DE MONTBEL.

  1. Célèbre parfumeur.
  2. Sur le colonel Fournier et Mme Hamelin, voir les articles captivants publiés par M. Gilbert Augustin-Thierry : Conspirateurs et Gens de Police, dans la Revue d’avril-juin 1908.
  3. La Police politique sous la Restauration : Revue des Deux Mondes, du 1er janvier 1918.
  4. Sous ce titre : Une ancienne Muscadine, M. André Gayot a publié un charmant recueil de lettres de Mme Hamelin avec une préface d’Emile Faguet.
  5. Surnom donné au duc d’Orléans par les légitimistes et les républicains.
  6. Médecin du duc de Reichstadt.
  7. Il s’agit ici de Marie-Caroline, reine de Naples. Chassée de ses États, en 1805, par l’invasion française, elle s’était réfugiée à Palerme.
  8. Marie-Amélie de Bourbon, fille de la précédente et qui épousa, en 1809, Louis-Philippe, duc d’Orléans, le futur roi des Français.
  9. Habitation de campagne de Mme Hamelin.
  10. Mùe Hnmelin parle ici de son fils. Elle avait eu aussi une fille qui devint la marquise de Varambon.