La Dame de la Mer/Acte II
ACTE II
(Au belvédère, derrière la ville. Colline couverte de gazon. Autour de la plate-forme et jusqu’au premier plan, de grandes pierres sont disposées pour servir de sièges. On domine de très haut le fiord, qui s’étend à l’arrière-plan, semé d’îlots et baignant un promontoire en pointe. On n’aperçoit pas la mer ouverte. Soir d’été à demi transparent. Lueur rouge et or répandue dans l’air et illuminant les sommets au loin. Des collines, à droite, arrive faiblement un chant à quatre voix.)
(Jeunes gens et jeunes filles de la ville, par couples, en causant, viennent de droite et disparaissent à gauche. Au bout d’un moment, Ballested, chargé de châles et de sacs de voyage, amène une société de touristes étrangers, avec leurs dames.)
Ballested (indiquant de sa canne) : Sehen sie, meine herren — shaften, — là-bas, liegt eine andere colline. Dass wollen wir besteigen, également, und so herunter.
(Il continue en anglais et conduit les touristes à gauche.)
(Hilde arrive vivement de derrière un détour du chemin, à droite. Elle s’arrête et tourne la tête. Un instant après, Bolette apparaît, venant du même côté.)
Voyons, Hilde, pourquoi fuyons-nous ainsi Lyngstrand ?
Je déteste à grimper si doucement. Regarde-le donc. On dirait qu’il rampe.
Tu sais bien qu’il est malade.
Tu crois que c’est dangereux ?
Oh oui !
Il a consulté père cette après-midi. Je voudrais savoir ce que père en pense.
Père m’a dit qu’il avait des endurcissements aux poumons. Il n’en a pas pour longtemps à vivre, paraît-il.
Père a dit cela ? Tu sais, — je l’ai toujours pensé.
Au nom de Dieu ! tâche au moins qu’il ne s’aperçoive de rien.
Si tu crois…! (À demi voix.) Regarde donc : voici tout de même Hans au haut de la pente… Hans… Ça se voit, dis, qu’il s’appelle Hans ?
Fais donc attention. Je te le conseille.
Excusez-moi, Mesdemoiselles, de ne pouvoir marcher aussi vite que vous.
Tiens, vous vous êtes fendu d’un parasol ?
Non, c’est le parasol de votre mère. Elle me l’a donné pour me servir de canne.
Ils sont encore en bas ? Père et les autres ?
Oui. Votre père est entré un instant au café. Les autres se sont assis pour écouter la musique. Ils vous rejoindront quand ce sera fini, m’a dit votre mère.
Vous êtes bien fatigué ?
Oui, je crois sentir un peu de fatigue. J’ai presque envie de m’asseoir un moment.
Vous savez qu’on va danser, tantôt, devant le pavillon de musique ?
Oui, il en était question.
Vous trouvez cela amusant, la danse ?
Voyons, Hilde : laisse donc monsieur Lyngstrand respirer un peu.
Oui, Mademoiselle : j’aimerais bien danser… si je pouvais.
Vous n’avez pas pris de leçons ?
Il y a cela et autre chose… ma poitrine.
Ce mal, dont vous parlez.
Oui, mon mal.
Il vous ennuie beaucoup, votre mal !
Je ne dis pas cela. (Souriant.) C’est grâce à lui, je crois, qu’on est si gentil envers moi.
Et puis, ce n’est pas dangereux.
Non, ce n’est pas dangereux du tout. Votre père me l’a encore déclaré tout à l’heure.
Et cela passera dès que vous serez dans le Midi.
Sans aucun doute, cela passera.
Tenez, monsieur Lyngstrand, c’est pour orner votre boutonnière.
Oh, merci, Mademoiselle ! Vous êtes vraiment trop bonne.
Les voici qui montent.
Pourvu qu’ils ne se trompent pas de sentier. Bon, les voici qui vont de travers.
Je cours jusqu’au tournant et je leur indique leur chemin.
Il vous faudra crier bien fort.
Vous allez encore vous fatiguer.
Oh ! la descente n’est rien.
La descente, oui… (Le suivant des yeux.) Bon, le voici qui bondit ! Il ne pense pas qu’il va falloir remonter.
Pauvre homme…
Si Lyngstrand te demandait ta main, la lui accorderais-tu ?
Es-tu folle ?
S’il n’était pas malade, veux-je dire, s’il n’était pas condamné ? Voudrais-tu de lui pour mari, dis ?
Non, je te le cède.
Ah bien, merci ! Il n’a pas le sou. Il n’a même pas de quoi se nourrir lui-même.
Eh bien ! alors, pourquoi êtes-vous toujours ensemble ?
Oh ! c’est à cause de son mal.
Tu n’as vraiment pas l’air de le prendre tellement en pitié.
Ce n’est pas de la pitié. Mais cela me tente.
Qu’est-ce qui te tente ?
De le regarder, en lui faisant dire que ce n’est pas dangereux, qu’il va partir pour l’étranger, qu’il va se faire artiste. Tout cela, il y croit fermement, il s’en fait une fête. Et il n’en sera rien. Jamais. Il ne vivra pas jusque-là. C’est si émotionnant quand on y pense !
Émotionnant ?
Oui, je trouve cela émotionnant. Je me permets de trouver cela émotionnant.
Fi, Hilde, tu es vraiment une méchante gamine !
Et je tiens à l’être. Pour te narguer ! (Regardant en bas.) Enfin ! Arnholm ne doit pas aimer ça, les ascensions. (Se retournant.) C’est juste : sais-tu ce que j’ai remarqué pendant qu’il était à table ?
Quoi ?
Pense donc : il commence à se faire chauve — là — au sommet du crâne.
Ah ! tu es bête. Ce n’est pas vrai.
Je te dis que si. Et puis il a la patte d’oie aux deux yeux. Quand on pense, Bolette, que tu étais si amoureuse de lui quand il te donnait des leçons !
Oui, comprends-tu cela ? Je me souviens d’avoir pleuré à chaudes larmes un jour, parce qu’il trouvait mon nom de « Bolette » vilain.
Oui, pense donc ! (Regardant de nouveau en bas.) Regarde donc : la Dame de la Mer. Elle vient avec lui. Et pas avec père. Cela ne m’étonnerait pas si ces deux-là en tenaient l’un pour l’autre.
Tu devrais avoir honte. Comment oses-tu parler ainsi d’elle ? Cela commençait à marcher si bien entre nous…
Ah, ouiche ! Compte là dessus, ma fille ! Non, bien sûr, cela ne marchera jamais entre elle et nous. Sa place n’est pas du tout sous notre toit. Qu’est-ce qui a pris à père de l’y introduire ? Cela ne m’étonnerait pas si, un beau jour, elle devenait folle.
Folle ! D’où te vient cette idée ?
Oh ! il n’y aurait là rien de surprenant. Sa mère est bien devenue folle. Elle est morte folle. Je le sais.
Dieu sait où tu vas fourrer le nez, toi. Mais ne t’avise pas de parler de cela. N’est-ce pas, dis ? Pour l’amour de père. Tu entends, Hilde ?
Elle s’étend là !
Oui, c’est de ce côté.
La mer est là.
C’est un bel endroit, n’est-ce pas ?
Superbe. Une vue admirable.
C’est vrai. Vous n’êtes jamais venu ici.
Jamais. De mon temps, cette butte était, je crois, inaccessible. Aucun sentier n’y conduisait.
Non. Tout cela a été arrangé ces dernières années.
De la Butte du Pilote, — tenez, — là-bas, — la vue est encore plus belle.
Veux-tu que nous y allions. Ellida ?
Pas moi, merci. Mais, allez-y vous autres. Je vous attendrai ici.
Je reste avec toi. Les fillettes accompagneront Arnholm.
Voulez-vous venir avec nous, monsieur Arnholm ?
Très volontiers. Y a-t-il un chemin qui conduit à cette butte ?
Oui. Un beau chemin, bien large.
Assez large pour que deux personnes puissent y marcher bras-dessus bras-dessous.
Mais oui. Nous verrons.
Nous aussi ?
Bras-dessus, bras-dessous ?
Pourquoi pas ? Je ne demande pas mieux, moi.
Que c’est drôle, cela.
Quoi ?
Nous avons l’air de deux couples de fiancés.
Vous n’avez, pour sûr, jamais offert le bras à une dame, monsieur Lyngstrand.
Ma chère Ellida, puisque nous avons un instant à nous…
Oui, viens t’asseoir près de moi.
On est libre et tranquille ici. Nous pourrons causer.
De quoi ?
De toi. Et de nos relations. Je vois bien que cela ne peut continuer ainsi.
Et par quoi les remplacerons-nous, ces relations ?
Par une pleine confiance l’un dans l’autre, ma chérie. La vie en commun, comme dans le temps.
Oh ! si c’était possible ! Mais cela ne se peut pas, hélas !
Je crois te comprendre. J’en juge par quelques paroles qui t’échappent de temps en temps.
Non, tu ne me comprends pas ! Ne dis pas cela !
Si. Tu as une âme droite, Ellida, tu as le cœur fidèle.
C’est vrai.
Il ne peut y avoir pour toi de sécurité et de bonheur sans des relations bien franches, libres de toute réticence.
Eh bien ?
Tu n’es pas faite pour succéder à une autre femme.
À propos de quoi me dis-tu cela ?
J’en ai souvent eu l’intuition. Aujourd’hui, j’en ai la certitude. Cette fête commémorative imaginée par les enfants… Tu as cru que j’étais leur complice. Eh bien ! oui –, un homme n’est pas maître de ses souvenirs. Je ne suis pas maître des miens, en tout cas.
Je le sais. Oh oui ! je le sais.
Et pourtant tu fais erreur. Pour toi, la mère des enfants vit encore. Elle est parmi nous, invisible et toujours présente. Tu crois que mon cœur se partage entre elle et toi. C’est cette pensée qui te révolte. Tu vois dans nos relations quelque chose d’immoral. Et voilà pourquoi tu ne peux plus être à moi, tu ne veux plus que nous soyons mari et femme.
Tu as vu cela, Wangel ? Tu l’as bien vu ?
Oui, aujourd’hui j’ai vu les choses à fond.
À fond ? Vraiment ? Eh bien ! tu te trompes.
Je sais fort bien que ce n’est pas tout, chère Ellida.
Tu sais que ce n’est pas tout ?
Oui. Ce qu’il y a encore c’est que tu ne peux supporter ce milieu. Ces montagnes t’étouffent, t’écrasent. Tu manques de lumière ici. L’horizon est trop étroit, l’atmosphère pas assez libre, pas assez vivifiante.
Tu ne te trompes pas. Nuit et jour, été, hiver, je la subis, cette vertigineuse nostalgie de la mer.
Je ne le sais que trop, chère Ellida. (Posant la main sur la tête d’Ellida.) Aussi faut-il que la pauvre enfant malade retourne à son élément.
Comment l’entends-tu ?
À la lettre. Nous partons.
Nous partons !
Oui. Nous irons nous établir quelque part aux bords de la mer, de la vraie mer, pour que tu te retrouves chez toi.
Oh, je t’en prie ! chasse cette idée. Cela ne se peut pas, cela ne se fera pas. Tu ne peux vivre heureux hors d’ici.
Advienne que pourra. Crois-tu donc que je puisse vivre heureux ici sans toi ?
Mais je suis ici. Et j’y reste. Je suis avec toi.
Est-ce bien vrai, Ellida ?
Ah ! ne parle plus de cela. Tu tiens à cet endroit par toutes les fibres de ton être, par toutes les attaches de l’existence.
Encore une fois, advienne que pourra. Nous partons. Nous nous transportons là-bas. C’est décidé, chère Ellida. Rien ne changera ma résolution.
Et que crois-tu, mon Dieu, que nous y aurons gagné ?
Tu y auras regagné la santé et la paix de ton âme.
C’est encore une question. Mais toi ? Pense un peu à toi. Qu’y auras-tu gagné ?
Toi ! C’est toi, ma chérie, toi que j’aurai regagnée.
Non, Wangel, c’est impossible ! Impossible, comprends-tu ! C’est là ce qu’il y a de plus affreux, de plus désespérant.
Nous verrons bien. Avec de telles idées, tu ne peux rester ici. Il n’y a de salut que dans la fuite. Il faut partir le plus tôt possible. C’est décidé, entends-tu !
Non ! Tiens, je préfère te dire les choses telles qu’elles sont. Tu sauras tout.
C’est cela ! Parle !
Il ne faut pas que tu sois malheureux à cause de moi. D’autant plus que cela n’aiderait à rien.
Tu m’as promis de tout me dire.
Je ferai de mon mieux. Je te dirai tout ce que je sais moi-même. Viens, assieds-toi plus près de moi.
Eh bien, Ellida ?
Le jour où tu m’as demandé si je voulais être à toi, tu m’as parlé franchement et loyalement de ton premier mariage. Cela avait été une union heureuse.
C’est vrai.
Je n’en doute pas, mon ami. Et si je t’en parle, c’est seulement pour te rappeler que, moi aussi, j’ai été franche. Je t’ai dit que j’avais aimé une fois dans ma vie et que j’avais été, en quelque sorte, — fiancée.
En quelque sorte ?
Oui. On peut appeler cela des fiançailles. Oh ! ce fut court. Il partit. Ensuite, j’ai rompu. Je t’ai dit tout cela.
Mais, chère Ellida, que vient faire ici cet épisode qui, au fond, ne me regardait pas et dont je ne t’ai jamais touché un mot depuis lors ? J’ignore même de qui il s’agissait.
Non tu ne me l’as pas demandé. Tu as toujours été si délicat envers moi.
Oh ! dans le cas dont il s’agit, je n’avais pas grand mérite à cela, le nom n’était pas bien difficile à deviner.
Le nom !
Il n’y avait pas grand choix, à Skioldviken. Ou, pour mieux dire, le choix se bornait à un homme.
Tu penses à Arnholm.
Quoi ? Ce n’était pas de lui ?
Non.
Alors je m’y perds !
Te souviens-tu d’une fin d’automne, où un grand voilier américain vint réparer une avarie à Skioldviken ?
Je m’en souviens très bien. C’est le voilier dont on a trouvé un matin le capitaine assassiné dans sa cabine. J’ai moi-même été appelé pour l’autopsie.
Oui, je m’en souviens.
Le meurtre a été commis par le second du navire.
Cela n’a pas été établi ! Il n’y a pas eu de preuves !
N’importe ! Le doute n’est pas permis. Pourquoi se serait-il noyé à la suite du crime ?
Il ne s’est pas noyé. Il a pris un bateau faisant voile vers le Nord.
Comment sais-tu cela ?
C’est que,– vois-tu, Wangel– ce second,– est l’homme à qui j’ai été fiancée.
Que dis-tu ? Serait-ce possible ?
C’est vrai. J’ai été fiancée à cet homme.
Mais, au nom de Dieu, Ellida ! Qu’est-ce qui a pu te pousser à ce coup de tête ? Un homme de cette espèce !… Un inconnu ! Comment s’appelait-il donc ?
Il portait à cette époque le nom de Friman. Plus tard, ses lettres étaient signées : « Alfred Johnson. »
D’où venait-il ?
Du Finmarck, m’a-t-il dit. Mais il était originaire de Finlande. Tout enfant, il était venu de là avec son père.
Ah, c’était un Finnois, un kvenn ?
Oui, c’est ainsi qu’on les appelle
Que sais-tu encore sur son compte ?
Rien, si ce n’est qu’il s’était engagé de bonne heure et qu’il avait navigué au loin.
C’est tout ?
Oui. Nous ne parlions jamais de cela.
De quoi parliez-vous donc ?
Le plus souvent nous parlions de la mer.
Ah !… De la mer ?
Du calme et de la tempête. Des nuits sombres sur la mer. Et puis aussi des flots qui miroitent au soleil. Mais surtout nous parlions des baleines et des phoques, et des morses qui se chauffent aux rayons de midi sur les côtes du Nord. Nous parlions encore des aigles et des mouettes et de ces autres oiseaux que tu connais. Et pendant qu’il parlait, c’est étrange, dis ? — je croyais découvrir entre cet homme et ces êtres, bêtes, oiseaux de mer, une bizarre parenté.
Et toi-même ?
Moi aussi je me sentais en parenté avec eux tous.
Oui, oui… Et c’est ainsi que tu t’es fiancée à lui ?
Oui. Je lui ai obéi.
Obéi ? Tu n’avais donc pas de volonté ?
Non, pas tant qu’il était là. Oh ! ensuite, je ne comprenais plus rien à ce qui s’était passé en moi.
Vous êtes-vous souvent rencontrés ?
Pas très souvent. Il est venu un jour au phare. C’est alors que j’ai fait sa connaissance. Ensuite nous nous sommes rencontrés de rare en rare. Jusqu’au meurtre du capitaine. Jusqu’au jour de son départ…
Continue, je t’en prie. Je t’écoute !
C’était au point du jour. Je reçus un billet de lui. Il me demandait de venir à la pointe de Bratthammer, — tu sais, — entre Skioldviken et le phare.
Oui, oui, — je sais.
Je devais y aller en toute hâte. Il avait à me parler.
Et tu y es allée.
Oui. Je ne pouvais faire autrement. Alors il me raconta qu’il avait poignardé le capitaine, la nuit même !
Il te l’a avoué !
Oui, mais il n’avait fait que justice, me dit-il.
Justice ? Et pourquoi ce meurtre ?
Il ne voulut pas me le dire. Par égard pour moi, à ce qu’il m’a assuré.
Et tu le crus sur parole ?
Oui, je n’ai pas eu l’ombre d’un doute. Quoi qu’il en fût, il n’avait plus qu’à partir. Alors, au moment des adieux… Non tu ne devineras jamais ce qu’il imagina.
Voyons ! Dis-le.
Il tira de sa poche un anneau à clefs, puis il ôta une bague de son doigt. Il me demanda également une petite bague que je portais au mien. Il passa l’anneau au travers des deux bagues et me déclara que nous allions ensemble nous unir à la mer.
Vous unir ?
Oui. En disant cela, il lança dans la mer, aussi loin qu’il put, l’anneau avec les bagues.
Et toi, Ellida ? Tu te prêtas à cela ?
Et ensuite ?
Ensuite, tu penses bien que je ne tardai pas à me ressaisir. Tout ce qu’il y avait là d’absurde et de fou m’apparut bien clairement.
Mais tu parlais tout à l’heure de lettres. Tu as donc eu de ses nouvelles depuis lors ?
Oui, j’ai eu de ses nouvelles. D’abord, j’ai reçu quelques lignes d’Arkhangel. Il me disait seulement qu’il allait partir pour l’Amérique. Et il me donnait son adresse.
Tu lui as répondu ?
Immédiatement. Je lui écrivis, bien entendu, que tout était fini entre nous. Et qu’il ne devait plus penser à moi, pas plus que je ne penserais à lui.
Il t’a encore écrit après cela ?
Il m’a encore écrit.
Et qu’a-t-il dit de la réponse ?
Pas un mot. Ce fut comme si je ne lui avais jamais signifié de rupture. Il me disait tranquillement et posément d’attendre un message m’informant de l’époque où il pourrait me recevoir. Dès que j’aurais reçu ce message, je devais le rejoindre.
Enfin, il ne voulait pas lâcher sa proie ?
Je lui écrivis de nouveau, en répétant presque mot pour mot ce que je lui avais déjà dit. Peut-être y mis-je encore plus de fermeté.
Il finit par y renoncer ?
Nullement. Je reçus une nouvelle lettre, tout aussi calme que la dernière. Toujours pas un mot de la rupture. Je vis alors qu’il était inutile de continuer et je cessai de lui écrire.
Il en fit autant ?
Non. Je reçus encore trois lettres depuis lors, l’une de Californie, une autre de Chine, la troisième d’Australie. Dans cette dernière, il me disait qu’il allait travailler dans des mines d’or. Puis rien : je n’ai plus eu de ses nouvelles.
Cet homme a exercé un grand empire sur toi, Ellida.
Oh ! oui. Il me fait encore peur !
Il ne faut plus y penser jamais ! Promets-le-moi, ma chère, ma bien-aimée Ellida ! Nous allons désormais changer de régime. Il te faut un air plus vif que celui des fiords, il te faut l’air salin, l’air régénérateur de la mer. Qu’en dis-tu ?
Oh ! ne me parle pas de cela ! Je t’en prie ! À quoi bon ? Cela n’aiderait à rien. Je le sens : jamais je ne serai débarrassée de cette obsession. Elle me poursuivra partout où j’irai.
Débarrassée de quoi ? Que veux-tu dire, ma chérie ?
De cette épouvante, — de cet inexplicable pouvoir auquel mon âme reste encore soumise.
Mais tu en es débarrassée depuis longtemps. Du jour où tu as rompu avec lui, ce fut fini, bien fini.
Non, ce n’est pas fini !
Pas fini ?
Non, Wangel, ce n’est pas fini ! Et je crains que ce ne soit jamais fini. Jamais, aussi longtemps que je vivrai.
Est-ce à dire que rien n’a pu déraciner de ton cœur le souvenir de cet étranger ?
Il s’était évanoui. Mais tout à coup ce fut comme s’il était revenu.
Quand cela s’est-il passé ?
Il y a trois ans environ. Peut-être un peu plus.– À l’époque où j’allais devenir mère.
C’était donc cela. Je commence à comprendre bien des choses.
Tu te trompes, cher ! — Ce qui s’est passé en moi à ce moment, – ah ! je crois que personne ne le comprendra jamais.
Quand je pense que depuis trois ans que nous sommes ici tu nourris en secret de l’amour pour un autre – un autre a été tout ce temps l’objet de ton amour, pas moi !
Oh ! tu te trompes, tu te trompes. Je n’aime que toi, toi et personne d’autre.
Comment se fait-il alors que depuis ce temps, tu n’aies plus voulu… reprendre notre vie conjugale ?
C’est par peur, oui, par peur de cet étranger.
Par peur ?
Par peur, oui. Ah ! comment t’expliquer cette affreuse terreur ? La mer seule a de telles épouvantes. Écoute, Wangel, il faut que je te dise…
Comment ! vous êtes encore ici ?
Oui, il fait si frais sur cette hauteur.
Quant à nous, nous allons danser.
Bien, bien, très bien, très bien. Nous vous rejoindrons bientôt.
Au revoir.
Monsieur Lyngstrand, — voulez-vous rester un instant avec nous ?
Vous aller danser, vous aussi ?
Non, Madame, je n’ose pas.
Vous avez raison. C’est plus prudent. Avec ce mal de poitrine… Vous n’en êtes pas encore quitte ?
Non, pas tout à fait.
Combien y a-t-il de temps que vous avez fait ce voyage ?
Celui où j’ai gagné mon mal ?
Oui, le voyage dont vous me parliez ce matin.
Il y a quelque chose comme… Attendez un peu. Oui, il y a bien trois ans.
Trois ans, dites-vous ?
Un peu plus, peut-être. Nous quittâmes l’Amérique en février. Nous fîmes naufrage en mars, à l’équinoxe.
Ainsi, c’était bien à la même époque.
Mais, ma chère Ellida…
Il ne faut pas que je vous retienne, monsieur Lyngstrand. Allez, mais ne dansez pas.
Non, je me contenterai de regarder danser les autres.
Pourquoi donc, ma chère Ellida, lui as-tu parlé de ce voyage ?
Johnston était à bord. J’en suis sûre.
Qu’est-ce qui te le fait croire ?
C’est à bord de ce bateau qu’il a appris mon mariage avec un autre. Et c’est à ce moment que j’ai éprouvé pour la première fois…
Cette terreur mystérieuse ?
Oui. Quand elle me saisit — ou plutôt un instant après, — je le vois vivant devant moi. Il ne me regarde jamais. Il est là. C’est tout.
Comment le vois-tu ?
Tel qu’il était la dernière fois que je l’ai vu.
Il y a dix ans.
Oui. À la pointe de Bratthammer. Ce que je vois le plus distinctement, c’est son épingle de cravate, ornée d’une grosse perle à reflet bleuâtre. On dirait un œil de poisson. Et cet œil a l’air de me regarder.
Dieu du Ciel, Ellida !… Tu es plus malade que je ne le pensais. Plus malade que tu ne le crois toi-même.
Oui, oui, sauve-moi, si tu peux ! Car je sens l’étreinte se serrer chaque jour davantage.
Et tu es demeurée trois ans dans cet état. Tu as souffert ce tourment secret, sans te confier à moi.
Mais je ne le pouvais pas ! Je ne l’ai pu que tout à l’heure, — quand il l’a fallu à tout prix… : il s’agissait de toi. Si je t’avais confié cela, — j’aurais dû te confier également — ce qui ne peut se dire.
Ce qui ne peut se dire ?
Non, non, non ! ne m’interroge pas ! Je n’ajouterai plus qu’un mot. Dis, Wangel, comment expliques-tu ce mystère, le mystère des yeux de l’enfant ?
Ma chère, ma bien-aimée Ellida, je t’assure que c’est pure imagination de la part. Les yeux de l’enfant n’avaient rien de particulier. Il avait les yeux comme tous les autres enfants.
Non, ce n’est pas vrai ! Dire que tu n’as jamais vu les yeux de l’enfant changer d’après la couleur du fiord ! Limpides et lumineux quand le fiord reluisait au soleil. Sombres et troubles pendant l’orage. Oh ! Je l’ai bien vu, moi, ce que tu ne pouvais voir.
Hem, admettons. En eût-il été ainsi, qu’est-ce que cela signifierait ?
J’ai vu d’autres yeux semblables à ceux-là.
Où ? Quand ?
À la pointe de Bratthammer. Il y a dix ans.
Qu’est-ce à dire ?
L’enfant avait les yeux de cet homme.
Ellida !
Maintenant tu comprends pourquoi je ne veux plus, je n’ose plus être ta femme ! Jamais !
Ellida, Ellida ! Ma pauvre, malheureuse Ellidal !