La Dame de Monsoreau/90
CHAPITRE XC.
CE QUI SE PASSAIT DU CÔTÉ DE LA BASTILLE, TANDIS QUE CHICOT PAYAIT SES DETTES À L’ABBAYE SAINTE-GENEVIÈVE.
Il était onze heures du soir ; le duc d’Anjou attendait impatiemment dans le cabinet, où il s’était retiré à la suite de la faiblesse dont il avait été pris, rue Saint-Jacques, qu’un messager du duc de Guise vînt lui annoncer l’abdication du roi, son frère.
De la fenêtre à la porte du cabinet et de la porte du cabinet aux fenêtres de l’antichambre, il allait et revenait, regardant la grande horloge, dont les secondes tintaient lugubrement dans leur gaine de bois doré.
Tout à coup il entendit un cheval qui piaffait dans la cour ; il crut que ce cheval pouvait être celui de son messager, et courut s’appuyer au balcon ; mais ce cheval, tenu en bride par un palefrenier, attendait son maître.
Le maître sortit des appartements intérieurs ; c’était Bussy ; Bussy, qui, en sa qualité de capitaine des gardes, venait, avant de se rendre à son rendez-vous, de donner le mot d’ordre pour la nuit.
Le duc, en apercevant ce beau et brave jeune homme, dont il n’avait jamais eu à se plaindre, éprouva un instant de remords ; mais, à mesure qu’il le vit s’approcher de la torche que tenait le valet, son visage s’éclaira, et sur ce visage le duc lut tant de joie, d’espérance et de bonheur, que toute sa jalousie lui revint.
Cependant Bussy, ignorant que le duc le regardait et épiait les différentes émotions de son visage, Bussy, après avoir donné le mot d’ordre, roula le manteau sur ses épaules, se mit en selle, et piquant des deux son cheval, s’élança avec un grand bruit sous la voûte sonore.
Un instant, le duc, inquiet de ne voir arriver personne, eut encore l’idée de faire courir après lui, car il se doutait bien qu’avant de se rendre à la Bastille, Bussy ferait une halte à son hôtel ; mais il se représenta le jeune homme riant avec Diane de son amour méprisé, le mettant, lui prince, sur la même ligne que le mari dédaigné, et cette fois encore son mauvais instinct l’emporta sur le bon.
Bussy avait souri de bonheur en partant ; ce sourire était une insulte au prince ; il le laissa aller. S’il eût eu le regard attristé et le front sombre, peut-être l’eût-il retenu.
Cependant, à peine hors de l’hôtel d’Anjou, Bussy quitta son allure précipitée, comme s’il eût craint le bruit de sa propre marche, et passant à son hôtel, comme l’avait prévu le duc, il remit son cheval aux mains d’un palefrenier qui écoutait respectueusement une leçon d’hippiatrique que lui faisait Remy.
— Ah ! ah ! dit Bussy reconnaissant le jeune docteur, c’est toi, Remy.
— Oui, monseigneur, en personne.
— Et pas encore couché ?
— Il s’en faut de dix minutes, monseigneur. Je rentrais chez moi, ou plutôt chez vous. En vérité, depuis que je n’ai plus mon blessé, il me semble que les jours ont quarante-huit heures.
— T’ennuierais-tu, par hasard ? demanda Bussy.
— J’en ai peur !
— Et l’amour ?
— Ah ! je vous l’ai dit souvent, l’amour, je m’en défie, et je ne fais en général sur lui que des études utiles.
— Alors Gertrude est abandonnée ?
— Parfaitement.
— Ainsi tu t’es lassé ?
— D’être battu. C’était ainsi que se manifestait l’amour de mon amazone, brave fille du reste.
— Et ton cœur ne te dit rien pour elle ce soir ?
— Pourquoi ce soir, monseigneur ?
— Parce que je t’eusse emmené avec moi.
— À la Bastille ?
— Oui.
— Vous y allez ?
— Sans doute.
— Et le Monsoreau ?
— À Compiègne, mon cher, où il prépare une chasse pour Sa Majesté.
— Êtes-vous sûr, monseigneur ?
— L’ordre lui en a été donné publiquement ce matin.
— Ah !
Remy demeura un instant pensif.
— Alors ? dit-il après un instant.
— Alors j’ai passé la journée à remercier Dieu du bonheur qu’il m’envoyait pour cette nuit, et je vais passer la nuit à jouir de ce bonheur.
— Bien. Jourdain, mon épée, fit Remy.
Le palefrenier disparut dans l’intérieur de la maison.
— Tu as donc changé d’avis ? demanda Bussy.
— En quoi ?
— En ce que tu prends ton épée.
— Oui, je vous accompagne jusqu’à la porte, pour deux raisons.
— Lesquelles ?
— La première, de peur que vous ne fassiez, par les rues, quelque mauvaise rencontre.
Bussy sourit.
— Eh ! mon Dieu, oui. Riez, monseigneur. Je sais bien que vous ne craignez pas les mauvaises rencontres, et que c’est un pauvre compagnon que le docteur Remy ; mais on attaque moins facilement deux hommes qu’un seul. La seconde, parce que j’ai une foule de bons conseils à vous donner.
— Viens, mon cher Remy, viens. Nous nous entretiendrons d’elle, et après le plaisir de voir la femme qu’on aime, je n’en connais pas de plus grand que celui d’en parler.
— Il y a même des gens, répliqua Remy, qui mettent le plaisir d’en parler avant celui de la voir.
— Mais, dit Bussy, il me semble que le temps est bien incertain.
— Raison de plus : le ciel est tantôt sombre, tantôt clair. J’aime la variété, moi. — Merci, Jourdain, ajouta-t-il, s’adressant au palefrenier, qui lui rapportait sa rapière. — Puis se retournant vers le comte :
— Me voici à vos ordres, monseigneur ; partons.
Bussy prit le bras du jeune docteur, et tous deux s’acheminèrent vers la Bastille.
Remy avait dit au comte qu’il avait une foule de bons conseils à lui donner, et en effet, à peine furent-ils en route que le docteur commença de tirer du latin mille citations imposantes pour prouver à Bussy qu’il avait tort de faire ce soir-là une visite à Diane au lieu de se tenir tranquillement dans son lit, attendu que d’ordinaire un homme se bat mal quand il a mal dormi ; puis des apophtegmes de la Faculté, il passa aux mythes de la fable et raconta galamment que c’était d’habitude Vénus qui désarmait Mars.
Bussy souriait ; Remy insistait.
— Vois-tu, Remy, dit le comte, quand mon bras tient une épée, il s’y attache de telle sorte, que les fibres de la chair prennent la rigueur et la souplesse de l’acier, tandis que de son côté l’acier semble s’animer et s’échauffer comme une chair vivante. De ce moment mon épée est un bras et mon bras est une épée. Dès lors, comprends-tu ? il ne s’agit plus de force ni de dispositions. Une lame ne se fatigue pas.
— Non, mais elle s’émousse.
— Ne crains rien.
— Ah ! mon cher seigneur, continua Remy, c’est que voyez-vous, il s’agit de faire un combat comme celui d’Hercule contre Antée, comme celui de Thésée contre le Minotaure, comme celui des Trente, comme celui de Bayard ; quelque chose d’homérique, de gigantesque, d’impossible ; il s’agit qu’on dise dans l’avenir le combat de Bussy comme étant le combat par excellence, et dans ce combat, je ne veux pas, voyez-vous, je ne veux pas seulement qu’on vous entame la peau.
— Sois tranquille, mon bon Remy ; tu verras des merveilles. J’ai ce matin mis quatre épées aux mains de quatre ferrailleurs qui durant huit minutes n’ont pu à eux quatre me toucher une seule fois, tandis que je leur ai mis leurs pourpoints en loques. Je bondissais comme un tigre.
— Je ne dis pas le contraire, maître ; mais vos jarrets de demain seront-ils vos jarrets d’aujourd’hui ?
Ici Bussy et son chirurgien entamèrent un dialogue latin, fréquemment interrompu par leurs éclats de rire.
Ils parvinrent ainsi au bout de la grande rue Saint-Antoine.
— Adieu, dit Bussy ; nous sommes arrivés.
— Si je vous attendais ? dit Remy.
— Pourquoi faire ?
— Pour être sûr que vous serez de retour avant deux heures, et que vous aurez au moins cinq ou six heures de bon sommeil avant votre duel.
— Si je te donne ma parole ?
— Oh ! alors cela me suffira. La parole de Bussy, peste ! il ferait beau voir que j’en doutasse.
— Eh bien, tu l’as. Dans deux heures, Remy, je serai à l’hôtel.
— Soit. Adieu, monseigneur.
— Adieu, Remy.
Les deux jeunes gens se séparèrent ; mais Remy demeura en place. Il vit le comte s’avancer vers la maison et, comme l’absence de Monsoreau lui donnait toute sécurité, entrer par la porte que lui ouvrit Gertrude, et non pas monter par la fenêtre.
Puis il reprit philosophiquement, à travers les rues désertes, sa marche vers l’hôtel Bussy.
Comme il débouchait de la place Beaudoyer, il vit venir à lui cinq hommes enveloppés de manteaux, et paraissant, sous ces manteaux, parfaitement armés.
Cinq hommes à cette heure, c’était un événement. Il s’effaça derrière l’angle d’une maison en retraite.
Arrivés à dix pas de lui, ces cinq hommes s’arrêtèrent, et, après un bonsoir cordial, quatre prirent deux chemins différents, tandis que le cinquième demeurait immobile et réfléchissant à sa place.
En ce moment, la lune sortit d’un nuage et éclaira d’un de ses rayons le visage du coureur de nuit.
— M. de Saint-Luc ! s’écria Remy.
Saint-Luc leva la tête en entendant prononcer son nom, et vit un homme qui venait à lui.
— Remy ! s’écria-t-il à son tour.
— Remy en personne, et je suis heureux de ne pas dire à votre service ! attendu que vous me paraissez vous porter à merveille. Est-ce une indiscrétion que de vous demander ce que Votre Seigneurie fait à cette heure si loin du Louvre ?
— Ma foi, mon cher, j’examine, par ordre du roi, la physionomie de la ville. Il m’a dit : « Saint-Luc, promène-toi dans les rues de Paris, et, si tu entends dire, par hasard, que j’ai abdiqué, réponds hardiment que ce n’est pas vrai. »
— Et avez-vous entendu parler de cela ?
— Personne ne m’en a soufflé le mot. Or, comme il va être minuit, que tout est tranquille et que je n’ai rencontré que M. de Monsoreau, j’ai congédié mes amis, et j’allais rentrer quand tu m’as vu réfléchissant.
— Comment ? M. de Monsoreau ?
— Oui.
— Vous avez rencontré M. de Monsoreau ?
— Avec une troupe d’hommes armés, dix ou douze au moins.
— M. de Monsoreau ! impossible.
— Pourquoi cela impossible ?
— Parce qu’il doit être à Compiègne.
— Il devait y être, mais il n’y est pas.
— Mais l’ordre du roi ?
— Bah ! qui est-ce qui obéit au roi ?
— Vous avez rencontré M. de Monsoreau avec dix ou douze hommes ?
— Certainement.
— Vous a-t-il reconnu ?
— Je le crois.
— Vous n’étiez que cinq.
— Mes quatre amis et moi, pas davantage.
— Et il ne s’est pas jeté sur vous ?
— Il m’a évité, au contraire, et c’est ce qui m’étonne. En le reconnaissant, je me suis attendu à une horrible bataille.
— De quel côté allait-il ?
— Du côté de la rue de la Tixeranderie.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria Remy.
— Quoi ? demanda Saint-Luc, effrayé de l’accent du jeune homme.
— Monsieur de Saint-Luc, il va sans doute arriver un grand malheur.
— Un grand malheur ! à qui ?
— À M. de Bussy !
— À Bussy ? Mordieu ! parlez, Remy ; je suis de ses amis, vous le savez.
— Quel malheur ! M. de Bussy le croyait à Compiègne.
— Eh bien ?
— Eh bien, il a cru pouvoir profiter de son absence…
— De sorte qu’il est ?
— Chez madame Diane.
— Ah ! fit Saint-Luc, cela s’embrouille.
— Oui. Comprenez-vous, dit Remy, il aura eu des soupçons ou on les lui aura suggérés, et il n’aura feint de partir que pour revenir à l’improviste.
— Attendez donc ! dit Saint-Luc en se frappant le front.
— Avez-vous une idée ? répondit Remy.
— Il y a du duc d’Anjou là-dessous.
— Mais c’est le duc d’Anjou qui, ce matin, a provoqué le départ de M. de Monsoreau.
— Raison de plus. Avez-vous des poumons, mon brave Remy ?
— Corbleu ! comme des soufflets de forges.
— En ce cas, courons, courons sans perdre un instant. Vous connaissez la maison ?
— Oui.
— Marchez devant alors.
Et les deux jeunes gens prirent à travers les rues une course qui eût fait honneur à des daims poursuivis.
— A-t-il beaucoup d’avance sur nous ? demanda Remy en courant.
— Qui ? le Monsoreau ?
— Oui.
— Un quart d’heure à peu près, dit Saint-Luc en franchissant un tas de pierres de cinq pieds de haut.
— Pourvu que nous arrivions à temps ! dit Remy en tirant son épée pour être prêt à tout événement.